Racine ou le sens du tragique

Quand j’étais enfant, je passais mes vacances à la campagne chez mes grands-parents. La télévision en noir et blanc ne captant que les trois chaînes nationales, les soirées se passaient à écouter mon grand-père me lire l’histoire biblique, l’histoire suisse et un auteur qu’il appréciait particulièrement: Jean Racine. Mon aïeul avait reçu, à la fin de sa scolarité obligatoire, une édition des théâtres complets du dramaturge classique annotée par Félix Lemaistre. En fermant les yeux, je revois et j’entends cette voix me lire Alexandre le Grand, Britannicus, Phèdre et surtout Athalie. Racine a enchanté les soirées d’été de ma jeunesse. Quelle ne fut pas ma déconvenue quand on me présenta l’illustre personnage avec tout le poids et le faste de la Galerie des Glaces, qu’il dut arpenter bien des fois. L’auteur de Phèdre était devenu l’homme du style classique avec le respect absolu des règles et des formes. Il devenait un pensum dont il fallait s’échapper au plus vite.

Quittons de suite le Racine des manuels d’histoire littéraire et des commentateurs imbéciles. Ces derniers ne louent en lui que le goût, l’harmonie, la clarté et le respect des règles. Bien au contraire, selon Thierry Maulnier: «(…) un tel génie a créé le théâtre le plus dur et la poésie la plus sauvage, la peinture de tout ce que la condition humaine a d’inexorable et de tout ce qu’ont d’émouvant les vertiges du cœur.» En fait, Racine nous fait éprouver le sens du tragique et, ce faisant, agit comme un révélateur.

«Comment vivre ? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme. »

A travers ses héros, Racine nous invite à comprendre que la vie est une chose autant commune que fragile et qui semble n’avoir aucune valeur en soi. Dans les tragédies, la vie n’a de valeur que par son intensité et sa beauté. Aujourd’hui cela peut choquer et nous soupirons parfois comme Agamemnon dans Iphigénie: «Heureux qui satisfait de son humble fortune, / Libre du joug superbe où je suis attaché, / Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché!» (I, 1).

De par son éducation aux petites écoles de Port-Royal, Racine est profondément pénétré de la béance qui constitue le cœur de l’homme. Cœur tiraillé entre ses justes aspirations infinies et sa propre finitude: «Sais-je combien le ciel m’a compté de journées? / Et de ce peu de jours, si longtemps attendus, / Ah malheureux! combien j’en ai déjà perdus!» (Bérénice IV, 4).

Comment vivre? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme.

L’homme tragique est celui qui accepte cette béance constitutive. Plus que de l’accepter, il la vit. Elle devient même son moteur.
Andromaque, Phèdre, Roxane se dressent devant nous à la croisée des chemins. Il n’y a plus d’existence médiocre qui tienne: soit nous vivons puissamment, soit nous disparaissons; soit nous vivons avec intensité, soit nous nous conservons; car «Au travers des périls un grand cœur se fait jour. / Que ne peut l’amitié conduit par l’amour!» (Andromaque, III, 1).

Lire Racine est une invite à nous libérer de l’esclavage des illusions, des fuites et des faux-semblants. Alors, libres des chimères, utopies et autres tentations d’échapper à notre destin de mortels, nous n’en serons que plus humains.




Pour une histoire méditative…

Il y a quelques années, un professeur d’université n’hésitait pas à affirmer que «c’est la pensée de l’historien qui crée le fait historique». L’éminent homme voulait faire comprendre à ses étudiants que l’histoire est une construction et non un fait. Il en va de même dans l’enseignement obligatoire, où les élèves doivent «construire» l’histoire, non sans l’avoir «déconstruite» au préalable, à l’aide de «situations problèmes». Est-ce étonnant ? Non, l’histoire est davantage devenue le lieu du «mémoriel». Comme l’écrivait déjà Dom Guéranger en 1858: «Le grand malheur de l’historien serait de prendre pour règle d’appréciation les idées du jour, et de les transposer dans ses jugements sur le passé.»

Mais qu’est-ce que l’histoire ? Pour l’historien et paléographe Charles Samaran (1879-1982), l’histoire est une «connaissance du passé humain fondée sur le témoignage». De plus, il n’y a «pas d’histoire sans documents, le mot document étant pris au sens le plus large: document écrit, figuré, transmis par le son, l’image ou toute autre manière.» Enfin, «il n’y a pas d’histoire sans érudition, c’est-à-dire sans critique préalable des témoignages.» Connaissance du passé, documents et érudition, mais où est «le devoir de mémoire» si cher à nos contemporains? Dans son brillant essai sur l’histoire des Européens, Dominique Venner (1935-2013) éclaire notre lanterne à ce sujet: «Bien que le domaine de l’histoire soit le mémorable, la «mémoire», tant invoquée à la fin du XXe siècle, se distingue de l’histoire. L’histoire est factuelle et philosophique alors que la mémoire est mythique et fondatrice.»

Fondateur du Grapo

Pio Moa illustre très bien cette démarche. Né en 1948, activiste antifranquiste, membre fondateur du mouvement terroriste GRAPO (l’aile armée du parti communiste espagnol), il se retire de l’action politique au début des années huitante. De 1988 à 1990, il dirige deux revues historiques espagnoles et devient bibliothécaire de l’Ateneo de Madrid. C’est en cette qualité qu’il a pu avoir accès aux archives de la Fondation socialiste Pablo Iglesias. Il vit là son chemin de Damas. Après une étude minutieuse des documents, il arrive à la conclusion que les responsabilités de la guerre civile incombent à la gauche. Il n’est plus question de «mémoire» mais de faits.
Outre une substantielle introduction pour le lecteur francophone, rédigée par Arnaud Imatz qui replace l’ouvrage dans son contexte, le livre se divise en deux parties. Dans la première partie, l’auteur présente les différents personnages politiques qui interviennent dans cette marche vers la guerre. Il clôt cette galerie de portraits par d’intéressantes considérations sur les causes de la guerre civile. La deuxième partie, quant à elle, répond à différentes questions précises telles que: «L’or envoyé à Moscou, un mythe franquiste?», «La plus grande persécution religieuse de l’histoire», «L’énigme Franco», etc.

L’ouvrage de Pio Moa nous rappelle que le mot d’ordre de l’historien n’est pas de juger mais de comprendre. Il est commode de condamner mais il est plus difficile de comprendre. L’autre, celui qui ne pense pas comme nous, ne doit pas devenir nécessairement un suspect, un ennemi ou pire un monstre. Une fois de plus, il nous faut rencontrer l’humain dans toute son épaisseur, ses paradoxes et ses contradictions. En ce sens, l’histoire devient une compréhension méditative, j’oserais même dire contemplative du passé. A rebours de tout prêt-à-penser, l’histoire peut enfin être source d’identité, de sagesse ainsi qu’une aide pour supporter le présent.




La littérature qui sauve

J’ aime les transports publics aux heures de pointe! Il ne faut pas y voir une grande préoccupation écologique, mais plutôt un intérêt ethnologique. Dans ce contexte, je surpris un échange entre deux gymnasiens. Un exemplaire de Germinal dans une main et le téléphone portable dans l’autre, ils évoquaient leur enseignante de français les «condamnant» à ne lire que des «vieilleries», aussi ennuyantes qu’ennuyeuses et rédigées dans un français incompréhensible qui plus est. Comment ne pas penser à Nicolas Sarkozy se moquant du choix de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette au concours d’attaché d’administration en 2006: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!» Pourquoi lisons-nous?

La réponse à cette question nous vient d’abord d’ailleurs. Un réfugié afghan, Mahmud Nasimi, dans son livre Un Afghan à Paris (Editions du Palais, 2021) nous raconte sa découverte de la littérature française en visitant le cimetière du Père-Lachaise à Paris, ainsi que son apprentissage de la langue de Molière, afin d’assouvir «sa passion de la littérature française». Ce jeune homme seul et isolé, dans un pays étranger et parfois hostile, n’hésite pas à écrire: «La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. Elle me fait plonger dans son univers et je la dévore par les yeux et les oreilles et même par l’air que je respire. Elle est ma fenêtre ouverte sur un paysage magnifique, elle me fait entendre le matin le chant des tourterelles, sentir le scintillement des étoiles. Parfois même, je voyage sur les océans, je vole au-dessus des nuages, je traverse les frontières… en tournant les pages.»
Dans son ouvrage La nuit comme le jour est lumière (Le Cerf, 2022), François Huguenin témoigne, avec pudeur et retenue, de son cheminement. Loin de tout bavardage moitrinaire et égocentrique, l’auteur nous explique comment « Julien Green est le frère qui [lui] tendit la main, [lui] murmurant au cœur de [ses] ténèbres que la nuit est lumière comme le jour».

Comment ne pas être soi-même brûlé par ces propos incandescents: «Green a aussi été à l’origine d’un long cheminement pour essayer de percer l’énigme que j’étais à mes yeux, pour sortir d’un clivage incompréhensible qui me divisait. Le compagnonnage intime avec son œuvre ne fut donc pas seulement ce qu’on appelle de la littérature, de la culture qui est souvent réduite à n’être qu’un élément décoratif d’une vie mondaine et d’un statut social. Ce dont je vais rendre compte ici est d’abord et essentiellement une expérience existentielle. […] Son œuvre entre tellement en résonance avec le plus intime de mon être que je ne peux la séparer de ma vie.»

Sans la littérature, notre vie ne serait qu’un désert

La confession, et non pas le témoignage, de ces deux auteurs, chacun à leur manière, nous rappelle le sens authentique de la littérature pour l’homme contemporain. Nous sauver de notre misère. Sans littérature, notre vie ne serait qu’un désert, un désert interminable, un désert où l’on se bornerait à subir la chaleur le jour et le froid la nuit, un désert que l’on ne pourrait ni comprendre ni interpréter.

Alors, n’en déplaise à Sainte-Beuve, la littérature classique n’est pas seulement ce qui «enrichit l’esprit humain». Lire c’est ouvrir les plis et les replis des choses, c’est faire l’apprentissage du métier d’homme, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est devenir encore plus vivant. Finalement, ouvrir un livre et prendre le temps de le lire avec tout son être, n’est-ce pas découvrir cette «amoureuse profondeur» dont nous parle Shelley?




Taine et les barbares

L’automne dernier un vent de panique a soufflé sur l’école vaudoise. La direction pédagogique apprenait que des enseignants utilisaient encore des ouvrages tels que Dix Petits Nègres avec leurs élèves, au lieu de se servir de la version renommée Ils étaient dix. À la suite de cela, un courriel a été envoyé aux différents établissements scolaires: «Nous sommes persuadés que la plupart des enseignantes et des enseignants auront pris la peine de contextualiser l’œuvre auprès de leurs élèves. Dans de rares cas, il aura pu s’agir d’un oubli de leur part.» La missive électronique se terminait en rappelant que les enseignants devaient être rendus attentifs «aux problématiques engendrées par certaines lectures. S’il ne s’agit pas de renoncer à ces œuvres, il convient toutefois d’aborder les diverses formes de discrimination avec les élèves en replaçant le texte dans son contexte historique». Il ne faut pas se tromper, au-delà des formules convenues, la culture de l’effacement venait de poser une pierre de plus à son œuvre de (ré)éducation morale. Que peut-on opposer à cette nouvelle barbarie? De la hauteur! De la profondeur! Du souffle! Comme le soulignait G. K. Chesterton, «(…) le défaut des barbares est un esprit étroit et unilatéral. Peut-être est-ce là, pour autant que je le sache, la signification de l’œil unique des cyclopes: le barbare ne peut voir les choses entièrement ou les regarder de deux points de vue différents; il devient une bête aveugle et un mangeur d’homme.» Il s’agit donc de retrouver nos deux yeux. Il s’agit de préférer l’analyse à la condamnation facile et à l’indignation petite-bourgeoise. Sur ce chemin ardu, exigeant et ascétique, Hippolyte Taine peut nous servir de guide.

Récemment, les éditions Classiques Garnier ont republié les Essais de critique et d’histoire en deux volumes d’Hippolyte Taine. Le critique nous entraîne dans une galerie de portraits éclectique: Léonard de Vinci côtoie Dickens, Guizot fréquente les Mémoires de Saint-Simon et Balzac rencontre Marc-Aurèle. Moins connus que son maître ouvrage «Les origines de la France contemporaine» (1875-1893), les Essais de Taine, qui n’avaient plus été édités depuis un siècle, illustrent parfaitement sa méthode critique fine et délicate qui fut trop souvent caricaturée.

Qu’en est-il? Tout d’abord Taine distingue l’esprit général de l’époque où l’œuvre a été rédigé, il appelle cela les «traits dominants». Il s’agit du terreau sur lequel les œuvres peuvent croître. Taine a écrit à ce sujet une page autant admirable que poétique: «Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable. Nulle liaison apparente. (…) Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d’un bassin par les sommets du versant d’où elles découlent.»

Le terreau fécond «des traits dominants» ensemencé, la plante qu’est l’œuvre pourra germer et croître. Elle aura besoin de deux apports: l’un intérieur, que Taine appelle la «faculté maîtresse», et l’autre extérieur, que notre auteur regroupe sous les termes de «race», «milieu» et «moment».

La faculté maîtresse est, en quelque sorte, une cause interne à l’auteur. On pourrait aussi parler d’idée-mère ou de qualité principale. Pour Racine, par exemple, Taine découvre que l’idée maîtresse est la manière de bien dire. La faculté pourrait représenter la sève qui irrigue la plante.

L’œuvre sortie de terre a besoin de facteurs extérieurs pour croître. Il s’agit de la fameuse trilogie «race», «milieu» et «moment». Pour Taine, le terme «race» représente «l’ensemble de dispositions morales et intellectuelles» d’un peuple.  Selon lui, «quand un peuple entre dans l’histoire, il a déjà son génie propre qui se ramène à certaines façons dominantes de sentir et de se représenter les choses.» D’ailleurs au XIXe siècle, le mot «race» est synonyme de «civilisation» et de «peuple».

Le «milieu» est le deuxième élément qui influence l’œuvre. Il dépend des conditions sociales, des circonstances politiques et de la qualité du climat.

Le «moment» pourrait être assimilé aux périodes historiques qui se succèdent. C’est ce qui fait la différence entre l’œuvre épique d’Homère et L’Enéide de Virgile, entre la tragédie grecque classique et les tragédies de Racine.

Il ne s’agit pas de voir dans la critique de Taine un système rigide mais plutôt une méthode souple selon ses propres mots: «Un système est une explication de l’ensemble et indique une œuvre faite; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire.»

Relire les Essais de critique et d’histoire de Taine est une cure d’air pur contre tous les miasmes ambiants de la déconstruction. C’est entrer dans ce que Dante appelait la segretissima camera, car la lecture est, avant tout, la rencontre de deux âmes. C’est pour cela que la lecture nous bouleverse. C’est pour cela qu’elle crée en nous des sentiments nouveaux.

Avec Hippolyte Taine, on découvre que lire une œuvre, c’est avant tout connaître l’âme qui la créa et tout le reste n’est que billevesées, et calembredaines.