Pèlerin de l’Absolu

Lors de mes études à l’université, nous avions l’opportunité de découvrir l’Islam avec des cours dispensés par Tariq Ramadan. Je me souviens encore de la réaction d’une vieille dame, chargée de cours, qui nous avait simplement dit: «Lisez plutôt Massignon au lieu de perdre votre temps avec monsieur Ramadan!» Étrange conseil que le petit groupe d’étudiants a suivi. Par-delà la découverte du monde musulman, Massignon nous fit prendre conscience de l’autre dans sa différence et nous ouvrit de nouvelles perspectives.

Une vie hors norme

Peut-on imaginer un catholique revenant à la foi de son enfance après avoir été ébloui par l’Islam? Peut-on imaginer un professeur du Collège de France donnant des cours du soir dans des bidonvilles de la région parisienne à des immigrés? Peut-on imaginer un intellectuel français de première envergure, l’un des pères de l’islamologie, devenir prêtre? Oui! Cet homme s’appelle Louis Massignon.

Qui est Louis Massignon? C’est à cette question que voudrait répondre Manoël Pénicaud. Après trois chapitres plutôt chronologiques: «Famille, enfance et désirs d’Orient», «Premiers voyages en Orient» et «La reconversion dans le miroir de l’Islam»; l’auteur nous présente les différentes facettes de ce talentueux polymathe: le militaire, le savant, le mystique, l’intellectuel catholique engagé et le pèlerin. Le tout est enrichi de nombreux documents inédits.

Que peut nous apprendre Louis Massignon? Je dirai qu’il nous invite à un pèlerinage à la découverte tant de l’autre que de soi-même. En route!

De la découverte de l’autre…

L’approche de l’Islam de Massignon repose sur plusieurs caractéristiques: le décentrement, la sympathie, la recherche du phénomène et la globalité.

Tout d’abord l’orientaliste nous oblige au décentrement pour nous recentrer non seulement dans l’autre mais aussi dans l’axe de l’autre: «Faute d’avoir suffisamment pratiqué le Coran, bien des Européens ont étudié les penseurs musulmans “du dehors” sans entrer dans le cœur de l’Islam lui-même; n’ayant pas su devenir franchement les hôtes de cette Communauté […], ils n’ont pu saisir ni la structure rayonnante ni l’interdépendance centrale des vies que leur patiente érudition disséquait.»

Le décentrement implique une attitude de sympathie voire de compassion. Il ne s’agit pas d’une tactique mais d’une démarche douloureuse et purificatrice, «car l’attrait qui nous poussait à nous rapprocher de l’autre sans excepter rien de lui, ni les aspérités ou lacunes de sa pensée, c’était l’appel de Dieu à travers lui, qui ne nous fera posséder en nous la plénitude de la pensée absolue que lorsque nous l’aurons cherchée pour les autres, et à travers eux hors de nous, en renonçant à notre esprit propre et au solipsisme du système.»

Ces deux attitudes débouchent sur la découverte de l’originalité fondamentale de la personne, du texte, du phénomène ou de l’événement étudié. Massignon récuse toutes les fausses grilles de lecture imposées au réel, qu’elles soient marxiste, positiviste freudienne ou sociologique. La réalité étudiée échappant à tout préconcept, elle dicte elle-même les moyens de son étude.
Finalement, il faut considérer l’islamologie comme un tout. En effet, une fois que le cœur de l’objet étudié aura été pénétré, ce dernier apparaîtra dans sa globalité. Ce fut le cas pour la thèse monumentale de Massignon sur la passion d’al-Hallâj, où nous découvrons les interactions économiques, sociales et religieuses de l’empire des Abbassides au Xe siècle.

… à la découverte de soi

La découverte de l’autre permet la découverte de soi. Massignon résume cela dans un texte intitulé «Un vœu et un destin: Marie-Antoinette, reine de France»: «La vraie, la seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique; en agissant, loin de le souiller, elle le purifie.» Il s’agit, pour une personne, de faire coïncider son intériorité (son «vœu secret») avec son extériorité («sa vie publique»). En fait, la rencontre de l’autre me fait devenir moi-même. Vaste programme!

Loin de tout angélisme et de faux irénisme, le livre de Manoël Pénicaud nous invite à sortir des lieux communs et des clichés sur l’autre pour aller de l’avant. Comme l’écrivait Massignon à Paul Claudel: «Aller en avant vers Dieu, à fond, à travers la nuit noire où ne brillent que les fusées de l’ennemi».

Manoël Pénicaud, Louis Massignon – Le «catholique musulman», Bayard, 2020.
Louis Massignon, Ecrits mémorables I, Robert Laffont, 2009.
Louis Massignon, Ecrits mémorables II, Robert Laffont, 2009.




On se raconte des histoires…

Lors de l’un de mes passages dans une librairie d’occasion de la place lausannoise, j’ai eu l’audace de racheter le premier tome, en livre de poche, de la «Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations» d’Adam Smith. Tandis que je payais ledit ouvrage, un universitaire arborant fièrement des épinglettes de Karl Marx, Lénine et du drapeau de l’Union soviétique m’interpelle en me disant que Smith n’avait rien compris et qu’il avait sur la conscience tous les crimes du libéralisme. Je l’ai regardé avec une certaine commisération en lui disant: «Et si on parlait de Marx!».

Plus de deux cents ans après son trépas, Adam Smith demeure incompris. Les économistes et les beaux-esprits parlent doctement de la «main invisible» qui est une allégorie explicative de l’autorégulation du marché. En fait, Smith n’en parle que trois fois dans ses ouvrages. Dommage!

Anders Fjeld et Matthieu de Nanteuil considèrent que la science développée par Smith «n’est pas seulement une analyse des mécanismes de production et de circulation des richesses, elle est avant tout une réflexion sur les sociétés humaines à l’heure de la richesse». Cette réflexion se construit à partir de ce que nos deux auteurs appellent «l’imaginaire». En fait, Smith nous raconte des «histoires» pour changer le monde.

En effet, le philosophe écossais est un homme des Lumières qui rêve de progrès et d’émancipation. «Smith observe que le monde est en train de changer et il fait le pari que la richesse, envers laquelle il était auparavant très critique, peut libérer une énergie insoupçonnée et contribuer à l’émancipation des peuples.»

Les deux auteurs dégagent et analysent quatre fictions: la richesse comme une illusion qui excite, le travail comme un théâtre muet, la colonie (en Amérique du Nord) comme une seconde naissance de l’Europe et le commerce comme source d’émancipation.
Un exemple d’histoire qui a fait florès est celle de la manufacture d’épingles de L’Aigle en Normandie. Smith en tire sa théorie sur les «effets de la division du travail sur l’industrie générale de la société». En fait, Smith construit sa narration sur deux articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et passe sous silence tout ce qui ne va pas dans le sens de son histoire. La manufacture de L’Aigle ne repose pas sur la division du travail mais sur d’autres facteurs liés au contexte de la Normandie.

Adam Smith nous raconterait-il des histoires? Oui, car c’est le propre de l’être humain. Nous mentirait-il? Non, car comme le souligne Yuval Noah Harari, «une réalité imaginaire n’est pas un mensonge. […] Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde.»

Cette analyse peut rejoindre les études en économie narrative que nos deux auteurs passent sous silence. Selon Robert Shiller, il existe des «récits économiques». Ces récits peuvent changer les décisions économiques ainsi que la perception de la façon dont le monde fonctionne.
Adam Smith et ses histoires ont façonné notre imaginaire économique et changé le monde en profondeur. Si aujourd’hui on se racontait de nouveau des histoires… pour tourner la page.

Anders Fjeld, Matthieu de Nanteuil, Le monde selon Adam Smith – Essai sur l’imaginaire en économie, PUF, 2022.
Robert J. Shiller, Narrative Economics, Princeton University Press, 2019.




A bas l’intelligence !

Il y a quelques années, lors d’une soirée où les autorités politiques étaient présentes, j’ai eu la mauvaise surprise d‘entendre un ancien conseiller d’État affirmer à plusieurs reprises, qu’en politique, on n’avait pas besoin d’intellectuels et qu’il fallait se méfier d’eux. Le petit groupe qui taillait le bout de gras avec lui abondait en son sens en filant la métaphore. Le film d’Amenábar illustre assez bien cette tension entre le monde intellectuel, représenté par Miguel de Unamuno, et le monde politique, incarné par le général Franco et le commandant en chef de la légion espagnole Millán-Astray.

Tout comme Plutarque, Amenábar nous offre, avec ce film, des vies parallèles entre Unamuno et Franco.

Miguel de Unamuno (1864-1936), considéré comme le plus grand penseur espagnol de son époque, occupe les fonctions de recteur de la prestigieuse université de Salamanque à partir de 1900. Destitué en 1914 pour ses positions antimonarchiques, il est exilé aux Iles Canaries puis en France de 1924 à 1930. Lorsque la République est proclamée en 1930, il retrouve son poste de recteur.
Le film commence en 1936, lorsque les nationalistes se révoltent contre une république sombrant dans l’illégalité. Unamuno décide de les soutenir en leur versant 5’000 pesetas soit six mois de salaire. Là, c’est l’incompréhension de son entourage. Comment lui, l’homme qui s’est opposé à la monarchie puis à la dictature militaire de Primo de Rivera, lui qui fut le premier professeur d’université inscrit au parti socialiste, pouvait-il soutenir l’insurrection nationaliste des militaires? Dans les premiers jours de cette rébellion, le recteur de l’université de Salamanque la conçoit comme un des nombreux pronunciamientos qu’a connus l’Espagne au XIXe siècle. Il pense que les militaires vont rétablir l’ordre républicain. Il devait partager en cela l’opinion d’Alejandro Lerroux, radical républicain et président du conseil des ministres (1933-1935): «Ni Franco ni l’armée n’ont enfreint la loi, ni ne se sont élevés contre une démocratie légale, normale et fonctionnant normalement. Ils n’ont fait que la remplacer dans le vide qu’elle a laissé lorsqu’elle s’est dissoute dans le sang, la boue et les larmes.» Miguel de Unamuno va progressivement ouvrir les yeux sur la réalité de l’insurrection et prendre conscience de la tournure dramatique des événements. Le 12 octobre 1936, dans l’amphithéâtre de l’université où l’on célèbre la «Fête de la race», qui est le jour de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, Unamuno improvise un discours afin de répondre aux inepties proférées dans ce temple du savoir: «Il y a des circonstances où se taire est mentir. Car le silence peut être interprété comme un acquiescement. […] Vous vaincrez parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuader, il faudrait avoir ce qui vous manque: la raison et le droit dans la lutte.»

Il eut pour toute réponse le cri de «A bas l’intelligence!» et ne dut son salut qu’à la présence de la femme de Franco. Assigné à résidence, il rendit l’âme le dernier jour de 1936.

En parallèle Amenábar met en scène un Franco inattendu et assez proche du personnage historique. Tout comme l’a relevé Bartolomé Bennassar, biographe du Caudillo, nous nous trouvons en face d’un personnage pusillanime masquant son ambition, sa ruse et son opportunisme politique.

Un passage assez subtil du film d’Amenábar est celui où le général Franco fait remplacer le drapeau républicain par le drapeau royaliste. Les soldats entonnent la «Marcha Real» avec des paroles différentes: celles de Marquina plutôt de tendance royaliste, celles de Pemán rédigées à la demande du dictateur Primo de Rivera. Cela tend à nous montrer que le mouvement nationaliste est très diversifié avant la mise en place de l’idéologie nationale-catholique franquiste.

Un autre mérite de ce film est de faire découvrir Miguel de Unamuno à un public non hispanophone. A ce jour, il n’existe pas de biographie en français du recteur de Salamanque mais on peut lire dans la langue de Molière certaines de ses œuvres. L’accès à la pensée unamunienne n’est, de prime abord, pas aisé. Tout comme Chesterton, Unamuno manie le paradoxe qui «est le moyen le plus tranchant et plus efficace de transmettre la vérité aux endormis et aux distraits.» La pensée de Unamuno est une pensée agonique, c’est-à-dire en lutte perpétuelle: «Les idées qui me viennent de tous côtés sont toujours en lutte dans mon esprit et je n’arrive pas à les mettre en paix. Je n’y arrive pas parce que je n’essaie même pas. J’ai besoin de ces luttes.» Ces batailles d’idées qui peuvent nous sembler parfois contradictoires font de notre auteur un penseur inclassable: «Ce que je fuis, je le répète, comme la peste, c’est d’être classé: je veux mourir en entendant les paresseux d’esprit qui s’arrêtent parfois à m’écouter, demander à mon sujet: «Et celui-là, qu’est-il?» Les libéraux et les progressistes bêtes me tiendront pour réactionnaire et même pour mystique, sans savoir, bien sûr, ce que cela veut dire, les conservateurs et réactionnaires bêtes me tiendront pour une sorte d’anarchiste spiritualiste, et les uns comme les autres verront en moi un pauvre homme désireux de se singulariser et de passer pour original, dont la tête est comme pleine de grillons. Mais personne ne doit se soucier de ce que pensent de lui les imbéciles, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, libéraux ou réactionnaires.»

«Lettre à Franco» est un film exigeant et poétique. Exigeant, car il demande une certaine connaissance de l’histoire espagnole. Poétique, car à travers ses paysages et les rues de la ville, à travers ses dialogues, ses silences et ses lenteurs, nous sommes portés à une saine réflexion qui ne sombre pas dans un didactisme manichéen. Avec ce film, Alejandro Amenábar rejoint les trois ambitions qui doivent animer les artistes selon la Poétique d’Aristote: instruire, émouvoir et plaire.

Alejandro Amenábar, Lettre à Franco, 2019, 103 minutes
Bartolomé Bennassar, Franco, Paris, Perrin, 2002
Miguel de Unamuno, Aphorismes et définitions, Paris, Rivages, 2021
Miguel de Unamuno, Contes, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2020
Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997
Miguel de Unamuno, L’agonie du christianisme, Paris, R&N Éditions, 2016




Vous avez dit réac?

Parfois, lors de discussions autour d’une bière ou d’un café on me lâche à la cantonade: «Tu es tout de même un peu réac!». Longtemps, j’ai mal assumé mon côté «réactionnaire», comme une sorte de maladie honteuse. Aujourd’hui, je réponds invariablement avec Léon Daudet: «Je suis tellement réactionnaire que quelquefois j’en perds le souffle», puis je passe à autre chose.

Vous comprenez aisément pourquoi le titre et surtout le sous-titre de l’ouvrage (De Maurras à Houellebecq) m’a interpellé. A peine acheté, je me suis mis à le lire. Plus j’avançais dans la lecture et plus mon crayon rouge soulignait et griffonnait des remarques dans les marges. J’avais l’impression de lire le travail de maturité d’un gymnasien militant d’Extinction Rebellion ou d’un zadiste du Mormont. En fait, l’ouvrage de Monsieur Berthelier est le fruit trop mûr de sa thèse réalisée sous la direction de Christelle Reggiani de la Sorbonne et de Gilles Philippe, professeur ordinaire de l’Université de Lausanne.

La méthode utilisée pour analyser les différents auteurs est, on peut être en droit de la contester, une grille de lecture marxiste empruntée au philosophe et sociologue Lucien Goldmann (1913-1970). Moi qui croyais que le matérialisme historique avait été jeté aux oubliettes de l’histoire! Il faut dire que notre auteur organise depuis des années des séminaires de «Lecture de Marx» ainsi que le «Séminaire littéraire des armes de la critique». On peut tout de même douter de son objectivité. Non content de se faire l’héritier d’une critique marxiste, Monsieur Berthelier fait des incursions dans le genre «psychologique» notamment avec Marcel Jouhandeau. Il explique que Jouhandeau va publier à la NRF – que Berthelier qualifie de «cénacle de la bourgeoisie mondaine et esthète» – à cause de la récente fortune de sa famille et de son homosexualité. On ne peut que saluer la rigueur de la critique académique!
En ce qui concerne le contenu de cet ouvrage, je suis aussi assez dubitatif. Tout d’abord pourquoi partir de Maurras? Barrès aurait été plus approprié, mais laissons cela. Notre auteur commet un grand nombre d’erreurs sur Maurras. Passés les poncifs que l’extrême gauche accumule sur le maître de Martigues, on découvre que Monsieur Berthelier ne connaît pas son sujet. Maurras appréciait le style de Proust, contrairement à ce qu’affirme l’ouvrage. Il fut même un des premiers lecteurs enthousiastes des Plaisirs et les jours, œuvre de jeunesse de Proust. L’auteur lui en sera toujours reconnaissant, comme il l’écrit dans des lettres à la fin de sa vie. D’ailleurs, tous deux fréquentaient les mêmes salons mondains vers 1895. Sur le plan formel, Maurras appréciait davantage la liberté de la Renaissance que le formalisme du Grand Siècle.

Quant à Céline, Monsieur Berthelier reconnaît qu’il est étudié brièvement, juste pour rappeler qu’il n’a aucun lien avec Maurras et aussi «parce qu’il existe déjà une quantité pléthorique d’études céliniennes».
Le traitement que l’auteur réserve à Georges Bernanos reste dans le ton de l’ouvrage, un travail d’étudiant qui n’a pas compris grand-chose, et en particulier pas le génie prophétique de l’auteur. Le maître de conférence omet encore un grand nombre d’auteurs: Léon Daudet, René Barjavel, Pierre Benoit, Abel Bonnard, Henry Bordeaux, Paul Chack, Alphonse de Châteaubriant, Bernard Faÿ, Maurice Bardèche, Pierre-Antoine Cousteau et j’en oublie. En ce qui concerne Les Hussards, je ne saurais trop recommander le livre de Marc Dambre, Génération Hussards, qui vient de paraître.
Je m’arrête là et laisse de côté tout ce qu’il faudrait écrire sur l’étrange choix d’inclure Renaud Camus dans la liste autant que celui de s’en prendre à Houellebecq, qui relève de l’art d’enfoncer des portes ouvertes.
Pour Vincent Berthelier: «Chez les réactionnaires, une anecdote personnelle peut servir de point de départ à un texte apocalyptique». Il est vrai que le réactionnaire authentique ne vit pas dans le monde des idées, il ne fait pas de sculpture sur nuages, mais il met ses mains dans la pâte humaine et s’enracine dans la réalité, loin des idéologies et des préconcepts.
Le chroniqueur culturel de Bon pour la tête – média qui se qualifie lui-même d’indocile – ne s’est pas trompé en intitulant son article «Le style réac: usine à maximes». Le but de l’ouvrage est de fourbir des arguments au camp de la culture de l’effacement en discréditant les auteurs qui pourraient permettre de structurer une résistance intellectuelle. Ne nous laissons pas culpabiliser par les mandarins du politiquement correct, qu’ils soient revêtus du bonnet de docteur ou qu’ils tiennent la plume de l’information. Rejetons cet «index librorum prohibitorum» d’un revers de main! Comme l’affirmait Nicolás Gómez Dávila: «Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles.»

Vincent Berthelier, Le style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq, Paris, Éditions Amsterdam, 2022

Marc Dambre, Génération Hussards. Nimier, Blondin Laurent… Histoire d’une rébellion en littérature, Paris, Perrin, 2022

Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique, Monaco, Éditions du Rocher, 2005




Un anarchiste en costume-cravate

Je rédige souvent mes chroniques sur mon lieu de travail durant la pause de midi. Un jour, un collègue un peu curieux lit par-dessus mon épaule en me demandant ce que je fais. Je lui explique que j’écris des chroniques littéraires. J’ai pour réponse un «C’est quoi?» un peu lourd. J’essaie de lui faire comprendre en quoi cela consiste. J’arrête la conversation après un «En somme, tu résumes des bouquins.» C’est à ce moment que je comprends que l’on ne sait plus ce qu’est la critique littéraire et qu’on la confond trop souvent avec un vague résumé qui repose sur le principe binaire «j’aime/je n’aime pas»; une vaste opération publicitaire visant l’augmentation des ventes et l’engrangement de nombreux prix.

En parcourant le recueil de textes De la Bible à Kafka de Georges Steiner (1929-2022), nous sommes invités à rencontrer une authentique critique littéraire qui «naît d’une véritable dette d’amour». Steiner va jusqu’à affirmer: «Il est très rare que je puisse dire du mal d’un livre: en général, je n’en parle pas si je n’en reconnais pas la valeur. Je suis un critique positif: quand j’écris sur un livre, cela signifie aussi pour moi que je solde une dette de reconnaissance». D’ailleurs Georges Steiner a des mots très rudes sur les «maîtres du dédain» et ce que Péguy appelait les «professeurs soudains», ces «critiques improvisés» et «maquereaux du commérage littéraire» qui «crachent leur venin sur ceux qui voient un horizon plus large».

On entre dans les nombreux essais de cet ouvrage comme on pénètre dans une église romane. Tout d’abord les ténèbres nous saisissent. S’habituant au manque de lumière, nos yeux se mettent à distinguer astragales, chapiteaux, tores et griffes. En avançant encore, on arrive dans le chœur éclairé par de rares baies. Et c’est alors que le mystère nous saisit et ne nous lâche plus.
Pour Steiner, «le texte est un foyer» et «chaque commentaire, un retour». On en prend bien conscience en déambulant dans cet ouvrage. Chaque texte est un prétexte pour aller plus loin et plus haut. Que Steiner écrive sur une péricope biblique ou qu’il rédige une préface pour une édition de Kafka, toute la littérature est appelée à rayonner depuis ce foyer initial et ainsi parvient à toucher l’intimité de notre être en le transfigurant. La critique devient alors, selon l’heureuse expression d’Oscar Wilde: «une création dans une création».

Georges Steiner est un grand critique parce que c’est un homme libre, on pourrait même dire un anarchiste. Pour lui, «un vrai penseur, un penseur de la vérité, un savant ne doit connaître ni nation ni corps politiques, ni credo ni idéal moral, et la nécessité, fût-elle celle de la survie humaine, a valeur de fausseté, d’illusion délibérée ou de manipulation d’un texte. Ce savoir et cette observance sont sa patrie. C’est la fausse lecture, l’erratum qui le rend apatride.» Pour Steiner, toutes les communautés humaines finissent toujours par paraître inacceptables, par exclure, par juger et condamner. La seule patrie est pour lui le texte qu’il commente en créant ainsi un autre texte appelé à être lui-même commenté.

Ce livre est une invitation à prendre le large en choisissant le texte pour patrie afin de vivre et de rester libre.

Georges Steiner, De La Bible à Kafka, Paris, Les Belles Lettres, 2022.




La fin d’un monde

J’aime beaucoup les aventures d’Astérix et Obélix en bande-dessinée. Je me souviens de quelques vignettes de L’Odyssée d’Astérix. Il s’agit de la scène où nos deux amis errent dans le désert et se font attaquer par toutes sortes de peuples aux noms étranges: Sumériens, Akkadiens, Hittites, Assyriens et Mèdes. Ces noms éveillaient en moi l’Orient et ses mystères.

C’est vers certains de ces peuples et ces territoires que Eric H. Cline nous entraîne dans son livre 1177 avant J.-C. – Le jour où la civilisation s ’est effondrée.

A lire le titre accrocheur, on pourrait penser à un ouvrage léger, or l’auteur n’est pas un dilettante mais un archéologue réputé qui dirige le Capitol Archaeological Institute de l’université George Washington.

Comme le constatait Gonzague de Reynold, «l’histoire est à trois degrés». Entre les œuvres scientifiques et académiques et le manuel de vulgarisation, il existe une place pour «la synthèse, destinée à mettre en valeur les résultats des recherches accomplies au premier degré, pour les offrir à un public déjà préparé par sa culture à assimiler des idées générales». Pour l’illustre seigneur de Cressier, c’est en cela que consiste l’histoire. On peut considérer que le livre de Cline est bien de cet acabit: une synthèse accessible et intelligente.

Il est un moment que les enseignants d’histoire ancienne redoutent, c’est celui où ils doivent parler de l’effondrement presque simultané des sociétés du pourtour de la Méditerranée orientale. Ils expliquent que cela est dû aux invasions des Peuples de la Mer et passent au point suivant. Cline va essayer de comprendre cet effondrement civilisationnel à la fin de l’âge du bronze récent. 1177 avant Jésus-Christ est une date pivot, comme 476 pour la fin de l’Empire romain d’Occident. En fait, il a fallu un siècle, entre 1250 et 1150, pour que cette civilisation s’effondre.

Le livre est construit comme une tragédie antique en quatre actes. Les actes I-II-III nous font parcourir les XVe, XIVe et XIIIe siècles avant Jésus-Christ. Nous découvrons l’importance des échanges commerciaux et diplomatiques entre les différents états ou Empires. Nous abordons la question de la Guerre de Troie, de la localisation des Hittites et de l’exode du peuple d’Israël ainsi que son installation au pays de Canaan, de l’importance du cuivre et de l’étain dans les échanges commerciaux. L’acte IV représente l’acmé du livre puisqu’il aborde le XIIe siècle et la fin de l’âge du bronze récent.

L’avant-dernier chapitre se propose de présenter ce que l’auteur appelle «la tempête parfaite». Il s’agit de la suite d’événements qui provoquent l’effondrement. Cline va décrire avec précision et rigueur les tremblements de terre, les changements climatiques entraînant des sécheresses et des famines, les troubles politiques et sociaux, les migrations de populations. Dans ce monde en mutation, le pouvoir change de nature et de mains, il passe des palais aux riches marchands. L’auteur relève que l’effondrement de la civilisation de l’âge du bronze semble dû à l’enchaînement de ces éléments dans un monde (déjà) interconnecté.
Si ce livre est rédigé comme une pièce de théâtre, il convient de signaler qu’il relève aussi de l’enquête policière, puisque Cline prouve ses assertions par des éléments matériels et des artefacts.

D’aucuns disent que l’histoire ne se répète pas et pourtant on peut distinguer des «lois» de l’histoire. Cela n’est pas nouveau: Albert Thibaudet et Arnold J. Toynbee ont comparé le suicide européen dans la Grande Guerre au suicide des cités grecques dans la guerre du Péloponnèse. Jules Isaac comparait le régime de Vichy à celui des Trente Tyrans d’Athènes, installé par Sparte. On ne parle même pas d’Oswald Spengler… Plus près de nous, Chantal Delsol compare la relation Europe/états-Unis avec la situation des Grecs face aux Romains.

En lisant cet ouvrage de Eric H. Cline, on ne peut qu’être frappé par les similitudes et les points de comparaison possibles avec notre époque. Laissons le mot de la fin à l’auteur, qui constate qu’après cet effondrement, «de nouveaux peuples et/ou de nouvelles cités-états comme les Israélites, les Araméens et les Phéniciens en Méditerranée orientale et, plus tard, les Athéniens et les Spartiates en Grèce ont réussi à s’établir. Nous leur devons de nouveaux développements et de nouvelles idées comme l’alphabet, le monothéisme et, finalement, la démocratie. Un gigantesque incendie est parfois nécessaire pour que l’écosystème d’une forêt ancienne se renouvelle et prospère.»

Eric H. Cline, 1177 avant J.-C. – Le jour où la civilisation s’est effondrée, La Découverte 2022, (première édition 2015).




Une vie avec Homère

U ne classe du secondaire I, un enseignant et des exposés à choisir et surtout à faire. Parmi tous les sujets un seul suscite l’intérêt du cancre: la guerre de Troie. Après le choix effectué, l’enseignant lance à la cantonade: «Sernine, lisez Homère!» C’était il y a plus de trente ans, pourtant c’était hier. Je me souviens du bouclier d’Achille, du catalogue des vaisseaux et surtout de Priam implorant Achille de lui rendre le corps de son fils Patrocle. Je pense que, ce jour-là, l’adolescent boutonneux et timide a commencé à tracer son propre chemin et non plus à suivre celui tracé par ses parents. Depuis lors j’ai toujours pensé que si je devais emporter un livre sur une île déserte ce seraient les œuvres d’Homère.

Le livre de Mme Waysbord n’est pas un énième commentaire savant ou analyse de l’œuvre du poète grec. Il s’agit du récit de sa vie en pointillé mêlé aux figures héroïques d’Homère. Il y a comme un aller et retour entre la vie de l’auteur, l’histoire, l’actualité même et Ulysse, Hélène, Andromaque, Hector, Patrocle, Priam.

Âgée de 86 ans, Hélène Waysbord nous parle de son enfance et de la perte de ses parents arrêtés et déportés en automne 1942. Ils mourront à Auschwitz. Elle nous parle de sa vie à la campagne, petite enfant juive cachant son identité. Agrégée de lettres classiques, Mme Waysbord connaît bien l’œuvre de l’aède aveugle. Le texte d’Homère devient prétexte, miroir pour relire sa vie. Elle fait l’expérience d’Ulysse descendant aux Enfers pour y rencontrer ses parents défunts: «Quand le besoin s’est imposé de retrouver une trace, il m’a fallu moi aussi, comme Ulysse, entreprendre le voyage au pays des morts…». En fait Hélène Waysbord nous convie à une véritable odyssée intérieure: «J’écris pour accomplir un trajet incertain, un retour vers des parents disparus, un moi oublié, insaisissable à jamais». En effet, son ouvrage est une invitation au «nostos», au retour vers notre patrie intérieure: «L’écriture est un pays. J’y navigue souvent la nuit sans boussole. Dans l’invisible, les mots circulent, se coagulent comme des îles minuscules, juste le temps d’y mettre un pied, ils s’effacent aussi vite qu’ils ont été apportés.»

Au milieu de la médiocrité et de la grisaille qui nous entourent, Mme Waysbord nous invite à larguer les amarres et à lire Homère en miroir avec notre propre existence, à le choisir comme un guide sûr dans la descente indispensable vers les Enfers pour nous retrouver un jour dans notre Ithaque bien-aimée, car «il faut revenir sur ses traces et par les mots donner la seule réparation à notre portée. Guérir le temps de ses blessures. » Comme l’indique le sous-titre du livre, finalement «toute vie est un bricolage mythologique».
Hélène Wasybord, Talon d’Achille, Les Belles Lettres 2022.




Un réac nommé Lovecraft

Adolescent, je fréquentais une librairie d’occasion. C’était une sorte de caverne d’Ali-Baba. Le propriétaire, tel Jabba le Hutt, trônant au fond du magasin dans une imposante chaise, fumait cigare sur cigare en buvant des litres de café. L’honneur était d’être invité à sa table, une sorte de petite cour des miracles, pour se voir attribuer un surnom et offrir un livre. Un jour d’automne, il m’interpella en me tendant un volume de la collection «Présence du futur»: H.P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps. Le soir même je dévorai d’une traite ce livre. J’ai découvert Lovecraft (et Cthulhu) qui ne m’a plus jamais réellement quitté.

C’est un bien étrange personnage que ce H.P. Lovecraft. Auteur sans succès qui meurt inconnu du grand public à Providence dans le Rhode Island en 1937. Après sa mort, il sera publié, sous l’impulsion d’August Derleth, par une petite maison d’édition «Arkham House». Il faudra attendre les années huitante pour que sa notoriété quitte le cercle de ses admirateurs avec le célèbre jeu de rôle L’Appel de Cthulhu. Aujourd’hui, l’auteur de Providence est devenu une véritable icône de la culture pop: site internet, jeu de rôle, bande dessinée, manga, jeu vidéo, littérature, cinéma, etc.

Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Celui que la légende peint comme «le reclus de Providence», un misanthrope ou même un grand initié à je ne sais quelle secte occulte est en fait, aux dires de ses proches, quelqu’un d’affable qui entretient une très grande correspondance que l’on estime à environ 100’000 lettres. Il n’hésite pas à proposer ses services pour réviser des textes en vue de publication qu’il réécrit parfois complètement. Pour celui qu’on a qualifié de «reclus», il a tout de même vécu à New-York quelques années et une fois revenu à Providence, il se lance dans de longs voyages (Charleston et Québec). Eh oui! Lovecraft vivait, et même souriait.

Ni reclus ni misanthrope, Lovecraft est en fait un réactionnaire, et ce jusque dans son style. En parcourant quelques extraits de sa correspondance, on est étonné de découvrir certains archaïsmes orthographiques volontaires dans le but d’être assimilé à un conservateur anglais du XVIIIe siècle. On raconte même qu’il chantait le «God save the King» le jour de la fête de l’Indépendance des États-Unis! Il décrit sa sensibilité conservatrice dans une lettre datée de 1925: «Il se trouve que je suis incapable de trouver du plaisir […] ailleurs que dans une re-création mentale des jours passés et des jours meilleurs […]; donc, pour éviter la folie qui mène à la violence et au suicide, je dois me raccrocher aux quelques lambeaux des jours anciens et aux anciennes manières qui me restent. Par conséquent, personne ne doit s’attendre à ce que je me débarrasse des meubles, des tableaux, des pendules et des livres […]. Quand ils s’en iront, je m’en irai, car ils sont tout ce qui me permet d’ouvrir les yeux le matin ou d’envisager consciemment un autre jour sans hurler de désespoir et sans frapper les murs en criant frénétiquement afin d’être réveillé du cauchemar de la ʻréalitéʼ […].» Lovecraft s’oppose au mythe du progrès technique et économique issu des Lumières. Dans une lettre à Robert E. Howard il relève que son «propre archaïsme provient d’un manque d’intérêt pour le monde actuel si emmêlé par les lois complexes et trompeuses des relations industrielles.» Bien plus, pour Lovecraft «le monde ne peut s’empêcher de devenir plus terne à mesure qu’il devient plus complexe.»

Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth

Alors pourquoi lire Lovecraft? Pourquoi se plonger dans des histoires de goules, de vampires de créatures monstrueuses, aux noms imprononçables telles que Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth? Pourquoi se poser la question de l’existence du livre qui rend fou, le Nécronomicon? Peut-être lit-on encore Lovecraft parce que, en décrivant l’indescriptible, l’homme de Providence nous fait expérimenter la terreur d’un monde sans espoir de bonheur et de justice, d’un monde livré à d’obscures forces qui nous dominent. L’univers de Lovecraft est autant marqué par le rejet de toute consolation que par le déni de toutes les formes de mythes et de religion. Il n’y a pas d’âme immortelle ni d’au-delà meilleur. Le monde de Lovecraft est celui d’une philosophie matérialiste et antihumaniste où l’être humain n’est rien. En fait, Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Bibliographie

Intégrale Lovecraft aux éditions Mnémos:
Tome 1: Les Contrées du Rêve.
Tome 2: Les Montagnes hallucinées et autres récits d’explorations.
Tome 3: L’Affaire Charles Dexter Ward.
Tome 4: Le Cycle de Providence (à paraître).
Tome 5: Récits horrifiques, contes de jeunesse et récits humoristiques (à paraître).
Tome 6: Essai, correspondance, poésie et révisions (à paraître)

Une biographie:
S.T. Joshi, Je suis Providence, actusf 2021. (2 tomes)

Un ouvrage de référence:
Lovecraft – Au cœur du cauchemar, actusf 2017

Un essai:
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie, Editions du Rocher 2005.




De l’idolâtrie à la liberté

L ors d’une rencontre officielle entre différents intervenants de la vie associative et les autorités politiques, j’ai été étonné que les églises reconnues acceptent d’être assimilées, avec une certaine satisfaction même, au club de football, au chœur mixte ainsi qu’à la section locale des paysannes vaudoises. Mon étonnement est renouvelé chaque année lors de la campagne de carême desdites églises, dont les discours semblent être ajustés sur la bien-pensance de la société séculière. Rebelote avec l’affichage de banderoles sur les lieux de culte lors de la campagne pour des multinationales responsables. Le discours, la communication et le message des églises doivent-ils être le pastiche d’un discours mondain et séculier ? Comme le relevait Nicolas Gomez Davila: «Dans le sein de l’Église actuelle, sont ʻintégristesʼ ceux qui n’ont pas compris que le christianisme a besoin d’une nouvelle théologie, et ʻprogressistesʼ ceux qui n’ont pas compris que la nouvelle théologie doit être chrétienne.» William Cavanaugh relève le défi et évite de tomber dans cet écueil.

«Cavanaugh met le doigt là où cela fait mal en empruntant un langage nouveau loin des amphithéâtres des facultés de théologie et des sacristies sentant le renfermé.»

Né en 1962, William Cavanaugh est professeur à l’université DePaul de Chicago depuis 2010. Loin d’être un «théologien de salon», malgré sa collection de diplômes (Université Notre-Dame dans l’Indiana, puis Cambridge en Angleterre), il s’est engagé activement pendant deux ans dans les bidonvilles de Santiago du Chili sous la dictature du général Pinochet. Il résume ainsi son approche originale: «J’essaie d’établir des relations entre d’une part le dimanche et d’autre part le lundi, en passant par le vendredi. En d’autres termes, des relations entre la vie de l’Église – spécialement l’eucharistie – et la vie de tous les jours. Je veux combler une lacune qui ne devrait pas exister mais qui est bien réelle.»

Bien que composé d’un choix de sept articles et conférences, Idolâtrie ou liberté – Le défi de l’Église au XXIe siècle nous présente une pensée cohérente et construite. La trame de ce livre se décline en différentes nuances d’idolâtrie qui étouffent la liberté et empêchent l’adoration véritable.

Cavanaugh insiste sur l’idée d’idolâtrie qui semblait ne faire plus grand sens. Il nous rappelle que la Bible «ne considère pas l’idolâtrie d’abord comme une erreur, c’est-à-dire comme la fausse croyance en la divinité de simples statues», «mais comme une trahison de la loyauté envers le Dieu d’Israël». En fait, l’être humain ne peut pas échapper à cette alternative: soit il est esclave d’une idole (patrie, argent, race, etc.), soit il est dépendant de Dieu. L’idole représente quelque chose que l’on prend pour Dieu, qui porte le masque de Dieu, mais qui ne l’est pas. Plus on cherche à expliquer notre réalité par l’idole, plus on s’aperçoit qu’elle est incapable de tenir ses promesses et ses prétentions d’absolu. Plus l’idole est exaltée, plus disparaît l’humain. L’idole altère la forme des choses et enténèbre le regard. «Adorez l’argent, et vous n’en aurez jamais assez. Adorez votre corps, et vous vous sentirez toujours laid. Adorez le pouvoir, et vous aurez toujours peur; et ainsi de suite.»

Un autre thème important de cet ouvrage est celui de la liberté. Trop souvent nous la comprenons comme une absence de contrainte. Pour William Cavanaugh, la liberté ne se réduit pas à une liberté de, mais à une liberté pour, c’est-à-dire à une capacité d’atteindre des buts valables qui trouvent leur accomplissement en Dieu. En effet, «les gens ont besoin de suivre Dieu pour être libres». La liberté est donc une pleine satisfaction, comme un accomplissement total, comme la capacité de Dieu. Cette liberté en Dieu se vit avec la communauté des croyants, l’Église. Cavanaugh n’hésite pas à invoquer le patronage de saint Augustin pour affirmer que «l’Église fonctionne à peu près de la même manière que les Alcooliques anonymes» …

La lecture de Idolâtrie ou liberté remplit bien son programme. Cavanaugh met le doigt là où cela fait mal en empruntant un langage nouveau loin des amphithéâtres des facultés de théologie et des sacristies sentant le renfermé. Il ne prend pas le discours mondain et séculier ni ses techniques de marketing discutables quant elles sont appliquées à la religion. Il nous fait retourner vers l’essentiel: Dieu. Il nous montre que «la foi n’est généralement pas quelque chose qui surgit dans un éclair de lumière aveuglant, mais elle se construit au fil du temps par de petites actions: dire une prière pour un ami, couper des légumes pour la soupe populaire, poser son derrière sur un banc chaque dimanche matin (…)». Il nous rappelle que l’être humain n’est pas seulement «un zoon politikon» (un animal politique) ou un «homo œconomicus», mais aussi un «homo liturgicus», un être fait pour l’adoration et la louange.

William Cavanaugh, Idolâtrie ou liberté – Le défi de l’Église au XXIe siècle, Salvator, 2022.




(Re)penser l’économie avec Werner Sombart

Les élèves des classes prégymnasiales du canton de Vaud ont la chance de pouvoir choisir une option spécifique «Economie et droit». Cette branche est dotée de quatre périodes par semaine et fait l’objet d’un examen de certificat en fin de 11e année. Au milieu du jargon propre aux pédagogistes, le Plan d’étude romand (PER) relève que «l’étude de cette discipline va développer chez l’élève un esprit critique et une autonomie de jugement.» Vaste programme… En s’approchant de plus près, on s’aperçoit que cette option spécifique reste bien classique, pour ne pas dire néo-classique, mâtinée de keynésianisme avec un soupçon de greenwashing. Si les élèves ont de la chance, ils pourront même apprendre à boursicoter, sous forme de jeu, grâce à une application en ligne. Rien de nouveau sous le soleil et ce malgré toutes les grandes déclarations du plan d’étude.

Dans ce contexte, il conviendrait de s’intéresser à la pensée de l’économiste allemand Werner Sombart (1863-1941), qui revient sur le devant de la scène avec différentes rééditions, études et même un manga.

Qui est Werner Sombart? Né en 1863 en Saxe, il rédige une thèse de doctorat, publiée en 1888, sur les structures économiques et sociales de la campagne romaine. Après un bref passage à la Chambre de commerce de Brême, il obtient un poste de chargé de cours à l’université de Breslau. C’est là qu’il découvre la pensée de Karl Marx. En 1896, il publie Le Socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, qui connaîtra un grand succès tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il introduit le terme «capitalisme» dans le monde universitaire avec son ouvrage monumental Le Capitalisme moderne en 1902. Quatre ans plus tard, il accepte un poste de professeur à l’école de commerce de Berlin. L’université de la capitale lui offre une chaire en 1917. Il conservera ce poste jusqu’à sa retraite en 1931, même s’il continue d’enseigner jusqu’en 1940, un an avant sa mort.

Afin de bien comprendre ce que peut nous apporter la pensée de Werner Sombart, resituons-le dans le courant de pensée issu de l’école historique allemande. Quelle est l’originalité de cette école économique?

L’école néoclassique triomphante durant le dernier quart du XIXe siècle explique les faits économiques en imaginant l’homo œconomicus, un être abstrait mû par son intérêt égoïste qui recherche uniquement le profit. Dès lors, on peut créer une sorte de monde où l’échange marchand est l’état naturel de toute société humaine sans tenir compte des contingences historiques et sociales. Il ne reste aux économistes qu’à découvrir les lois éternelles qui régissent les échanges. Et c’est ainsi que l’économie est devenue une «science», tout comme la mathématique ou la physique.

À mi-chemin des modèles marxiste et libéral

Face à cette vision abstraite et réductrice, les penseurs de l’école historique allemande vont souligner que les faits économiques n’obéissent pas à des lois intemporelles, mais qu’il faut prendre en compte les contingences historiques, sociales et politiques.
Cette démarche est résumée, par Max Weber et Werner Sombart, dans le premier numéro de la revue Archiv für Sozialwissenschaft (1904): «La tâche scientifique à laquelle notre revue devra se consacrer consistera à appréhender historiquement et théoriquement la signification pour notre civilisation de l’évolution capitaliste. Mais comme cette démarche s’appuiera, ou du moins devra nécessairement s’appuyer, sur le principe original que tout phénomène de civilisation est conditionné par l’économie, elle ne pourra que rester étroitement liée aux disciplines voisines que sont la science politique, la philosophie du droit, l’éthique sociale et les enquêtes de psychologie sociale ainsi que celles regroupées habituellement sous le nom de sociologie.»

Notre auteur n’est pas seulement un théoricien, il ose proposer des pistes de changement qui le situent à mi-chemin des modèles marxiste et libéral: privilégier la croissance économique dans un sens qualitatif, orienter la consommation vers «des formes de vie simples et naturelles», ne plus densifier les villes et reruraliser, supprimer certains types de publicité, repenser la concurrence au service du bien commun. De quoi nourrir bien des réflexions.

Werner Sombart nous fait comprendre que nous sommes bien plus que des homo œconomicus. Nous sommes des êtres culturels dont la vie ne se déroule pas de façon prévisible comme la terre tourne autour du soleil. Son analyse du capitalisme est plus que pertinente: consommation à outrance, agitation perpétuelle, uniformisation, etc. L’économie, même enseignée à l’école secondaire, devrait prendre plus largement en compte cette option sinon elle sera condamnée au psittacisme des manuels.

Guillaume Travers, Werner Sombart
Pardès, 2022
Werner Sombart, Comment le capitalisme uniformise le monde?
La Nouvelle Librairie, 2020.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme – Le gaspillage comme origine du monde moderne
Krisis, 2022.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme
Kurokawa, 2019. (manga)
«Werner Sombart»
Nouvelle Ecole, vol. 71, Paris 2022.