En finir avec la culture de l’excuse

Notre société est souvent à l’image d’une cour d’école. Lorsqu’une bagarre éclate et qu’il faut trouver un responsable, c’est toujours la faute de l’autre, bouc émissaire idéal qui évite la remise en question. Prenons de la hauteur avec Ernest Renan (1823-1892).

Jeté malgré moi dans les affres de ce monde, j’apprécie particulièrement le charme de ma bibliothèque. Lorsque j’ouvre un livre, une sensation particulière s’empare de moi. L’odeur du papier vieilli et de l’encre me transporte dans une époque révolue. Les mots imprimés prennent une nouvelle vie, me permettant de voyager à travers les siècles et de découvrir des pensées, des idées et des réflexions qui ont résisté à l’épreuve du temps. C’est ce qui m’est arrivé récemment avec deux petits textes d’Ernest Renan : « La réforme intellectuelle et morale » (1871) et « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882).

Ernest Renan a vécu l’humiliation de la défaite française face à la Prusse en 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Allait-il accuser le nouvel Empire allemand de tous les maux ? Que nenni, il propose à ses compatriotes une réforme morale et intellectuelle. Dans le même sillage, alors que les États-nations et leurs idéologies préparent le terrain de futurs conflits, il propose une définition non essentialiste de la nation. 

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

On ne lit plus Ernest Renan de nos jours. Son œuvre immense ne peut que décourager les lecteurs superficiels que nous sommes. Son érudition hors norme nous effraie : théologie, histoire, philologie, philosophie, archéologie, critique littéraire, etc. Et pourtant il fut un des maîtres à penser de son temps. Qui est cet étranger pourtant si proche, qui semble nous parler d’outre-tombe ?

Né en Bretagne en 1823, le jeune Renan, dont l’intelligence fulgurante est remarquée, se destine au sacerdoce. Étudiant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis au séminaire de Saint-Sulpice, il se détourne de la voie cléricale pour se consacrer à la philologie et à l’histoire des religions. En 1862, Ernest Renan devient professeur d’hébreu au Collège de France, dont il est suspendu quatre jours après sa leçon inaugurale pour injure à la foi chrétienne. Un an plus tard, il publie la Vie de Jésus, où il affirme que la biographie de Jésus doit être étudiée comme celle de n’importe quel homme et que la Bible doit être soumise à une étude critique comme n’importe quel document historique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de l’Église catholique. En 1864, il est destitué de sa chaire au Collège de France. Avec l’effondrement du Second Empire, il retrouve son enseignement et devient administrateur du célèbre collège. Il finit sa vie couvert d’honneurs : élu à l’Académie française en 1878, grand officier de la Légion d’honneur en 1888. Il meurt en 1892. Dans le caveau où il repose, on peut lire ce qui fut sa vie : Veritatem delixi (J’ai aimé la vérité).

Un constat sans appel

À la suite du désastre de Sedan, loin de chercher des boucs émissaires extérieurs, Renan invite les lecteurs de « La réforme intellectuelle et morale » à un examen de conscience aussi douloureux que salutaire. 

Renan considère que l’effondrement de la France a une origine intellectuelle et qu’il faut trouver les médecines adaptées pour soigner le pays. La racine du mal est à chercher dans l’absolutisme monarchique qui usa la France au point d’en faire « une machine politique informe ». La Révolution française, qui fut un sursaut, précipita la chute : « Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide ». Tout le XIXe, jusqu’à 1870, fut une suite de crimes et de malheurs. Loin de toute nostalgie pour une monarchie de droit divin, Renan considère que la monarchie est de droit historique : elle a façonné la France. Elle est la forme de gouvernement qui convient le mieux au pays parce qu’elle fut forgée par l’histoire.

La bonne santé de la nation suppose de l’ordre ainsi que de la continuité et non pas de l’agitation et du changement. Hors de la forme historique de gouvernement c’est l’anarchie et le pays est mené « à pleine voile vers la médiocrité ». La France est devenue « un feu sans flamme ni lumière ; un cœur sans chaleur ; un peuple sans prophète sachant dire ce qu’il sent ; une planète morte, parcourant son orbite d’un mouvement machinal ».

Bien plus, les contemporains de Renan sont aveuglés par leur légèreté et leur inconscience. Ils s’illusionnent sur eux-mêmes, prisonniers de leurs divertissements. Ce qui ne fait qu’aggraver le mal.

Des remèdes salutaires

En bon médecin, après avoir considéré le mal, Renan propose les remèdes. Il est évident que le retour à la forme historique de gouvernement que représente la monarchie est indispensable au rétablissement de la France : « Corrigeons-nous de la démocratie. Rétablissons la royauté (…) ».

Rétablir la royauté suppose qu’il faut rétablir une certaine noblesse. Qu’on ne s’y trompe pas, Renan ne pense pas ici aux petits marquis poudrés et prétentieux de Versailles. Il envisage plutôt une aristocratie morale, car « la civilisation à l’origine a été une œuvre aristocratique, l’œuvre d’un petit nombre (…) ». En fait Renan propose le retour des vrais notables, non pas des affairistes bourgeois, ou comme on dirait aujourd’hui, des technocrates : « La base de la vie provinciale devrait ainsi être un honnête gentilhomme de village, bien loyal, et un bon curé de campagne tout entier dévoué à l’éducation morale du peuple. (…) Cette gentry provinciale ne doit pas être tout ; mais elle est une base nécessaire. »

Finalement, dans cette entreprise de réforme, la priorité est donnée à l’instruction publique. Renan est prêt à laisser l’instruction primaire aux mains du clergé tant que ce dernier ne se mêle pas des degrés supérieurs. Le but de l’enseignement secondaire est de « fortifier l’intelligence ». Il faut favoriser les sciences, car « le résultat de l’éducation doit être que le jeune homme sache le plus possible de ce que l’esprit humain a découvert sur la réalité de l’univers. » En ce qui concerne l’enseignement universitaire, Renan propose de revenir au système médiéval, où une saine émulation existait entre les universités. Pour Renan, ces dernières « seraient des écoles de sérieux, d’honnêteté, de patriotisme. » Elles seraient des « foyers d’esprit aristocratique, réactionnaire (…) et presque féodal, des foyers de libre pensée, mais non de prosélytisme indiscret. » Rien que cela !

Une nation réellement « inclusive »

« Qu’est-ce qu’une nation ? », publié en 1882, prolonge la pensée de Renan. Dans cette conférence, il explore la notion de nation et propose une approche plus subjective et culturelle de la formation et de l’existence des nations, par opposition à une définition purement basée sur des critères ethniques, géographiques ou politiques. Pour l’académicien, la nation est d’abord un principe spirituel : « Une nation est une âme, un principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenir ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

Une nation n’est pas simplement définie par des liens de sang, de race ou de langue, mais plutôt par un sentiment de volonté commune et de solidarité partagée. Renan affirme que la nation est un lien psychologique et moral qui se forme grâce à un héritage culturel commun, des traditions, des valeurs et des aspirations partagées. Il n’hésite pas à écrire que : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. »

« Un plébiscite de tous les jours »

Renan souligne l’importance du consentement librement donné par les individus qui composent une nation, en soulignant que la participation volontaire et le désir de vivre ensemble sont essentiels pour la construction et la pérennité d’une nation : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ».

La nation est donc une construction sociale et historique, en constante évolution. Elle repose sur la volonté de ses membres de se considérer comme une communauté unie. Il insiste sur le fait qu’une nation ne peut pas être définie par des critères immuables ou exclusifs, mais plutôt par des facteurs culturels et sociaux qui permettent la coexistence pacifique et la collaboration entre ses membres.

Osons lire Renan !

Avec Renan, nous nous trouvons face à une pensée et des idées qui peuvent encore façonner l’histoire et influencer notre compréhension du monde. Cela nous rappelle que nous sommes les héritiers de cette richesse intellectuelle, et que nous avons le privilège de la transmettre aux générations futures. L’illustre Breton nous apprend la lucidité et le réalisme : « Ne jamais trop espérer, ne jamais désespérer, doit être notre devise. Souvenons-nous que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est ». Lire Renan c’est comprendre qu’il « n’a pas laissé de doctrine, mais un état d’esprit » (Alain de Benoist). À bon entendeur, salut !

Paul Sernine

La seule vraie patrie

« Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme ; où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. »

Lettre à David Strauss, septembre 1870

Le testament politique de Renan

« Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce qu’une Nation ? J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin : c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. »

E. Renan, Discours et conférences (1887)

Jean Balcou, Ernest Renan, une biographie, Honoré Champion, 2017.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, L’Esprit du Temps, 2021.

Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Perrin, 2011.




L’espace d’un doute… le fantastique

L’année dernière, les éditions Calidor ont pris l’heureuse initiative de rééditer dans une édition de luxe Le Roi en jaune de Robert W. Chambers (1865-1933)Une œuvre et un auteur méconnus qui nous donnent l’occasion d’aborder le sujet de la littérature fantastique.

Je n’oublierai jamais le regard consterné de la libraire qui m’a vendu Le Roi en jaune. Sa voix aigrelette vrille encore mes tympans : « Comment pouvez-vous perdre du temps avec de la littérature de gare ? » J’ai simplement souri, ouvert le livre et déclamé un vers de la « chanson de Cassilda », qui introduit le recueil de nouvelles : « Ma voix déjà se meurt et le chant de mon âme/Doucement s’évanouit comme sèchent les larmes/Qu’on n’a jamais versées/À Carcosa ».

Le sérieux Paul Valéry au col empesé n’aurait pas partagé l’avis de ma libraire sur ce qu’elle considérait comme de la littérature de gare :

« Rayez de l’existence ces poètes confondants, ces hérésiarques, ces démoniaques ; ôtez ces précieux, ces lycanthropes et ces grotesques ; replongez les beaux ténébreux dans la nuit éternelle, purgez le passé de tous les monstres littéraires, gardez-en l’avenir, et n’admettez enfin que les parfaits, contentez-vous de leurs miracles d’équilibre, alors, je vous le prédis, vous verrez promptement dépérir le grand arbre de nos Lettres ; peu à peu s’évanouiront toutes les chances de l’art même que vous aimez avec tant de raison. » (Discours de réception à l’Académie française – 1927)

Un auteur à succès oublié

Robert William Chambers vient au monde à Brooklyn en 1865. Après avoir étudié la peinture à Paris, il devient illustrateur de magazines aux États-Unis. Il écrit d’abord un médiocre recueil de souvenirs parisiens (In the Quarter). Le succès vient en 1895 avec Le Roi en jaune. Abandonnant la peinture, il se consacre à l’écriture, passant du fantastique à une production commerciale sans grand intérêt et tombée dans l’oubli. Chambers meurt en 1933 autant connu qu’il disparaîtra rapidement des mémoires.

Un chef d’œuvre méconnu

Le Roi en jaune est une œuvre qui marque un tournant dans la littérature fantastique. Chambers laisse de côté les monstres et les créatures démoniaques qui peuplaient les œuvres de ses prédécesseurs pour placer l’effroi dans une autre dimension. C’est ce qui prendra le nom « d’horreur cosmique » avec H.P. Lovecraft, qui fut un lecteur enthousiaste du recueil de nouvelles de Chambers. Il faudra attendre 1976 pour que les cinq premiers récits soient traduits en français et publiés sous le titre « Le Roi de jaune vêtu » aux éditions Marabout. La première édition complète date de 2008 aux éditions Malpertuis. Toutefois, le livre de Chambers demeurait inconnu pour le grand public. Il fallut attendre 2014, avec l’excellente série True Detective qui fait référence à un roi en jaune et à Carcosa, pour que l’édition anglaise atteigne des records de vente et que le Livre de Poche en publie une version française à large échelle.

Les nouvelles

Ce recueil est composé de neuf nouvelles, de poèmes en prose et d’une chanson. On peut considérer que seuls les cinq premiers récits relèvent du genre fantastique soit : Le Restaurateur de réputations, Le Masque, Le Signe jaune, La Cour du Dragon et La Demoiselle d’Ys. Le fil rouge de ces récits est une mystérieuse pièce de théâtre qui rend fou ceux qui la lisent. On ne connait la pièce que par quelques éléments, dont la chanson de Cassilda, disséminés dans les cinq nouvelles. Chambers décrit l’effet produit par cet étrange volume de façon magistrale : « C’est cela qui continue de me préoccuper, car je ne peux oublier Carcosa où le ciel est parsemé d’étoiles noires, où l’ombre des pensées des hommes s’allonge dans l’après-midi, où les soleils jumeaux s’enfoncent dans le lac de Hali, et mon esprit sera toujours hanté par le souvenir du Masque blême. Je prie Dieu de maudire l’auteur, comme lui-même a apporté au monde la malédiction de cette œuvre à la beauté prodigieuse, terrifiante dans sa simplicité, irrésistible dans sa vérité – un monde qui aujourd’hui tremble devant le Roi en jaune. » (Le restaurateur de réputation)

Vous avez dit littérature fantastique ?

Quand j’évoque la littérature fantastique, il se trouve toujours quelqu’un qui me parle fort doctement de Tolkien, de Pratchett et parfois même de Stephen King. Quelle muflerie ! En fait, le fantastique n’est pas la « fantasy » ni l’horreur. Tzvetan Todorov définit le fantastique comme « le temps d’une hésitation » partagé tant par le lecteur que par le personnage. Une hésitation qui s’enracine au cœur du quotidien pour savoir si ce qui est perçu relève de la réalité ou non. Un instant fugace où tout l’être est tendu, un instant terrible entre la folie et la raison, un instant décisif qui peut bouleverser la vie d’un homme.

Les récits ciselés de Chambers sont évidemment écrits à la première personne du singulier, ce qui nous immerge dans le quotidien des narrateurs-héros. Leurs angoisses deviennent nos angoisses, leurs doutes sont nos doutes et leur folie trouble notre raison. En lisant le Roi en jaune, nous trouvons momentanément refuge dans des terreurs factices afin d’éviter que nos vraies angoisses ne nous terrassent et ne nous empêchent de vivre. Finalement, peut-être que Paul Valéry avait raison quand il écrivait que « le faux et le merveilleux sont plus humains que l’homme vrai ».

Paul Sernine

Robert W. Chambers, Le Roi en jaune, trad. Christophe Thill, Éditions Calidor, 2022.

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Points, 2015.




Ce bâtard n’est pas de mon Église

Qui a dit que le christianisme n’intéresse pas les habitants du Pays des Merveilles ? Qui peut le penser ? L’engouement publicitaire et médiatique autour du dernier roman de Metin Arditi semble être là pour nous le rappeler. Une question taraude notre chroniqueur : est-ce encore le christianisme ou son abâtardissement ?

Pâques venues, une étrange agitation animait le monde de l’édition. Un roman allait nous apprendre « quelle a été la vraie vie de Jésus ». L’auteur, Metin Arditi, lauréat du prix de l’Université catholique de l’Ouest, émoustillait la curiosité des futurs lecteurs avec un titre aguicheur : « Le bâtard de Nazareth ». Il fallait oser ! Ne nous arrêtons pas au titre et ouvrons le livre. 

L’idée de monsieur Arditi est de considérer Jésus comme un « mamzer », c’est-à-dire comme un bâtard, un enfant né hors mariage. Dans le judaïsme de l’époque, le « mamzer » représente la lie de la société et il est traité comme un paria par ses coreligionnaires. De cette exclusion, dans laquelle va grandir Jésus, va sourdre une colère et une révolte qui vont le pousser à vouloir « exclure l’exclusion ». Metin Arditi va revisiter tous les épisodes des Évangiles, dans cette perspective, jusqu’à la crucifixion. Et le christianisme dans tout cela ? L’imagination de l’auteur en fait une imposture voulue par Judas.

Après les séries d’émissions de Mordillat et Prieur, notamment Corpus Christi en 1997-1998 et le livre de Daniel Marguerat (Vie et destin de Jésus de Nazareth) paru en 2019, pour ne citer qu’eux, on pourrait dire « rien de nouveau sous le soleil ». Metin Arditi reprend l’histoire d’un Jésus fruit du viol de Marie par un soldat romain. Il s’agit en fait d’une légende datant vraisemblablement du IIe siècle de notre ère, les Toledot Yeshu.

Monsieur Arditi nous donne l’explication psychologique de l’action de Jésus et de son message : une blessure d’enfance provoquée par l’exclusion. Il ne suffit pas de coucher Jésus sur le divan pour le comprendre. N’est pas Freud qui veut ! La bouillabaisse indigeste qui nous est servie fait passer Marie pour une simplette ; Marie-Madeleine pour une amante ; Jésus est un rebouteux ; les apôtres un ramassis de mamzers, de lépreux et d’estropiés ; les Béatitudes sont des paroles en l’air dont certaines suscitent l’hilarité et, touche finale, Judas est l’inventeur du christianisme.

Le style est fait pour plaire. Les dialogues sont indigents, les phrases simples, le vocabulaire basique ; un scénario idéal pour Netflix ou pour succéder à feu Barbara Cartland. Seule la page 194 échappe au naufrage du fond et de la forme, il s’agit de celle des remerciements… 

Monsieur Arditi peut écrire ce qu’il veut sur qui il veut. La liberté de parole existe et c’est fort heureux ainsi. La liberté d’apprécier et de critiquer ses écrits aussi. 

Ce qui m’a le plus étonné et interrogé, ce sont les éloges dithyrambiques des milieux chrétiens et de la presse : « Un hymne au courage de Jésus, bâtard et si humain » (La Libre Belgique), « La vraie vie de Jésus » (Le Point), « Jésus, héros inclusif » (La Vie), « Un Jésus humain, si humain » (Le Temps), « Jésus est à tout le monde » (Le Matin).

Bien plus, Metin Arditi, invité sur tous les plateaux de télévision et de radio, est reçu comme le théologien qu’il n’est pas. Et de nous expliquer, fort doctement, « en toute humilité », qu’au temps de Jésus le concept d’Immaculée conception n’existait pas, confondant au passage ce dogme catholique avec la conception virginale de Jésus. 

Le livre de Metin Arditi est le signe de ce christianisme abâtardi, de ce christianisme sans Dieu, de ce christianisme non religieux. Le message de Jésus se trouve réduit, pour le plus grand bonheur des chrétiens de salon, à une vague solidarité sans substance. La théologie se résume à une sorte d’anthropologie au rabais, de sociologie de bazar et de psychologie du développement personnel. Dans ce sens, le livre de monsieur Arditi pourrait être le nouvel évangile d’un monde sans transcendance.

Ce Jésus selon le cœur de Metin Arditi n’est pas le Jésus des martyrs, des anachorètes, des cénobites, des grands théologiens et des saints.

Ce Jésus tourmenté n’est pas celui de Charles Martel à Poitiers, de Jeanne d’Arc à Orléans, de Don Juan d’Autriche à Lépante et de Jean Sobieski sous les murs de Vienne.

Ce Jésus de conte oriental n’est pas le Jésus de mon catéchisme, ni celui des hymnes et des prières que je récite quotidiennement.

À ce Jésus du Pays des Merveilles, je préfère celui que je rencontre dans la pénombre d’une antique chapelle avec les mots de Péguy : « Il est là. Il est là comme au premier jour. Il est là parmi nous comme au premier jour. Il est là parmi nous comme au jour de sa mort. Éternellement il est là parmi nous autant qu’au premier Jour. Éternellement tous les jours. Il est là parmi nous dans tous les jours de son éternité. Son corps, son même corps, pend sur la même croix ; Ses yeux, ses mêmes yeux, tremblent des mêmes larmes ; Son sang, son même sang, saigne des mêmes plaies ; Son cœur, son même cœur, saigne du même amour. Le même sacrifice fait couler le même sang. » (Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc)

Paul Sernine




L’oubli du christianisme rend bête 

Notre chroniqueur Paul Sernine poursuit ses pérégrinations ethnologiques au Pays des Merveilles. Il part cette fois à la découverte d’étranges individus qui ont oublié leur passé : les Lotophages, ces imbéciles devenus rois.

Au neuvième chant de l’Odyssée d’Homère, Ulysse découvre l’île des Lotophages. Cette peuplade se nourrissait de fleurs de lotus. Ces fleurs avaient le pouvoir de faire oublier le passé à ceux qui en consommaient. Cette aventure, qui relevait jusqu’à aujourd’hui de la mythologie, est devenue réalité. En effet, depuis quelque temps, je constate que bon nombre d’intellectuels, de penseurs, d’acteurs de la vie sociale, d’hommes politiques, de faiseurs d’opinion, de journalistes sont en fait des Lotophages. Ils ne se nourrissent plus de fleurs de lotus, mais des penseurs de la déconstruction et des « studies » de toutes sortes. 

Quel est ce passé qu’ils oublient ? Quelles sont ses racines mises au rancart ? 

Il s’agit bien évidement des fondements chrétiens de notre culture. Or, sans culture religieuse, il n’y a plus de culture du tout, puisque cette dernière est « une option sur l’absolu » comme l’écrivait si justement Maurice Clavel. Il ne reste plus que le règne de la technique, le profit et le marché. Cela a été admirablement décrit par Romano Guardini dans les « Lettres du Lac de Côme » (1927) : « Abâtardissement partout. Toute hiérarchie se perd. Chacun se croit autorisé à tout. Plus d’assujettissement de l’existence à ce qu’impose la réalité des choses, la grandeur d’une forme issue de l’histoire ou de la vie sociale. Rien n’est plus révéré. Tout flotte comme l’oiseau dans l’air. Rien n’est à l’abri. N’importe qui s’en prend à n’importe quoi. Tous les problèmes philosophiques, tout l’art, tous les événements historiques, tout ce qui relève de la personnalité, jusqu’aux derniers replis du souvenir, correspondances et journaux intimes, tout ce qui a valeur spirituelle, jusqu’aux témoignages touchant les plus profonds mystères, tout est mis sur le marché. »

En oubliant d’où nous venons, nous oublions ce qui a façonné notre mode de penser. Bien plus, nous allons jusqu’à la haine de nous-mêmes. Voulez-vous des exemples ? Qu’à cela ne tienne.

Il y a quelques années, dans la très sérieuse Revue de didactique des sciences des religions publiée en Suisse, un éminent maître d’enseignement et de recherche de l’Université de Lausanne propose d’adopter, dans l’enseignement, « une posture analytique, non subjective » à l’aide de « sources exotiques ». Par exemple, pour parler de la résurrection, il ne faut pas se tourner vers le christianisme mais vers le … zoroastrisme ! Le but de ce décentrement est de « comprendre sa propre culture, ses propres présupposés (ou l’idéologie) à l’œuvre dans notre société ».

Dans biens des endroits, les vacances scolaires ont changé de terminologie. Ne dites plus « vacances de Noël » mais « vacances d’hiver ». « Vacances de printemps » a remplacé « vacances de Pâques ». À quand le retour du calendrier révolutionnaire ?

Cette année, à la Radio Télévision Suisse, on nous souhaite de joyeuses fêtes de Pâques avec une formule toute trouvée : « Nous vous souhaitons un reposant et très beau week-end prolongé en compagnie de vos proches et du soleil printanier ! ».

Sans culture chrétienne, comment peut-on comprendre et aimer Bach, Giotto, Dante et Chateaubriand, qui ont été enfantés en son sein ? Bien plus, comment peut-on comprendre nos institutions, nos lois et nos traditions ?

Alors que faire ?

Tournons-nous vers le haut et retrouvons notre capacité d’émerveillement ! Nous tourner vers le haut c’est notre vocation, c’est le sens du mot « anthropos » (l’homme) selon Isidore de Séville (vers 560-636). Selon cet évêque de Séville, « ana » veut dire « en haut » et « tropos » signifie « tourner ». Nous sommes des êtres debout tournés vers en haut. Isidore de Séville justifie cette étymologie incertaine en citant les vers du poète romain Ovide : « Tandis que les autres animaux sont penchés en avant et regardent la terre, les dieux ont fait cadeau à l’homme d’un visage relevé et lui ont ordonné de considérer les cieux, et d’élever, debout, son regard jusqu’aux étoiles »

Comme Ulysse, laissons les Lotophages à leur oubli et embarquons vers notre Ithaque même si la route est encore longue.

Paul Sernine




L’angoisse de l’Infini

Une de mes grands-tantes pratiquait l’art exigeant de la cartophilie. Amoureusement, elle amassait, dans d’innombrables albums, des cartes postales classées par pays et par régions. Voyageant peu, elle s’évadait de la monotonie du quotidien en contemplant plages ensoleillées, palmiers au vent et ruines illuminées par le soleil couchant. Soudain, du jour au lendemain, elle a renoncé à son violon d’Ingres et par là-même à ses voyages virtuels. La raison? Ma tante avait découvert, lors d’une escapade espagnole, que les cartes postales ne correspondaient pas à la réalité.

Il en va de même pour certains auteurs, comme Charles Maurras, qui suscitent des commentaires spécieux, de doctes anathèmes et des morales sentencieuses. Ces auteurs «maudits» sont trop souvent réduits à des «cartes postales», c’est-à-dire à la doxa commune des penseurs de seconde main et de la presse dite «engagée». Quand nous lisons réellement leurs œuvres et que nous partageons un moment en leur compagnie, nous ne pouvons que renoncer aux «cartes postales» de l’opinion dominante. La publication de la correspondance entre Charles Maurras et des carmélites nous donne l’opportunité de vivre cet exercice de salubrité mentale.

Un inconnu

Contrairement à Léon Blois ou à Georges Bernanos, Charles Maurras reste bien souvent un inconnu. Trop longtemps ses œuvres furent introuvables hormis chez quelques bouquinistes érudits, tombées dans un certain discrédit et réduites à des formules, souvent mal interprétées, telles que «l’opposition du pays réel au pays légal», «la divine surprise», «le nationalisme intégral» et j’en passe. Celui qui fut le maître à penser de toute une génération peut être redécouvert aujourd’hui.

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

Charles Maurras est né à Martigues, en Provence, le 20 avril 1868. À l’âge de quatorze ans, il devient sourd et doit renoncer à entrer à l’École navale. Sa mère prend pour précepteur l’abbé Jean-Baptiste Penon, qui donne des cours particuliers au jeune Charles et qui fut selon les propos de l’adolescent «la bénédiction de sa vie».

Après avoir obtenu son baccalauréat, Maurras s’installe à Paris avec sa mère et son frère. Ne pouvant suivre les cours à cause de son handicap, il fréquente assidûment les bibliothèques, où il perfectionne ses connaissances. Il en profite pour collaborer à différents journaux et revues. En 1891, Maurras fonde avec Jean Moréas l’École Romane, qui est un groupe de jeunes poètes opposés aux symbolistes et prônant un néo-classicisme débarrassé de tout académisme.

Dès 1889, les idées politiques de Maurras évoluent vers la monarchie. Dix ans plus tard, il rejoint la Revue d’Action française fondée par Maurice Pujo et Henri Vaugeois. Sous l’impulsion de Maurras, cette revue nationaliste et républicaine devient royaliste. En 1905, il fonde la Ligue d’Action française pour soutenir la revue éponyme. En 1906, avec l’aide de Léon Daudet, la revue mensuelle devient un quotidien sous le titre bien connu: L’Action française.

Il ne faudrait pas oublier que Maurras est également un auteur reconnu avec Le Chemin de Paradis (1895), nouvelles philosophiques; Anthinéa (1900), essai de voyage principalement sur la Grèce; Les Amants de Venise (1900), traitant de l’histoire d’amour de George Sand et Alfred de Musset; Enquête sur la monarchie (1900) et L’Avenir de l’intelligence (1905).
Maurras perdit une partie de son influence politique lorsque, le 29 décembre 1926, l’Église catholique romaine mit à l’Index certains de ses livres et L’Action française, le privant ainsi de nombreux sympathisants au sein du clergé français.
Le Martégal est reçu à l’Académie française en 1938. Pendant l’occupation allemande, tout en étant fermement opposé au nazisme, il soutient le régime de Vichy. Il est arrêté en septembre 1944, jugé et condamné pour «intelligence avec l’ennemi» à la réclusion à perpétuité. Libéré en 1952 pour raisons de santé, il expire le 16 novembre de la même année à la clinique Saint-Grégoire de Saint-Symphorien-lès-Tours.

La question du Mal

L’épreuve de la surdité a conduit l’adolescent Maurras à l’agnosticisme. Afin de bien comprendre cet agnosticisme, on peut rapprocher Maurras de Charles Jundzill, personnage réel qui lui sert de héros dans une étude sur Auguste Comte: «[…] Avant sa dix-neuvième année, il avait constaté jusqu’à l’évidence son inaptitude à la foi et surtout à la foi en Dieu. […] On emploierait un langage bien inexact si l’on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu: aucune interprétation théologique du monde et de l’homme ne lui était plus supportable.» Maurras explique dans une lettre du 21 janvier 1937 où il proteste vivement contre les accusations d’athéisme ou d’irréligiosité lancées à son encontre: «Je ne suis ni athée comme l’on dit, et l’auront cru, d’innombrables imbéciles, ni irréligieux. Mais mon sentiment profond des Puissances supérieures n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme, et, si ce qui m’est donné ou offert comme explication me paraît redoubler les difficultés, c’est un fait auquel je ne peux rien!»

Pourquoi «ce besoin rigoureux de manquer de Dieu»? Pourquoi est-ce que son sentiment religieux «n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme»? En fait, Maurras ne peut accepter l’existence du Mal, qu’il expérimente jusque dans sa propre chair avec l’épreuve de la surdité. Comme il l’admettait au chanoine Cormier, Maurras ne peut pas réciter la fin du «Notre Père»: «Et ne nos inducas in tentationem» (Ne nous induis pas en tentation). Bien plus, il ne «comprend pas qu’on puisse demander à Dieu, qui est souverainement bon, de ne pas tromper ses créatures». Et l’académicien de poursuivre: «Toujours ce problème du mal qui me harcèle. Je n’arrive pas à comprendre comment Dieu qui est le Souverain Bien peut tolérer le mal.»

La négation désespérée

À la fin de sa vie, dans ses entretiens avec le prêtre qui le visite, Maurras reconnaît: «Tous mes raisonnements n’aboutissent à rien. Je suis comme un écureuil qui tourne dans sa cage. Depuis des années je me heurte aux murs d’une prison. Je suis las de tourner ainsi.» Nous voyons bien que le polémiste a fait place au sage et que son attitude uniquement fondée sur la raison le mène dans une impasse. Malgré l’admiration qu’il voue à l’Église catholique pour ses bienfaits et non pas seulement comme principe d’ordre social, Maurras écrit, le 14 septembre 1936: «Je ne peux pas dire: ʻJe croisʼ quand je ne crois pas.»

Cette négation désespérée d’une réponse possible à sa quête le tourmente et l’écartèle intérieurement. L’âme de Maurras vit implicitement l’expérience décrite dans les premières pages des Confessions (I, 1) de saint Augustin: «Tu nous as faits pour Toi Seigneur et notre cœur est inquiet, jusqu’à ce qu’il repose en toi.»

Ce n’est pas qu’il ne veut pas croire, c’est qu’il ne peut pas. Toutefois, il reconnaît que son agnosticisme n’est pas immobile et qu’il a constaté avec étonnement que sa réflexion l’avait éloigné de certains faits qu’il croyait autrefois insurmontables. Il reste à Maurras le désir: «[…] Je ne puis quant à moi, retenir des procédures de Pascal autre chose que le chercher en gémissant, quelquefois même sans plainte, sans autre sentiment que le désir de voir, de savoir, de trouver» (lettre du 6 mars 1937).

À Maurras, qui a besoin de «comprendre pour croire», on peut répondre en écho avec cette phrase que Blaise Pascal met sur les lèvres du Christ: «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé» (pensée 553).

Le fil rouge du Benedictus

Nous apprenons dans cette correspondance que Maurras éprouve une affection particulière pour la prière du «Benedictus», appelée aussi le «cantique de Zacharie», qui figure dans le texte de l’Évangile selon Luc (Lc 1, 68-79). Ce texte est prononcé par Zacharie à la naissance de son fils Jean-Baptiste. Le Jeudi saint de 1945, il écrit: «quelquefois, la nuit, je me sens bercé pas les longues volutes de son rythme qui ne m’a pas quitté depuis le Collège.»

Au printemps 1937, Maurras avait écrit un verset de ce cantique au dos d’une image pieuse envoyée aux carmélites. Le texte au dos de l’image était: «Illuminare his qui in tenebris et in umbra mortis jacent», c’est-à-dire: «Illumine ceux qui sont couchés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort». Or Maurras a commis une erreur, au lieu de «sedent» (assis), il a écrit «jacent» (couchés). Les pieuses carmélites ayant envoyé, à l’insu de l’auteur, la carte au pape Pie XI, ce dernier désire connaître la raison de ce changement. Et Maurras de répondre au souverain pontife: «[…] il s’agit d’une erreur de mémoire. Cependant je ne peux m’empêcher de me demander si cette erreur était absolument fortuite et ne tirait pas sa raison de quelque logique secrète. […]» Et Maurras d’ouvrir son âme au pape qui a condamné L’Action française: «Le ʻjacentʼ, inexact par rapport au texte, se rapportait à mon état personnel. Celui qui ʻgîtʼ quelque part n’y gît point parce qu’il le veut, mais parce qu’il y est. Il est là, il en est là, il ne peut y avoir été jeté: non assis, mais couché dans l’ombre de la mort, ce n’est point par volonté, ni par le choix de son cœur» (25 mai 1937).

Le «vieux cœur de soldat n’a point connu la haine»

L’échange épistolaire entre Maurras et les religieuses de Lisieux met en évidence les liens qui unissent l’écrivain et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus; ces liens vont conduire Maurras à dépasser sa rationalité d’agnostique. Peu à peu, l’intelligence de Maurras va se laisser éclairer et comprendre que «ce n’est pas avec les yeux, mais avec le cœur qu’il faut chercher Dieu» (s. Augustin, 7e sermon sur la 1ère épître de Jean, 10).

La lecture de cette correspondance nous fait découvrir un autre Maurras. Loin du polémiste autant redouté que redoutable, nous découvrons l’homme nu face à la question de l’Infini. Nous abordons avec pudeur le chemin secret de la grâce dans un cœur sincère épris de vérité. Nous comprenons pourquoi, au soir de sa vie, il a reçu l’extrême-onction et vraisemblablement dit: «Pour la première fois, j’entends quelqu’un venir.»

Un chemin de conversion – Correspondance choisie entre Charles Maurras et deux carmélites de Lisieux (1936-1952), rassemblée par Xavier Michaux, Téqui, 2022.

Prière de la fin

Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.
Ce vieux cœur de soldat n’a point connu la haine
Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.

Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour un Roi, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel,
La France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint Michel.

Notre Paris jamais ne rompit avec Rome.
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit,
Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme,
Les visages divins qui sortent de ma nuit:

Car, Seigneur, je ne sais qui vous êtes. J’ignore
Quel est cet artisan du vivre et du mourir,
Au cœur appelé mien quelles ondes sonores
Ont dit ou contredit son éternel désir.

Et je ne comprends rien à l’être de mon être,
Tant de Dieux ennemis se le sont disputé!
Mes os vont soulever la dalle des ancêtres,
Je cherche en y tombant la même vérité.

Écoutez ce besoin de comprendre pour croire!
Est-il un sens aux mots que je profère? Est-il,
Outre leur labyrinthe, une porte de gloire?
Ariane me manque et je n’ai pas son fil.

Comment croire, Seigneur, pour une âme que traîne
Son obscur appétit des lumières du jour?
Seigneur, endormez-la dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.




Le héraut de la raison

19 avril 2005, je me souviens encore de la forte impression que m’avait faite ce passage de l’homélie d’ouverture du conclave prononcée par le cardinal Joseph Ratzinger: «Combien de vents de doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de pensée […]. La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballotée par ces vagues – jetée d’un extrême à l’autre: du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme; du collectivisme à l’individualisme radical; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux, de l’agnosticisme au syncrétisme, et ainsi de suite. […] Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner ʻà tout vent de doctrineʼ, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.» Force est de constater que ces propos sont on ne peut plus pertinents actuellement. Mais qu’est-ce que le relativisme? Comment lutter contre cette dictature insidieuse?

Vous avez dit relativisme?

Il est courant d’entendre autour de nous ces phrases somme toute banales: «C’est vrai pour toi mais pas pour moi.», «La beauté est dans l’œil de celui qui regarde.», «La Vérité n’existe pas», «Tout dépend du contexte»… Bienvenue dans la dictature du relativisme! Bienvenue dans notre quotidien! Bienvenue chez vous! On peut dire que le relativisme est l’idée que la vérité absolue n’existe pas, que tout est relatif, subjectif, en fonction des circonstances. Bien plus encore, le relativisme est la négation de la capacité de la raison humaine à parvenir à la vérité, à parvenir à Dieu qui est la Vérité absolue.

En novembre 1999, lors d’un colloque à la Sorbonne, le cardinal Ratzinger illustrait le relativisme avec la fable indienne des aveugles-nés et de l’éléphant. Un roi avait réuni des aveugles-nés qui ignoraient ce qu’était un éléphant. On fit toucher à chacun une partie différente du corps de l’animal en lui disant: «Ceci est un éléphant». Certains touchèrent le flanc vaste et robuste, d’autres les défenses lisses et pointues, d’autres encore la trompe ondulante, l’oreille ou la queue balayant l’air. A la fin de l’exercice, le souverain demanda aux aveugles ce qu’était un éléphant et chacun de donner une explication différente, le tout se terminant en pugilat.

Cette fable illustre aussi que la prétention à la vérité conduirait à un comportement violent et totalitaire. Au contraire, accepter l’aspect relatif de chacune de nos convictions permettrait le dialogue, la tolérance, le «vivre-ensemble» et la convivialité. Mais à quel prix! Pour le cardinal Ratzinger, le relativisme est «la philosophie post-métaphysique de l’Europe» qui s’impose de façon hégémonique au travers des «valeurs» démocratiques et libérales.

Benoît XVI prône-t-il, pour autant, le retour à une société sacrale et théocratique? Que nenni. Prenons l’exemple de la liberté de religion, qui est souvent invoqué par les tenants du relativisme. Dans son discours du 22 décembre 2005, le défunt pape distingue différents plans: «Si la liberté de religion est considérée comme une expression de l’incapacité de l’homme à trouver la vérité, et par conséquent, devient une exaltation du relativisme alors, de nécessité sociale et historique, celle-ci est élevée de façon impropre au niveau métaphysique et elle est ainsi privée de son véritable sens, capable de connaître la vérité de Dieu, et, sur la base de la dignité intérieure de la vérité, est liée à cette connaissance. Il est, en revanche, totalement différent de considérer la liberté de religion comme une nécessité découlant de la coexistence humaine, et même comme une conséquence intrinsèque de la vérité qui ne peut être imposée de l’extérieur, mais qui doit être adoptée par l’homme uniquement à travers le processus de la conviction. Le concile Vatican II, reconnaissant et faisant sien à travers le décret sur la liberté religieuse un principe essentiel de l’État moderne, a repris à nouveau le patrimoine plus profond de l’Église.»

Croire détenir la vérité, ne serait-ce pas faire un pas vers l’intolérance? Dans un livre d’entretiens avec le journaliste Peter Seewald, Benoît XVI n’hésitait pas à affirmer que nous ne détenons pas la vérité, au contraire c’est elle qui nous détient. Cependant, «personne ne contestera qu’il faut être prudent lorsque l’on revendique la vérité. Mais la rejeter complètement en la déclarant inaccessible peut être destructeur.»

La raison mutilée

Pour Benoît XVI, «l’homme doit chercher la vérité, car il en est capable.» Le pape poursuit en affirmant: «la vérité nécessite des critères de vérification et falsification. Elle doit toujours être accompagnée de tolérance. Mais la vérité nous souligne aussi les valeurs constantes qui font de l’humain un être exceptionnel. C’est pourquoi l’humilité de reconnaître la vérité et de l’accepter comme standard doit être apprise et pratiquée de nouveau.» Face à la raison mutilée et amoindrie du relativisme, le pape émérite nous invite à un exercice plénier de cette dernière.

En fait, on peut même parler d’un rationalisme chrétien. La constitution pastorale Gaudium et Spes du concile Vatican II affirme que «participant à la lumière de l’intelligence divine, l’homme a raison de penser que, par sa propre intelligence, il dépasse l’univers des choses. […] Toujours cependant il a cherché et trouvé une vérité plus profonde. Car l’intelligence ne se borne pas aux seuls phénomènes; elle est capable d’atteindre, avec une authentique certitude, la réalité intelligible, en dépit de la part d’obscurité et de faiblesse que laisse en elle le péché.»

En authentique chercheur, Benoît XVI a prononcé le 12 septembre 2006 à l’université de Ratisbonne une lectio magistralis. La polémique suscitée par une citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue (règne de 1391 à 1425) s’adressant à un Perse au sujet de la guerre sainte est toujours dans nos mémoires: «Montre-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau et tu ne trouveras que du mauvais et de l’inhumain comme ceci, qu’il a prescrit de répandre par l’épée la foi qu’il prêchait.» Le reste du développement de Manuel II Paléologue, repris par le pape et omis par la presse de l’époque est assez significatif: «Dieu ne prend pas plaisir au sang, et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu.»

Le but de cette lectio était non pas de stigmatiser l’islam, mais bien de parler de la relation entre la foi et la raison. La polémique autour de la citation de l’empereur byzantin a passé sous silence le fait que cette intervention du souverain pontife était une critique en règle de la modernité et de sa raison mutilée. Le pape émérite y décrit les différentes étapes: la symbiose gréco-chrétienne qui sera au fondement de l’Europe ainsi que sa destruction à l’époque moderne avec le processus de déshellénisation du christianisme.
La conclusion de cette conférence est plus que significative de la pensée de Benoît XVI: «L’Occident est menacé depuis longtemps par le rejet des questions fondamentales de la raison et ne peut en cela que courir un grand danger. Le courage pour l’élargissement de la raison, non la dénégation de sa grandeur – tel est le programme qu’une théologie responsable de la foi biblique doit assumer dans le débat actuel. ʻNe pas agir selon la raison (selon le Logos) s’oppose à la nature de Dieuʼ, répliqua Manuel II, depuis sa vision chrétienne de l’image de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est dans ce grand Logos, dans cette large raison que nous invitons nos partenaires au dialogue des cultures.»

Restaurer la raison

Afin de restaurer la raison dans sa plénitude, elle doit être purifiée et tournée vers Dieu. Dans son discours à Westminster en 2010, Benoît XVI souligne en effet que la raison humaine mutilée par le relativisme doit constamment être purifiée par la religion. «Sans le correctif apporté par la religion, d’ailleurs, la raison aussi peut tomber dans des distorsions, comme lorsqu’elle est manipulée par l’idéologie, ou lorsqu’elle est utilisée de manière partiale si bien qu’elle n’arrive plus à prendre totalement en compte la dignité de la personne humaine. C’est ce mauvais usage de la raison qui, en fin de compte, fut à l’origine du trafic des esclaves et de bien d’autres maux sociaux dont les idéologies totalitaires du XXe siècle ne furent pas les moindres. C’est pourquoi, je voudrais suggérer que le monde de la raison et de la foi, le monde de la rationalité séculière et le monde de la croyance religieuse reconnaissent qu’ils ont besoin l’un de l’autre, qu’ils ne doivent pas craindre d’entrer dans un profond dialogue permanent, et cela pour le bien de notre civilisation.»
Loin d’être un conservateur étriqué, Benoît XVI a été et restera ce héraut de la raison qui nous lance la même invitation que celle faite à l’Action Catholique Italienne en 2008: «[…] Sachez élargir les espaces de rationalité sous le signe d’une foi amie de l’intelligence, aussi bien dans le domaine de la culture populaire et diffuse que dans celui d’une recherche plus élaborée et réfléchie.»

L’avenir de notre civilisation est à ce prix. Sommes-nous prêts à le payer?




Vivre libre

Printemps 1990, une salle de cinéma, une équipe d’adolescents, des pop-corn et un film. Une histoire somme toute banale: John Keating, enseignant de littérature, aux méthodes peu orthodoxes, arrive dans la très sérieuse académie Welton et va bouleverser la vie de ses élèves. Une des scènes se déroule dans une caverne où des étudiants se réunissent pour former une étrange société. En début de séance, l’un d’eux lit un poème, en fait une citation arrangée, d’un certain Henry David Thoreau: «Je m’en allais dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte. Vivre, intensément, et sucer toute la moelle de la vie. Mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie pour ne pas découvrir, à l’heure de ma mort, que je n’avais pas vécu.» Vous avez reconnu Le Cercle des poètes disparus (1989). Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet de ce film sur l’esprit d’un jeune idéaliste. C’est aussi comme cela que Thoreau est entré dans ma vie.

«Les idées ne se promènent pas toutes nues dans les rues.»

L’heureuse formule de Jacques Julliard se vérifie une fois de plus. Il ne suffit pas de lire Walden ou La désobéissance civile au coin du feu d’une ZAD quelconque pour comprendre la richesse de la pensée de Thoreau. Il faut, selon l’austère méthode de Sainte-Beuve, connaître la vie, le contexte et toute l’œuvre d’un auteur.

Henry David Thoreau est un homme de son temps dont la pensée ne se résume pas à ses deux célèbres textes. Né à Concord dans le Massachusetts en 1817, Thoreau sort diplômé de l’université de Harvard à dix-huit ans. Il exerce le métier d’instituteur avant de quitter l’enseignement en raison de son refus d’appliquer les châtiments corporels. Il se lie avec Ralph Waldo Emerson qui deviendra son mentor. Il passe trois ans à New York avant de revenir définitivement s’établir à Concord en 1844. Au printemps 1845, il construit une cabane au bord de l’étang de Walden, à trois kilomètres de Concord et à proximité d’une voie de chemin de fer. Il y vit vingt-six mois. Ce sera la source de l’ouvrage éponyme publié en 1854. A partir de 1842, Thoreau cesse de payer l’impôt par tête (la capitation) afin de protester contre la politique esclavagiste et la guerre contre le Mexique. Cela durera quatre ans, jusqu’au moment où il est emprisonné durant une nuit. Une bonne âme va payer son impôt. En 1849, il s’appuiera sur cette expérience pour écrire La résistance au gouvernement civil, qui deviendra après sa mort La désobéissance civile. Auteur d’une abondante correspondance, d’un journal et de nombreux essais, Thoreau meurt de la tuberculose à l’âge de quarante-quatre ans. Ecoutons Emerson, qui a su peindre avec beaucoup de délicatesse le portrait intérieur de son ami: «C’était un médecin des blessures de l’âme, qui connaissait non seulement le secret de l’amitié, mais qui était presque vénéré par les quelques personnes qui faisaient appel à lui pour qu’il soit leur confesseur et leur prophète et connaissaient la valeur intrinsèque de son esprit et de son grand cœur.»

Thoreau s’inscrit dans la vie intellectuelle de son époque, durant laquelle les états-Unis vivent sous la loi du progrès inhumain, de la technique bruyante et du culte puritain du travail. Dans ce contexte, un groupe d’hommes et de femmes mené par Ralph Waldo Emerson (1803-1882) lance une vraie révolution. On les appelle les transcendantalistes. Ces personnes veulent exister et penser différemment. Inspirées par un romantisme allemand ayant transité par l’Angleterre et renouant avec la philosophie antique et orientale, elles proposent un humanisme renouvelé. Il s’agit, en fait, d’une sagesse qui invite l’individu à retrouver, au contact de la nature qu’il faut préserver, sa pureté originelle.

Walden ou la vie dans les bois

Le 4 juillet 1845, date symbolique puisqu’il s’agit du jour où les états-Unis commémorent leur indépendance, Thoreau proclame la sienne en s’installant dans sa cabane près de l’étang Walden. Il ne faut pas se méprendre, cela n’a rien à voir avec le film Into the Wild (2007), de Sean Penn; il s’agit de faire l’expérience d’une vie simple en étant seul dans les bois. Thoreau ne vit pas comme un anachorète, il côtoie des amis, se rend même à Concord et entretient une grande correspondance avec le monde extérieur. Cette expérience va durer deux ans et deux mois et donner naissance à Walden ou la vie dans les bois.

Walden n’est pas qu’un simple «nature writing» et sa lecture n’est pas si évidente qu’on veut le croire. Stanley Cavell, spécialiste de Thoreau, propose plusieurs niveaux de compréhension: le premier niveau est celui du sens commun, le second celui de la vérité rigoureuse et le troisième celui de l’austère beauté. Le sens commun représente le sens littéral du texte; la vérité rigoureuse s’adresse à notre raison et nous invite à la réflexion; l’austère beauté, quant à elle, se révèle après que l’on a passé par les étapes précédentes et nous indique ce vers quoi nous devons tendre. Le texte de Thoreau est une invitation à une réelle expérience transcendantaliste qui fera du lecteur un vrai philosophe: «Etre philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité et de confiance. Cela consiste à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie, mais en pratique.»

La désobéissance civile

Petit texte paru en 1849, La désobéissance civile s’inscrit dans le contexte de la guerre contre le Mexique et de la lutte anti-esclavagiste.

Stanley Cavell montre qu’il faut entendre «désobéissance civile» dans le sens qu’Emerson donne au terme «conversion» ou «révolution». éclairage intéressant, car, loin d’être un texte pour jeunes révoltés, La désobéissance civile est un acte de libération individuelle: «Si l’injustice est inhérente à la friction nécessaire au bon fonctionnement de la machine gouvernementale, il n’y a qu’à la laisser faire. Peut-être qu’à l’usage, elle va s’adoucir; la machine quant à elle va s’user. Si l’injustice a un ressort, une poulie, une corde ou une manivelle pour son usage exclusif, peut-être qu’alors il faudra vous demander si le remède n’est pas pire que le mal; mais s’il est dans sa nature d’exiger de vous que vous soyez l’instrument de l’injustice à l’égard d’autrui, je dis alors: enfreignez la loi. Que votre vie agisse comme une contre-friction pour arrêter la machine. Ce que je dois faire est de veiller, en tout cas, à ne pas être complice de l’injustice que je condamne.»

La démarche de Thoreau est simple. S’il n’a rien à voir avec l’injustice commise par l’État, «il s’en lave les mains», par contre s’il sert cette injustice de quelque façon que ce soit, il doit désobéir au nom de sa conscience. Cette désobéissance civile a trois fonctions. Tout d’abord elle indique au gouvernement que vous êtes contre lui, dans un second temps elle sert de témoignage auprès du peuple et entraîne des comportements similaires, pour finir elle bloquerait l’appareil étatique par la désobéissance des fonctionnaires.
Comme on peut le constater, il ne s’agit pas de manifestation de masse mais bien d’un acte individuel libre et responsable: «(…) il y a peu de vertu dans l’action de masse des hommes. Quand la majorité finira par voter l’abolition de l’esclavage, ce sera parce qu’elle lui sera indifférente ou parce qu’il en restera peu qui soit aboli par ce vote. Ce seront eux les seuls esclaves. La seule voix qui hâte l’abolition de l’esclavage est celle de l’homme qui engage par là sa propre liberté.»

Thoreau se définissait comme «un citoyen libre de l’univers, qui n’est condamné à appartenir à aucune caste». Les auteurs de l’anthologie Les Penseurs libéraux (Les Belles Lettres, 2012) ont compris Thoreau bien mieux que José Bové et ses séides, en y incluant un extrait de La désobéissance civile. Le sage de Concord nous rappelle que le libéralisme possède une dimension anarchisante: «Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins.» Dans un pays où l’on réglemente sur tout et sur rien, où la liberté individuelle se réduit progressivement, où la dictature du petit nombre s’impose; offrez un ouvrage de Thoreau à vos élus d’un parti qui se définit aussi comme libéral.

Une biographie:

Thierry Gillybœuf, Henry David Thoreau, le célibataire de la nature, Fayard, 2012.

Des oeuvres de Henry David Thoreau en traduction française:

Walden ou la vie dans les bois, Albin Michel, 2020.
Les essais dans un coffret de treize petits volumes, Le Mot et le Reste, 2021.
Correspondance générale en trois tomes, La Part Commune, 2018-2020.
Journal en quinze volumes dont cinq de parus, Finitude, depuis 2012.




Écrire ou mourir

Il m’arrive parfois de m’emporter et de lancer à mon interlocuteur médusé: «Je vous laisse le choix des armes et je vous attends à l’extérieur.» Hélas, je le sais bien, le monde a changé et on me rappelle sans cesse que l’on ne se bat plus au fleuret ou à l’épée dans la brume du petit matin. L’envie désuète de régler une question par un duel me vient sans doute de mes années d’escrime mais plus encore de la lecture des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Mon édition de poche des aventures d’Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan est préfacée par Robert Nimier. J’y lis que «les jeunes Français […]sont élevés dans la discipline des “Mousquetaires” (et qu’) ils y apprennent des vertus cardinales […], la noblesse, le mystère, la force et l’audace». C’est aussi pour cela que j’ai quelquefois envie de me battre en duel. C’est pour cela que j’aime à lire les œuvres de ces rebelles que furent les Hussards.

Professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, Marc Dambre nous offre une synthèse magistrale et exhaustive sur ce qu’il nomme l’«histoire d’une rébellion en littérature». A travers les vies croisées de Nimier, Blondin, Laurent et Déon, Marc Dambre nous fait revivre tout un pan peu connu de l’histoire culturelle de l’après-guerre.

Oubliés de l’Université, laissés de côté par les manuels scolaires, qui sont les Hussards? Qu’est-ce qui les anime?

Un portrait à charge

En décembre 1952, Bernard Franck, bon soldat de la lourde infanterie sartrienne, publie un article pour brocarder de jeunes auteurs: Blondin, Laurent et Nimier. Il les classe à droite, péché suprême, en les appelant «les Hussards». Depuis lors, on retient cette appellation et la description qu’en donne Franck: «Ils aiment les femmes […], les autos […], la vitesse […], les salons […], les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). Ils sont truqués comme un après-guerre, presque touchants à force de vouloir nous persuader que nous sommes en 1925 et que tout va recommencer […]. Envers la littérature, il se conduisent comme ces petits-bourgeois qui vont au bordel […].» Bref, les Hussards semblent être des adolescents révoltés, fils à papa profitant de la vie. Tout n’est pas si simple pour ne pas dire simpliste.

Des contestataires de droite

En réalité, si ces jeunes auteurs sont bien de droite, ils ne sont pas conservateurs pour autant. Loin de défendre des valeurs comme l’Église, l’armée, la patrie et le mariage, ils s’en méfient et adoptent même un certain cynisme à leur égard. Ils appartiennent «à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé» (Nimier). Dès lors, la société leur apparaît comme superficielle et marquée d’insuffisances. Face à cette crise des valeurs, ils se posent comme supérieurs à la société médiocre. Ils refusent toute compromission et portent un regard autant lucide que désabusé: «En politique, il n’y a, à présent aucune valeur, aucune idée, aucun parti (reconnu ou clandestin), aucune doctrine qui ne soit volontairement ou involontairement solidaire d’un mensonge, d’une injustice, d’un crime ineffable ou d’une palinodie» (Jacques Laurent).

Contrairement à l’engagement existentialiste d’un Sartre ou d’un Camus, ils se font les chantres d’un désengagement, d’une démilitantisation. Pourquoi?

Déçus par un idéal impossible, les Hussards sont poussés par une désespérance: «Il faut savoir désespérer jusqu’au bout» (Nimier). Le monde se divise en deux camps: les opposants et les complices du chaos. Cette attitude permet de comprendre leur posture paradoxale déjà exprimée par Baudelaire dans «l’héautontimorouménos», poème connu de Nimier: «Je suis la plaie et le couteau! / Je suis le soufflet et la joue! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau!».

Vive la mort!

Céline n’hésitait pas à affirmer, dans un entretien à l’ORTF en 1961, que «la vraie inspiratrice c’est la mort». Les Hussards l’ont bien compris et surtout vécu. Ils ne s’engagent pas pour une cause mais ils engagent leur propre vie quand ils écrivent. C’est ce qui peut les rendre odieux, insupportables comme François dans L’enfant triste de Nimier. Il y a donc une dimension tragique à ne pas négliger. Nous sommes loin de la description alcool, femme, vitesse, etc.

En somme, les Hussards n’ont qu’une alternative: écrire ou mourir. Comment ne pas citer la lettre de Jean-René Huguenin à Jean Le Marchand: «Je fourre mes mains dans mes poches pour que l’ennemi ne voie pas qu’elles tremblent d’appréhension avant le grand combat, je fais une prière muette et recommande mon âme à Dieu, puis je descends une à une les marches du fortin et j’attends les cavaliers qui approchent en galopant sans craindre la défaite puisque je ne connaîtrai que la victoire ou la mort – vous l’avez dit. Écrire ou mourir.»
A l’heure où le prix Nobel de littérature est attribué à Annie Ernaux pour «le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle»; à l’heure où l’on s’extasie sans recul critique sur Sa Préférée, de Sarah Jollien-Fardel, en soulignant que ce roman peut libérer la parole; à l’heure où l’on s’émeut des poèmes et des chroniques «engagés» de Quentin Mouron, je rêve de nouveaux «Hussards» ou d’un duel.

Le style hussard

«Le style du hussard, c’est le désespoir avec l’allégresse, le pessimisme avec la gaieté, la piété avec l’humour. C’est un refus avec un appel. C’est une enfance avec son secret. C’est l’honneur avec le courage et le courage avec la désinvolture. C’est une fierté avec un charme; ce charme-là hérissé de pointes. C’est une force avec son abandon. C’est une fidélité. C’est une élégance. C’est une allure. C’est ce qui ne sert aucune carrière sous aucun régime. C’est le conte d’Andersen quand on montre du doigt le roi nu. C’est la chouannerie sous la Convention. C’est le christianisme des catacombes. C’est le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie. C’est la solitude et le danger. Bref, c’est le dandysme.» Pol Vandromme, Roger Nimier, le Grand d’Espagne (1977)

Marc Dambre, Génération hussards, Perrin, 2022.
Pol Vandromme, Roger Nimier, Le Grand d’Espagne, Editions Vagabonde, 2002.
Marc Dambre, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, 1989.




Sus à l’éco-anxiété!

Nouvellement entré dans nos dictionnaires, le terme «éco-anxiété» est un mot omniprésent tant dans les médias que sur les réseaux sociaux. D’habitude, peu m’en chaut et je passe mon chemin en secouant la poussière de mes sandales. Jusqu’au jour où… L’an dernier à la fin des cours, un groupe d’élèves s’approche de mon bureau. Ils m’expriment leur lassitude à force d’ingurgiter des cours traitant d’écologie tout en les culpabilisant. Je leur demande d’être plus précis. On m’explique alors qu’outre le cours de géographie, les cours de langues (anglais et allemand) comprennent des modules leur distillant la bonne parole écologiste et que toute remise en question est bannie. Bien plus encore, le cours de musique sert de vecteur à l’idéologie écolo-gauchiste. Ce jour-là, derrière mon bureau, je n’ai su que leur répondre. En écrivant ces lignes je pense à eux…

D’habitude, les livres «scientifiques» m’ennuient et je dois me faire violence pour les lire. Ce ne fut pas le cas avec l’ouvrage d’Olivier Postel-Vinay. L’auteur, qui fut longtemps rédacteur en chef de la revue scientifique La Recherche, possède un indéniable sens de la vulgarisation sans jamais tomber dans la simplification outrancière. Avec ce livre, nous sommes conviés à une odyssée, celle de l’espèce humaine, qui nous fait parcourir notre globe sur près de 30’000 ans.

Une réalité indubitable

D’aucuns doivent se dire que l’auteur de Sapiens et le climat doit être un climatosceptique de plus issu de la nébuleuse conspirationniste. Que nenni, Olivier Postel-Vinay considère que le réchauffement climatique est une réalité indubitable. Cependant, il rejette les exagérations qui semblent bien souvent empreintes d’idéologie et de préconcepts discutables, et ce même chez certains scientifiques ou ONG. En fait, selon l’auteur, nous vivons un optimum climatique comme le monde en a déjà connu notamment aux temps des premiers empereurs romains et des croisades.

Ce livre prend en compte la recherche scientifique – notamment la paléoclimatologie – des vingt dernières années, qui a modifié en profondeur la vision que nous avons de l’histoire de l’humanité: l’époque néolithique et son réchauffement climatique (plus important qu’aujourd’hui) qui a permis de nombreuses innovations, la chute de l’empire romain et le rôle central qu’y joue le climat, la fin des Incas et des Mayas, la Révolution française.

Les Philippulus de la décroissance et autres zélotes, qui brandissent comme un étendard le graphique en forme de «crosse de hockey» en nous prédisant la fin du monde, devraient sortir de leur conformisme idéologique et oser lire le livre d’Olivier Postel-Vinay. Pourquoi? Tout d’abord, il pourrait corriger leur bannière. Ce fameux graphique où l’on voit une ligne presque plate durant 2500 ans et qui monte en une diagonale infernale au début des Trente Glorieuses n’est pas crédible. Qu’en est-il des périodes chaudes comparables à la nôtre: entre 100 avant et 200 après Jésus-Christ, entre 1000 et 1300, entre 1920 et 1940? «La canne de hockey» devrait plutôt ressembler à un serpent ondulant.

La conclusion d’Olivier Postel-Vinay relève que, dans le cadre de notre optimum climatique, il faut souligner que trois éléments sont nouveaux: «Le premier est que les pays riches ont acquis les moyens de lisser les microcrises climatiques qui les affectent […]. Le second est qu’en raison de la conjonction entre les progrès de l’industrie et la croissance vertigineuse de la population mondiale, la concentration dans l’atmosphère des gaz à effet de serre que nous y injectons a atteint un niveau supérieur à tout ce que Sapiens a pu connaître depuis son arrivée sur terre. Ce qui conduit au troisième élément nouveau: nous vivons une crise climatique réellement sans précédent, en ce qu’elle se fonde non pas sur des bouleversements concrets entraînés par un changement climatique catastrophique, mais sur l’inquiétude générée par des scénarios élaborés par des spécialistes sur une crise à venir. Pour la première fois Sapiens vit une crise climatique par anticipation.»

L’ouvrage d’Olivier Postel-Vinay est autant purgatif que roboratif. Il nous permet d’éliminer l’éco-anxiété de notre intelligence tout en fortifiant notre entendement. En effet, il nous montre que, si les changements climatiques ont parfois été la cause de l’effondrement de certaines sociétés, ils ont aussi été le moteur des plus grandes innovations.

Olivier Postel-Vinay, Sapiens et le climat – Une histoire bien chahutée, Paris, Presses de la Cité, 2022.




Risquer la peur

C’est par l’entremise du petit écran que j’ai découvert Bernanos. A l’âge de seize ans, j’ai été bouleversé par Sous le soleil de Satan, le film de Maurice Pialat. Quelques jours plus tard, encore sous le choc, je me rends dans une librairie pour acquérir quelques ouvrages de Bernanos. Mes finances étant limitées, je me contente de deux romans en livre de poche. A la caisse, le libraire me regarde par-dessus ses lunettes et me demande pourquoi un adolescent s’intéresse à Bernanos. Après quelques explications, il me conseille d’aller dans une bouquinerie acheter les écrits polémiques de Bernanos en me disant «Cela va vous fouetter le sang!». Finalement je suis reparti avec le premier volume des Essais et écrits de combat de la collection de la Pléiade et une jolie ardoise chez le libraire. Si le film de Pialat avait provoqué un électrochoc, les écrits polémiques m’ont terrassé. Je me souviens encore de ce passage du Scandale de la vérité que j’avais recopié dans mon agenda: «Le scandale n’est pas de dire la vérité, c’est de ne pas la dire tout entière, d’y introduire un mensonge par omission qui la laisse intacte au dehors, mais lui ronge, ainsi qu’un cancer, le cœur et les entrailles.»

Un prophète

Dans son recueil d’articles, Sébastien Lapaque insiste à plusieurs reprises sur le fait que Bernanos est un prophète, non pas selon l’acception courante de celui qui prédirait l’avenir, mais au sens biblique du terme qui y voit l’homme de l’intimité avec Dieu. Il est vrai que l’écrivain nous transporte dans l’éternel et nous force à voir le véritable enjeu de notre vie humaine: «si nos bonheurs sont souvent terrestres nos malheurs sont toujours surnaturels».

Bernanos voit ce que les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. De ce décalage naît une angoisse. Pensons à Mouchette, qui sous le regard de l’abbé Donissan, se voit et découvre le monde avec lucidité: «Partout le péché crevait son enveloppe, laissant voir le mystère de sa génération: des dizaines d’hommes et de femmes liés dans les fibres du même cancer, et les affreux liens se rétractant, pareils aux bras coupés d’un poulpe, jusqu’au noyau du monstre même, la faute initiale, ignorée de tous, dans un cœur d’enfant.»
Dans le Journal d’un curé de campagne, un échange entre le curé et la comtesse nous invite à mieux comprendre cette angoisse: «La semence du mal et du bien vole partout, dit-il. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard: elle réprime ou flétrit les actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. (…) Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre (…).»

Savoir risquer la peur

Bernanos a vécu cette angoisse existentielle fondatrice. Il nous force à la clairvoyance afin de faire l’expérience de cette angoisse tout comme Blanche de La Force dans Le Dialogue des carmélites.

Dans cette œuvre posthume, l’action se situe dans un couvent du Carmel durant la Révolution française. Sœur Blanche y reçoit son frère, qui est sur le point de quitter la France. La religieuse justifie son choix de demeurer au couvent: «Vous me croyez retenue ici par la peur!» Et son frère de lui répondre: «Ou la peur de la peur. Cette peur n’est pas plus honorable, après tout, qu’une autre peur. Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque. Mais je vous parle peut-être ici un langage trop rude pour vous, un langage de soldat?»

Il s’agit d’une injonction à quitter un esprit bourgeois de «chrétiens de pain d’épice». Bernanos veut nous faire sortir de nos zones de confort. Trop souvent notre vie ressemble à celle décrite dans le Journal d’un Curé de campagne: «(…) Beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée».

L’esprit d’enfance

Comment «risquer la peur» et vivre «une véritable destinée»? Dans Les Enfants humiliés, Bernanos explique qu’il écrit pour se justifier aux yeux de l’enfant qu’il fut. Étonnant? Non. Pour l’ancien Camelot du roi, l’esprit d’enfance c’est ce qui n’a pas encore été souillé par ce que les écrits de combat appellent le «réalisme», comprenons ici «l’esprit de Munich», c’est-à-dire l’esprit de compromission et d’accommodement. L’esprit d’enfance c’est aussi ce qui n’est pas perverti par les biens terrestres quels qu’ils soient. Mais c’est surtout un esprit chevaleresque marqué par l’honneur et le courage.

Le chemin pour retrouver cet esprit n’est pas aisé. La prieure du Dialogue des carmélites l’exprime en une formule de feu: «Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore.» Pensons ici à Chantal de Clergerie dans La Joie, qui rayonne «la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant».
Avec cet essai roboratif, Sébastien Lapaque a réellement fait siennes les premières lignes de La Grande Peur des bien-pensants: «J’écris ce livre pour moi, et pour vous – pour vous qui me lisez, oui: non pas un autre, vous, vous-même. J’ai juré de vous émouvoir – d’amitié ou de colère, qu’importe? Je vous donne un livre vivant.»

Sébastien Lapaque, Vivre et mourir avec Georges Bernanos, Éditions de l’Escargot, 2022.
François Angelier, Georges Bernanos – La colère et la grâce, Seuil, 2021.
Georges Bernanos, Scandale de la vérité, Bouquins, 2019.
Georges Bernanos, Ecrits de combats (1938-1945), Les Belles Lettres, 2017.
Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Ames, Editions du Rocher, 2017.