Doit-on réellement défendre Carl Vogt?

La réécriture politiquement correcte de l’histoire suscite l’antipathie naturelle des milieux conservateurs. Pourtant, selon l’essayiste Raphaël Baeriswyl, ces derniers ont bien tort de s’émouvoir du sort réservé au naturaliste dont le souvenir embarrasse aujourd’hui grandement l’Université de Genève.
«Comment ne pas percevoir que les “wokistes” sont, en tout point, les Carl Vogt d’aujourd’hui, la version 2.0 de ce même programme “progressiste” que Carl Vogt appliquait déjà à son époque?», s’interroge l’essayiste Raphaël Baeriswyl. LDD
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Grande est, pour tous les courants que peut compter le peuple de droite – volontiers conservateur, souvent bercé de pensée classique et nourri de valeurs chrétiennes – la tentation de prendre la défense d’un Carl Vogt. Réflexe pavlovien, sans doute, si l’on se dit que les idées nouvelles du «wokisme» semblent attaquer quelque chose d’ancien, de familier, qu’il faudrait défendre, conserver, à une époque à qui tout – surtout les certitudes – semble glisser entre les doigts. Réaction épidermique, causée par l’antipathie et le malaise qu’inspire à tout homme libre la meute hurlante, la foule sans visage, vociférante et figée dans une grande grimace totémique.

Mais, pour qui ose plonger son regard dans les yeux du totem, et le fixer jusqu’à ce que, le temps ayant fait son œuvre, il n’en reste plus au sol qu’un petit tas de pulvérulence moisie, il existe une autre voie, infiniment plus féconde. C’est la voie que proposent Le Pacte des Idoles et L’Amnésie de l’ogre.

«Carl Vogt était un “progressiste”, un pur produit de la pensée moderne, athée et matérialiste.»

Raphaël Baeriswyl

La réalité que les «wokistes» ignorent, et à laquelle il faut les confronter comme on leur tendrait un miroir, c’est qu’ils sont les cousins de tous les Carl Vogt que le XIXe siècle a connus. Carl Vogt était – sur les idées qu’à juste titre on lui reproche aujourd’hui – un «progressiste», un pur produit de la pensée moderne, athée et matérialiste. Il a lutté contre la pensée classique et contre l’enseignement de l’Église, et sa pseudoscience a colonisé le monde académique. Comment ne pas percevoir que les «wokistes» sont, en tout point, les Carl Vogt d’aujourd’hui, la version 2.0 de ce même programme «progressiste» que Carl Vogt appliquait déjà à son époque?

C’est donc un tour de passe-passe prodigieux – j’irai jusqu’à dire diabolique – que les «wokistes» réalisent s’il se trouve aujourd’hui de prétendus conservateurs, surtout chrétiens et plus encore catholiques, pour défendre un Carl Vogt. Prodigieux? Pas vraiment. Ou peut-être seulement dans le monde des idées. Car dans la réalité des faits, leurs adversaires leur facilitent grandement la tâche. Il semble en effet que les conservateurs se retrouvent souvent à défendre, croyant y reconnaître la patine des choses anciennes, tout «progrès» pour peu qu’il soit déjà démodé. Ils se font alors remettre, sans s’en rendre compte, le pouilleux, la carte fatale, dans le dernier tour du jeu, perdent systématiquement la partie, et offrent ainsi une contribution déterminante à la marche triomphante du «progrès».

Cette spirale de la défaite n’est pas une fatalité. Mais – si l’on veut gagner (et pas seulement se chamailler d’un côté ou de l’autre du bac à sable politique) – il faut refuser de découpler le passé et le présent, et affronter dans toute son extension diachronique l’adversaire, qui est toujours le même, bien qu’il se présente successivement sous des formes différentes, au fil des époques.
Les Carl Vogt du XIXe siècle étaient les hérauts de l’idole nationaliste, aujourd’hui déchue, mais à laquelle on a sacrifié des millions d’êtres humains jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, notre idole régnante est l’individualisme, pour laquelle militent aujourd’hui, parmi d’autres, les courants «woke». Ainsi, lorsqu’à Neuchâtel il a fallu renommer l’espace consacré au glaciologue Louis Agassiz (l’un de nos innombrables Carl Vogt), on a choisi de mettre à l’honneur, à sa place, une femme qui s’était distinguée dans la lutte pour l’avortement. Une erreur «progressiste» en a tout simplement remplacé une autre.

S’il faut donc se réjouir que Carl Vogt soit déboulonné, il faut aussi, simultanément, exiger des garanties – car c’est là que réside tout l’enjeu – de ce que valent ceux ou celles qui le remplaceront dans notre panthéon social. Oui, Carl Vogt faisait, au nom du «progrès», de la pseudoscience dans nos universités. Et, à ce propos, quelles garanties nos universités nous donnent-elles aujourd’hui quant à la durabilité, par exemple, de la théorie du genre et des autres nouvelles théories «progressistes» dont les rhizomes colonisent notre monde académique et étouffent notre société?

La pensée classique ne craint aucune vérité, d’où qu’elle vienne. Elle attend, patiemment, que tombent en poussière les grimaçants totems que les «progressistes» dressent sur son chemin pour cacher leurs méfaits. Combien de temps encore pourra-t-on faire semblant d’être dupe? C’est la question que devraient se poser ceux qui croient, un tant soit peu, à nos institutions.

L’auteur

Raphaël Baeriswyl est passionné par l’anthropologie de la violence. Il est l’auteur de deux publications sur le sujet: Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris 2019 et L’Amnésie de l’ogre, Révélateur, Chêne-Bougeries 2021. Il travaille actuellement sur un recueil d’essais qui devrait être intitulé Lobbyisme, clientélisme et activisme – La fin de l’État de droit.

Voir aussi

  • L’imposture conceptuelle

  • L’invitation ubuesque du Bureau de l’égalité

  • Droit d’aînesse

  • Réservé aux abonnés L’observatoire du progrès // Avril 2024

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