Ramuz, cet étrange communiste

On connaissait les «chrétiens non pratiquants». Avec votre étude sur Ramuz, on découvre un «chrétien sans Christ». Qu’est-ce que cette étrange figure?

C’est le côté très paradoxal de Ramuz, qui utilise en effet à plusieurs reprises cette expression. Tout lui plaît dans le christianisme mais il n’arrive pas à comprendre la nécessité de cette «cire que l’on affublera de tous nos désirs, de nos élévations», comme il l’écrit. L’histoire du Christ apparaît dans sa pensée comme un mythe littéraire parmi d’autres.

Nie-t-il l’existence historique de Jésus?

Non, pas du tout, ce n’est pas Michel Onfray! Reste que l’on peut se demander pourquoi il se dit chrétien alors qu’il ne croit pas au Christ, qui est évidemment central dans cette foi. Je dirais que Ramuz est très sensible à la charité et à la beauté. Il aimait aller à la messe quand il venait en Valais. Il en appréciait l’ordre, le latin, le chant grégorien. Peut-être n’y serait-il plus forcément très sensible de nos jours… Il est aussi intéressant de noter que le Moyen-Âge le fascine. C’est sans doute la période culturelle qui le convainc le plus. Enfin, il évoque à plusieurs reprises une Personne, un Dieu personnel. J’aime dire de Ramuz que c’est un déiste intermittent.

Vous-même, comme chrétien, pourquoi vous intéresser aux déchirements spirituels d’un agnostique?

La question ne se pose pas ainsi: je m’intéresse à une œuvre parce qu’elle est belle. J’ai lu avec admiration ses livres, avant d’entrer dans une démarche de critique. En réalité, j’ai commencé à ébaucher l’idée de cet ouvrage en lisant les essais de Ramuz. Jusque-là, je l’associais à une sorte de chantre naïf de la nature, totalement dénué de psychologie, auquel je préférais des écrivains moins puissants mais davantage tournés vers les questions qui m’animaient. Durant mon adolescence spirituelle, quelqu’un comme Jacques Mercanton était pour moi presque plus important parce que je trouvais chez lui des choses dont j’avais besoin.

On sent que Ramuz cherche constamment des signes, des symboles, d’une réalité qui nous dépasse. Pourquoi cette quête?
Il recherche un absolu qu’il se refuse à appeler Dieu. Il l’appelle «Identité», notamment à la fin d’«Aimé Pache, peintre vaudois», où il met sous la plume de Pache cette belle phrase: «Je vais de partout vers la ressemblance, c’est l’Identité qui est Dieu.» Cette idée est très importante et rejoint celles de la réunion et du désir de cohérence.

Ce souci de la cohérence s’exprime à travers un terme qui revient fréquemment au début de votre essai: «communisme». Ce n’est pourtant pas une idée à laquelle on associe beaucoup l’auteur…

Il écrit lui-même que le but de l’art est de réunir les gens et que l’artiste est par là «communiste». Plusieurs romans mettent en scène la communauté rassemblée par l’artiste. C’est dans ce contexte qu’il utilise, de façon certainement un peu provocatrice, ce terme. Ramuz n’a évidemment rien à voir avec l’idéologie politique associée à ce mot.

Peut-on dire que c’était un homme de droite?

Stéphane Pétermann (ndlr spécialiste romand de l’auteur) a écrit un article instructif interrogeant pertinemment l’idée d’un Ramuz «anarchiste de droite». Pour ma part, je crois surtout que la politique en tant que telle ne l’a jamais réellement intéressé. Il n’a jamais eu la moindre velléité de s’engager. C’était quelqu’un qui était davantage tourné vers la contemplation. Un romancier par excellence, qui veut exprimer dans ses œuvres bien autre chose que des idées politiques.

Cet homme apparaît aux prises avec des questions spirituelles qui semblent souvent résolues chez nos semblables. Il manifeste également de l’inquiétude devant les bouleversements sociaux de son époque, nazisme, communisme. Finalement, qu’a-t-il encore à nous dire aujourd’hui?

Voilà une question que je ne me pose guère, quand je travaille sur un auteur. Je dirais que s’il y a une leçon ou une morale à tirer d’une telle œuvre, elle concerne chaque lecteur en particulier, touché par ce «sentiment tragique de la vie» dont elle est imprégnée.

Benjamin Mercerat, C. F. Ramuz ou l’utopie de l’Art, Editions de l’Aire, 2022

La plume et le souffle

Qu’est-ce que Ramuz peut bien avoir à raconter à notre époque? A cette question, Benjamin Mercerat préfère botter en touche. Sa quête, humble, est celle d’une mise en valeur d’une œuvre trop souvent négligée au profit de polars norvégiens ou de livres de développement personnel. Et pourtant, nombreux sont les thèmes de l’essai du jeune Montheysan qui résonnent douloureusement dans une postmodernité asséchée par la technique. La nostalgie d’un absolu auquel on ne parvient plus guère à croire, par exemple: un auteur comme Houellebecq ne surfe-t-il pas, avec brio, sur ce thème depuis trente ans? Et que dire encore du besoin de beauté? Ramuz aurait-il anticipé ces abominables chaussons pour enfants affublés de smileys en forme d’étrons? Surtout, qu’objecter à son rêve de communautés humaines saines et pas simplement, d’après le titre d’un de ses ouvrages inédits, d’une collection d’individus «posés les uns à côté des autres»? La grandeur de la méditation ramuzienne de Benjamin Mercerat tient au souffle qui la traverse. Peut-être n’y a-t-il pas de belle écriture sans, sinon la présence, du moins la nostalgie d’une transcendance. La chose vaut également pour la critique littéraire, et il est rafraîchissant de trouver des questions éternelles dans un tel ouvrage, au lieu des sempiternelles dissertations sur l’usage des virgules qui ne redonneront jamais le goût des classiques, de nos classiques dans le cas présent, au grand public cultivé. RP




Pèlerin de l’Absolu

Lors de mes études à l’université, nous avions l’opportunité de découvrir l’Islam avec des cours dispensés par Tariq Ramadan. Je me souviens encore de la réaction d’une vieille dame, chargée de cours, qui nous avait simplement dit: «Lisez plutôt Massignon au lieu de perdre votre temps avec monsieur Ramadan!» Étrange conseil que le petit groupe d’étudiants a suivi. Par-delà la découverte du monde musulman, Massignon nous fit prendre conscience de l’autre dans sa différence et nous ouvrit de nouvelles perspectives.

Une vie hors norme

Peut-on imaginer un catholique revenant à la foi de son enfance après avoir été ébloui par l’Islam? Peut-on imaginer un professeur du Collège de France donnant des cours du soir dans des bidonvilles de la région parisienne à des immigrés? Peut-on imaginer un intellectuel français de première envergure, l’un des pères de l’islamologie, devenir prêtre? Oui! Cet homme s’appelle Louis Massignon.

Qui est Louis Massignon? C’est à cette question que voudrait répondre Manoël Pénicaud. Après trois chapitres plutôt chronologiques: «Famille, enfance et désirs d’Orient», «Premiers voyages en Orient» et «La reconversion dans le miroir de l’Islam»; l’auteur nous présente les différentes facettes de ce talentueux polymathe: le militaire, le savant, le mystique, l’intellectuel catholique engagé et le pèlerin. Le tout est enrichi de nombreux documents inédits.

Que peut nous apprendre Louis Massignon? Je dirai qu’il nous invite à un pèlerinage à la découverte tant de l’autre que de soi-même. En route!

De la découverte de l’autre…

L’approche de l’Islam de Massignon repose sur plusieurs caractéristiques: le décentrement, la sympathie, la recherche du phénomène et la globalité.

Tout d’abord l’orientaliste nous oblige au décentrement pour nous recentrer non seulement dans l’autre mais aussi dans l’axe de l’autre: «Faute d’avoir suffisamment pratiqué le Coran, bien des Européens ont étudié les penseurs musulmans “du dehors” sans entrer dans le cœur de l’Islam lui-même; n’ayant pas su devenir franchement les hôtes de cette Communauté […], ils n’ont pu saisir ni la structure rayonnante ni l’interdépendance centrale des vies que leur patiente érudition disséquait.»

Le décentrement implique une attitude de sympathie voire de compassion. Il ne s’agit pas d’une tactique mais d’une démarche douloureuse et purificatrice, «car l’attrait qui nous poussait à nous rapprocher de l’autre sans excepter rien de lui, ni les aspérités ou lacunes de sa pensée, c’était l’appel de Dieu à travers lui, qui ne nous fera posséder en nous la plénitude de la pensée absolue que lorsque nous l’aurons cherchée pour les autres, et à travers eux hors de nous, en renonçant à notre esprit propre et au solipsisme du système.»

Ces deux attitudes débouchent sur la découverte de l’originalité fondamentale de la personne, du texte, du phénomène ou de l’événement étudié. Massignon récuse toutes les fausses grilles de lecture imposées au réel, qu’elles soient marxiste, positiviste freudienne ou sociologique. La réalité étudiée échappant à tout préconcept, elle dicte elle-même les moyens de son étude.
Finalement, il faut considérer l’islamologie comme un tout. En effet, une fois que le cœur de l’objet étudié aura été pénétré, ce dernier apparaîtra dans sa globalité. Ce fut le cas pour la thèse monumentale de Massignon sur la passion d’al-Hallâj, où nous découvrons les interactions économiques, sociales et religieuses de l’empire des Abbassides au Xe siècle.

… à la découverte de soi

La découverte de l’autre permet la découverte de soi. Massignon résume cela dans un texte intitulé «Un vœu et un destin: Marie-Antoinette, reine de France»: «La vraie, la seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique; en agissant, loin de le souiller, elle le purifie.» Il s’agit, pour une personne, de faire coïncider son intériorité (son «vœu secret») avec son extériorité («sa vie publique»). En fait, la rencontre de l’autre me fait devenir moi-même. Vaste programme!

Loin de tout angélisme et de faux irénisme, le livre de Manoël Pénicaud nous invite à sortir des lieux communs et des clichés sur l’autre pour aller de l’avant. Comme l’écrivait Massignon à Paul Claudel: «Aller en avant vers Dieu, à fond, à travers la nuit noire où ne brillent que les fusées de l’ennemi».

Manoël Pénicaud, Louis Massignon – Le «catholique musulman», Bayard, 2020.
Louis Massignon, Ecrits mémorables I, Robert Laffont, 2009.
Louis Massignon, Ecrits mémorables II, Robert Laffont, 2009.




“Le Peuple” s’initie à la lecture arc-en-ciel

Les Drag Queen Story Hours (DQSH) sont des manifestations pour enfants où une drag-queen* raconte à de jeunes enfants des histoires de genre tirées de livres de contes. Le phénomène, déjà connu aux États-Unis, commence à émerger en Suisse avec de premières séances à Zurich, à Vevey, à Delémont et désormais à la médiathèque de Martigny pour les enfants dès 6 ans.
Mon attention ayant été attirée sur ce phénomène par l’Association Initiative de protection, qui lutte contre les projets de sexualisation précoce des enfants, je me suis rendue à Martigny mercredi 28 septembre pour écouter les histoires de Tralala Lita. Je note en entrant dans la bibliothèque que rien n’indique sur l’affiche qu’il s’agira d’un travesti et qu’il faut aller sur le site de la médiathèque pour l’apprendre: «Durant environ une heure, Tralala Lita lit un ou plusieurs albums classiques pour la jeunesse. Ces albums, minutieusement sélectionnés, parlent de personnages différents et fiers de l’être! Le but de ce spectacle est de promouvoir, de manière inclusive, ludique et festive, la littérature auprès des plus jeunes en abordant des sujets liés à la diversité, l’estime de soi et la tolérance. La drag queen Tralala Lita est interprétée par Vincent David, comédien professionnel qui possède une longue expérience dans la lecture à voix haute et la promotion de la lecture. Venez vivre un moment arc-en-ciel (sic) avec Tralala Lita! Pour toute la famille, dès 6 ans».

Un animateur qui connaît son affaire

Lorsque j’entre dans la bibliothèque, une quinzaine d’enfants et quelques parents sont là. Tralala Lita est drôle, exubérante et sait parler aux enfants. Les ouvrages sélectionnés sont disposés sur une table basse et après une amusante mise en scène d’interview, un enfant est invité à tourner la roue qui définira le premier livre. L’histoire d’une petite fille qui ne voulait pas se déguiser en princesse comme toutes les autres. Puis l’histoire d’un petit garçon qui voulait devenir une marmotte. Le ton est léger, teinté d’humour, les enfants sont captivés. J’écoute, je prends quelques photos et je réfléchis. Pourquoi? Pourquoi des personnages du monde de la nuit, hommes déguisés en femmes, généralement mis en scène dans des cabarets ou des boîtes de nuit, viennent-ils faire la lecture à nos enfants? Car il ne s’agit pas d’une banale princesse venue raconter des contes aux enfants: le but est de promouvoir la diversité de manière inclusive, dans un moment arc-en-ciel. J’y pressens une nouvelle tentative de célébrer des comportements sexuels ou modes de vie spécifiques qui n’ont tout simplement pas leur place dans un monde d’enfant. Je rejoins ainsi l’avis de la pédagogue allemande Karla Etschenberg, connue pour son engagement pour une éducation sexuelle sans idéologie, qui voit dans ces DQSH une volonté d’«entraîner les enfants – sans motivation propre – dans le monde de la sexualité adulte, donc de nouveau d’une méthode pour sexualiser les enfants». Car un enfant, ça pose des questions. Ça passe même son temps à poser des questions. A chercher à connaître, à savoir, à comprendre. Comment réagiront ces parents lorsque ces enfants chercheront à approfondir le sujet des drag queens et se retrouveront alors confrontés au monde dans lequel elles évoluent?

*Personne, généralement de sexe masculin, qui se présente sous une forme féminine nourrie d’archétypes. Le milieu est fréquemment lié à l’homosexualité masculine.

Commentaire

Lorsque nous étions enfants, les églises que nous fréquentions aimaient nous présenter les profils les plus spectaculaires possibles d’anciens rebelles, toxicomanes, satanistes, etc. Il fallait que le personnage marque les esprits pour démontrer que Dieu, réellement, était tout-puissant, même si quelques minutes plus tard les personnes que nous venions de découvrir retrouvaient la vie qu’elles n’avaient jamais quittée. Parfois sans mal, parfois dans la souffrance supplémentaire de devoir renoncer si vite à l’idéal trop élevé qu’elles venaient de présenter à des enfants.
Aujourd’hui, les néo-convertis de nos enfances ont été remplacés par des drag queens, parfois charmantes au demeurant. Le métier de certaines d’entre elles consiste à vendre les mérites de la lecture inclusive dans des bibliothèques, sous le regard ébahi de parents. Ces personnes sont encore plus spectaculaires que les convertis de l’extrême de nos jeunes années, mais le procédé est le même: frapper les esprits d’abord, et tenter de convaincre par la suite avec un discours plus ou moins articulé, en tout cas assez convaincant dans le cas présent. Cette similitude des procédés exprime une chose: à l’effondrement en cours du christianisme institutionnel répond l’émergence d’une autre religion, qui vise à recréer un paradis inclusif et dégenré sur terre. RP




Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites!

«à plus Ueli! Franchement, on n’a jamais eu envie de se taper ta politique de merde.» Cette prose délicate ne provient pas du commentaire d’un internaute alcoolisé sur une page Facebook de tabloïd, mais de la section jeune d’un parti gouvernemental. Des JUSO, plus exactement, qui tenaient à saluer à leur manière l’annonce du départ du conseiller fédéral UDC Ueli Maurer. Pourquoi tant de haine? Simplement parce que l’élu, par ailleurs ancien président du parti agrarien, représentait l’aile la plus droitière du collège gouvernemental, ami des «imbéciles réactionnaires» selon les jeunes socialistes, et au service du «pour cent le plus riche». Et les roses en herbe de conclure leur message en beauté: «Franchement, tu ne nous manqueras pas. Par ailleurs, un parti qui bafoue aussi violemment les principes démocratiques que l’UDC ne devrait pas avoir deux sièges au Conseil fédéral.»

Des JUSO en colère

Ce type de publications, avec son cortège de références fécales, est-il validé par la base de l’organisation? Pas selon nos informations. Divers contacts socialistes jugent même ces provocations «contre-productives», bien qu’eux-mêmes se disent fortement opposés à la ligne politique de l’ancien président de l’UDC. Reste que les différents partis jeunes rivalisent souvent d’originalité lorsqu’il s’agit d’attaquer frontalement les usages politiques suisses, dont le respect d’une certaine étiquette.
Ainsi, il y a quelques mois, les jeunes UDC vaudois n’avaient pas hésité non plus à se mettre en scène en train de tirer sur des militants écologistes dans un clip parodique. Mais pour la présidente du parti Emmylou Ziehli-Maillard, la comparaison s’arrête là. «Que l’on soit d’accord ou non avec ses idées, il faut traiter un conseiller fédéral avec respect.» Elle regrette également que les commentaires aient été bloqués sous la publication des JUSO, là où sa formation avait accepté la critique. «En rompant le débat comme ça, ils montrent qu’il n’y a qu’une seule idéologie tolérable, la leur. Je trouve cette manière de procéder petite et antidémocratique».

Un hommage, loin des affres de la communication provoc’, mérite d’être relevé au milieu de ce marasme: celui d’Ada Marra. La conseillère nationale socialiste vaudoise, pourtant jamais épargnée par les échanges de tirs entre partis, a ainsi eu le courage d’évoquer un homme «avec beaucoup d’humour et toujours égal à lui-même.» Alors certes, «politiquement un ultralibéral éloigné des besoins de la population», mais admettons que des bilans nuancés de ce type contribuent davantage à nous faire aimer la démocratie que des montages grossiers portraiturant des ministres au lit ou aux WC.




L’habit fait-il le ministre?

Comme spécialiste de la mode éthique, mais aussi contribuable, comment jugez-vous ces appels de nos politiques à porter de gros pulls pour ne pas devoir monter le chauffage?

S’il s’agit d’une tentative humoristique, je la trouve assez mal venue! Le sujet est sérieux et on attend plus des actions concrètes de nos politiciens que des plaisanteries de mauvais goût, au sens propre comme au figuré…

Pour vous, une autorité politique peut-elle avoir l’air crédible en habits dignes de l’après-ski?

Vous avez raison, certaines fonctions doivent être incarnées également par le choix des vêtements pour inspirer confiance et donner une image de professionnalisme… Malgré l’adage bien connu «l’habit ne fait pas le moine», notre image nous précède toujours! Le biais cognitif, inconscient mais que nous avons tous, nous influence au travers de la communication non verbale. Le moins que l’on puisse dire en regardant cette photo est que ce n’est pas le «sérieux» qui se dégage de prime abord…

Doit-on se réjouir que des ministres se fassent photographier en Monsieur et Madame Tout-le-Monde?

Non je ne crois pas! Mais j’imagine qu’il s’agit surtout d’un coup de comm’ pour faire écho à ce sujet, qui reste très préoccupant bien qu’on essaie de nous faire dédramatiser la situation.
Née en France, je suis arrivée ici en 2000 grâce à ma double nationalité. Je me souviens avoir été frappée à l’époque du contraste de style vestimentaire entre les personnalités politiques en France et en Suisse. Je n’avais pourtant que 18 ans et déjà je ressentais ce déficit dans l’incarnation de leur fonction…
Sur cette photo, je trouve que le style vestimentaire qui se dégage est totalement à contre-sens pour des personnalités politiques! C’est même un condensé de ce que je déconseillerais pour un entretien d’embauche (col roulé sans manches, doudoune, pull sans chemise, polaire à zip, motifs/couleurs trop forts, etc.).
Et pour continuer avec le parallèle français, le président Macron et son épouse ont été aperçus dans les rues de Londres (à l’occasion des funérailles de la reine Elisabeth II) en tenue très casual avec des baskets ; cela n’a pas manqué de faire réagir les médias! Bien que leurs looks soient restés élégants (couleur foncée, veste), cela a surpris tout le monde. Je dois avouer que j’ai moi-même trouvé cela curieux, sachant que la presse serait présente pour ce rassemblement international de haut rang… Ce n’est pas ce que l’on attend d’un chef d’État qui représente son pays à l’étranger, quand bien même ce serait dans le cadre d’une séquence non officielle.

Que conseillez-vous à nos élus pour ne pas avoir froid, tout en incarnant leur fonction?

Bien sûr que l’on peut porter des pulls! Simplement on va privilégier plutôt des mailles fines qui seront plus élégantes et choisir des matières chaudes, le coton n’en est pas une, et ce n’est pas l’épaisseur du pull qui donne de la chaleur mais bien la qualité de la matière. Plutôt que le col roulé pour les messieurs (qui est souvent peu flatteur, en lien avec la longueur et largeur du cou), je préconiserais à la place un pull, foncé et uni, avec une chemise blanche ou claire et un foulard en soie noué façon ascot. Cela fonctionne aussi avec une veste et pourquoi pas un gilet, en lieu et place du pull, pour une inspiration «dandy» et très chic!

En résumé, mes conseils pour avoir une allure professionnelle masculine sans avoir froid:

• trois éléments pour le buste (en plus du manteau d’extérieur): chemise + pull + foulard ou chemise + gilet + veste ou éventuellement col roulé + veste + pochette
• le pull sera uni, avec col en V court ou col arrondi étroit dans des couleurs foncées telles que marine, gris anthracite, noir pour le côté plus formel et pourquoi pas prune, bordeaux, brun expresso ou vert sapin pour une tenue plus créative
• matière de qualité supérieure: cachemire, cool wool, mérinos, mélange laine et soie

Auriez-vous un conseil spécifique pour les femmes en politique?

Il y a deux ans, Le Temps a publié un excellent article intitulé «Dans la (seconde) peau des politiciennes». Il expliquait bien cette contrainte supplémentaire pour les femmes: incarner le pouvoir sans trahir sa féminité, c’est un savant équilibre! En tant que femme puissante, jouer avec le dresscode de l’arène politique sans se travestir en homme est tout l’enjeu pour être prise au sérieux. Je pense à Coco Chanel (une femme, libre et déterminée!), qui fut avant-gardiste à son époque pour mélanger les codes masculins/féminins dans ses créations… La veste en tweed, pièce intemporelle par excellence, revient d’ailleurs en force pour cet automne/hiver 2022.

Les femmes sont doublement scrutées (en tant que personnalité publique et femme), elles prennent conscience que leur image aura un impact sur leur discours et il est indispensable d’en tenir compte. La dernière femme politique que j’ai eu le privilège d’accompagner au travers du conseil en image a d’ailleurs été élue! Dans le milieu bancaire également, une banque privée de Zurich a fait appel à mes compétences pour permettre à des femmes occupant des postes importants d’affirmer plus encore leur position dans ce milieu très masculin.

Dernièrement (à l’occasion des 50 ans du droit de vote des Suissesses), une exposition très intéressante a eu lieu au Musée du Textile de Saint-Gall. «Robes politiques» a exposé des vêtements et accessoires illustrant la représentation féminine du pouvoir du XVIIe siècle à nos jours et comment ils étaient perçus par la société de leur époque. Une sélection des collections privées d’Elisabeth Kopp, Doris Leuthard et Karin Keller-Sutter y a été présentée. Les femmes ont beaucoup plus de possibilités que les hommes dans le choix de leurs vêtements, c’est donc plutôt un avantage. Mais à condition d’en faire bon usage pour que leur image soutienne leur message! Par exemple, contrairement aux différents nœuds de cravates (dont les plus courants se comptent sur les doigts d’une main), les possibilités pour les femmes de porter une étole ou nouer un foulard pour accessoiriser leurs tenues sont infinies!

A ce qui a été mentionné pour les hommes en termes de matières et de coloris, j’ajouterais pour les femmes qu’elles peuvent aussi porter des dessous thermiques, pour autant qu’ils soient invisibles. Elles ne porteront pas nécessairement de chemisier sous leur pull mais plutôt une veste ou un petit manteau au-dessus, accessoirisé d’un carré de soie ou un pashmina, le tout enveloppé d’une cape ou d’un long manteau d’hiver, pourquoi pas avec de belles bottes en cuir si elles sont en jupe ou robe longueur midi.
Pour conclure, je dirais qu’hommes et femmes doivent se soucier de leur image, d’autant plus en politique où il faut convaincre. Même s’il est vrai que c’est (encore) la gent féminine qui doit davantage faire ses preuves lorsqu’elle a les rênes du pouvoir… D’ailleurs, je pense sincèrement que prendre le pouvoir de sa vie (et cela s’adresse à tout un chacun) commence par là: maitriser son image, justement pour aller au-delà et que l’on ne s’arrête pas à cela!

N’est-ce pas le moment de réhabiliter le gilet, trop souvent perçu comme un reliquat du XIXe siècle?

La mode n’est qu’un éternel recommencement…




On se raconte des histoires…

Lors de l’un de mes passages dans une librairie d’occasion de la place lausannoise, j’ai eu l’audace de racheter le premier tome, en livre de poche, de la «Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations» d’Adam Smith. Tandis que je payais ledit ouvrage, un universitaire arborant fièrement des épinglettes de Karl Marx, Lénine et du drapeau de l’Union soviétique m’interpelle en me disant que Smith n’avait rien compris et qu’il avait sur la conscience tous les crimes du libéralisme. Je l’ai regardé avec une certaine commisération en lui disant: «Et si on parlait de Marx!».

Plus de deux cents ans après son trépas, Adam Smith demeure incompris. Les économistes et les beaux-esprits parlent doctement de la «main invisible» qui est une allégorie explicative de l’autorégulation du marché. En fait, Smith n’en parle que trois fois dans ses ouvrages. Dommage!

Anders Fjeld et Matthieu de Nanteuil considèrent que la science développée par Smith «n’est pas seulement une analyse des mécanismes de production et de circulation des richesses, elle est avant tout une réflexion sur les sociétés humaines à l’heure de la richesse». Cette réflexion se construit à partir de ce que nos deux auteurs appellent «l’imaginaire». En fait, Smith nous raconte des «histoires» pour changer le monde.

En effet, le philosophe écossais est un homme des Lumières qui rêve de progrès et d’émancipation. «Smith observe que le monde est en train de changer et il fait le pari que la richesse, envers laquelle il était auparavant très critique, peut libérer une énergie insoupçonnée et contribuer à l’émancipation des peuples.»

Les deux auteurs dégagent et analysent quatre fictions: la richesse comme une illusion qui excite, le travail comme un théâtre muet, la colonie (en Amérique du Nord) comme une seconde naissance de l’Europe et le commerce comme source d’émancipation.
Un exemple d’histoire qui a fait florès est celle de la manufacture d’épingles de L’Aigle en Normandie. Smith en tire sa théorie sur les «effets de la division du travail sur l’industrie générale de la société». En fait, Smith construit sa narration sur deux articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et passe sous silence tout ce qui ne va pas dans le sens de son histoire. La manufacture de L’Aigle ne repose pas sur la division du travail mais sur d’autres facteurs liés au contexte de la Normandie.

Adam Smith nous raconterait-il des histoires? Oui, car c’est le propre de l’être humain. Nous mentirait-il? Non, car comme le souligne Yuval Noah Harari, «une réalité imaginaire n’est pas un mensonge. […] Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde.»

Cette analyse peut rejoindre les études en économie narrative que nos deux auteurs passent sous silence. Selon Robert Shiller, il existe des «récits économiques». Ces récits peuvent changer les décisions économiques ainsi que la perception de la façon dont le monde fonctionne.
Adam Smith et ses histoires ont façonné notre imaginaire économique et changé le monde en profondeur. Si aujourd’hui on se racontait de nouveau des histoires… pour tourner la page.

Anders Fjeld, Matthieu de Nanteuil, Le monde selon Adam Smith – Essai sur l’imaginaire en économie, PUF, 2022.
Robert J. Shiller, Narrative Economics, Princeton University Press, 2019.




La question que tout le monde se pose

Ceux parmi nos lecteurs qui ont la suprême audace de posséder une télévision se souviennent peut-être du face-à-face, en 2001, entre Thierry Ardisson et feu l’ancien Premier ministre français Michel Rocard. Dans son style caractéristique, l’homme en noir (Ardisson, donc, pas Johnny Cash) avait demandé au socialiste si, nous citons, «sucer c’est tromper». L’interview, lors de laquelle le socialiste nous avait livré des détails sur ses préférences sexuelles, avait suscité bien des réactions outrées, certains estimant qu’il s’agissait là d’une attaque sans précédent contre la majesté inhérente à la chose politique. Un peu comme lorsque madame Calmy-Rey, alors à Berne, avait chanté «Les Trois Cloches» en playback sur le plateau d’Alain Morisod.

Quelque vingt ans plus tard, l’on ne demande plus ses préférences sexuelles à la Première ministre en place, Elisabeth Borne, mais plus personne ne semble s’émouvoir de la voir questionnée sur des objets particulièrement privés. Comme par exemple la température à Matignon: «Cet été nous ne mettions pas la climatisation et nous allons être attentifs à ne pas chauffer trop tôt», a jugé nécessaire de répondre la cheffe du gouvernement. Et de préciser: «La règle, c’est de chauffer à 19°C donc s’il fait 15°C, naturellement vous pouvez allumer votre chauffage».

Pourquoi le rapprochement entre l’interview de Michel Rocard et celui de son successeur? Parce que finalement, le premier n’est pas forcément le plus indigne des deux. En livrant des détails sur sa vie privée, l’ancien souffre-douleur de François Mitterrand ne semblait pas participer à un test grandeur nature dont nous serions les souris. Il s’agissait de propos de fin de soirée, ambiance «beauf pride» bon enfant. Là où la geste malherbienne doit nous interroger, c’est à propos du sens du métier de journaliste aujourd’hui. Informer, guider les âmes, participer à une vaste entreprise de soumission? Un peu tout cela à la fois, et qu’il nous soit permis, ici, de nous interroger sur l’évolution des démocraties au sein desquelles allumer le chauffage ou prendre un bain devient un geste dissident.




Un «regenrage» qui met en rage

Dans le Nord vaudois, les déboires de La Casba font bientôt partie du folklore régional, au même titre que le retour automnal du Vacherin Mont-d’Or ou les psychodrames de la classe politique yverdonnoise. Situé sous la Croix du Cochet, entre Sainte-Croix et Les Rasses, ce petit établissement isolé fait face depuis 2019 à toute une série de demandes des autorités cantonales: rénovation de la cuisine en 2020 (45’000 francs), installation d’une tranchée filtrante pour l’épuration des eaux ou mise en place d’une protection incendie digne de ce nom, dès que possible (100’000 francs). Des mesures auxquelles les gérants, Roger et Nicole Félix, s’efforcent de faire face grâce à leurs amis et à la solidarité des amoureux de ce petit coin de paradis. «Ce qui m’y a immédiatement plu, c’est l’aspect isolé, la tranquillité», se souvient Roger, qui prévoyait sans doute une retraite moins rocambolesque en reprenant ces lieux connus pour le menegetz, boisson emblématique à base de kirsch.

Le clou du spectacle

Car depuis le mois de mars, une énième demande de la Police cantonale du commerce (PCC) reste en travers de la gorge des tenanciers. Alors que les plus grandes écoles et institutions artistiques – à supposer qu’il faille les départager – du canton de Vaud se vantent désormais de «dégenrer» leurs WC pour garantir plus d’inclusivité, un architecte qui travaille bénévolement pour la cabane a reçu l’ordre… de prévoir des toilettes séparées, hommes et femmes, au lieu du modeste espace actuel situé au bout d’un couloir. Un lieu qui n’a pourtant jamais dérangé personne durant des décennies. Alors rien de dramatique, certes, mais tout de même une surprise un peu désagréable de la part d’un canton qui exige déjà des travaux extrêmement importants dans toute une série de domaines. «J’ai le sentiment que la Police du commerce est en retard d’une guerre», se lamente Roger. «On fait des WC mixtes partout, mais nous nous devrions faire l’inverse. Il y a de quoi se demander s’il n’y a pas une forme d’acharnement contre nous.» L’homme fait état de rapports bien plus chaleureux avec le chimiste cantonal. Il se dit d’ailleurs conscient que les uns et les autres font simplement leur travail, mais avec plus ou moins de rondeur humaine.

«Profondément écologiste», Roger ne conteste d’ailleurs pas le bien-fondé de la majorité des demandes des autorités, et notamment la nécessité d’une tranchée filtrante. Seulement, pour les payer, le retraité aimerait bien pouvoir faire tourner la boutique au lieu, comme maintenant, de devoir accueillir les visiteurs «en amis», comme le souligne le site internet des lieux. Mais sur cet objet, le canton ne dira rien: «Une procédure est en cours auprès du Tribunal cantonal, de sorte que nous ne pouvons pas renseigner sur une procédure en cours», tranche Denis Pittet, délégué à la communication du Département de l’économie, de l’innovation, de l’emploi et du patrimoine.

Reste le cas de ces fameuses toilettes, il est vrai bien modestes, mais à l’image des lieux. N’y a-t-il pas quelque chose de grotesque à appliquer des règles aussi strictes pour un établissement qui, en dehors de toute idéologie, s’inscrit tout bonnement dans la réalité du terrain? «Les exigences de la Police cantonale du commerce, formulées lors de la procédure de mise à l’enquête qui a abouti sans contestation des exploitants, sont fondées sur le cadre légal applicable», poursuit Denis Pittet. Avec une précision: «Cet article a fait l’objet d’une récente intervention parlementaire. Un projet de révision de cet article a été préparé et sera soumis prochainement au Conseil d’État. Si le projet aboutit, il ne sera plus exigé de toilettes genrées dans les établissements.» On ignore s’il faut s’en réjouir dans l’absolu, mais voilà déjà un embryon de bonne nouvelle en ce qui concerne les intérêts de La Casba.

Les effets pervers de la centralisation étatique

Et si, finalement, les démêlés de Roger Félix n’illustraient pas les effets pervers d’une trop forte tendance à la centralisation? C’est ce que disent bon nombre d’habitants du Balcon du Jura. Même le syndic de Sainte-Croix, Cédric Roten, admet parfois faire face à des surprises administratives avec des demandes pourtant basiques, mais dont la réalisation occasionnerait des frais de plusieurs centaines de milliers de francs pour la commune. «Il y a parfois un manque de contextualisation dans l’application de certaines règles», juge-t-il, prudent. Entre les lignes, on découvre des autorités communales qui, comme le petit exploitant d’une cabane, font face à des armées de juristes dont la fonction consiste désormais à couvrir des centres de décision très souvent déconnectés du terrain.

«Ma situation est celle d’un simple péquin qui fait tout pour survivre face à une administration qui ne tient pas compte de la réalité des uns et des autres», appuie Roger. «Du reste, depuis 2019, je n’ai vu ici aucun représentant des autorités qui nous mette des bâtons dans les roues.» A quelques kilomètres de la vallée où l’on produisait, là aussi, son absinthe «pour les amis», son combat semble s’inscrire dans l’exacte continuité de ceux du Val-de-Travers. Mais cette fois, la solution ne prendra peut-être pas des décennies pour montrer le bout de son nez, comme dans le cas de la fée verte. «Le département a connaissance des difficultés rencontrées par les établissements de l’hôtellerie-restauration», rassure Denis Pittet, «notamment dans le contexte que nous connaissons, marqué par deux années de pandémie et une situation internationale complexe. Le projet de révision du règlement d’exécution de la loi sur les auberges et les débits de boisson va ainsi dans le sens d’un allègement des exigences imposées aux restaurateurs.»

Niché dans sa cabane, Roger, de son côté, continue le combat. Récemment, il a adressé une demande de soutien à toutes les communes du canton. L’une d’entre elles, située dans un tout autre district, a déjà promis un don de mille francs. Les petites rivières font les grands menegetz, sans doute.




Coupables d’avoir obéi

Afin de contrer la progression du variant Omicron du Covid-19, le gouvernement valaisan annonçait, le 6 janvier 2022, une série de mesures dont le port du masque obligatoire en milieu scolaire et ceci dès la 5H (8 à 9 ans). Le Département de la formation, par son règlement d’application du 10 janvier 2022, stipulait sous «élèves», lettre «e»: «L’élève dont les parents refusent qu’il porte le masque reste à domicile». Un petit nombre de parents, convaincus de bonne foi de se conformer à la directive, ont alors décidé de ne pas envoyer leurs enfants en classe. Mal leur en a pris puisqu’ils ont reçu une amende de 600 francs par enfant non scolarisé. Un montant important, qui s’appuie sur le règlement concernant les congés et les mesures disciplinaires applicables dans les limites de la scolarité obligatoire du 14 juillet 2004.

Pour défendre les parents punis: Cynthia Trombert. Cette élue UDC au Grand Conseil et présidente du Collectif Parents Valaisans s’insurge contre la décision du Conseil d’État. Par voie de communiqué, elle rapporte que «le Département de la formation a cru bon de dénoncer aux inspecteurs scolaires des parents pourtant bienveillants, soucieux de la santé de leurs enfants. Autrement dit, et en toute contradiction, le département a décidé de punir les parents qui ont respecté à la lettre son propre règlement.» Jean-Philippe Lonfat, chef du Service de l’enseignement, refuse pourtant de qualifier cette histoire de confusion administrative: «Un élève concerné par l’obligation du port du masque et dont les parents refusaient cette obligation ne pouvait pas se rendre à l’école pour des raisons épidémiologiques et de santé publique à la suite d’un choix parental. La conséquence du refus du port du masque étant une non-scolarisation de l’enfant, il s’agit d’une absence injustifiée.» Il complète: «Moins d’un élève pour mille est concerné. Durant la première semaine de janvier, 70 parents n’avaient pas envoyé leur enfant à l’école, après discussion et information de la part des directions, seules 24 familles ont persisté dans cette voie et ont fait l’objet d’une procédure.»

Dans le même communiqué de presse, Cynthia Trombert signale qu’elle avait déposé un postulat urgent durant la session de mars 2022, afin d’attirer l’attention du Parlement sur la situation et de pouvoir en débattre. L’urgence ayant été refusée par le Bureau du Grand Conseil, le débat n’a pas eu lieu concernant la question des amendes durant les sessions parlementaires de mai, juin et septembre, dépassant ainsi le délai habituel de six mois pour traiter un texte déposé.
Cynthia Trombert trouve cette attente inacceptable: «Des parents sont pris au piège entre des ordres qui partent dans tous les sens».

Contacté, Nicolas Sierro, chef du Service parlementaire, nous a expliqué que «cette intervention suit le même processus que toutes les autres. Compte tenu de l’augmentation de près de 40% des textes déposés durant cette législature par rapport à la précédente, le délai de six mois pour leur développement devant le Grand Conseil ne peut actuellement pas être tenu. Les textes déposés en mars de cette année seront inscrits à l’ordre du jour de la session de novembre, qui se tiendra du 15 au 18 novembre.»

Cynthia Trombert est finalement repartie à l’assaut le 13 septembre, une nouvelle fois par la voie d’une interpellation, cosignée par son collègue Pierre Contat, ainsi que Frédéric Carron et Sophie Sierro, tous deux anciens Verts devenus indépendants. Dans ce nouveau texte, les élus écrivent: «La question se pose à l’évidence de l’opportunité, pour le département, de s’obstiner pour l’exemple à imposer ces amendes ou au contraire, de passer l’éponge pour restaurer le calme et la sérénité dans le canton et dans ses écoles. Questionné à ce sujet, Jean-Philippe Lonfat nous répond qu’il n’est pas question de revenir sur ces amendes: «En l’état, aucun élément nouveau ne remet en question notre décision.» Et pas question non plus de rendre public le nombre d’amendes réglées jusqu’au délai donné, soit le 30 septembre: «Comme des procédures sont encore en cours, nous ne communiquons pas ce chiffre.»
En parallèle, cette histoire, qui devrait trouver une conclusion en novembre, a fait deux victimes collatérales: les cosignataires Frédéric Carron et Sophie Sierro, respectivement agriculteur bio et immunologue. Par leurs prises de position et leurs ponctuelles alliances avec les élus UDC, ils se sont vus excommuniés du groupe parlementaire des Verts. Sophie Sierro explique que, chez les écologistes, il faut s’aligner: «Quand nous avons été recrutés pour les élections, on nous a promis que, dans le parti, chacun pouvait exprimer son opinion. La réalité est bien différente. Il semble interdit de la donner en public.» Selon l’intéressée, il y a eu une tentative de médiation et plusieurs solutions ont été proposées, mais celle qui a été retenue n’a été autre que le chemin de la porte. L’élue se dit heureuse de ne plus appartenir à un groupe parlementaire: «Je n’ai pas envie de devoir obéir à quelqu’un qui me dit ce que je dois penser.»




Migros a mal négocié son virage woke

Avec son refus de vendre de l’alcool, ses produits «vintage» et son culte du fondateur Gottlieb Duttweiler, Migros a longtemps constitué l’une des incarnations du conservatisme «soft» à la suisse. Au même titre, par exemple, que les humoristes d’État pas drôles, les souris grises de parlements et les people lisses comme des peaux de bébé. Revendiquant un héritage idéologique toujours fécond, la boîte ne cite-t-elle pas encore sur son site les quinze thèses fondamentales du fondateur de la société et de sa femme Adele? En voici un aperçu pour ceux qui les méconnaissent: «servir dans le sens le plus croyant du mot, c’est-à-dire en ayant foi dans ce qu’il y a de bon en l’homme» afin «de témoigner sa foi en Dieu». Ou encore l’idée que «le cœur de la femme est le sanctuaire où se maintiendra le mieux notre patrimoine spirituel». Ce bien joli folklore semble hélas avoir pris du plomb dans l’aile. Car désormais le géant orange célèbre les «révolutions sociétales», le «vivre-ensemble» et les repas pris devant la télé, pour ne citer que des exemples réels issus de la page «Migros Engagement».

Le mâle incarné

Or depuis quelques jours, la coopérative semble carrément avoir effectué un virage woke avec une publicité qui ne laisse pas indifférent sur les réseaux sociaux. On y voit deux adolescentes, jouant avec des figurines de foot, se réjouir que des représentations de femmes figurent dans leur assortiment, et «pas que des Blancs et des vieux» selon les termes de la protagoniste… blanche. Une catégorie honnie vers laquelle se tourne alors la caméra, bien que les mâles en question, évidemment dans une pose ridicule, semblent plutôt avoir la trentaine.

«Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone.»

Tristan Cerf, porte-parole de Migros

«Pas grave, les Blancs iront à la Coop», s’insurge un internaute, tandis que d’autres affirment ne jamais avoir vu de publicité aussi mauvaise. Parmi ces indignés, Heinrich Ariss: convaincu que le «grand remplacement» des populations européennes est en cours, encouragé par de tels spots, ce quinquagénaire romand a tout bonnement décidé de renvoyer sa carte Cumulus à la Migros avec une lettre annonçant le boycott de ses filiales. «On fait face à une attaque constante contre les «vieux blancs» accusés de véhiculer une masculinité toxique. Dès lors, étant directement visé, je préfère aller m’approvisionner ailleurs.» Sans espoir de lancer un grand mouvement révolutionnaire, il espère que d’autres suivront au sein de la «masse silencieuse» qui subit perpétuellement ce type d’attaque.

Un choix douteux et des ratés

Mais qu’a réellement cherché à faire Migros? «Célébrer la diversité», évidemment, mais pas sans une succession de couacs qui a fait tourner toute l’affaire en eau de boudin. «En allemand, les deux jeunes filles de la vidéo disent ʻnicht nur alte weisse Männerʼ», explique Tristan Cerf, porte-parole, «alors qu’en français, elles se contentent de dire ʻet pas que des Blancs et des vieuxʼ. L’effet d’humour voulu perd en effet en clarté, puisque la remarque répond à la phrase «C’est bien qu’il y ait aussi des femmes». Il serait donc logique que le mot ʻhommeʼ soit présent dans la deuxième partie du dialogue». Raté supplémentaire, une première mouture de la publicité, sur Facebook, s’intitulait «que des Blancs et des blonds», sans que cette dernière notion apparaisse dans la vidéo. «Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone», reconnaît Tristan Cerf.

Reste une question: pourquoi tant de haine pour les «vieux»? Que deux ados jugent leurs parents (trois hommes, dans la vidéo) ringards, nul ne saurait s’en étonner, mais la publicité doit-elle réellement servir de caisse de résonance au jeunisme ambiant? Contactée, l’organisation Pro Senectute – il est vrai partenaire de Migros – n’a pas répondu à nos interrogations. Reste que les réactions courroucées des internautes semblent inciter la société à davantage de prudence pour la prochaine fois: «La plupart des remarques concernent la compréhension du message réel. (…) Ceci pourrait indiquer que notre mise en scène n’a pas réussi à transmettre l’essence et la complexité du débat de société en question», analyse Tristan Cerf, qui promet: «Nous ferons mieux la prochaine fois.» Il relève toutefois que le nombre de questions concrètes (ndlr d’ordre pratique) est fortement inférieur à la moyenne de celles des publicités similaires. «La représentativité des commentaires pourrait laisser penser que la grande majorité silencieuse ne voit aucun problème au message ou, au pire, ne l’a même pas remarqué.»

Qu’il nous soit permis de nous demander s’il faut réellement s’en réjouir.