Venez comme vous êtes !

Je l’avoue, je suis de la vieille école. Les samedis ou durant les vacances, j’aime attendre le courrier et échanger quelques mots avec le facteur. C’est comme un rituel auquel je ne coupe pas. Durant l’été, un nouveau facteur a fait son apparition. Quelle n’a pas été ma stupeur quand j’ai vu qu’il ne portait pas la tenue officielle de l’ancienne régie fédérale. En effet, le jeune homme arborait un pantalon de jogging. Après une semaine et autant de nuances de jogging, je me décide enfin à lui demander si c’est la nouvelle tenue de la Poste. Il hausse les épaules en me disant que c’est une tenue agréable et qu’il faut vivre avec son temps, tout en désignant mon gilet et ma cravate. Quelques jours plus tard, lors l’apéritif au café du village, je fais part de ma déconvenue. Un père de famille m’explique alors que c’est un combat permanent avec ses enfants pour qu’ils n’aillent pas à l’école en jogging.

Le règne du laid

Tout d’abord, permettez-moi de constater que le jogging, c’est moche. Prenez les transports en commun, allez vous promener en ville le samedi et vous vous rendrez compte de la laideur de cette tenue. Le laid, Sylvain Tesson y voit le signe de la mondialisation et ce qui unit l’humanité : « La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité. » (Dans les forêts de Sibérie, 2011)

Karl Lagerfeld avait-il raison ?

Aujourd’hui, il semble que la norme vestimentaire obéisse à un slogan de Mc Donald : « Venez comme vous êtes ! » En effet, le jogging étant tellement cosy et cool, pourquoi s’habiller autrement ? De plus, c’est si facile à enfiler le matin ! Alors pourquoi s’en priver ? Loin de moi l’idée de jouer au taliban ou à la police iranienne des mœurs, mais je pense que cette soi-disant « mode » est le signe d’autre chose. Karl Lagerfeld avait peut être raison en affirmant que « les pantalons de jogging sont un signe de défaite. Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging ».

Une question éthique

En réalité, il s’agit bel et bien d’une question d’éthique, au sens étymologique du terme. En effet, le mot « éthique » a deux origines : « ithos », le style, la tenue de l’âme et « ethos », normes nées par le respect de la mesure.

Accepter que des écoliers, des gymnasiens ou des apprentis puissent suivre des cours en jogging, c’est accepter et cautionner qu’ils ont perdu le contrôle de leur vie. Interdire le jogging dans les lieux de formations relève donc de l’éthique. Il s’agit de permettre à une grande partie de la jeunesse de retrouver un style, une tenue intérieure (et non d’intérieur !) par le respect de certaines normes.

Il s’agit simplement de proposer la mise en œuvre des exigences du métier d’homme, au lieu de rester un éternel enfant en jogging. Il s’agit de se reconquérir soi-même par la tenue et la discipline en se fixant des normes et s’obliger.

Mais comment y parvenir concrètement ?

Artisan de son devenir

La première question à se poser n’est pas « Que dois-je faire pour correspondre au groupe ? » mais « Que dois-je faire pour être un homme ? » Soit je laisse la mode et le groupe l’emporter, soit je me prends en charge et façonne ma personnalité. La liberté est à ce prix. Qui suis-je si les opinions et le regard des autres me façonnent ?

Mettre en œuvre les exigences du métier d’homme, être artisan de son devenir c’est aussi accepter d’apprendre. Apprendre à nouer son nœud de cravate ou son nœud papillon, se raser à la lame, choisir une eau de toilette qui ne ressemble en rien à Axe ou Denim, s’habiller avec goût et élégance, porter un couvre-chef, cirer ses chaussures, renoncer au sac-à-dos boyscoutesque. Bref, choisir le beau et le vrai contre l’apparence « délinquant de banlieue ».

En fait on ne s’habille pas seulement pour les autres mais pour soi.

Nietzsche résume à merveille cette attitude : « La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est comme le génie, le résultat du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses ; le dix-septième siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on avait alors un principe d’élection pour la société, le milieu, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il fallut préférer la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse. Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau, 1888).

De grâce ne venez pas comme vous êtes mais comme vous devez être !

A bon entendeur, salut !




Oscar Wilde : Histoire d’une âme

J’ai toujours un ou deux livres avec moi. Il y a bien des années, à la suite d’un départ précipité, j’oublie d’emporter mon viatique. Sur le quai de la gare, j’ouvre ma musette et je constate avec effroi mon erreur. Que faire ? Je décide d’aller examiner ce que le kiosque à proximité propose. Les revues m’intéressant peu, j’examine le tourniquet à livres et mon regard s’arrête sur Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Faute de mieux, j’achète le roman et commence sa lecture en attendant le train. Le trajet terminé, saisi par cette œuvre, je décide d’acquérir l’édition de la Pléiade d’Oscar Wilde, qui fut suivie quelques jours plus tard par le volume de sa correspondance. 

Un provocateur dans l’Angleterre victorienne

Parmi les éclats de la société victorienne émerge une figure à la fois énigmatique et captivante : Oscar Wilde. Né sous les cieux d’Irlande, dans la paisible effervescence de Dublin, le 16 octobre 1854, il fut, dès sa jeunesse, marqué par une éducation raffinée. Après un passage au Trinity College de Dublin, la scène littéraire londonienne l’accueillie en lui ouvrant ses portes dorées et ses salons enivrants. Ses mots d’esprit captivent les esprits et enflamment les cœurs, révélant un talent sans égal dans l’art de l’écriture.

Ses œuvres, telles que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’être Constant, une comédie jouant avec les masques de la société, demeurent des œuvres intemporelles de la littérature anglophone. À travers elles, Wilde se révèle non seulement comme un conteur exceptionnel, mais aussi comme un observateur subtil des paradoxes de la condition humaine.

Sa destinée, telle un drame shakespearien, connaît une chute tragique. Sa relation avec Lord Alfred Douglas le conduit sur les routes tumultueuses de la condamnation sociale et de la tragédie personnelle. Après avoir affronté les tourments de la prison suivis des rigueurs de l’exil, Oscar Wilde trouve refuge à Paris où il meurt le 30 novembre 1900 à l’âge de 46 ans.

Condamnation d’Oscar Wilde à cause de son homosexualité.

Une éthique qui ne dit pas son nom

Il semble facile d’appliquer la citation de Dorian Gray à la vie d’Oscar Wilde : « Je n’ai recherché le bonheur. Qui désire le bonheur ? J’ai recherché le plaisir. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 537) Il serait aisé de faire de lui un autre Lord Henry ou un Dorian Gray de surcroît. Que nenni ! Une clef de lecture, autant intéressante que mystérieuse, se trouve dans la préface du Portrait de Dorian Gray : « Tout art est à la fois surface et symbole. Ceux qui plongent sous la surface le font à leurs risques et périls. Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 347). En abordant la vie et l’œuvre du dandy scandaleux, on peut rester à la surface ou plonger à nos risques et périls. On ne s’approche pas sans crainte de la vérité mystérieuse et déroutante de l’âme humaine.

L’éthique de Wilde ne se résume pas une existence exclusivement hédoniste tournée vers les plaisirs sensibles. Certes, il y a bien un côté jouisseur chez lui qui n’hésiterait pas à se faire « tuer pour une sensation » (Lettre 59, 12 décembre 1885, p. 118). La fascination qu’il ressent pour « le mystère des goûts » (idem) et ses vertiges lui laisse cependant parfois une saveur amère. Une sorte de nostalgie des moments d’extases sensibles, les ombres de ce qu’il a éprouvé et de ce qu’il aspire à éprouver. Son regret d’un autre monde, d’une autre vie, n’est pas quelque chose de spirituel ou de métaphysique. Il s’en défend ardemment. Pour Wilde « la citta divina n’a pas de couleur, et la fruitio Dei pas de signification » (Le Critique comme artiste, p. 873). Il ferme alors ostensiblement la porte à la métaphysique et à « l’extase religieuse ». Refusant toute forme de transcendance, Wilde oriente volontairement son désir intime, sa nostalgie vers le monde sensible.

Cependant Wilde regrette de n’avoir « plus accès au parvis de la cité de Dieu » (idem). On peut se faire une idée de la portée de ce renoncement, un véritable drame intérieur dans la vie de Wilde, en le rapprochant de celui que doit faire le jeune Dorian Gray qui « sentait que le moment était véritablement venu pour lui de faire un choix. Mais son choix n’avait-il pas déjà été fait ? Oui, la vie avait décidé pour lui – la vie, mais aussi la curiosité infinie qu’il portait à la vie » (idem).

Wilde est conscient de cette quête du bonheur. Des deux voies qui se sont offertes à lui, il a choisi la moins fréquentée. Peut-être que cela a fait toute la différence ? Pour atteindre ce à quoi il aspire, il partage avec Lord Henry « l’un des grands secrets de la vie : guérir l’âme par les sens et les sens par l’âme » (ibid. p. 368). Mais devant l’impossibilité de guérir les sens par l’âme, il se contente de guérir l’âme par les sens. C’est là que prend naissance l’hédonisme ou « le nouvel hellénisme » prôné par Wilde. Contrairement aux apparences, le plaisir n’est pas premier dans cette option fondamentale. Il n’est que « la pierre de touche de la Nature, le signe d’approbation qu’elle nous donne » (ibid. p. 423).

Un nouvel hellénisme

Le « nouvel hellénisme » est en fait une éthique de la sculpture de soi. Wilde prend à son compte une idée antique qui lui a été enseignée à Oxford par Walter Pater via la Renaissance : « (Dieu) prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, (…) il lui adressa la parole en ces termes : (…) si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence » (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate, trad. Y. Hersant, Paris 1993, p. 9).

L’Artiste comme homme accompli

L’éthique est en même temps une esthétique. Le geste beau est un geste moral et vice-versa.  Les personnes qui peuvent poser des actes beaux et moraux, se sont déjà réalisées elles-mêmes : « les poètes, les philosophes, les hommes de science, les hommes de culture, en un mot les hommes véritables » (Le Critique comme artiste, p. 891). Wilde appelle ce type de personne des « Artistes », puisqu’ils sont les artisans de leur propre devenir, de leur propre personnalité. 

L’Artiste « passe, non du sentiment à la forme, mais de la forme à la pensée et à la passion » (idem). C’est cela guérir l’âme par les sens. Toutefois, il reste faible et limité derrière sa prétention à se sculpter soi-même. Wilde pense qu’il « ne peut qu’en être ainsi. Cette concentration même de la vision et cette intensité du projet, qui caractérisent le tempérament artistique, sont par elles-mêmes une forme de limitation » (La plume, le crayon, le poison – Etude en vert, p. 806). Il a bien pressenti l’incomplétude et l’imperfection de l’Artiste, lequel est une sorte d’être en crise, un perpétuel « adolescent solitaire, aux traits déjà formés, au cœur sans oreilles ou aux yeux sans entrailles, il détonne. Attiré, attirant, fait pour séduire, il sent sa tête trop lourde, sa peau trop fine, ses membres étrangers à l’étreinte » (F. Dolto, Le dandy, solitaire et singulier, Paris 1999, p. 18-19). Sans cette imperfection innée qui l’empêche de réaliser pleinement son idéal, l’Artiste ne serait plus un Artiste, mais un vague artisan qui marchande sa vie, un nouveau Sisyphe condamné à se sculpter perpétuellement. Cette tragédie, qui se joue dans l’âme de l’homme, est une tension permanente qui permet à l’Artiste d’exister quasi funambuli entre le déjà et le pas encore. 

Le refus de l’ascétisme

Comment se manifestent l’incomplétude et l’imperfection ? L’Artiste évacue de son éthique la souffrance, l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire la dimension ascétique de l’existence humaine. Celle-ci « n’est qu’une méthode permettant à l’homme d’interrompre sa marche en avant » (Le Critique comme artiste, p. 849-850). L’ascèse est un obstacle parce qu’elle empêche d’avancer librement, et surtout parce qu’elle veut orienter la sculpture de soi. Il existe bien un type d’ascèse dans l’éthique wildienne ; elle est « d’ordre esthétique et non plus morale » (ibid., p. 841-842).

Le rejet de la souffrance implique automatiquement un refus clair et net de la compassion et de la charité. Telle est la vertu principale du « nouvel hellénisme » : l’individualisme. On serait porté à croire que l’individualisme s’identifie à l’égoïsme. Pas tout à fait. N’oublions pas que Wilde aime à manier le paradoxe qui « est le chemin de la Vérité » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 386). En réalité, il opère ici un changement de paramètres éthiques qui représente une véritable inversion des valeurs morales traditionnelles de la société victorienne : « Lorsque l’homme réalisera l’individualisme, il réalisera la sympathie et la manifestera librement et spontanément. Jusqu’à présent l’homme n’a guère cultivé la sympathie. Il se contente de sympathiser avec la souffrance, et sympathiser avec la souffrance ne représente pas la forme de sympathie la plus haute. Toute sympathie est noble, mais la sympathie face à la souffrance en représente la forme la moins raffinée. Elle est entachée d’égoïsme. Elle court le risque de devenir morbide. Nous y révélons une certaine terreur à l’égard de notre propre sort. Nous redoutons de devenir nous-mêmes comme le lépreux ou l’aveugle, sans que personne prenne soin de nous. Elle est aussi curieusement restrictive. » (L’Âme de l’homme sous le socialisme, p. 962)

On ne peut donc qualifier cette éthique d’égoïste, mais plutôt de narcissique. L’Artiste ne doit s’occuper que de lui-même. Il se contemple, jamais satisfait, afin de tailler et de retailler sans cesse dans le marbre blanc son existence pour devenir une personne accomplie, une œuvre d’art. Le burin qui lui permet de tailler sa propre statue n’est autre que l’esprit critique face au monde extérieur mais aussi face à lui-même. La critique est le guide de l’Artiste dans sa marche vers le perfectionnement.

Wilde ne réussira pas à tenir en équilibre sur la corde raide du « nouvel hellénisme » et la chute sera d’autant plus douloureuse qu’il est brillant.

Couverture de la traduction russe de La Ballade de la geôle de Reading, en 1904 (portrait par Modest Durnov (1868-1928).

Le creuset de la souffrance

La vie de l’Artiste devait être « un long et ravissant suicide » (Lettre 59, 12 décembre 1855, p. 118), c’est ce qui est arrivé à Wilde. Il a assassiné sa réputation, sa vie mondaine, par les sens. Au lieu de guérir son âme, les sens l’ont emprisonnée et tuée : « Tandis que le corps mange, boit et prend ses plaisirs, l’âme dont il est la demeure peut mourir entièrement » (De Profundis, p. 290). Il n’est pas dupe de l’orientation erronée de son désir qui, au lieu d’assouvir son âme, l’a affamée. 

Au travers des événements qui ont signifié ce suicide aux yeux du monde et à ses propres yeux, effarés et consentants malgré lui, Wilde fait l’expérience de ce qu’il avait rejeté jusque-là : la souffrance. Ce dandy maniéré découvre la souffrance, tant physique que morale. Elle est « un terrible feu » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398) qui purifie et détruit.

Loin de la société mondaine de Londres, Wilde laisse tomber un à un ses masques, ses parures de séducteur pour se voir tel qu’il est. L’expérience carcérale l’invite à faire un retour sur lui-même afin de quitter « le vice suprême : être superficiel » (De Profundis, p. 280). Il analyse avec une réelle acuité sa situation et en tire les conséquences : « (…) Si ma vie semble ruinée aux yeux du monde extérieur, aux miens elle ne l’est pas. Vous aurez, je le sais, plaisir à savoir qu’à ce qu’il paraît, de toutes mes épreuves – du silence, de la vie solitaire, de la faim, des ténèbres, de la douleur, de l’abandon, de la disgrâce – de tout cela je peux extraire quelque bien » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398).

Par la souffrance, Wilde découvre un « nouveau monde » (De Profundis, p. 306). L’orgueil et le narcissisme sous-jacents dans le « nouvel hellénisme » font place à l’humilité qui est la ligne d’horizon de son « nouveau monde ».

La découverte du Christ

Alors que « les prêtres et les gens qui pérorent sans sagesse parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère » (ibid. p. 306), Wilde la découvre comme une révélation. Ce qu’il avait d’instinct deviné de l’art, « de la vie ; il va le saisir » (idem) avec « une parfaite clarté de vision et une compréhension totale » (idem). Il tend à discerner ce qu’il n’avait pas encore aperçu auparavant, ce qui était plus intime à lui-même que lui-même : le Christ.

Il est vrai que Jésus-Christ n’est pas un inconnu pour Wilde. Il en parle dans d’autres de ses écrits avant la rédaction du De Profundis. Ce qui est curieux, c’est qu’il l’appelle « Jésus » ou « Jésus-Christ » mais rarement « Christ » avant ses dernières épreuves. Jésus est pour lui un grand homme historique qu’il n’hésite pas à comparer à César. Il n’admire en Jésus que le philanthrope, l’homme accompli mais jamais le Sauveur, le Christ. Dès ses écrits de prison, on assiste à un changement, Jésus est appelé simplement « Christ ». Ce changement de vocabulaire me porte à croire que Wilde, du tréfonds de sa misère, a quitté le Jésus de Renan pour le Christ des Évangiles : le Rédempteur. Il est d’ailleurs regrettable que dans la traduction française de la Pléiade on ait systématiquement remplacé « Christ » par « Jésus » dans le De Profundis, ceci afin de « souligner l’influence de l’ouvrage de Renan » (traduction française de la Pléiade, notice au De Profundis, p. 1691).

Wilde parle à demi-mot de sa rencontre avec le Christ : « Une fois au moins dans sa vie, tout homme chemine avec le Christ vers Emmaüs » (De Profundis, p. 326). Cette confession implique une réelle épiphanie du Sauveur dans la vie du prisonnier, comme dans celle des deux disciples qui reconnaissent Jésus au cœur même de leur doute et de leur souffrance. Les doutes, Wilde les a connus quand il écrit avec amertume : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin » (ibid. p. 300-301). Loin d’être purement et simplement un iconoclaste, Wilde vit une crise profonde, où il se trouve aux prises avec la foi nue qu’il nomme agnosticisme. Tout lui est inutile, rien ne l’aide : ni la morale, ni la religion, ni la raison.

Il prend, peu à peu, conscience que Jésus est le Rédempteur de l’humanité, ce qui éveille en lui une profonde réflexion : « Il me reste encore presque incroyable qu’un jeune paysan galiléen ait imaginé qu’il pourrait porter sur ses épaules le fardeau du monde entier, tout ce qui avait déjà été fait et souffert et tout ce qui serait encore fait et souffert : (…) que ce jeune paysan galiléen l’ait non seulement imaginé, mais accompli, de sorte qu’à l’heure présente tous ceux qui découvrent sa personnalité (…) se voient (…) libérés de la laideur de leur péché et se voient révélés à la beauté de leur souffrance » (ibid., p. 312-313).

L’expérience de la charité et de la miséricorde

Même si Wilde tâtonne quelque peu avant d’envisager réellement le fait que le Christ ait accompli l’œuvre de Rédemption, il s’agit bien pour lui d’une rencontre avec la personnalité du Christ qui le sauve au plus intime de sa souffrance. En s’approchant du Sauveur, il découvre la charité. L’amour que le Christ enseigne « est le secret primordial du monde, le secret perdu qu’ont cherché les sages (…). C’est seulement par l’amour qu’on peut approcher du cœur du lépreux et des pieds du Seigneur » (ibid. p. 315).

En lien avec cette charité, Wilde fait l’expérience de la miséricorde du Christ. Pour Jésus, « il n’était pas de lois : il n’existait que des exceptions » (ibid. p. 323) qui ne sont autres que les personnes qu’il rencontre et qu’il sauve. Les lois sont bonnes pour ceux que Wilde appelle les philistins, qui jugent et condamnent. Jésus, lui, regarde jusqu’au plus intime des cœurs. Il connaît le désir de l’homme, c’est pourquoi il n’existe pour lui « que des exceptions ». « Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que doit être la morale » (idem). Et Wilde de prendre en exemple le passage évangélique de la femme adultère. Cette sympathie du Sauveur est une invite au repentir. « Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment du repentir est le moment de l’initiation (…). Le Christ prouve que le pécheur le plus ordinaire pourrait le faire, que c’est la seule chose qu’il puisse faire » (ibid. p. 325-326). Wilde va plus loin en sous-entendant que le Christ aurait dit au fils prodigue que ses débauches avec les prostituées sont les beaux et saints épisodes de sa vie. Le Christ ne regarde que le désir d’amour même s’il est parfois mal orienté et il pardonne. Comment ne pas reconnaître ici la confession à peine voilée de Wilde ? N’est-il pas ce nouveau fils prodigue condamné par tous mais pardonné par le Christ ? N’est-il pas une figure de cette courtisane, Marie-Madeleine, qui a été pardonnée car elle avait beaucoup aimé ?

Dans un élan quasi-mystique Wilde condense son expérience du Christ en quelques lignes : « Tout ce que le Christ nous enseigne par de petits avertissements c’est que chaque instant de notre vie doit être beau, que l’âme doit toujours être prête pour la venue de l’époux, toujours attentive à la voix de l’amant » (ibid. p. 325). 

Peut-on réellement parler d’une conversion dans le cas de Wilde ? Je crois que ce serait le faire mentir lui-même. Dès lors, il appelle son existence une vie nouvelle qui est simplement la continuation, l’évolution de sa vie première. Il ne renie pas son passé : « Rejeter le souvenir de ses propres épreuves, c’est arrêter sa propre évolution ; la renier, c’est mettre un mensonge sur les lèvres de sa propre vie. Ce n’est rien de moins que le reniement de son âme » (ibid. p. 302). 

Une conversion qui n’en est pas une

Il ne croit pas à la conversion morale et théologique, cette « résolution d’être meilleur est un acte empirique et hypocrite » (ibid. p. 328-329), tout juste bonne pour les philistins. Sa vie nouvelle réside simplement en ce qu’il est « devenu plus profond » (ibid. p. 329). C’est-à-dire qu’il a découvert la dimension spirituelle et transcendante de son existence grâce au Christ, le seul vrai Artiste, « le suprême individualiste » (ibid. p. 316), « le poète » (ibid. p. 313). 

Au cœur de la vie de Wilde peut réapparaître alors la cité de Dieu, longtemps rejetée, « semblable à une perle parfaite » (ibid. p. 308). « La vue en est si merveilleuse qu’il semble qu’un enfant puisse l’atteindre en une journée d’été » (idem). Malgré tout, Wilde se sent faible. Il sait que ses penchants ne se résorberont pas miraculeusement.

A sa sortie de prison, il vivra encore trois ans d’un exil douloureux où il doit apprendre à se laisser pénétrer par la grâce, « les effluves du ciel » (ibid. p. 309). Il a bien conscience qu’il peut tomber « maintes fois dans la boue et souvent s’égarer dans la brume » (idem). Finalement peu lui importe, du moment qu’il a son « visage tourné vers la porte qui est appelée la Belle » (idem).

A travers les souffrances de sa vie errante, condamné à mendier de l’argent à ses amis, privé de ses enfants, Wilde va discrètement se rapprocher du catholicisme. Dans la matinée du 29 novembre 1900, le Père Cuthbert Dunne reçoit Oscar Wilde dans la pleine communion de l’Église catholique. D’aucuns auront vu dans ce geste in articulo mortis un pied de nez de l’hédoniste impénitent aux philistins qui l’ont condamné. Comme si Wilde collectionnait sur son lit de mort les chasubles et les calices, symboles du faste catholique, à la manière de Dorian Gray. Peut-être a-t-il simplement réalisé son désir d’adolescent « de rendre visite à Newman, puis de contempler le Saint-Sacrement dans une église nouvelle et de connaître ensuite le calme et la paix de l’âme » (Lettre 8, 3 mars 1877, à William Ward, p. 46).

Bibliographie

  • Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde, Folio biographie, Paris, 2009.
  • Oscar Wilde, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1996.
  • Lettres d’Oscar Wilde, Gallimard, Paris, 1994.
  • The Complete Letters of Oscar Wilde, 4th Estate, London, 2020.



Citoyens des cieux

Sur le même palier que ma tante maternelle vivait un étrange personnage. Enfants, mes cousins et moi étions intrigués par cet homme d’âge mûr à l’accent espagnol. Sa porte était toujours ouverte et des gens venaient souvent le voir. Un jour, nous nous sommes hasardés à jeter un bref coup d’œil à travers la porte entr’ouverte et c’est alors que sa tête est apparue face à nous. Surpris, nous avons hésité entre la fuite ou de plates excuses. Loin d’être énervé le vieil homme nous a invité à entrer dans son modeste logis dont les parois étaient couvertes de livres. « Bienvenue chez moi !  Je suis le Père Angel. » Après nous avoir offert une citronnade et une part de tarte, il nous a raconté sa vie de missionnaire en nous montrant des timbres d’Extrême-Orient. Nous sommes souvent revenus chez le Père Angel. À chaque fois, j’étais intrigué par le Christ crucifié sans bras, sans croix et tout cabossé qui ornait le mur. « Père, pourquoi ce Christ est-il tout cabossé ?» ai-je dit en désignant l’objet. Et le vieux prêtre de m’expliquer, les larmes aux yeux, que sa mère avait arraché ce Christ à des soldats républicains qui jouaient avec au football lors de la guerre civile espagnole. Je me vois encore dans la fougue de la jeunesse lui dire que les franquistes c’était bien mieux. Il y a eu un grand silence et, le regard rempli de douceur, le prêtre m’a dit : « Non » et il a ajouté « Vois-tu, Paul, si je ne répare pas ce Christ c’est pour me souvenir que nous sommes citoyens des cieux. »

Une méprise fatale

On pourrait considérer que l’anarchisme chrétien cherche à concilier la foi chrétienne avec les idées anarchistes. Bien que cela semble contradictoire, Jacques Ellul (1912-1994) a tenté de trouver des points de convergence entre ces deux idéaux. Bien plus, il propose un christianisme « authentique » qui serait par essence anarchiste.

Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions - Wikimedia Commons)
Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions – Wikimedia Commons)

Dans son ouvrage, Anarchie et christianisme, Ellul part du constat que « les anarchistes sont hostiles à toutes religions (et le christianisme est de toute évidence classé dans cette catégorie), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l’anarchie, source de désordre et négation des autorités établies ». C’est précisément ce qu’il veut remettre en question.

Ellul découvre l’anarchisme par sa fréquentation et son étude des saintes écritures : « Plus j’étudiais, plus je comprenais sérieusement le message biblique (et biblique entièrement, pas seulement le « doux » Évangile de Jésus !), plus je rencontrais l’impossibilité d’une obéissance serve à l’État, et plus j’apercevais dans cette Bible les orientations vers un certain anarchisme. »

En fait, il semble qu’Ellul instrumentalise la Bible en faisant une lecture réductrice inspirée de l’anarchisme mondain : « Nous devons maintenir cette claire certitude que la Bible nous apporte une Parole antipouvoir, antiétatique et antipolitique. »

Dans La subversion du christianisme, Ellul poursuit sa déconstruction en remettant en cause la société, la culture et la civilisation chrétienne qui représentent « une culture en tout inverse de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ».

En fait Ellul se comporte comme un enfant gâté qui fait sa crise d’adolescence en rejetant tout ce qu’il a reçu afin de soi-disant s’émanciper. Ellul ne s’émancipe pas, il ne fait qu’appliquer une grille de lecture mondaine à la Bible en rejetant tout ancrage dans la Tradition.

Un exemple contemporain de cette méprise est celui du journaliste Falk van Gaver. Ce dernier a remis sur le devant de la scène le concept d’anarchisme chrétien en publiant, entre 2012 et 2015, deux ouvrages sur le sujet avec Jacques de Guillebon. Actuellement, il se proclame athée et il se dit proche de l’écologie radicale, de l’antispécisme et du véganisme.

Comment éviter cette méprise et concilier anarchisme et christianisme ?

La riante figure de Chesterton

Une fois de plus nous nous retrouvons face à Chesterton. De prime abord, on ne peut pas le qualifier d’anarchiste et pourtant comme le relevait Henri Massis : « Bien décidé à jeter bas le mur maussade qui cache la splendeur de l’univers créé, Chesterton se fit (…) une belle réputation d’anarchiste et de démolisseur » (De L’homme à Dieu – 1959).

Contre l’anarchisme sans Dieu, ce roman fabuleux.

Dans son roman Le nommé Jeudi, Chesterton réduit en poussière l’anarchisme sans Dieu. Pour lui, l’anarchisme n’est pas une pensée rationnelle, elle relève d’une utopie sociétale qui n’est que la caricature de la volonté du Créateur. Veut-elle réduire les injustices ? Elle ne fait que les venger. Elle est faite pour retourner au néant qui l’a engendré.

Pourtant grâce à son ancrage dans la réalité, et sa conversion au catholicisme, il évite les écueils d’un anarchisme mondain. En effet, « l’Église catholique est la seule chose qui épargne à l’homme l’esclavage dégradant d’être un enfant de son temps » (L’Église catholique et la conversion – 1926).

Bien qu’étant inclassable, Chesterton fait siennes un bon nombre d’idées anarchistes. Dans Orthodoxie(1908), Chesterton critique et s’oppose à la concentration du pouvoir, que ce soit dans les mains d’un gouvernement ou d’autres institutions. Chesterton a aussi valorisé la liberté individuelle. Ses critiques des systèmes qui restreignent la liberté personnelle peuvent résonner avec les idées anarchistes. La défense de la propriété locale et la critique du capitalisme est aussi à prendre en compte. Enfin, comment ne pas songer au distributisme qui promeut la distribution équitable de la propriété productive. Chesterton soutient l’idée que la propriété doit être plus largement répartie pour éviter de trop grandes inégalités.

Les Béatitudes

Comme je l’ai déjà relevé, l’anarchisme chrétien s’enracine dans la tradition et la vie ecclésiale. Chesterton a été bouleversé par la lecture du Sermon sur la Montagne : « À la première lecture du Sermon sur la Montagne, vous avez l’impression qu’il bouleverse tout, mais la deuxième fois que vous le lisez, vous découvrez que cela remet tout à l’endroit. La première fois que vous le lisez, vous sentez que c’est impossible ; la deuxième fois, vous sentez que rien d’autre n’est possible. »

Le Sermon sur la Montagne, qui débute par les Béatitudes, ne pourrait-il pas être considéré comme la feuille de route de cet anarchisme ?

Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d'un autre anarchisme ?
Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d’un autre anarchisme ?

Dans l’Église orthodoxe, quand on célèbre la liturgie de saint Jean Chrysostome, avant l’entrée de l’évangéliaire, on chante les Béatitudes dans l’ordre où on les trouve dans l’Évangile de saint Matthieu (5, 3-12). Au début, on ajoute un verset reprenant les paroles du bon larron sur la croix. Bien plus, quand on ne célèbre pas la liturgie chaque jour, on retrouve les Béatitudes lors de l’office des Typiques. Je ne me lasse jamais de revenir aux Béatitudes qui chaque jour me rappellent le message réellement révolutionnaire du christianisme : la pauvreté spirituelle et ses rapports avec l’humilité, la douceur qui n’est pas faiblesse, la charité sous ses différentes formes, la pureté du cœur, la paix, l’acceptation patiente des persécutions pour la justice, la joie imprenable.

Les Béatitudes

« Dans ton Royaume, souviens-Toi de nous, Seigneur.
Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux les affligés, car ils seront consolés.
Bienheureux les doux, car ils hériteront la terre.
Bienheureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés.
Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous outragera et qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de Moi.
Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. »

Une question de style

Comment vivre les Béatitudes au quotidien ?

Un texte de la fin du IIème siècle, l’épître à Diognète, nous rappelle que le style de vie des chrétiens n’est pas à chercher dans l’originalité mais dans une fidélité vécue au quotidien. Ni copie, ni imitation servile et encore moins conformité au monde mais renouvellement de la façon de penser « pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Romains 12, 2).

L’épitre à Diognète décrit la vie chrétienne comme étant radicalement différente de celle du monde environnant. Les chrétiens sont appelés à vivre dans la justice, la charité et l’amour, démontrant ainsi la transformation intérieure opérée par leur foi. Elle encourage à éviter la séparation physique des communautés chrétiennes, mais souligne une séparation morale. Les chrétiens sont appelés à vivre de manière à ce que leur caractère et leurs actions les distinguent positivement. Les chrétiens sont encouragés à vivre une vie morale exemplaire. Ce mode de vie moral devrait être un témoignage positif qui attire l’attention des non-croyants. L’épître aborde également la question de l’obéissance aux autorités. Les chrétiens sont appelés à être loyaux envers les gouvernants et à respecter les lois de la terre, mais sans jamais compromettre leur obéissance à Dieu.

Épître à Diognète

Cette lettre est une apologie adressée à un païen nommé Diognète. Elle semble dater du deuxième siècle.

« Les Chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes ; seulement ils ne se livrent pas à l’étude de vains systèmes, fruit de la curiosité des hommes, et ne s’attachent pas, comme plusieurs, à défendre des doctrines humaines. Répandus, selon qu’il a plu à la Providence, dans des villes grecques ou barbares, ils se conforment, pour le vêtement, pour la nourriture, pour la manière de vivre, aux usages qu’ils trouvent établis ; mais ils placent sous les yeux de tous l’étonnant spectacle de leur vie toute angélique et à peine croyable.

Ils habitent leurs cités comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens, ils souffrent tout comme voyageurs. Pour eux, toute région étrangère est une patrie, et toute patrie ici-bas est une région étrangère. Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. Ils ont tous une même table, mais pas le même lit. Ils vivent dans la chair et non selon la chair. Ils habitent la terre et leur conversation est dans le ciel. Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies, supérieurs à ces lois. Ils aiment tous les hommes et tous les hommes les persécutent. Sans les connaître, on les condamne. Mis à mort, ils naissent à la vie. Pauvres, ils font des riches. Manquant de tout, ils surabondent.

L’opprobre dont on les couvre devient pour eux une source de gloire ; la calomnie qui les déchire dévoile leur innocence. La bouche qui les outrage se voit forcée de les bénir, les injures appellent ensuite les éloges. Irréprochables, ils sont punis comme criminels et au milieu des tourments ils sont dans la joie comme des hommes qui vont à la vie.

(…)

Pour tout dire, en un mot, les chrétiens sont dans le monde ce que l’âme est dans le corps. »

L’audace de vivre différemment

À la fin de son livre Après la vertu (1981), Alasdair MacIntyre nous offre une comparaison entre notre propre temps et la fin de l’Empire romain au Vème siècle. Il affirme qu’un tournant s’est produit lorsque les citoyens ont cessé d’essayer de sauver la société et le gouvernement romains et ont commencé à bâtir de nouvelles communautés dans lesquelles la vie morale et la civilité pouvaient être vécues malgré les temps troublés. Pour MacIntyre, nous avons atteint le même point, à la différence que les barbares ne viennent pas de l’extérieur ; ils dirigent nos écoles et nos universités et adoptent nos lois. Il faut reconnaître notre sort sans nostalgie ni jérémiades inutiles et commencer à vivre différemment. Comment ? « Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. […] Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît ».

Peut-être est-ce ce qu’il faut entendre par « anarchisme chrétien » ? Peut-être que c’est cela être « citoyens des cieux » ? J’aime à le croire.

Paul Sernine

Bibliographie

  • A Diognète, trad. H.-I. Marrou, Les éditions du Cerf, 1997.
  • Alasdair MacIntyre, Après la vertu, PUF, 2013.
  • G.-K. Chesterton, Le nommé Jeudi, Gallimard, 2002.
  • Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, 2018.
  • Jacques Ellul, La subversion du christianisme, La Table Ronde, 2022.



Hilaire Belloc, le chevalier du distributisme

Traversant les dernières années du règne de Victoria jusqu’aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, Hilaire Belloc est un géant de la littérature et de la culture anglaise : poète, romancier, essayiste, historien, polémiste, apologiste du catholicisme et même penseur économique. Bref, il est incontournable et nous l’avons oublié. Pourtant, au propre comme au figuré, Belloc demeure un roc sur lequel on s’achoppe. De taille moyenne, il était plutôt costaud. Sa mise était négligée ; vêtu de noir, ses poches débordant de papiers, de journaux et parfois même de pain. Avec ses avis tranchés et ses phrases coupantes, Belloc avait le don d’énerver et de pousser dans leurs retranchements ceux qui ne partageaient pas ses avis et pourtant l’homme aimait la nuance. Qui est Hilaire Belloc ?

Collection privée de l’auteur.

Premières années

C’est en 1870, à La Celle-Saint-Cloud en France, que celui qu’on allait surnommer « Old Thunder » voit le jour. Après le décès de son père, alors qu’il n’a qu’un an, sa mère emmène ses enfants en Angleterre, sa patrie. Il étudie à l’école de l’Oratoire de Birmingham fondée par le célèbre converti au catholicisme John Henry Newman qui exerce une certaine influence sur le jeune homme.

Une belle histoire d’amour

En 1890, il rencontre Élodie Hogan, une jeune Californienne en vacances en Angleterre. Très amoureux, Belloc part rejoindre sa bien-aimée en Californie en traversant une grande partie du pays à pied. Laissons-le décrire ce périple : « Traverser les déserts et parcourir des canyons étranges et profonds. Passer par le talus de chemin de fer en voyant passer des trains avec des gens à l’intérieur. Dormir dehors et marcher péniblement le lendemain matin en s’émerveillant devant les rochers et les nouveaux paysages. Dormir dans des maisons étranges et ainsi de suite, sans fin, mais arriver d’une manière ou d’une autre à Denver. Vendre des dessins en chemin. S’interroger sur des choses qui n’ont pas d’importance et écrire des vers dans sa tête. Perdre de l’argent aux cartes sur le Rio Cimarron, ensuite n’en avoir plus. Boiter jusqu’à Canyon City, puis récupérer de l’argent, traverser le col de Pike’s Peak jusqu’à Florence (Colorado). Me lever la nuit dans un wagon de marchandises et ainsi de suite jusqu’au bout. » (Lettre à Georges Wyndham du 5 février 1910). La mère de la jeune fille refuse d’accorder la main de sa fille au jeune prétendant. Belloc épouse finalement Élodie en 1896, après le décès de sa mère.

Écrivain et conférencier

Après son service militaire en France, il étudie l’histoire, spécialement le Moyen Âge et les Temps Modernes, à l’université d’Oxford. Ne trouvant pas de poste à l’université du fait de son catholicisme et certainement aussi à cause de son tempérament de feu, il se lance dans l’écriture ainsi que dans une carrière de conférencier. Comme j’aurais voulu assister aux conférences d’Hilaire Belloc ! Son ami Chesterton décrit l’une d’elles dans une lettre à sa fiancée : « Dès qu’il a commencé à parler, on s’est senti sorti des vapeurs étouffantes de disputes quarante fois répétées pour entrer dans des réflexions vraiment réfléchies, nobles et originales sur l’histoire et la nature. Quand je vous dis qu’il a parlé de l’aristocratie anglaise ; des effets de la crise agricole sur leur moralité ; de son chien ; de la bataille de Sadowa ; de la révolution puritaine en Angleterre ; du luxe des Antonins dans la Rome antique ; d’un de ses amis qui, grâce à un travail infâme, avait obtenu un poste politique pour lequel il était totalement inapte ; des bandes dessinées australiennes ; des péchés mortels de l’Église catholique romaine (…). Cela a duré une demi-heure et je pensais que c’était cinq minutes » (M. Ward, Return to Chesterton).

Le « Chesterbelloc »

Sous le terme « Chesterbelloc », forgé par Georges Bernard Shaw, se cache la grande amitié littéraire de Belloc et Chesterton. Ils se rencontrent dans une taverne en 1900. Chesterton décrit la rencontre en affirmant que Belloc était de mauvaise humeur ce soir-là et ajoute que « la mauvaise humeur de Belloc était et est beaucoup plus bruyante et vivifiante que la bonne humeur de n’importe qui d’autre. » La soirée se prolonge tard dans la nuit et, après quelques pintes de bière, Chesterton peut dire que Belloc a apporté « son grand appétit pour la réalité et la raison en action et (…) une odeur de danger (…) ». Cette amitié tant humaine, spirituelle que littéraire va mener les deux hommes à lutter contre tous les maux de la modernité avec l’arme du sens commun.

L’engagement politique

En janvier 1906, Belloc, naturalisé anglais depuis quelques années, est élu à la Chambre des Communes sous l’étiquette libérale pour la banlieue industrielle de Manchester. Orateur autant apprécié que redouté, il ne suit pas toujours les mots d’ordre de son parti, ce qui l’amène à siéger comme indépendant. Il provoque même un certain émoi dans les rangs de l’assemblée quand il réclame le contrôle des fonds des partis. Après cinq ans de vie parlementaire, il renonce à son mandat. Le cirque politique l’a profondément navré : discussions inutiles, opérations douteuses, jalousie, intrigues, trahisons, etc. Il valait mieux lutter par la plume.

Une longue fin

L’année 1914 marque le début de la fin pour Hilaire Belloc. Sa femme Élodie, meurt. « The Old Thunder » en est bouleversé. Il ne se relève pas de cette perte. La chambre de sa femme est fermée à clef et devient le sanctuaire de son amour. Chaque soir en allant se coucher, Belloc s’arrête devant la porte close et y trace un signe de croix. Il éprouve souffrance et tristesse qu’il exprime avec justesse dans un poème où il convie le lecteur « aux eaux répugnantes de l’Achéron, / Là où sont les ténèbres et où les personnes en deuil confuses dépriment ». Ayant perdu sa joie de vivre, il ne quitte plus les habits de deuil et se jette à corps perdu dans la rédaction de ses ouvrages. Les deuils se succèdent : son fils Louis lors de la Grande Guerre, ses amis, dont Chesterton en 1936, son fils Peter lors de la Seconde Guerre mondiale. Malade, usé et vieilli, Hilaire Belloc cesse d’écrire dès 1942. Il passe les dernières années de sa vie dans le silence. Laissons Evelyn Waugh nous raconter sa visite à Belloc quelques mois avant sa mort : « Traînement de pieds. Entre le vieil homme, barbe blanche hirsute, vêtements noirs garnis de nourriture et de tabac. Plus mince que je ne l’ai vu la dernière fois, avec une lueur bienveillante dans les yeux. Il ressemble à un vieux paysan ou à un pêcheur de cinéma français. Il se traîne sur une chaise près du feu. Pendant toute la visite, il a été occupé par des tentatives infructueuses pour allumer une pipe vide. Il ne pouvait pas suivre ce qu’on lui disait, mais aimait prononcer les grandes vérités sur lesquelles il réfléchissait vraisemblablement. » 

Hilaire Belloc, « The Old Thunder », meurt le 16 juillet 1953. Sur sa tombe, on peut lire un de ses quatrains : « J’ai combattu et j’ai gardé la foi, / J’ai parcouru seul le chemin sanglant ; / Il fait sombre. / Tenez-vous près de mon spectre, / Et protégez-moi, Dieu tout-puissant ». 

Une économie au service de la personne

Inspiré par l’enseignement social de l’Église catholique, en particulier par l’encyclique Rerum Novarum (1891) de Léon XIII, Hilaire Belloc propose une voie différente et non une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme : le distributisme. Il s’agit d’une pensée sur la manière dont l’économique et le politique doivent fonctionner pour le bien commun. Belloc se tourne vers l’histoire pour comprendre les dysfonctionnements du système capitaliste dominant. Il essaie aussi de discerner et d’analyser ce qui fut déjà tenté pour éviter les dangers du capitalisme. Les plus importants travaux d’économie politique de Belloc sont:  An Examination of Socialism (1908), The Church and Socialism (1909), The Party System (1911), Socialism and the Servile State (1911), The Servile State (1912), The Catholic Church and the Principle of Private Property (1920), Catholic Social Reform versus Socialism (1922), Economics for Helen (1924) et An Essay on the Restoration of Property (1936). 

Collection de l’auteur.

Au commencement

Remontons au XVIe siècle. En Angleterre, le mouvement des enclosures qui prive les paysans des terres communes et la suppression des monastères ainsi que la confiscation de leurs biens par la Couronne et les grands seigneurs marquent les débuts d’une sorte de proto-capitalisme. Belloc pense que la révolution industrielle, qui commence en Angleterre, est financée par cette classe de capitalistes : « (…) le grand propriétaire de la Réforme, s’élevant sur les ruines de la religion, était économiquement dominant, puis le capitaliste marchand est arrivé à la tête des affaires » (The Church and Socialism).

De plus, le passage d’une économie productrice à une économie mercantile achève le mouvement de perte de la propriété. Selon Belloc, « une économie productrice favorise la stabilité et la bonne division de la propriété. Une économie mercantile favorise la concurrence, la concentration croissante des moyens de production, de transport, d’échange, etc. entre quelques mains et la réduction d’un nombre toujours plus grand de citoyens à la condition de prolétaires » (Pour mieux comprendre l’Angleterre contemporaine).

La négation de la petite propriété conduit à la mise en place d’un État servile. Mais qu’entend Belloc par « État servile » ?

L’État servile

L’État servile s’impose progressivement par une sorte de compromis dynamique entre la pensée socialiste et l’économie capitaliste. Il s’agit d’une « société dans laquelle ceux qui ne possèdent pas les moyens de production produisent, de manière ordonnée et sous la contrainte, des richesses dont le surplus est socialement garanti aux propriétaires des moyens de production » (Le socialisme et l’État servile). Pour calmer les masses productives, l’État doit organiser le bien-être et le divertissement de ces citoyens. Une sorte d’État Providence maternant et moralisateur qui veut notre bien malgré nous.

Comment lutter contre cet État servile ?

L’éloge de la petite propriété

Si l’on veut lutter contre la mise en place de l’État servile, il faut restaurer la petite propriété. En effet, à travers l’histoire de l’Angleterre, Belloc voit que la petite propriété est progressivement évincée au profit d’un modèle économique où une minorité détient le contrôle des entreprises et des terres. Il considère que la petite propriété, en particulier la petite propriété agricole et artisanale, est essentielle pour préserver la liberté des personnes. Pour Belloc, « (…) à chaque fois que la propriété se concentre et devient le privilège de quelques-uns, la culture comme la citoyenneté finissent par se déliter. Les cellules constitutives du corps social s’atrophient et on arrive à ce point de déraison : la plupart des gens n’ayant même plus d’opinion propre à exprimer, ils ne font que répéter celle de leurs maîtres. Ainsi, la propriété se révèle essentielle à une vie pleine (…) » (La Restauration de la Propriété).

La subsidiarité

La petite propriété répandue implique une décentralisation et la mise en place du principe de subsidiarité. Cela signifie que les décisions sont prises au niveau le plus proche des personnes concernées et l’État ne doit intervenir qu’en dernier recours. Cela garantit l’autonomie des individus et des communautés qui peuvent ainsi répondre au besoin « de se défendre et d’influencer, de modeler voire, dans les circonstances les plus favorables, de diriger concrètement les pouvoirs de l’ensemble » (Le socialisme et l’État servile). Belloc pense ici aux corporations, aux guildes ainsi qu’à la coutume qui représente des « trésors coopératifs ». La raison d’être de ces institutions, qui loin de restreindre les libertés les protègent, « est de sauvegarder le droit de posséder, de veiller à ce qu’il soit consolidé et de garantir que son expérience soit étendue à l’ensemble de la communauté » (Le socialisme et l’État servile).

Et si on essayait ?

Force est de constater que les propositions distributistes sont ignorées par les économistes et dans les différents lieux de formation. Bien plus, à chaque fois que j’essaie d’en parler, j’entends les mêmes remarques condescendantes : « Tu es un idéaliste, cette théorie remet en question des fonctionnements économiques bien établis », « Quelle utopie ! Tes idées sont impossibles à mettre en œuvre dans un monde globalisé » ou encore « Avec des guildes et des corporations on va retourner au Moyen Âge ! ». La seule réponse possible est simplement : « Et si on essayait ? ». Essayer non pas avec des experts ou des économistes, mais avec de petites communautés locales qui veulent reprendre leur existence en main.

Paul Sernine


Un étrange capitalisme

Dans le roman satirique La grâce d’Allah, Belloc décrit avec un humour grinçant les pratiques et les dérives d’un certain capitalisme de connivence. Avec l’histoire Le Pont, il met en scène un « promoteur » qui réussit à faire péricliter une entreprise familiale, un bac, qu’il va remplacer par un pont.

 « L’établissement du nouveau pont avait eu pour conséquence un accroissement considérable de la population de la ville. Ses gouverneurs ainsi que ceux des districts voisins, se préoccupaient à juste titre de sa bonne réglementation.

Les autorités de la région étaient entièrement d’accord avec moi sur la nécessité d’établir un régime plus régulier. Je leur fis observer qu’avant d’aller plus loin, ce serait agir sagement et courtoisement que de consulter à grande échelle ceux qui se servaient régulièrement du pont, surtout les marchands de la place et des villes plus lointaines au-delà de la rivière, qui passaient et repassaient à intervalles réguliers avec des caravanes importantes. Aussi les convoqua-t-on fort poliment. On considéra qu’ils représenteraient aussi la masse des petits usagers, et notre assemblée institua un excellent arrangement.

D’abord, nous nous constituâmes en conseil. Ensuite, nous nous votâmes les pleins pouvoirs pour agir à notre guise en ce qui concernaient l’exploitation du pont.

Il fut décidé que les marchands qui se servaient régulièrement du pont, et qui passaient et repassaient avec leur suite une fois par mois en moyenne, seraient quittes de tout péage, à condition de verser un droit annuel pour contribuer à l’entretien de l’ouvrage. Ce droit revenait, en moyenne, pour chacune de leurs bêtes de somme, à environ le quart du péage normal et à moins de la moitié pour chacun de leurs serviteurs.

Les citadins et villageois du commun des mortels, les pâtres et toute la masse des petites gens qui faisaient usage du pont d’une façon moins lucrative, furent taxés le double du péage primitif. Ce n’était que justice, après tout, étant donné qu’ils étaient obligés d’emprunter le pont, n’ayant pas d’autre moyen pour passer la rivière. J’ajoute que les autorités locales qui avec nous faisaient partie du conseil, établirent, après la police générale, un règlement particulier empreint de bon sens et d’esprit pratique. Ce règlement particulier interdisait l’emploi pour traverser la rivière, de tous bateaux, quels qu’ils fussent, sous l’excellent prétexte que ces engins avaient parfois causé des noyades, et que, de toute façon, il y avait maintenant un pont, ce qui faisait disparaître toute nécessité de revenir à un mode de transport si démodé et si arriéré.

Il fut également interdit de passer à la nage entre le coucher et le lever du soleil, pour des raisons de sécurité et de contrôle de la police, et entre le lever et le coucher du soleil pour des raisons de bienséance.

Après que ces nouveaux règlements eurent été votés, on renforça les barrières, et on nomma des fonctionnaires officiels pour percevoir les péages. Je manifestai encore mon dévouement au bien public en autorisant le conseil à licencier mes hommes, et à nommer – en les payant- ces fonctionnaires, ne conservant pour moi-même que le droit de recevoir le produit des péages, et assumant naturellement la charge d’entretenir le pont en contrepartie des sommes que me versaient les marchands réguliers. Je me réservai également le droit, chaque fois que le conseil ou les autorités locales l’estimeraient nécessaire, de renforcer le pont, de le réparer, de le peindre, de l’orner, de le décorer pour les jours de fête, ou de le faire recouvrir d’un vélum pendant les grandes chaleurs, d’assurer l’exécution de ces divers services, moyennant un prix à débattre avec le conseil et les autorités locales, à la tête desquelles se trouvait mon vieil ami le Cheik. »

Hilaire Belloc, La grâce d’Allah (1922), Durendal, 2020. 


La première traduction française de la bible du distributisme

Après avoir publié une nouvelle traduction d’Orthodoxie de G.-K. Chesterton, Radu Stoenescu fait œuvre de salubrité intellectuelle en traduisant, pour la première fois, en français L’État servile de Belloc. Il sera publié prochainement aux Editions Carmin. Vous pouvez souscrire à l’édition papier pour la modeste somme de 25 Euros sur Tipeee (fr.tipeee.com/vous-ne-possederez-rien).


Biographie :

  • Joseph Pearce, Old Thunder – A life of Hilaire Belloc, Harper Collins, 2002.

Ouvrages traduits en français :

  • Marie-Antoinette (1909), trad. S. Campaux, Payot, 1932.
  • La grâce d’Allah (1922), Durendal, 2020.
  • M. Wells et Dieu (1926), trad. J. Fournier-Pargoire, Le Roseau d’Or, Plon, 1928.
  • Jeanne d’Arc (1929), trad. M. Faguer, Firmin-Didot, 1931.
  • Richelieu (1930), trad. T. Varlet, Payot, 1933.
  • Le génie militaire du duc de Marlborough (1933), trad. commandant Rinon, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 1934.
  • La restauration de la propriété (1936), trad. B. Ferrando, Perspectives libres, 2022.
  • Pour mieux comprendre l’Angleterre contemporaine (1937), Desclée de Brouwer, 1939.
  • Les grandes hérésies (1938), trad. B. Ferrando, Artège, 2022.
  • Au temps d’Elisabeth – Renaissance et Réforme en Angleterre (1942), Trad. J.-M. Lavalette, La Renaissance du Livre, 1946.   



Quand la décomposition précède la mort

Jadis, un de mes professeurs avait l’habitude, lors d’une sortie annuelle, de lire des textes dans des lieux chargés d’histoire et de sens. Un jour, un petit groupe d’étudiants s’est retrouvé dans une église romane pour découvrir The Rock de T.S. Eliot. Un seul vers s’est gravé dans ma mémoire : « L’Église a-t-elle abandonné l’humanité ou l’humanité l’Église ? » (VIIème chœur). Depuis lors je me suis souvent demandé comment Eliot avait pu écrire cela en 1934. Cependant, plus j’avance en âge, plus je comprends la portée prophétique de ce vers dont je ne retiens, avec une certaine tristesse, que la première partie : « L’Église a-t-elle abandonné l’humanité ? »

Cette interrogation a refait surface il y a quelques semaines. A la mi-octobre, je découvre une brève émission de RTS religion dont le titre est plus qu’explicite : « Les sextoys ». Vous ne rêvez pas : une émission « religieuse » coproduite par la RTS, Cath-Info (Église catholique) et Médias-pro (Églises réformées) vient nous entretenir d’une question fondamentale pour notre vie spirituelle. Précisons que cette émission est doublement payée par nos soins, à savoir la redevance radio-télévision et l’impôt ecclésiastique.

https://www.youtube.com/embed/QY8vfDbWAME
Votre redevance couplée à vos impôts écclésiastiques, braves gens !

Cependant, laissons la question du financement de côté et passons au contenu de l’émission. Dès les premières images, j’ai l’impression de me retrouver dans une scène du film comique Problemos (2017) d’Éric Judor : une jeune femme vêtue d’une salopette en jeans est assise en tailleur et nous tient le langage habituel (hélas) de la déconstruction wokiste ambiante. Le cadre est posé et nous voilà avertis. Tout d’abord, je suis heureux d’apprendre que les sextoys sont toujours plus esthétiques, plus techniques et surtout plus écoresponsables. Tout au long de l’émission, on ne cite aucun texte sacré et c’est peut-être mieux ainsi. En revanche, on fait référence au pape François : « Le plaisir arrive directement de Dieu, il n’est ni catholique, ni chrétien, ni autre chose, il est simplement divin ». J’ignorai que le souverain pontife s’était exprimé sur le tantrisme et je ne sais pas si je dois être heureux de l’apprendre. A l’aide d’une experte, sociologue en religion, on étrille au passage saint Augustin et l’ascèse chrétienne qu’il faut évacuer. On découvre ensuite une brève histoire des sextoys, digne d’un mauvais article de Wikipédia. L’émission se termine par un éloge du gadget intime décrit comme un instrument d’émancipation, une œuvre d’art, un bijou de technologie et un accessoire branché qui « fait de l’œil aux religions ». Rien que cela !

D’aucuns se réjouiront d’une telle ouverture d’esprit de la programmation religieuse de la RTS. D’autre hausseront les épaules en disant que je m’agite pour bien peu de chose et qu’il y a des problèmes bien plus préoccupants dans notre monde. Je peux entendre tout cela, mais je dois me mettre en porte-à-faux avec ces deux avis. Pour moi cette émission est le signe de la décadence de notre civilisation. Julien Freund n’hésitait pas à écrire, en 1980 déjà : « Dans les conditions actuelles, les Européens attachés à la sauvegarde de leur civilisation et de son esprit ont raison de critiquer le néochristianisme sauvage qui abandonne la rigidité des structures ecclésiales qui furent celles du christianisme durant la Renaissance et de voir dans le nouveau comportement une contribution à la subversion de la tradition européenne. Sous cet angle, en effet, le christianisme est un des ferments de la décomposition et de la décadence de l’Occident. » (La Fin de la Renaissance)

Cette émission n’est pas un cas unique. Écoutons les sermons et les homélies dans nos églises et nos temples, lisons la presse religieuse et paroissiale : l’écologie, la sociologie, la psychologie, la politique ou les luttes intersectionnelles ont supplanté la Bible, la Tradition, la spiritualité et l’ascèse. Le culte et la louange envers Dieu ont été remplacés par celui de l’homme, de son plaisir et par celui de la nature. C’est un peu comme le café décaféiné, cela ressemble à du café, cela à l’odeur et le goût du café mais ce n’est pas du café et cela n’a pas les effets du café. Ce christianisme « décaféiné » qui préfère nous entretenir des sextoys que du Dieu vivant marque la fin d’une culture européenne se décomposant avant de mourir comme l’écrivait si justement Georges Bernanos : « Les civilisations sont mortelles, les civilisations meurent comme les hommes, et cependant elles ne meurent pas à la manière des hommes. La décomposition chez elle précède leur mort, au lieu qu’elle suit la nôtre. » (La liberté pour quoi faire ?

Durant des siècles l’Église a été la mère de la culture occidentale, elle en a été quelque temps la maîtresse et aujourd’hui elle n’en est plus que la prostituée. Heidegger n’avait certainement pas tort : « Seul un dieu peut encore nous sauver ».

A bon entendeur, salut !

Paul Sernine




Le cirque politique

Un décor de boîte de nuit, des danseurs et chanteurs qui se trémoussent ou grimacent sur un air qui ressemble à « We Are Family » du groupe Sister Sledge. Je ne regarde pas « Danse avec les stars », « Incroyables talents » ou « 52 minutes ». Je suis devant le clip de campagne de l’UDC suisse qui s’intitule « Das isch d’SVP ». Il faut dire que d’autres formations politiques ne sont pas en reste : trois candidats PLR au Conseil national ont produit une chanson « Original Liberal » et les Jeunes Verts vaudois ont intégré le fringant conseiller d’État Vassilis Venizelos dans le groupe rock « Relax Chill Pépère ». Bien plus, le cirque et les clowns ont envahi le Palais fédéral pour le 175e anniversaire de la Constitution.  

https://www.youtube.com/embed/N9zWEEXYpgg

Attention, c’est dur.

Au Pays des Merveilles, on s’agite, on s’amuse, on fait parler de soi et l’on semble satisfait.

Ne nous y trompons pas, le cirque politique est le signe d’une perte de sens mortifère pour notre société, dont les conséquences peuvent lui être fatales.

Une distinction fondamentale

Julien Freund (1921-1993), philosophe et sociologue français, pose une distinction fondamentale entre la politique et le politique. « La politique, écrit-il, est une essence, au double sens où il est, d’une part, l’une des catégories fondamentales, constantes et indéracinables de la nature et de l’existence humaines et, d’autre part, une réalité qui reste identique à elle-même malgré les variations de la puissance et des régimes et le changement des frontières sur la surface de la terre. » (L’essence du politique, 1965)

La politique est donc l’activité concrète, conjoncturelle et variable de la vie d’un État (son régime, les partis, le gouvernement, les élections, etc.). Le politique, quant à lui, relève d’une dimension plus abstraite. Il s’agit de réfléchir sur les concepts de pouvoir, de gouvernement et de prise de décision. Normalement le politique est supérieur et donne forme à la politique. Il semble que ce ne soit plus le cas au Pays des Merveilles.

Ça a l’air bien.

Vers une société impolitique

Le politique, qui est le cadre de la politique, « n’obéit pas aux désirs et aux fantaisies de l’homme, qui ne peut pas qu’il ne soit pas ou bien qu’il soit autre chose que ce qu’il est » (Julien Freund, L’essence du politique, 1965). 

En oubliant le politique, on dénature la politique qui est « l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière, en garantissant l’ordre au milieu des luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions » (idem). 

Chemin faisant, on ouvre la porte à toutes les musiques et à tous les délires et l’on s’achemine vers l’impolitique. Avec Julien Freund, on peut considérer qu’est impolitique tout ce qui nie ou se soustrait à la politique. L’impolitique couvre un vaste panel d’attitudes allant de la passivité à la violence en passant par le cynisme, l’amusement et la légèreté. Notre spectacle quotidien en somme.

https://www.youtube.com/embed/UUHyjnwoCZ8

La variante PLR.

Ne nous méprenons pas. En sapant l’autorité politique, les différentes attitudes impolitiques portent en elles le germe de l’instabilité sociale qui peuvent mener à des tensions et des violences sociales dangereuses.

La nature ayant horreur du vide, celui engendré par l’impolitique devra être comblé. La question est de savoir par qui ou par quoi.

À bon entendeur, salut !

Paul Sernine

Poursuivre la réflexion :

– Julien Freund, L’essence du politique, Dalloz, 2004.
– Julien Freund, La décadence, Le Cerf, 2023.




Combattre dans la joie

« Do you know Chesterton ? » me lançait sans ambages mon vénérable enseignant d’anglais en portant une tasse de thé à ses lèvres. Surpris par cette entrée en matière, l’adolescent que j’étais répondit par la négative. « It’s a mistake young fellow », murmura-il en regardant par-dessus ses lunettes. Je n’avais plus le choix. J’occuperai mon temps libre au Royaume-Uni à lire ce dénommé Chesterton. Je ne sais pas si je progressai réellement en anglais durant ce séjour linguistique. En revanche, j’entrouvris la porte du paradoxe.

Une vie paradoxale

 Imaginez, au détour d’une rue, un colosse jovial de cent trente kilos pour un mètre nonante, une cape flottant sur les épaules et ne quittant jamais sa canne-épée. Vous venez de rencontrer Gilbert Keith Chesterton et, à n’en pas douter, vous ne l’oublierez pas de sitôt.

Chesterton vient au monde à Londres en pleine époque victorienne. Après des études où il va, entre autres, développer des compétences artistiques, il s’oriente vers le journalisme. Ses talents de polémistes joints à son style d’écriture autant satirique que spirituel lui valent admiration et célébrité mais aussi quelques solides inimitiés.

Auteur prolifique, il ne cesse d’écrire essais, articles et romans touchant à des sujets divers et variés : poésie, politique, religion, philosophie et littérature.

Cet amateur de vin de Bourgogne aux écrits parfois délirants (Le nommé JeudiLe Napoléon de Notting HillL’inconvénient d’avoir deux têtes, etc.) est aussi une âme tourmentée par la vérité. Élevé dans un anglicanisme de convenance, il va s’essayer au spiritisme avant d’entreprendre un long chemin qui va le conduire à entrer dans le giron de l’Église catholique en 1922.

Amoureux de la liberté et de la justice sociale, défenseur du peuple dont la voix n’est pas entendue, Chesterton s’éteint en 1936 en laissant derrière lui le souvenir d’un bretteur passionné et courtois.

Autoportrait de l’auteur avec le slogan distributiste « trois hectares et une vache ».

A travers ses écrits, Chesterton nous invite à comprendre les faiblesses et les impasses de la pensée moderne. Suivons-le !

 Le mythe du progrès

Depuis le Siècle des Lumières, le mythe du progrès est une matrice idéologique qui justifie tous les changements et toutes les transformations. Chesterton s’attaque à ce mythe fondateur de la modernité qui postule un progrès cumulatif et indéfini s’affranchissant de l’ordre naturel. 

Chesterton critique cette idée qui n’est un sophisme car « même quand il y a progrès du fait qu’il y a développement, le progrès ne porte pas sur tous les points : il n’est jamais simple, ni absolu » (Chaucer).  Bien plus cette croyance en un progrès nécessaire représente une hérésie car elle est simpliste et nuisible. Elle néglige aussi la réalité qui est nuancée et complexe. Chesterton fait ici écho à Hamlet, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, qui voyait plus de chose dans la réalité qu’il n’en est rêvé dans la philosophie.

Chesterton n’est pas misonéiste pour autant. Il refuse que le progrès se fasse au détriment de la sagesse éprouvée par les siècles. Face au progrès aveugle et destructeur, Chesterton propose la prudence et le discernement. Il envisage toujours les conséquences d’un soi-disant progrès pour montrer son inanité. Le progrès ne peut se construire sur les cadavres de ce qui était bel et bon précédemment : « Il m’a paru inique que l’humanité trouve toujours mauvaises tant de choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures, et qu’elle repousse sans cesse du pied l’échelle qui lui a permis de monter. Il m’a semblé que le progrès devait être autre chose qu’un parricide continuel. » (Le Défenseur)

Rayon Chesterton de l’auteur.

La pensée captive

Fille du mythe du progrès, force est de constater que la pensée moderne n’est ni libre ni féconde et que « le monde moderne dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques » (L’Homme éternel). En effet, il est courant aujourd’hui d’adopter des idées préconçues et des préconcepts sans remettre en question leur validité. Prisonnier de ses habitudes de pensée et de ses préjugés, l’homme moderne limite sa capacité de découvrir le réel, bien plus il impose sa propre grille de lecture à la réalité.

Pour libérer notre pensée, Chesterton invite tout un chacun à redevenir un homme ordinaire car ce dernier « a toujours été bien portant parce qu’il a toujours été un mystique. Il a permis le crépuscule. Il a toujours eu un pied sur la terre et l’autre dans le royaume des fées. Il s’est toujours gardé la liberté de douter de ses dieux, contrairement à l’agnostique moderne, libre aussi de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique » (Orthodoxie).

 La folie intolérante

Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir le journal pour constater que l’homme ordinaire se trouve confronté à une forme de folie intolérante qui ne se dissimule plus.

Qu’est-ce que cette folie ? Selon Chesterton, la folie est « la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide » (Orthodoxie).  Bien plus, il s’agit de « penser sans s’appuyer sur les principes premiers et authentiques », en inversant « les points de départ et d’arrivée ». (Orthodoxie)

Cette folie s’impose par l’intolérance de certains groupes qui tout en prônant le dialogue, deviennent intolérants envers ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Pire encore, cette intolérance est justifiée par le « droit » à la différence et elle conduit à l’exclusion des « dissidents ». Et Chesterton de considérer avec brio : « Les vieux fanatiques religieux ont torturé des hommes physiquement pour une vérité morale. Les nouveaux réalistes torturent des hommes moralement pour une vérité physique » (Tremendous Trifles).

La joie comme une arme

Confronté à ce monde, le risque est de devenir « un homme dont le cœur est sevré de toutes les joies ». Si tel est le cas « il ne reste plus que la folie » (Le Napoléon de Notting Hill). En pourfendant ce qui ne va pas, Chesterton ne critique pas seulement la pensée moderne ; il nous offre, par ses œuvres et sa vie, l’arme par excellence : la joie.

La joie n’est pas une simple émotion fugace, c’est une attitude fondamentale de l’être humain. Pour Chesterton, « l’homme est plus lui-même, l’homme est plus homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale et la tristesse la chose superficielle » (Orthodoxie). Le cœur de cette joie c’est la louange, mystérieuse « pulsation de l’âme » ; c’est-à-dire l’action de grâce, la reconnaissance pour la beauté, pour la vie, pour l’amitié, pour une bière partagée dans un taverne enfumée. Par la joie, nous maintenons vivante notre capacité d’émerveillement et nous touchons au mystère même de Dieu. D’ailleurs Kafka ne s’était pas trompé quand il disait de Chesterton que sa joie donnait l’assurance qu’il avait rencontré Dieu.

Paul Sernine

Quand Chesterton annonçait le « wokisme » 

« La grande marche de destruction mentale va continuer. Tout sera nié. Tout deviendra objet de croyance. C’est une position raisonnable de nier l’existence des pierres dans la rue ; ce sera un dogme religieux de l’affirmer. C’est une thèse rationnelle que nous vivons tous dans un rêve ; ce sera une preuve de santé mentale mystique de dire que nous sommes tous éveillés. Des incendies seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Des épées seront tirées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons acculés à défendre, non seulement les incroyables vertus et le bon sens de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore : cet immense et impossible univers qui nous regarde en face. Nous nous battrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous regardons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui ont pourtant cru. »

G.K. Chesterton, Hérétiques (1905)

Pour aller plus loin:

Biographies :

·      François Rivière, Le divin Chesterton, Rivages, 2015.

·      Ian Ker, G.K. Chesterton – A Biography, OUP Oxford, 2012.

Romans :

·      Le Napoléon de Notting Hill, trad. Jean Florence, Gallimard, 2001.

·      L’Auberge volante, trad. de Pierre Boutang, L’Age d’Homme, 1990.

·      Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.

Essais :

·      Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Éditions Saint-Rémi, 2008.

·      Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, 2023.

·      Saint Thomas d’Aquin, trad. Maximilien Vox, Éditions Saint-Rémi, 2006.




Une autre gauche est-elle possible ?

Un des murs de la salle de séjour de mes aïeuls maternels était recouvert de cadres divers et variés. Autour d’un crucifix, on pouvait admirer des photographies de tous les membres de la famille allant des trisaïeuls aux petits-enfants. On remarquait aussi d’autres photographies, en fait des cartes postales, des différents souverains pontifes de Pie XII à Jean-Paul II. Tout à droite, il y avait deux portraits d’inconnus. L’un d’eux, qu’enfant j’appelais le Père Noël, m’intrigua. Il s’agissait de Jean Jaurès. Pourquoi était-il là ? Et mon grand-père, syndicaliste, de m’expliquer que c’était quelqu’un qui avait fait beaucoup de bien pour les ouvriers et qu’il était mort assassiné au début de la Première Guerre mondiale. « C’était un intellectuel, murmura-t-il, mais il était des nôtres ». Étonnant Jaurès côtoyant les membres de ma famille et les papes. En fait, pour mon aïeul, il faisait partie de la famille et c’est plus tard que je compris.

Une vie pour les autres

Jean Jaurès naît en 1859 à Castres, dans le Tarn. Issu d’une famille modeste, enfant, il veut devenir receveur des postes. Élève brillant, il passe par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm puis est agrégé de philosophie. Professeur et journaliste, il est élu député à l’Assemblée nationale en 1885. La grève des mineurs de Carmaux en 1892 rend explicite son engagement socialiste. Militant pour la justice sociale et la solidarité, il fonde le journal « L’Humanité » (1904). En 1905, il unifie les socialistes français en participant activement à la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Pacifiste convaincu, il tente d’empêcher la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être assassiné le 31 juillet 1914.

Conscient de ne pouvoir aborder tous les aspects de la pensée de Jean Jaurès, et comme un message à mes amis de gauche, je choisis d’aborder son réalisme pragmatique, sa vision d’un socialisme ancré dans la tradition politique et la culture locale, sa défense de la propriété privée, son ouverture à la transcendance et sa passion de l’unité.

Le sens de la réalité 

Pour Jaurès, « il faut aller à l’idéal en passant par le réel ». Face au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde, qui voyait dans la lutte des classes un fait, Jaurès préfère y voir un principe d’action, un « principe si général, (qui) vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt ». 

Jaurès n’est pas un doctrinaire sectaire, c’est un réaliste qui a une profonde compréhension des conditions de vie des travailleurs et des classes défavorisées. Son réalisme est enraciné dans les souffrances et les difficultés auxquelles sont confrontées les masses populaires. Partant de ces réalités concrètes, il propose des réformes économiques et sociales, visant à améliorer la vie quotidienne. 

Un des exemples est la fondation de la verrerie d’Albi en 1895. À la suite du renvoi de deux délégués syndicaux et d’une grève, tout le personnel de la verrerie de Carmaux est licencié. Jean Jaurès, assisté d’un comité de soutien, va collecter des fonds et créer une verrerie à Albi sur un modèle coopératif.

Le socialisme comme tendance naturelle

La philosophie socialiste n’est pas imposée de l’extérieur à une société. Selon Jaurès, cette dernière porte en elle une tendance naturelle vers le socialisme. En effet, « la tendance au socialisme est inséparable de l’évolution de la société moderne. La démocratie et le socialisme sont deux termes inséparables, non point parce que la démocratie mène nécessairement au socialisme, mais parce que les principes démocratiques et socialistes sont deux termes également nécessaires de l’évolution moderne. » Que faut-il comprendre ?

L’évolution de la société et les conditions économiques tendent à favoriser l’émergence du socialisme. Jaurès pense que les inégalités et les injustices du système capitaliste conduisent inévitablement à la recherche de solutions plus équitables et collectives.

Cette tendance naturelle n’est pas seulement sociale, elle est aussi individuelle. À mesure que les travailleurs prennent conscience de leur exploitation et de leur condition commune, ils chercheront des moyens collectifs de faire valoir leurs droits et de lutter contre les inégalités. Cette prise de conscience conduira à une mobilisation croissante en faveur du socialisme, qui vise à transformer les structures économiques et sociales en faveur de plus d’égalité et de solidarité.

Un socialisme incarné

Jaurès veut et défend un « socialisme français », c’est-à-dire un socialisme « adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays. »

Pour le député du Tarn cela se caractérise par le fait qu’il doit épouser la forme politique du pays, c’est-à-dire la République, car « jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ».

Le « socialisme français » doit aussi être autant scientifique qu’idéaliste, c’est-à-dire que Marx n’en sera pas la seule grille de lecture et que Jaurès s’appuie aussi sur Proudhon et les penseurs socialistes français.

Pour finir, cette inculturation doit aussi s’appliquer « à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel ».

La défense de la petite propriété

Jaurès pense que la socialisation des moyens de production, notamment des grandes entreprises et industries, peut contribuer à créer une société plus équitable. Cela signifie que la propriété collective des secteurs clefs de l’économie permet de mieux répartir les richesses et de donner aux travailleurs une plus grande influence sur la gestion et les bénéfices de ces entreprises.

Cependant, Jaurès ne prône pas une abolition radicale de la propriété privée pour tous les biens. Les réformes économiques et sociales doivent garantir que la propriété privée ne soit pas utilisée pour exploiter les travailleurs ou pour maintenir des inégalités profondes. Jaurès envisage la propriété privée comme subordonnée au bien commun. En effet, « les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreur au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres ».

Une fois de plus, on peut admirer le pragmatisme et l’équilibre de la pensée de Jaurès, même si cela semble contraire à la vulgate marxiste. 

Une action guidée par la transcendance

Bien que de culture et d’éducation catholiques, Jean Jaurès perd la foi en le Dieu des chrétiens lors de son passage à l’École normale supérieure. Cela ne l’empêche pas de se réclamer d’une certaine transcendance : « dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu » ou « c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence de la réalité ». 

En fait, Dieu est la colonne vertébrale de son action politique. Il suffit de lire sa thèse de doctorat, De la réalité du monde sensible, pour s’en rendre compte. Plus tard, Jaurès n’hésitera pas à affirmer que toute son action est contenue dans cette thèse. Bien plus, en 1910, il se défend de renier aucun des mots de cette dernière. Oui, le rédacteur en chef de L’Humanité reconnaît l’existence d’un Dieu partout présent : « Il y a donc pénétration du monde et de Dieu ».

Il n’est pas faux d’affirmer que les combats et l’engagement de Jaurès sont d’ordre spirituel, terme que l’on euphémise en « humanisme » ou en « idéalisme » car cela gêne. Pour Jaurès, « tout effort dans la justice est une prise de possession de Dieu ». Par son action pour plus de justice et de solidarité, Jaurès accomplit une tâche spirituelle, car il continue l’œuvre de ce qu’il appelle « Dieu ». Il n’hésite pas à parler d’épanouissement de l’âme humaine, de sens de la vie et de perfection : « Je crois d’une foi profonde que la vie humaine a un sens, que l’univers est un tout, que ses forces, tous ses éléments aspirent à une œuvre et que la vie de l’homme ne peut être isolée de l’infini où elle se meut et où elle tend ».

Bien plus, pour Jaurès, le socialisme donne un sens religieux à la vie : « le socialisme ne créera pas la religion, il ne sera pas une religion, mais il mêlera la religion à la vie, à toutes les manifestations de l’humanité. » 

Le socialisme « serait peu de chose » s’il ne devait apporter que des changements politiques et sociaux. Le député de Carmaux ose affirmer qu’« élevant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les autres murs de l’usine, nous voulons ouvrir à nouveau les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu ». Nous sommes loin de la mesquinerie et des petits calculs de la politique politicienne.

L’unité avant tout 

Jean Jaurès est un apôtre de l’unité, que ce soit entre les différentes tendances socialistes, dans la société ou entre les nations. Pour lui, l’action politique socialiste, bien qu’elle puisse être source de division, n’est pas une œuvre de rancœur ou de haine : « Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple ». D’où l’importance du dialogue et de la compréhension entre les différents acteurs sociaux : point de sectarisme, point de dogmatisme, juste le bien commun.

Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, Maurice Barrès, son adversaire politique, écrit dans ses cahiers : « Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était, car les défauts n’empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme ! Adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer ». Oui, avec Jaurès, une autre gauche est possible. Cette gauche-là pourrait redevenir crédible. Elle aurait mes suffrages et mon respect ; bien plus, elle aurait mon engagement et ma fidélité.


La décence commune selon Jaurès

« L’idéalisme instinctif qui porte la classe ouvrière vers la vérité est d’accord avec son intérêt profond, lance-t-il. Il y a, à coup sûr, dans le prolétariat, bien des cerveaux encore obscurs opprimés par un travail servile et encombrés de préjugés bourgeois. Il y a en dehors du prolétariat bien des penseurs hardis et intrépides qui mettent au-dessus de tout la vérité. Mais, dans l’ensemble, c’est le prolétariat seul qui est en harmonie complète avec la vérité. La vraie classe intellectuelle, malgré ses inconsciences et ses ignorances, c’est la classe ouvrière, car elle n’a jamais besoin du mensonge. »

« La classe intellectuelle », La Petite République, 7 janvier 1899.

La liberté

« Si dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions. (…) Plutôt la solitude avec tous ses périls que la contrainte sociale ; plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit ! Mais encore une fois, quand on s’imagine que nous voulons créer un fonctionnarisme étouffant, on projette sur la société future l’ombre de la société actuelle. La justice est pour nous inséparable de la liberté. »

« L’État socialiste et les fonctionnaires », La Revue socialiste, avril 1895.

Biographies

  • Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2008.
  • Max Gallo, Le Grand Jaurès, Tallandier, 2020.

Œuvres

  • Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ?, Fayard, 2019.
  • Jean Jaurès, Discours et conférences, Flammarion, 2014.
  • Jean Jaurès, Le socialisme et la vie, Payot & Rivages, 2011.

Anthologie

  • Ainsi nous parle Jean Jaurès, Fayard, 2014.



Noblesse oblige

Autour d’un verre de blanc au café du village, les discussions vont bon train. Un jour, un brave agriculteur de la commune voisine lance à la cantonade : « On a enfin un syndic ! » Cela interroge autour de la table. Ladite commune avait toujours eu des syndics. Et notre ami de nous expliquer que, contrairement à ses prédécesseurs, leur nouveau syndic portait chemise et costume cravate lors des évènements officiels. Pour lui, une charge politique impose une certaine tenue. Que penserait-il de l’attitude de monsieur Berset ?

Médiocrité, vulgarité et laisser-aller

L’attitude du président de la Confédération est le révélateur de la médiocrité, de la vulgarité et du laisser-aller de bien des hommes politiques. Cela s’illustre autant dans les postures corporelles, les comportements, le langage et l’intelligence. Charles Péguy relevait fort à propos en 1908 : « (…) en ces temps-ci, une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles ; plus qu’une panbéotie, plus que la panbéotie redoutable annoncée, plus que la panbéotie redoutable constatée ; une panmuflerie sans limite ; un règne de barbares, de brutes et de mufles ; une matière d’esclave ; sans personnalité, sans dignité ; sans ligne ; un monde non seulement qui fait des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui inquiet se demande déjà si c’est bien amusant ».

Que faire ?

L’aristocratie comme valeur

Selon Julius Evola, il faudrait « avant toute chose » reconnaître « l’aristocratie en tant que valeur spirituelle ». L’aristocratie n’est pas une question de naissance, de lignage mais plutôt l’expression de qualités spirituelles et intérieures. Elle n’est pas liée à une classe sociale ou à des privilèges mais à un mode de vie sous-tendu par des valeurs traditionnelles de vertus et d’honneur.

Le roman de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson (2006), nous donne l’exemple d’une telle aristocratie à travers le personnage de Renée Michel, concierge d’un immeuble bourgeois de Paris. Personne de la considère et ne la remarque sauf une adolescente qui a découvert cette secrète aristocratie : « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson : à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes ».

https://www.youtube.com/embed/w49H8T7XGNw
Une autre analyse de la scène, en vidéo.

Une question de civilisation

Toute notre civilisation occidentale repose sur ce modèle aristocratique : le héros grec, le citoyen romain, le chevalier médiéval, le gentilhomme français, le gentleman britannique. Quand ceux qui sont censés incarner l’autorité s’affranchissent de ces modèles, c’est notre civilisation qui en pâtit. Oui, noblesse oblige, car au milieu de ce monde l’aristocrate est une oasis de fraîcheur et de réconfort. On peut dire de lui ce que John Henry Newman écrivait du gentleman : « Ce qu’il représente pour la société se compare à ce que procurent le confort et l’aisance dans la vie privée ; il ressemble au fauteuil moelleux ou au bon feu qui, réellement, contribuent à chasser le froid et la fatigue (…) ».

Je préfère cela au vacarme de la Street Parade en boa avec bière et cigare.

À bon entendeur, salut !




Comment ne pas lire de la fiente 

Aussi régulier que le Beaujolais nouveau à mi-novembre, chaque été voit revenir les listes de livres à lire sur les plages ainsi que l’annonce de la rentrée littéraire de septembre. Face à cette débauche d’ouvrages que lire et surtout comment lire ? C’est l’occasion rêvée de poser la question au poète controversé Ezra Pound (1885-1972).

Imaginez un amphithéâtre universitaire, un cours sur la poésie, une assistance clairsemée et assoupie. Au milieu de ce ronron, le professeur pose une question pour réveiller les étudiants : « Donnez-moi le nom du plus grand poète du XXème siècle ? » Des têtes se redressent, des mains se lèvent timidement et des langues se délient à tour de rôle. Des noms sont lancés : Paul Valéry, René Char, Louis Aragon, etc. Au milieu de cette litanie d’auteurs convenus, une voix crie : « Ezra Pound ! » Le vénérable professeur se raidit et poursuit son cours. Nous n’avons jamais su quel était à ses yeux le plus grand poète XXème siècle.

Qui est donc Ezra Pound ? Pourquoi une telle gêne lors de son évocation ?

Une vie controversée

Issu d’une famille bourgeoise, Ezra Pound naît le 30 octobre 1885 à Halley dans l’Idaho. Tranchant avec son époque, il se spécialise dans la littérature provençale à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie.

A l’âge de vingt-trois ans, il s’installe en Europe : Gibraltar, Venise puis Londres où il demeure jusqu’en 1920. Pound se place au cœur des grands mouvements poétiques que ce soit le modernisme, le vorticisme ou l’imagisme tout en étant attaché à Homère et Dante ou en redécouvrant la poésie chinoise. Confronté au choc de la Première Guerre mondiale, il commence la rédaction des Cantos qui se poursuivront jusqu’en 1966. Nullement concentré exclusivement sur sa propre œuvre, Pound a à cœur de soutenir et promouvoir de nombreux écrivains contemporains, dont T.S. Eliot, James Joyce et William Butler Yeats.

 En 1924, Pound s’installe à Rapallo, près de Gênes. Entre 1941 et 1943, il réalise plus de trois-cents discours radiophoniques en faveur du régime fasciste de Mussolini. Après la chute du Duce et la proclamation du régime fantoche de la République de Salo, Pound s’installe à Milan afin de continuer ses émissions de propagande radiophonique.

Accusé de haute trahison par le gouvernement des États-Unis, il est arrêté le 3 mai 1945. Il est transféré à Washington, mais étant considéré comme mentalement irresponsable, son procès n’aura jamais lieu. Interné treize ans dans un asile psychiatrique, il devra sa libération à la mobilisation d’Ernest Hemingway et de Robert Frost entre autres.

Pound va passer les dernières années de sa vie en Italie, où il va s’enfermer dans un silence interrompu une dernière fois en 1968 par un entretien avec Pasolini. Il rend l’âme le 1er novembre 1972 à Venise où il est enterré.

L’entretien avec Pasolini, tiré des archives de la Rai.

Les errances idéologiques

Les opinions politiques de Pound, en particulier son soutien au fascisme, suscitent de vives critiques et controverses. Il est important de noter que les convictions politiques de Pound étaient souvent contradictoires et changeantes.

En fait l’auteur des Cantos a exprimé des idées anarchistes dans certains de ses écrits et correspondances. Il critiquait le pouvoir centralisé et les structures de gouvernement, préconisant la décentralisation et la liberté individuelle. Il soutenait également des concepts tels que l’autonomie locale et la primauté des communautés autonomes. On est loin du culte de l’État omnipotent et omniprésent.

Bien que condamné par l’histoire, le fascisme de Pound peut être compris plutôt comme une position esthétique au sens que lui donne Jean Turlais en 1943 : le fascisme « c’est une conception subjective du monde et de la vie, une morale ; c’est surtout une esthétique. Il réside tout entier dans une certaine attitude de l’homme, une certaine manière de regarder les choses. »

Il y a un autre problème avec Pound, c’est son antisémitisme foncier, du moins depuis les années 30. Peut-on considérer avec Mary de Rachewiltz, sa fille, qu’Ezra Pound « a fait des erreurs et (que) nous devons prendre son bon côté, comme il le faisait avec les autres. Il est tombé dans certains clichés antisémites qui sévissaient en Europe et aux Etats-Unis à l’époque » ? Je ne le pense pas. Pound s’est clairement fourvoyé et cela restera une tache indélébile sur son œuvre, mais ce n’est pas notre propos ici.

Tout à gauche, la cage dans laquelle Pound sera enfermé trois semaines après son arrestation, avant d’être expédié aux Etats-Unis. Source: (1999) Ezra and Dorothy Pound: Letters in Captivity, 1945–1946, Oxford: Oxford University Press

Que lire ?

C’est la question que se posent les parents quand leur progéniture commence à s’approcher d’une bibliothèque. C’est le casse-tête de l’enseignant qui doit intéresser ses élèves à autre chose qu’à leurs consoles de jeux ou aux séries Netflix. Finalement, c’est l’interrogation de tout honnête homme qui se respecte.

Dans un essai publié en 1934 (ABC de la lecture) et qui reprend les théories d’un essai précédent (Comment lire), Pound joue le rôle d’un professeur atypique. Il nous invite à dépasser la solennité des œuvres dites classiques et à séparer les grands textes des médiocres car « il est indispensable d’arracher les mauvaises herbes pour que le jardin des Muses reste un jardin »

Comment opérer cette discrimination ?

Il faut considérer « que la fonction de la littérature en tant que force dont la production est digne d’éloges est précisément d’inciter l’humanité à continuer de vivre ; elle soulage l’esprit de sa tension et le nourrit, j’entends bien comme nutrition de l’impulsion. » En fait, le classique ce n’est pas l’œuvre construite sur des styles précis et des règles fixes, mais c’est une œuvre habitée par une force, une fraîcheur. En effet, « la grande littérature n’est que du langage chargé de sens ».

Pound nous fournit une liste d’auteurs et d’œuvres incontournables dont Confucius, Homère, Ovide, Properce, le Seafarer, une trentaine de poèmes en provençal, quelques chansons de minnesänger, Dante, Villon, Voltaire, Stendhal et Flaubert, Théophile Gautier, Tristan Corbière et Rimbaud. Ces œuvres ainsi que leurs auteurs peuvent être pris comme aune et gardés à l’esprit avant d’évaluer un livre.

Comment « évaluer » un auteur et son œuvre ?

Pour nous aider Pound identifie six types d’écrivains : les inventeurs, les maîtres, les « dilueurs », les écrivains médiocres et chanceux, les écrivains laborieux, les écrivains à la mode. Il s’agit de lire et de choisir les maîtres, c’est-à-dire ceux qui combinent un grand nombre d’inventions en plus de la leur. Par exemple, Georges Simenon pour le roman policier ou Madame de Lafayette pour le roman dit psychologique. Il serait intéressant de savoir dans quel type on mettrait Annie Ernaux, Michel Houellebecq et Virginie Despentes ? A vous de jouer ! 

Comment lire ?

Pour Ezra Pound la littérature ne s’enseigne pas, elle se ressent, elle se vit. Pound invite les lecteurs à s’engager dans les textes, à participer à l’acte de lecture. La lecture devient une expérience interactive entre le lecteur et le texte : « Un homme ne comprend pas un livre profond avant d’avoir vu et vécu au moins une partie de ce qu’il contient. »

C’est dans ce sillage que Pound conseille l’exploration littéraire et la découverte d’auteurs et d’œuvres variés. Cette découverte engage le lecteur à découvrir l’histoire et la culture qui ont façonné un texte pour en apprécier toutes les dimensions.

On comprend bien que Pound valorise l’expérience émotionnelle et le choc esthétique dans la lecture. Par la puissance évocatrice des mots et des images, la prose tout comme la poésie doivent susciter des émotions et provoquer une réaction chez le lecteur. Pound nous encourage à prêter attention aux images, aux nuances ainsi qu’au sonorité des mots. Tout est important pour s’immerger dans un texte. Pound n’hésite pas écrire : « Je crois en un rythme absolu, c’est-à-dire un rythme qui en poésie corresponde exactement à l’émotion ou au degré d’émotion à exprimer. Le rythme d’un homme doit être interprétatif, c’est-à-dire qu’il sera en fin de compte son propre rythme inimitable et qui n’imite rien. »

Ainsi la lecture peut devenir une expérience esthétique, où la musicalité des mots et la structure du texte contribuent à créer une expérience totale.

Face à l’ouragan

Le constat que Pound dressait de son temps semble, hélas, toujours valable aujourd’hui : « L’Occident tout entier se baigne dans un égout mental, parce que le Journal du matin tiré à dix millions d’exemplaires est chargé d’éveiller chaque jour le cerveau des occidentaux. » Pour sortir de cet « égout mental », il semble important de redécouvrir le sens de la lecture et d’opérer une saine discrimination entre ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui mérite la corbeille.

Pound nous invite à un voyage dans les méandres du temps et de l’esprit humain. Une danse entre le passé et le présent, où les voix des poètes et des philosophes résonnent encore, transcendant les limites des époques et des frontières.

L’auteur des Cantos, nous convie à une danse avec l’imaginaire, où les images prennent vie et les rêves se déploient. Les mots se transforment en mélodie, résonnant dans les recoins les plus profonds de notre être. Les livres deviennent des compagnons fidèles, nous guidant à travers les labyrinthes de la pensée et illuminant les chemins sombres de la connaissance.

Bien plus, Pound nous propose de scander les premiers vers de l’Iliade, le chant XXXIII du Paradis de Dante ou même certains de ces Cantos, torse nu par une nuit de tempête en pleine montagne. Alors, nous apprendrons, selon ses propres mots, à « être des hommes et non des destructeurs ».

Paul Sernine 

Cantos XLV : Par Usura

Par usura n’ont les hommes maisons de pierre saine
blocs lisses finement taillés scellés pour que
la frise couvre leur surface
par usura
n’ont les hommes paradis peint au mur de leurs églises
*harpes et luz*
où la vierge fait accueil au message
où le halo rayonne en entailles
par usura

(…)

sera ton pain de chiffres encore plus rance
sera ton pain aussi sec que papier
sans blé de la montagne farine pure
par usura la ligne s’épaissit
par usura n’est plus de claire démarcation
les hommes n’ont plus site pour leurs demeures.
Et le tailleur est privé de sa pierre
le tisserand de son métier

PAR USURA

la laine déserte les marchés
le troupeau perte pure par usura.
Usura est murène, usura
use l’aiguille aux doigts de la couseuse
suspend l’adresse de la fileuse. (…)
Usura rouille le ciseau
Rouille l’art de l’artiste
Rogne fil sur le métier

(…)

Usura assassine l’enfant au sein
Entrave la cour du jouvenceau

(…)

Les cadavres banquettent
Au signal d’usura.

N.B. Usure : Loyer sur le pouvoir d’achat, imposé sans égard à la production ; souvent même sans égard aux possibilités de production. (D’où la faillite de la banque Médicis.)

Biographies :

  • John Tytell, Ezra Pound, le volcan solitaire, Editions du Rocher, 2002.
  • Humphrey Carpenter, Ezra Pound, Belfond, 1992.

Oeuvres :

  • Les Cantos, Le livre de poche, 1989. (édition abrégée)
  • Les Cantos, Flammarion, 2013. (édition complète)
  • Comment lire, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
  • ABC de la lecture, Bartillat, 2022.

Souvenirs de sa fille :

  • Mary de Rachewiltz, Ezra Pound éducateur et père – Discrétions, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.