Vivre libre

Au tournant du millénaire, Henry David Thoreau (1817-1862) est passé du statut d’auteur marginal à celui de héros auprès des militants écologistes et décroissantistes de tout bord. Une lecture rapide et superficielle de "Walden ou la vie dans les bois" ainsi que de "La désobéissance civile" pourrait faire croire au bien-fondé de ce nouveau statut. Qu’en est-il réellement?
Pas vraiment l’archétype du militant Extinction Rebellion. DR
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Printemps 1990, une salle de cinéma, une équipe d’adolescents, des pop-corn et un film. Une histoire somme toute banale: John Keating, enseignant de littérature, aux méthodes peu orthodoxes, arrive dans la très sérieuse académie Welton et va bouleverser la vie de ses élèves. Une des scènes se déroule dans une caverne où des étudiants se réunissent pour former une étrange société. En début de séance, l’un d’eux lit un poème, en fait une citation arrangée, d’un certain Henry David Thoreau: «Je m’en allais dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte. Vivre, intensément, et sucer toute la moelle de la vie. Mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie pour ne pas découvrir, à l’heure de ma mort, que je n’avais pas vécu.» Vous avez reconnu Le Cercle des poètes disparus (1989). Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet de ce film sur l’esprit d’un jeune idéaliste. C’est aussi comme cela que Thoreau est entré dans ma vie.

«Les idées ne se promènent pas toutes nues dans les rues.»

L’heureuse formule de Jacques Julliard se vérifie une fois de plus. Il ne suffit pas de lire Walden ou La désobéissance civile au coin du feu d’une ZAD quelconque pour comprendre la richesse de la pensée de Thoreau. Il faut, selon l’austère méthode de Sainte-Beuve, connaître la vie, le contexte et toute l’œuvre d’un auteur.

Henry David Thoreau est un homme de son temps dont la pensée ne se résume pas à ses deux célèbres textes. Né à Concord dans le Massachusetts en 1817, Thoreau sort diplômé de l’université de Harvard à dix-huit ans. Il exerce le métier d’instituteur avant de quitter l’enseignement en raison de son refus d’appliquer les châtiments corporels. Il se lie avec Ralph Waldo Emerson qui deviendra son mentor. Il passe trois ans à New York avant de revenir définitivement s’établir à Concord en 1844. Au printemps 1845, il construit une cabane au bord de l’étang de Walden, à trois kilomètres de Concord et à proximité d’une voie de chemin de fer. Il y vit vingt-six mois. Ce sera la source de l’ouvrage éponyme publié en 1854. A partir de 1842, Thoreau cesse de payer l’impôt par tête (la capitation) afin de protester contre la politique esclavagiste et la guerre contre le Mexique. Cela durera quatre ans, jusqu’au moment où il est emprisonné durant une nuit. Une bonne âme va payer son impôt. En 1849, il s’appuiera sur cette expérience pour écrire La résistance au gouvernement civil, qui deviendra après sa mort La désobéissance civile. Auteur d’une abondante correspondance, d’un journal et de nombreux essais, Thoreau meurt de la tuberculose à l’âge de quarante-quatre ans. Ecoutons Emerson, qui a su peindre avec beaucoup de délicatesse le portrait intérieur de son ami: «C’était un médecin des blessures de l’âme, qui connaissait non seulement le secret de l’amitié, mais qui était presque vénéré par les quelques personnes qui faisaient appel à lui pour qu’il soit leur confesseur et leur prophète et connaissaient la valeur intrinsèque de son esprit et de son grand cœur.»

Thoreau s’inscrit dans la vie intellectuelle de son époque, durant laquelle les états-Unis vivent sous la loi du progrès inhumain, de la technique bruyante et du culte puritain du travail. Dans ce contexte, un groupe d’hommes et de femmes mené par Ralph Waldo Emerson (1803-1882) lance une vraie révolution. On les appelle les transcendantalistes. Ces personnes veulent exister et penser différemment. Inspirées par un romantisme allemand ayant transité par l’Angleterre et renouant avec la philosophie antique et orientale, elles proposent un humanisme renouvelé. Il s’agit, en fait, d’une sagesse qui invite l’individu à retrouver, au contact de la nature qu’il faut préserver, sa pureté originelle.

Walden ou la vie dans les bois

Le 4 juillet 1845, date symbolique puisqu’il s’agit du jour où les états-Unis commémorent leur indépendance, Thoreau proclame la sienne en s’installant dans sa cabane près de l’étang Walden. Il ne faut pas se méprendre, cela n’a rien à voir avec le film Into the Wild (2007), de Sean Penn; il s’agit de faire l’expérience d’une vie simple en étant seul dans les bois. Thoreau ne vit pas comme un anachorète, il côtoie des amis, se rend même à Concord et entretient une grande correspondance avec le monde extérieur. Cette expérience va durer deux ans et deux mois et donner naissance à Walden ou la vie dans les bois.

Walden n’est pas qu’un simple «nature writing» et sa lecture n’est pas si évidente qu’on veut le croire. Stanley Cavell, spécialiste de Thoreau, propose plusieurs niveaux de compréhension: le premier niveau est celui du sens commun, le second celui de la vérité rigoureuse et le troisième celui de l’austère beauté. Le sens commun représente le sens littéral du texte; la vérité rigoureuse s’adresse à notre raison et nous invite à la réflexion; l’austère beauté, quant à elle, se révèle après que l’on a passé par les étapes précédentes et nous indique ce vers quoi nous devons tendre. Le texte de Thoreau est une invitation à une réelle expérience transcendantaliste qui fera du lecteur un vrai philosophe: «Etre philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à fonder une école, mais à chérir la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité et de confiance. Cela consiste à résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie, mais en pratique.»

La désobéissance civile

Petit texte paru en 1849, La désobéissance civile s’inscrit dans le contexte de la guerre contre le Mexique et de la lutte anti-esclavagiste.

Stanley Cavell montre qu’il faut entendre «désobéissance civile» dans le sens qu’Emerson donne au terme «conversion» ou «révolution». éclairage intéressant, car, loin d’être un texte pour jeunes révoltés, La désobéissance civile est un acte de libération individuelle: «Si l’injustice est inhérente à la friction nécessaire au bon fonctionnement de la machine gouvernementale, il n’y a qu’à la laisser faire. Peut-être qu’à l’usage, elle va s’adoucir; la machine quant à elle va s’user. Si l’injustice a un ressort, une poulie, une corde ou une manivelle pour son usage exclusif, peut-être qu’alors il faudra vous demander si le remède n’est pas pire que le mal; mais s’il est dans sa nature d’exiger de vous que vous soyez l’instrument de l’injustice à l’égard d’autrui, je dis alors: enfreignez la loi. Que votre vie agisse comme une contre-friction pour arrêter la machine. Ce que je dois faire est de veiller, en tout cas, à ne pas être complice de l’injustice que je condamne.»

La démarche de Thoreau est simple. S’il n’a rien à voir avec l’injustice commise par l’État, «il s’en lave les mains», par contre s’il sert cette injustice de quelque façon que ce soit, il doit désobéir au nom de sa conscience. Cette désobéissance civile a trois fonctions. Tout d’abord elle indique au gouvernement que vous êtes contre lui, dans un second temps elle sert de témoignage auprès du peuple et entraîne des comportements similaires, pour finir elle bloquerait l’appareil étatique par la désobéissance des fonctionnaires.
Comme on peut le constater, il ne s’agit pas de manifestation de masse mais bien d’un acte individuel libre et responsable: «(…) il y a peu de vertu dans l’action de masse des hommes. Quand la majorité finira par voter l’abolition de l’esclavage, ce sera parce qu’elle lui sera indifférente ou parce qu’il en restera peu qui soit aboli par ce vote. Ce seront eux les seuls esclaves. La seule voix qui hâte l’abolition de l’esclavage est celle de l’homme qui engage par là sa propre liberté.»

Thoreau se définissait comme «un citoyen libre de l’univers, qui n’est condamné à appartenir à aucune caste». Les auteurs de l’anthologie Les Penseurs libéraux (Les Belles Lettres, 2012) ont compris Thoreau bien mieux que José Bové et ses séides, en y incluant un extrait de La désobéissance civile. Le sage de Concord nous rappelle que le libéralisme possède une dimension anarchisante: «Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins.» Dans un pays où l’on réglemente sur tout et sur rien, où la liberté individuelle se réduit progressivement, où la dictature du petit nombre s’impose; offrez un ouvrage de Thoreau à vos élus d’un parti qui se définit aussi comme libéral.

Une biographie:

Thierry Gillybœuf, Henry David Thoreau, le célibataire de la nature, Fayard, 2012.

Des oeuvres de Henry David Thoreau en traduction française:

Walden ou la vie dans les bois, Albin Michel, 2020.
Les essais dans un coffret de treize petits volumes, Le Mot et le Reste, 2021.
Correspondance générale en trois tomes, La Part Commune, 2018-2020.
Journal en quinze volumes dont cinq de parus, Finitude, depuis 2012.

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  • L’imposture conceptuelle

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