Le prof attaqué à Genève règle ses comptes

Eric Marty, avez-vous déjà vécu une attaque similaire à celle qui s’est déroulée le 17 mai dernier à l’Université de Genève?

Comme intellectuel et écrivain jamais.

Était-il concevable pour vous de vous faire attaquer en venant donner une conférence en Suisse?

Je crois que désormais tout est possible et surtout l’inattendu, qui est devenu semble-t-il la règle des relations sociales, politiques, symboliques. La Suisse n’échappe pas à cette nouvelle règle. Le paradoxe est que la semaine suivante j’ai fait la même présentation de mon livre à l’Université Paris 8 de Saint-Denis, haut lieu LGBT, située dans ce qu’on appelle en France familièrement le 9.3, présenté par la presse réactionnaire et raciste comme un endroit dangereux, et que tout s’est parfaitement passé, dans un amphi de 200 personnes, dans une ambiance chaleureuse, amicale, intelligente, où tout le monde faisait confiance au langage, aux actes de pensée pour dénouer les différends et sceller les accords. Pour reprendre une formule du groupe qui m’a attaqué, je dirais volontiers Saint-Denis – Genève: 2-0!

«Face à cette petite bande de ‘pseudo-trans’, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des petits-bourgeois»

Eric Marty, auteur du livre Le Sexe des Modernes

Comment avez-vous vécu la chose?

Personnellement je n’ai pas peur de la violence physique. J’ai été dans ma jeunesse militant d’extrême gauche et j’ai eu à affronter ce qu’on appelait les «stals», les communistes staliniens, et les «fachos», l’extrême droite d’une redoutable violence. Face à la petite bande de «pseudo-trans», j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une bande de petits-bourgeois apparemment aisés qui se donnaient beaucoup de mal pour jouer aux «activistes», tout juste capables d’imiter ce qui se fait ailleurs, incapables de véritable insolence, parfaitement stéréotypés, et dont l’unique efficacité tenait à la pire chose qui soit: l’effet de nombre. La bêtise, l’ignorance, le refus absolu de savoir rendaient le spectacle tout à fait abject. Et c’est là où, sans jamais avoir peur, j’ai eu un vaste sentiment de lassitude.

Une telle censure est-elle effrayante et dangereuse pour le combat d’idées?

Oui. J’ai l’air de minimiser l’événement en décrivant cette petite bande comme je viens de le faire, mais je ne minimise nullement la gravité de ce qui s’est produit: en effet, une censure. C’est la forme qui m’est apparue dérisoire et médiocre, mais le résultat a été de m’empêcher de parler, et, en cela, ce groupe de petits-bourgeois hurlant a eu les mêmes effets qu’un groupe fasciste, guidé par la même haine de la pensée, la même haine de la parole: l’aspiration au néant.

Pensiez-vous que votre livre, Le Sexe des Modernes, allait susciter de telles réactions?

Non. Mon livre est un livre d’histoire des idées et qui n’est en aucun cas polémique. J’essaie de décrire d’où nous viennent toutes ces nouvelles catégories qui nous gouvernent désormais (genre, LGBT, trans, etc.), et mon analyse associe ces émergences à des ruptures dans l’espace du savoir, et des savoirs concernant ce qui est en jeu ici, le sexe. Le sexe comme lieu de savoir, comme ce qui suscite notre désir de savoir. A mes yeux, tous les faits sociaux sont pensables comme des scènes qui mettent en jeu des conflits, des ruptures dans notre espace de savoir. Telle est ma perspective. La question «trans», qui n’occupe qu’une infime partie dans ce gros livre de plus de 500 pages, est traitée de la même manière. Je montre comment, dès le départ, Butler rate la question «trans» en parlant dans Trouble dans le genre de «transsexuels» et en étant donc incapable de penser la question dans les termes de sa propre pensée, celle du genre. D’ailleurs, elle aussi a subi l’insulte d’être traitée de transphobe, à coups de «Fuck you Judith Butler!»… On le voit, mon propre propos, lui, n’a rien de transphobe. Et si je parle à un moment du contexte de «violence» qui entoure l’émergence du fait «trans», c’est dans le contexte général de la violence liée d’une part à tout trouble dans le genre quel qu’il soit, et d’autre part aux discriminations et aux humiliations que subissent en effet les «trans»: je parle bien sûr des trans réels et pas des petits-bourgeois excités qui ont voulu empêcher à l’Université de Genève la pensée de se diffuser dans le dialogue de tous avec tous.




L’étrange décoration de la Police de Lausanne

On connaît l’engagement marqué de la Police Municipale de Lausanne (PML) en faveur du multiculturalisme, depuis de nombreuses années, avec des agents spécialisés dans le suivi de ces questions. Ces derniers jours, des passants ont été surpris de découvrir la place prise par cette thématique… dans la décoration même de certains bureaux.

Drapeau albanais, drapeau turc et – plus modeste par la taille – drapeau suisse ornent en effet un mur de l’hôtel de Police, parfaitement identifiable depuis l’espace public. Sur fond de célébration polémique de joueurs de foot d’origine albanaise, en 2018, ou de débats similaires dans le contexte de l’armée, il n’en fallait pas davantage pour que ces images se répandent comme une trainée de poudre sur WhatsApp.

J’espère toutefois que la même tolérance serait de mise au sein du personnel communal envers des personnes qui afficheraient un patriotisme fervent, mais suisse!»

Yohan Ziehli, Conseiller communal UDC

Sans surprise, c’est au sein de l’UDC vaudoise que la pilule passe le plus mal. Des interventions politiques sont d’ailleurs envisagées par certains pour demander des explications. Excessif? Légitime? On peut en effet se demander si des drapeaux suédois, ou valaisans, auraient provoqué un même agacement. Conseiller communal UDC lausannois, Yohan Ziehli préfère ironiser : «Je suis opposé à la surrèglementation des aspects les plus anodins de la vie ordinaire à laquelle la Ville de Lausanne nous a habitués. Je ne vais donc pas changer mon fusil d’épaule à cause de la décoration d’un bureau. J’espère toutefois que la même tolérance serait de mise au sein du personnel communal envers des personnes qui afficheraient un patriotisme fervent, mais suisse!»

Contactée, la PML ne s’exprimera pas sur la dimension problématique, ou non, de la présence d’étendards d’autres nationalités au sein de ses locaux: «La présence de drapeaux peut s’expliquer par l’attachement à certaines équipes de football ou à certains joueurs. Cela peut aussi avoir un lien avec l’origine de certain-e-s de nos collaborateurs-trices».




Humeur express: ton bouquin, on l’a pas lu!

En l’occurrence, c’est celle de Genève qui a fort à faire, ces temps, avec des « militant-x-e-s » désireux de faire régner, sans qu’ils y aient réellement été encouragés, une certaine pureté doctrinale parmi les invités de l’institution. Dernier en date à avoir vu sa conférence sabotée, un intellectuel français,
Eric Marty, venu présenter son livre, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre. «L’ouvrage remet en question l’accès des mineur·es à la transition au nom de la protection de l’enfant», dénoncent les personnes venues empêcher la conférence (la même mésaventure était déjà arrivée à deux conférencières moins d’un mois auparavant). Un reproche que l’on imagine nécessairement fondé dans la mesure où, lors de son petit happening, le «collectif» a scandé «ton bouquin c’est de la merde, on l’a pas lu». Ainsi va le wokisme: muni de casseroles et de la certitude d’incarner la vérité, nul besoin désormais d’avoir potassé la production littéraire de ses adversaires idéologiques pour la dénoncer comme infâme.




Humeur express: Mépris et préjugés

La journaliste s’y réjouit carrément du malheur des autres. «Cryptos, enfin le krach», titre-t-elle. Il y a quelques mois, aurait-elle osé un «Covid-19: enfin le million de morts»?
Pour justifier sa prise de position, elle avance que «les valorisations époustouflantes de la tech en bourse n’étaient pas le fruit d’une prescience géniale, mais plus sûrement le résultat d’une politique monétaire laxiste comme jamais». Ensuite, elle estime que se rendre sur un forum de discussion dédié aux cryptomonnaies ressemble à une «expérience ésotérique» pour le «néophyte, ce ringard» et qu’il s’y crée un «écosystème de l’absurde». Reste que les pratiquants de cet «ésotérisme», vivant «dans l’absurde» sont, parfois, des spéculateurs novices, tentant de mettre un peu de beurre dans les épinards en plaçant leurs économies. Pas certain que ces derniers se soient dit «enfin le krach», la semaine dernière, lorsque le cours de Luna, une des milliers de cryptomonnaies, s’est effondré, provoquant la fonte de leur portefeuille. JB




Un joueur de foot doit-il épouser les causes de l’époque?

NON, selon Raphaël Pomey
Posons tranquillement le décor: un footballeur musulman très pieux, dont le club est aux mains d’un représentant d’un État appliquant la peine de mort pour les homosexuels, suscite la polémique pour avoir refusé de porter un maillot aux couleurs de l’arc-en-ciel. Est-il vraiment nécessaire de développer pour saisir le ridicule de la situation? Non pas qu’il soit anodin que des personnes LGBT soient encore agressées dans la rue, insultées, ou bien évidemment condamnées par des États en raison de leurs inclinations propres. Simplement, il paraît tout de même doucement hypocrite que l’on demande à des sportifs de porter des causes qui les dépassent et dont on peut légitimement penser qu’elles ne hantent guère les nuits de leurs patrons du Golfe. Idrissa Gana Gueye n’est sans doute pas le plus tolérant des hommes, mais il se trouve que son travail consiste à taper dans un ballon, et non pas à porter le feu de l’égalité aux humains, tel un Prométhée post-moderne. A force de demander à des personnalités extérieures au jeu politique de s’engager sur des enjeux qui, eux, relèvent très clairement de la chose publique, un risque fait peu à peu surface: que l’engagement citoyen ou associatif de base, ciment de notre société, paraisse peu à peu inutile. A quoi bon s’exprimer à propos de la gestion des comptes d’une société de tennis si, de toute manière, il n’y a que des grandes causes dans ce monde, sur lesquelles n’importe quel avis fait autorité? Loin de permettre une «évolution des mentalités», comme on nous le promet toujours, la multiplication des «journées de» et des actions symboliques noie surtout les souffrances de ce monde dans une guimauve vaguement dénonciatrice qui ne sert à personne.

OUI, selon Jérôme Burgener
Faisons fi des idéologies qui gravitent autour de cette affaire et revenons sur la réelle question qui se pose ici. Il s’agit simplement d’une relation contractuelle entre une entreprise et son employé. Revenons sur la définition d’un contrat. Il s’agit d’un accord volontaire entre deux ou plusieurs personnes, faisant naître des obligations entre elles. Pascal Salin, économiste et philosophe français, en donne une description encore plus précise dans «Libérons-nous», sorti en 2014: «Si un contrat existe, c’est évidemment parce qu’il est satisfaisant pour les deux co-contractants. Si le contrat est librement décidé et signé, il rend impossible toute domination des uns par les autres: les contractants partagent la même liberté et la même dignité.» Idrissa Gana Gueye a, en 2019, signé un contrat avec le PSG lui rapportant plus de sept millions d’euros par année. Nous pouvons bien imaginer que l’accord spécifie que le joueur doit porter le maillot, donc l’uniforme, du club qui l’a engagé. Un peu comme un employé de McDonald’s ou un agent de police. Si le joueur refuse de porter le maillot, même si celui-ci affiche les couleurs arc-en-ciel à titre exceptionnel pour la journée de la lutte contre l’homophobie, il n’honore pas les termes du document qui le lie à son club. Ce dernier peut donc prendre des sanctions contre Idrissa Gana Gueye. Une décision qui semble difficilement contestable, si elle a lieu. La pression exercée par Rouge Direct, qui dénonce l’homophobie dans le sport, est plus contestable. L’association a interpellé les deux parties ainsi que la ligue sur Twitter: «L’homophobie n’est pas une opinion mais un délit. La ligue et le PSG doivent demander à Gana Gueye de s’expliquer et très vite. Et le sanctionner le cas échéant.» On doute que cette ire résulte d’une rupture de contrat.




PROCÈS DEPP-HEARD, UNE CATHARSIS SORDIDE

Voilà un mois que nous sommes exposés, malgré nous, au déballage médiatique autour du procès entre Amber Heard et Johnny Depp. Les réseaux sociaux nous imposent des vidéos offrant de gros plans sur les visages des deux protagonistes, honteux et dévastés par la souffrance. Les deux stars hollywoodiennes, brièvement mariées puis divorcées il y a quelques années, s’accusent mutuellement de violences conjugales et de diffamation. Cette situation tragique ne peut laisser indifférent, car elle suscite des questions.

Ayant vécu personnellement un procès intime et douloureux, il nous aurait été intolérable de voir dans la presse ne serait-ce qu’un petit encart anonymisé, faisant de notre drame un fait divers destiné à des lecteurs avides d’histoires sordides. Il y a quelque chose d’abject à faire de la tragédie d’êtres humains, un sujet de divertissement médiatique.

Dans le cas des acteurs Amber Heard et Johnny Depp, le procès est diffusé intégralement en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux. Des millions de personnes profitent du spectacle, même celles qui ne l’ont pas choisi, car on voit partout en ligne des vidéos qui tournent en boucle. Relations difficiles avec leurs parents, errances adolescentes, addictions aux psychotropes, rapport déraisonnable à l’argent, pratiques sexuelles déviantes, maladies psychiques, infidélités conjugales… tout est décortiqué devant le monde entier. Les proches des deux acteurs sont appelés à la barre pour témoigner face caméra.

L’envie de contempler chez autrui l’inavouable tapi au creux de nos existences est vieille comme le monde.

Aux yeux de certains observateurs, les people faisant de leur image leur fonds de commerce, ils méritent bien d’en subir aussi les effets dévastateurs. Pour d’autres, tant que les intéressés sont d’accord de voir leur vie intime ainsi affichée, il n’y a pas de problème. Nous ne sommes pas de cet avis. De la même manière qu’on rappellerait à la pudeur un jeune enfant qui se dénude en public, par égard pour lui, il serait souhaitable que notre société, dite civilisée, empêche une mise en scène aussi déshonorante.

L’envie de contempler chez autrui l’inavouable tapi au creux de nos existences est vieille comme le monde. Il y a plus de 2000 ans, Aristote évoquait dans sa Poétique le phénomène de la catharsis. Au théâtre, l’identification aux passions dévastatrices des personnages permettait de se purger de ses propres désirs honteux, en contemplant en spectacle la manière dont le destin frappait les coupables. Le public était ainsi invité à se purger de ses passions par la fiction.

Aujourd’hui encore, la littérature, le théâtre et le cinéma jouent un rôle cathartique. Toutefois, les acteurs devraient pouvoir mener une vie personnelle, hors du champ des caméras. Ces stars ne sont-elles pas des êtres humains pour qu’on leur dénie de droit de laver leur linge sale en famille?

Ce qu’il y a de gênant dans cette affaire, c’est que ce déballage outrancier suscite un intérêt obscène. Chacun est appelé à devenir spectateur de la vie intime de deux ex-conjoints qui ont basculé de l’amour à la haine. Se repaître de leur déchéance et de leur malheur constitue un manque d’égard flagrant. Cela en dit long sur celui qui regarde, car cette jouissance abjecte est avilissante. Pour nous choisissons de rejeter la tentation bien humaine de contempler le procès Depp-Heard comme un spectacle. C’est une question de pudeur et de dignité.




L’exemple concret d’un non-débat

Forum des médias de la RTS, le 8 mai: lors de l’émission titrée «L’avortement bientôt interdit aux états-Unis ?», le présentateur Mehmet Gultas introduit le sujet en parlant d’une «Annulation probable du droit à l’avortement aux états-Unis».

Le problème n’est pas tant l’objet du débat: l’équipe aurait tout aussi bien pu traiter de l’origine des pokémons ou, plus sérieusement, de la guerre en Ukraine. Le premier souci réside dans l’accroche donnée par le journaliste. Grégor Puppinck – docteur en droit, directeur de l’European Center for Law and Justice (ECLJ) – donne une tout autre interprétation, dans les colonnes de Valeurs Actuelles: «Ce projet d’arrêt ne déclare pas l’avortement contraire à la Constitution, comme le fit par exemple la Cour constitutionnelle polonaise en 2020, à propos de l’avortement eugénique: il rend au peuple et à ses représentants le pouvoir de trancher cette question, comme c’était le cas avant l’arrêt Roe v. Wade de 1973. Avec une telle décision, les États fédérés américains n’ont plus l’obligation de légaliser l’avortement, mais ils n’ont pas davantage l’obligation de l’abroger.» Une telle subtilité juridique ne sera à l’évidence pas proposée dans le cadre de l’émission, mais passons.

Autre fait saillant de cette discussion: les journalistes invités, Géraldine Savary (Femina) , Valérie de Graffenried (Le Temps) et Frédéric Autran (Libération) se révèlent unanimement choqués que la Cour Suprême songe à donner la possibilité aux États de choisir la ligne qu’ils souhaitent adopter en matière d’avortement. Et Frédéric Autran de déplorer: «Cela permet un revirement catastrophique 50 ans après l’affaire Roe v. Wade et cela pose la question de la représentativité et de la légitimité démocratique de la Cour Suprême.» Pour le journaliste de Libération, accorder davantage de liberté démocratique aux États serait nuisible à… la démocratie.

“Le Forum des médias n’est pas un lieu de débat contradictoire.”

Emmanuelle Jaquet, responsable communication et porte-parole pour la RTS

Au final, la discussion ne portera jamais sur les mécanismes démocratiques américains, mais uniquement sur les implications sociétales d’un éventuel renversement légal. Contactée à ce sujet, Emmanuelle Jaquet, responsable communication et porte-parole pour la RTS, botte en touche: «Nous avons choisi d’aborder une question d’actualité qui intéresse largement nos auditrices et auditeurs et pas de traiter ce thème, sous un angle émotionnel.» Elle n’estime pas non plus que ce type de discussion soit dommageable pour l’image de la RTS et des journalistes en général, qui, quand ils débattent, partagent généralement les mêmes opinions: «L’équipe de Forum, comme les autres rédactions de la RTS, abordent tous les sujets avec un même esprit critique et indépendant. Le Forum des médias n’est pas un lieu de débat contradictoire. Il s’agit d’une discussion entre journalistes livrant leur analyse ou leur point de vue sur des sujets d’actualité.»

Si certains politiciens que nous avons contactés ont préféré ne pas s’exprimer sur une tendance à l’uniformisation du message lorsque les médias traitent un thème sensible tel que l’avortement, Oskar Freysinger, ancien conseiller d’État valaisan UDC, ne se fait pas prier pour livrer son analyse: «Cela fait sept ou huit ans que je ne n’écoute plus la radio et que je ne regarde plus la télévision. Je n’ai pas envie de me faire sucer le cerveau tous les soirs.»

Pour l’ex-politicien, le journalisme relève de l’histoire ancienne : «Ce domaine est mort. Les journalistes sont des zombies qui ne savent plus que faire du copier/coller des différentes agences de presse. Par contre, ils n’hésitent pas à faire appel à des personnalités comme la mienne afin que j’envoie des missiles et, qu’ensuite, je puisse servir de punching-ball.»




L’outrage sur le métier

Sale temps pour les médias. Entre l’interdiction facilitée de la publication d’articles récemment décidée à Berne, une nouvelle offensive visant la RTS, ou la proposition d’obliger les journalistes à déclarer leurs intérêts, la profession fait face à un déluge d’attaques sans précédent de la part de la droite. Au cœur du malaise, cette critique selon laquelle des invités d’accord entre eux tiendraient souvent le haut du pavé, tandis que les intervenants moins progressistes, sans même parler de journalistes dissidents, seraient tenus à l’écart. « Cette orientation se ressent peu lors des émissions Forum ou du 19h30, mais au-delà, il n’y a plus de limites », précisait récemment le PLR Philippe Nantermod à nos confrères du Temps.

Dans le canton de Vaud, le coup de grâce vient d’être porté au Grand Conseil par une motion signée par une équipe mixte de PLR et d’UDC, et portée par l’agrarien Cédric Weissert. Le texte, qui n’est pas près de déboucher sur un résultat concret, demande la «transparence des deux côtés du miroir». Ainsi, les journalistes devraient à l’avenir déclarer leurs intérêts, au même titre que les députés en début de législature. «Ce n’est pas une attaque contre le journalisme, qui est un métier magnifique», assure l’auteur de la motion. De fait, il jure même qu’il aurait préféré ne pas devoir la rédiger. En secouant le cocotier, il entend simplement inviter les rédactions à rétablir un semblant d’équilibre idéologique, de manière à recréer le lien de confiance avec les consommateurs.

“J’ai ouï dire que parmi les nouveaux jeunes journalistes stagiaires, certains semblaient déjà très militants et qu’il fallait parfois leur rappeler quelques fondamentaux du métier pour demeurer crédibles.”

Frédéric Néjad, membre du conseil de fondation du Centre de Formation au Journalisme et aux Médias.

«Certains journalistes rétorqueront qu’être membre ou sympathisant cotisant de telle ou telle association à but non lucratif, social ou environnemental ne gêne pas leur objectivité au travail», réagit Frédéric Néjad, membre du conseil de fondation du Centre de Formation au Journalisme et aux Médias. Et de préciser : «J’ai ouï dire que parmi les nouveaux jeunes journalistes stagiaires, certains semblaient déjà très militants et qu’il fallait parfois leur rappeler quelques fondamentaux du métier pour demeurer crédibles. Ou quand le journalisme devient une autre façon de s’engager pour une cause, y compris noble…».

Entre idéalisme mal placé et pressions politiques ou économiques croissantes, pas sûr que l’âge d’or ne revienne de sitôt dans la branche.

Commentaire: Le prix de l’entre-soi généralisé

Une petite quinzaine d’années de journalisme dans les pattes, et pourtant, déjà le sentiment d’avoir vu passer tant de causes éternelles et sacrées… Des causes que certains collègues voulaient défendre frénétiquement au travers de leurs articles. La lutte contre la déforestation aux côtés de Greenpeace, autrefois, pour l’égalité animale aux côtés de militants vegans, par la suite. Et puis l’accélération : le réchauffement climatique, dès la fin de la dernière décennie, la vaccination contre le Covid et, enfin, les questions liées à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le genre. Doit-on s’en offusquer ? A la vérité, pas forcément. Nous-mêmes nous avons logiquement, durant notre carrière, travaillé les thèmes qui nous touchaient, tandis que nos confrères et consœurs s’étonnaient parfois que les questions que nous posions puissent intéresser quiconque. Ainsi en va-t-il de n’importe quel travail impliquant une solide dose de subjectivité, et le journalisme en fait partie qu’on le veuille ou non.

Déjà le sentiment d’avoir vu passer tant de causes éternelles et sacrées…

Qu’on nous pardonne, dès lors, de mobiliser une grille de lecture marxiste dans une revue que d’aucuns se plaisent à classer à droite : il nous apparaît en effet que le malaise actuel –celui que tentent de révéler les élus bourgeois – provient avant toute chose de l’homogénéité des profils travaillant dans ce milieu. En clair, d’une surreprésentation de la classe moyenne supérieure dans un métier censé s’adresser à toutes les couches de la population, y compris aux prolétaires. Même avec les meilleures intentions du monde, comment un enfant de la bourgeoisie pourrait-il réellement traduire les souffrances et les aspirations de milieux qu’il n’a jamais fréquentés, et qu’il apprécie souvent à condition de les côtoyer de très loin ? A ce titre, et sans nier la qualité de l’enseignement qui en découle, la transformation croissante du journalisme en science universitaire ne nous paraît pas porter avec elle que de belles promesses.




Édito: en route vers la révolution lacrymale

D’abord ne pas tomber dans le panneau: la rénovation du parc immobilier suisse constitue sans doute un enjeu important, et il est admirable que des personnes d’horizons divers aient choisi de consacrer leur énergie à un dossier si technique, dont ils maitrisent certainement tous les enjeux. D’autres individus, dans notre société, s’engagent contre la précarité (y compris à travers des angles surprenants comme la précarité menstruelle), contre les souffrances des mères célibataires, contre les méfaits des addictions… Autres causes tout aussi honorables, chacun en conviendra, mais qui ne conduisent pas leurs défenseurs à empêcher la population de se rendre au travail en bloquant des autoroutes sous l’œil bienveillant des
journalistes de notre télévision d’État.

Entre tyrannie de l’émotion et révolte adolescente, les modes d’action et de
communication de ces activistes traduisent un affaiblissement du sens politique inquiétant.

Le Peuple

Dans ce premier numéro, nous avons notamment choisi de nous pencher sur le phénomène «Renovate Switzerland». Non pas que les objectifs du mouvement, visant à «sauver des vies» selon son ambitieuse description, nous soient foncièrement déplaisants. Simplement, entre tyrannie de l’émotion et révolte adolescente, il nous apparaît que les modes d’action et de communication de ces activistes traduisent un affaiblissement du sens politique inquiétant. Nous vivons dans un système de démocratie directe: il a certainement ses faiblesses mais il présente l’avantage de permettre à tout un chacun de briguer un mandat pour porter, sans danger pour sa sécurité et celle d’autrui, ses préoccupations dans des lieux de décisions politiques. Or que font ces activistes, dont la seule autorité repose sur le fait d’être «très inquiets» pour leur futur, pour l’avenir de leur famille, ou alors d’être des «grands-papas» et des «grand-mamans» (notez le niveau de langage infantilisante) préoccupés? Ils défient l’Etat en se collant la main sur des autoroutes, c’est-à-dire en faisant une grosse bêtise pour laquelle on gronderait n’importe quel enfant. Puis ils demandent à ce même Etat de venir les secourir (via des ambulances fonctionnant avec un moteur) et, ultimement, d’accéder à leurs revendications.

Quelque chose ne va pas très bien dans la santé morale d’un peuple quand se comporter comme un enfant capricieux, prompt à pleurer devant les caméras pour imposer sa cause, permet de peser sur le débat politique. La chose peut sembler surprenante, mais l’on viendrait parfois presque à regretter Extinction Rebellion, dont les militants avaient au moins pour eux de ne pas se liquéfier après chaque action choc. Les enjeux écologiques sont importants, et méritent mieux qu’une révolution lacrymale.




Humeur express: l’alternative impossible

L’âge de toutes les libertés semble aussi celui des alternatives impossibles. Prenons le métier de publicitaire. Ces jours, la marque Samsung est prise dans la tourmente pour avoir représenté une femme courant dans la rue à deux heures du matin. Une honte! Un scandale! Une monstruosité! Ainsi rugissent les beaux esprits, qui estiment que le groupe coréen est manifestement très peu au fait de la réalité des femmes, si souvent en danger lorsqu’elles sortent courir à deux heures du matin. Inévitablement, une telle réclame se devait de quitter nos écrans. Des communicants s’y attellent, fournissant ainsi, dans le domaine du Web, un travail analogue aux liquidateurs sacrifiés à Tchernobyl. Reste une interrogation: comment représenter une femme moderne s’il est à la fois sexiste de lui prêter un rôle traditionnel, et scandaleux de ne pas mettre en évidence les drames qui l’assaillent quand elle s’en émancipe?