L’espace d’un doute… le fantastique

Illustration de Tucker Sherry d'après Le Restaurateur de réputations, nouvelle de Robert W. Chambers.
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L’année dernière, les éditions Calidor ont pris l’heureuse initiative de rééditer dans une édition de luxe Le Roi en jaune de Robert W. Chambers (1865-1933)Une œuvre et un auteur méconnus qui nous donnent l’occasion d’aborder le sujet de la littérature fantastique.

Je n’oublierai jamais le regard consterné de la libraire qui m’a vendu Le Roi en jaune. Sa voix aigrelette vrille encore mes tympans : « Comment pouvez-vous perdre du temps avec de la littérature de gare ? » J’ai simplement souri, ouvert le livre et déclamé un vers de la « chanson de Cassilda », qui introduit le recueil de nouvelles : « Ma voix déjà se meurt et le chant de mon âme/Doucement s’évanouit comme sèchent les larmes/Qu’on n’a jamais versées/À Carcosa ».

Le sérieux Paul Valéry au col empesé n’aurait pas partagé l’avis de ma libraire sur ce qu’elle considérait comme de la littérature de gare :

« Rayez de l’existence ces poètes confondants, ces hérésiarques, ces démoniaques ; ôtez ces précieux, ces lycanthropes et ces grotesques ; replongez les beaux ténébreux dans la nuit éternelle, purgez le passé de tous les monstres littéraires, gardez-en l’avenir, et n’admettez enfin que les parfaits, contentez-vous de leurs miracles d’équilibre, alors, je vous le prédis, vous verrez promptement dépérir le grand arbre de nos Lettres ; peu à peu s’évanouiront toutes les chances de l’art même que vous aimez avec tant de raison. » (Discours de réception à l’Académie française – 1927)

Un auteur à succès oublié

Robert William Chambers vient au monde à Brooklyn en 1865. Après avoir étudié la peinture à Paris, il devient illustrateur de magazines aux États-Unis. Il écrit d’abord un médiocre recueil de souvenirs parisiens (In the Quarter). Le succès vient en 1895 avec Le Roi en jaune. Abandonnant la peinture, il se consacre à l’écriture, passant du fantastique à une production commerciale sans grand intérêt et tombée dans l’oubli. Chambers meurt en 1933 autant connu qu’il disparaîtra rapidement des mémoires.

Un chef d’œuvre méconnu

Le Roi en jaune est une œuvre qui marque un tournant dans la littérature fantastique. Chambers laisse de côté les monstres et les créatures démoniaques qui peuplaient les œuvres de ses prédécesseurs pour placer l’effroi dans une autre dimension. C’est ce qui prendra le nom « d’horreur cosmique » avec H.P. Lovecraft, qui fut un lecteur enthousiaste du recueil de nouvelles de Chambers. Il faudra attendre 1976 pour que les cinq premiers récits soient traduits en français et publiés sous le titre « Le Roi de jaune vêtu » aux éditions Marabout. La première édition complète date de 2008 aux éditions Malpertuis. Toutefois, le livre de Chambers demeurait inconnu pour le grand public. Il fallut attendre 2014, avec l’excellente série True Detective qui fait référence à un roi en jaune et à Carcosa, pour que l’édition anglaise atteigne des records de vente et que le Livre de Poche en publie une version française à large échelle.

Les nouvelles

Ce recueil est composé de neuf nouvelles, de poèmes en prose et d’une chanson. On peut considérer que seuls les cinq premiers récits relèvent du genre fantastique soit : Le Restaurateur de réputations, Le Masque, Le Signe jaune, La Cour du Dragon et La Demoiselle d’Ys. Le fil rouge de ces récits est une mystérieuse pièce de théâtre qui rend fou ceux qui la lisent. On ne connait la pièce que par quelques éléments, dont la chanson de Cassilda, disséminés dans les cinq nouvelles. Chambers décrit l’effet produit par cet étrange volume de façon magistrale : « C’est cela qui continue de me préoccuper, car je ne peux oublier Carcosa où le ciel est parsemé d’étoiles noires, où l’ombre des pensées des hommes s’allonge dans l’après-midi, où les soleils jumeaux s’enfoncent dans le lac de Hali, et mon esprit sera toujours hanté par le souvenir du Masque blême. Je prie Dieu de maudire l’auteur, comme lui-même a apporté au monde la malédiction de cette œuvre à la beauté prodigieuse, terrifiante dans sa simplicité, irrésistible dans sa vérité – un monde qui aujourd’hui tremble devant le Roi en jaune. » (Le restaurateur de réputation)

Vous avez dit littérature fantastique ?

Quand j’évoque la littérature fantastique, il se trouve toujours quelqu’un qui me parle fort doctement de Tolkien, de Pratchett et parfois même de Stephen King. Quelle muflerie ! En fait, le fantastique n’est pas la « fantasy » ni l’horreur. Tzvetan Todorov définit le fantastique comme « le temps d’une hésitation » partagé tant par le lecteur que par le personnage. Une hésitation qui s’enracine au cœur du quotidien pour savoir si ce qui est perçu relève de la réalité ou non. Un instant fugace où tout l’être est tendu, un instant terrible entre la folie et la raison, un instant décisif qui peut bouleverser la vie d’un homme.

Les récits ciselés de Chambers sont évidemment écrits à la première personne du singulier, ce qui nous immerge dans le quotidien des narrateurs-héros. Leurs angoisses deviennent nos angoisses, leurs doutes sont nos doutes et leur folie trouble notre raison. En lisant le Roi en jaune, nous trouvons momentanément refuge dans des terreurs factices afin d’éviter que nos vraies angoisses ne nous terrassent et ne nous empêchent de vivre. Finalement, peut-être que Paul Valéry avait raison quand il écrivait que « le faux et le merveilleux sont plus humains que l’homme vrai ».

Paul Sernine

Robert W. Chambers, Le Roi en jaune, trad. Christophe Thill, Éditions Calidor, 2022.

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Points, 2015.

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