Humeur express: Mépris et préjugés

La journaliste s’y réjouit carrément du malheur des autres. «Cryptos, enfin le krach», titre-t-elle. Il y a quelques mois, aurait-elle osé un «Covid-19: enfin le million de morts»?
Pour justifier sa prise de position, elle avance que «les valorisations époustouflantes de la tech en bourse n’étaient pas le fruit d’une prescience géniale, mais plus sûrement le résultat d’une politique monétaire laxiste comme jamais». Ensuite, elle estime que se rendre sur un forum de discussion dédié aux cryptomonnaies ressemble à une «expérience ésotérique» pour le «néophyte, ce ringard» et qu’il s’y crée un «écosystème de l’absurde». Reste que les pratiquants de cet «ésotérisme», vivant «dans l’absurde» sont, parfois, des spéculateurs novices, tentant de mettre un peu de beurre dans les épinards en plaçant leurs économies. Pas certain que ces derniers se soient dit «enfin le krach», la semaine dernière, lorsque le cours de Luna, une des milliers de cryptomonnaies, s’est effondré, provoquant la fonte de leur portefeuille. JB




Un joueur de foot doit-il épouser les causes de l’époque?

NON, selon Raphaël Pomey
Posons tranquillement le décor: un footballeur musulman très pieux, dont le club est aux mains d’un représentant d’un État appliquant la peine de mort pour les homosexuels, suscite la polémique pour avoir refusé de porter un maillot aux couleurs de l’arc-en-ciel. Est-il vraiment nécessaire de développer pour saisir le ridicule de la situation? Non pas qu’il soit anodin que des personnes LGBT soient encore agressées dans la rue, insultées, ou bien évidemment condamnées par des États en raison de leurs inclinations propres. Simplement, il paraît tout de même doucement hypocrite que l’on demande à des sportifs de porter des causes qui les dépassent et dont on peut légitimement penser qu’elles ne hantent guère les nuits de leurs patrons du Golfe. Idrissa Gana Gueye n’est sans doute pas le plus tolérant des hommes, mais il se trouve que son travail consiste à taper dans un ballon, et non pas à porter le feu de l’égalité aux humains, tel un Prométhée post-moderne. A force de demander à des personnalités extérieures au jeu politique de s’engager sur des enjeux qui, eux, relèvent très clairement de la chose publique, un risque fait peu à peu surface: que l’engagement citoyen ou associatif de base, ciment de notre société, paraisse peu à peu inutile. A quoi bon s’exprimer à propos de la gestion des comptes d’une société de tennis si, de toute manière, il n’y a que des grandes causes dans ce monde, sur lesquelles n’importe quel avis fait autorité? Loin de permettre une «évolution des mentalités», comme on nous le promet toujours, la multiplication des «journées de» et des actions symboliques noie surtout les souffrances de ce monde dans une guimauve vaguement dénonciatrice qui ne sert à personne.

OUI, selon Jérôme Burgener
Faisons fi des idéologies qui gravitent autour de cette affaire et revenons sur la réelle question qui se pose ici. Il s’agit simplement d’une relation contractuelle entre une entreprise et son employé. Revenons sur la définition d’un contrat. Il s’agit d’un accord volontaire entre deux ou plusieurs personnes, faisant naître des obligations entre elles. Pascal Salin, économiste et philosophe français, en donne une description encore plus précise dans «Libérons-nous», sorti en 2014: «Si un contrat existe, c’est évidemment parce qu’il est satisfaisant pour les deux co-contractants. Si le contrat est librement décidé et signé, il rend impossible toute domination des uns par les autres: les contractants partagent la même liberté et la même dignité.» Idrissa Gana Gueye a, en 2019, signé un contrat avec le PSG lui rapportant plus de sept millions d’euros par année. Nous pouvons bien imaginer que l’accord spécifie que le joueur doit porter le maillot, donc l’uniforme, du club qui l’a engagé. Un peu comme un employé de McDonald’s ou un agent de police. Si le joueur refuse de porter le maillot, même si celui-ci affiche les couleurs arc-en-ciel à titre exceptionnel pour la journée de la lutte contre l’homophobie, il n’honore pas les termes du document qui le lie à son club. Ce dernier peut donc prendre des sanctions contre Idrissa Gana Gueye. Une décision qui semble difficilement contestable, si elle a lieu. La pression exercée par Rouge Direct, qui dénonce l’homophobie dans le sport, est plus contestable. L’association a interpellé les deux parties ainsi que la ligue sur Twitter: «L’homophobie n’est pas une opinion mais un délit. La ligue et le PSG doivent demander à Gana Gueye de s’expliquer et très vite. Et le sanctionner le cas échéant.» On doute que cette ire résulte d’une rupture de contrat.




PROCÈS DEPP-HEARD, UNE CATHARSIS SORDIDE

Voilà un mois que nous sommes exposés, malgré nous, au déballage médiatique autour du procès entre Amber Heard et Johnny Depp. Les réseaux sociaux nous imposent des vidéos offrant de gros plans sur les visages des deux protagonistes, honteux et dévastés par la souffrance. Les deux stars hollywoodiennes, brièvement mariées puis divorcées il y a quelques années, s’accusent mutuellement de violences conjugales et de diffamation. Cette situation tragique ne peut laisser indifférent, car elle suscite des questions.

Ayant vécu personnellement un procès intime et douloureux, il nous aurait été intolérable de voir dans la presse ne serait-ce qu’un petit encart anonymisé, faisant de notre drame un fait divers destiné à des lecteurs avides d’histoires sordides. Il y a quelque chose d’abject à faire de la tragédie d’êtres humains, un sujet de divertissement médiatique.

Dans le cas des acteurs Amber Heard et Johnny Depp, le procès est diffusé intégralement en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux. Des millions de personnes profitent du spectacle, même celles qui ne l’ont pas choisi, car on voit partout en ligne des vidéos qui tournent en boucle. Relations difficiles avec leurs parents, errances adolescentes, addictions aux psychotropes, rapport déraisonnable à l’argent, pratiques sexuelles déviantes, maladies psychiques, infidélités conjugales… tout est décortiqué devant le monde entier. Les proches des deux acteurs sont appelés à la barre pour témoigner face caméra.

L’envie de contempler chez autrui l’inavouable tapi au creux de nos existences est vieille comme le monde.

Aux yeux de certains observateurs, les people faisant de leur image leur fonds de commerce, ils méritent bien d’en subir aussi les effets dévastateurs. Pour d’autres, tant que les intéressés sont d’accord de voir leur vie intime ainsi affichée, il n’y a pas de problème. Nous ne sommes pas de cet avis. De la même manière qu’on rappellerait à la pudeur un jeune enfant qui se dénude en public, par égard pour lui, il serait souhaitable que notre société, dite civilisée, empêche une mise en scène aussi déshonorante.

L’envie de contempler chez autrui l’inavouable tapi au creux de nos existences est vieille comme le monde. Il y a plus de 2000 ans, Aristote évoquait dans sa Poétique le phénomène de la catharsis. Au théâtre, l’identification aux passions dévastatrices des personnages permettait de se purger de ses propres désirs honteux, en contemplant en spectacle la manière dont le destin frappait les coupables. Le public était ainsi invité à se purger de ses passions par la fiction.

Aujourd’hui encore, la littérature, le théâtre et le cinéma jouent un rôle cathartique. Toutefois, les acteurs devraient pouvoir mener une vie personnelle, hors du champ des caméras. Ces stars ne sont-elles pas des êtres humains pour qu’on leur dénie de droit de laver leur linge sale en famille?

Ce qu’il y a de gênant dans cette affaire, c’est que ce déballage outrancier suscite un intérêt obscène. Chacun est appelé à devenir spectateur de la vie intime de deux ex-conjoints qui ont basculé de l’amour à la haine. Se repaître de leur déchéance et de leur malheur constitue un manque d’égard flagrant. Cela en dit long sur celui qui regarde, car cette jouissance abjecte est avilissante. Pour nous choisissons de rejeter la tentation bien humaine de contempler le procès Depp-Heard comme un spectacle. C’est une question de pudeur et de dignité.




L’exemple concret d’un non-débat

Forum des médias de la RTS, le 8 mai: lors de l’émission titrée «L’avortement bientôt interdit aux états-Unis ?», le présentateur Mehmet Gultas introduit le sujet en parlant d’une «Annulation probable du droit à l’avortement aux états-Unis».

Le problème n’est pas tant l’objet du débat: l’équipe aurait tout aussi bien pu traiter de l’origine des pokémons ou, plus sérieusement, de la guerre en Ukraine. Le premier souci réside dans l’accroche donnée par le journaliste. Grégor Puppinck – docteur en droit, directeur de l’European Center for Law and Justice (ECLJ) – donne une tout autre interprétation, dans les colonnes de Valeurs Actuelles: «Ce projet d’arrêt ne déclare pas l’avortement contraire à la Constitution, comme le fit par exemple la Cour constitutionnelle polonaise en 2020, à propos de l’avortement eugénique: il rend au peuple et à ses représentants le pouvoir de trancher cette question, comme c’était le cas avant l’arrêt Roe v. Wade de 1973. Avec une telle décision, les États fédérés américains n’ont plus l’obligation de légaliser l’avortement, mais ils n’ont pas davantage l’obligation de l’abroger.» Une telle subtilité juridique ne sera à l’évidence pas proposée dans le cadre de l’émission, mais passons.

Autre fait saillant de cette discussion: les journalistes invités, Géraldine Savary (Femina) , Valérie de Graffenried (Le Temps) et Frédéric Autran (Libération) se révèlent unanimement choqués que la Cour Suprême songe à donner la possibilité aux États de choisir la ligne qu’ils souhaitent adopter en matière d’avortement. Et Frédéric Autran de déplorer: «Cela permet un revirement catastrophique 50 ans après l’affaire Roe v. Wade et cela pose la question de la représentativité et de la légitimité démocratique de la Cour Suprême.» Pour le journaliste de Libération, accorder davantage de liberté démocratique aux États serait nuisible à… la démocratie.

« Le Forum des médias n’est pas un lieu de débat contradictoire. »

Emmanuelle Jaquet, responsable communication et porte-parole pour la RTS

Au final, la discussion ne portera jamais sur les mécanismes démocratiques américains, mais uniquement sur les implications sociétales d’un éventuel renversement légal. Contactée à ce sujet, Emmanuelle Jaquet, responsable communication et porte-parole pour la RTS, botte en touche: «Nous avons choisi d’aborder une question d’actualité qui intéresse largement nos auditrices et auditeurs et pas de traiter ce thème, sous un angle émotionnel.» Elle n’estime pas non plus que ce type de discussion soit dommageable pour l’image de la RTS et des journalistes en général, qui, quand ils débattent, partagent généralement les mêmes opinions: «L’équipe de Forum, comme les autres rédactions de la RTS, abordent tous les sujets avec un même esprit critique et indépendant. Le Forum des médias n’est pas un lieu de débat contradictoire. Il s’agit d’une discussion entre journalistes livrant leur analyse ou leur point de vue sur des sujets d’actualité.»

Si certains politiciens que nous avons contactés ont préféré ne pas s’exprimer sur une tendance à l’uniformisation du message lorsque les médias traitent un thème sensible tel que l’avortement, Oskar Freysinger, ancien conseiller d’État valaisan UDC, ne se fait pas prier pour livrer son analyse: «Cela fait sept ou huit ans que je ne n’écoute plus la radio et que je ne regarde plus la télévision. Je n’ai pas envie de me faire sucer le cerveau tous les soirs.»

Pour l’ex-politicien, le journalisme relève de l’histoire ancienne : «Ce domaine est mort. Les journalistes sont des zombies qui ne savent plus que faire du copier/coller des différentes agences de presse. Par contre, ils n’hésitent pas à faire appel à des personnalités comme la mienne afin que j’envoie des missiles et, qu’ensuite, je puisse servir de punching-ball.»




L’outrage sur le métier

Sale temps pour les médias. Entre l’interdiction facilitée de la publication d’articles récemment décidée à Berne, une nouvelle offensive visant la RTS, ou la proposition d’obliger les journalistes à déclarer leurs intérêts, la profession fait face à un déluge d’attaques sans précédent de la part de la droite. Au cœur du malaise, cette critique selon laquelle des invités d’accord entre eux tiendraient souvent le haut du pavé, tandis que les intervenants moins progressistes, sans même parler de journalistes dissidents, seraient tenus à l’écart. « Cette orientation se ressent peu lors des émissions Forum ou du 19h30, mais au-delà, il n’y a plus de limites », précisait récemment le PLR Philippe Nantermod à nos confrères du Temps.

Dans le canton de Vaud, le coup de grâce vient d’être porté au Grand Conseil par une motion signée par une équipe mixte de PLR et d’UDC, et portée par l’agrarien Cédric Weissert. Le texte, qui n’est pas près de déboucher sur un résultat concret, demande la «transparence des deux côtés du miroir». Ainsi, les journalistes devraient à l’avenir déclarer leurs intérêts, au même titre que les députés en début de législature. «Ce n’est pas une attaque contre le journalisme, qui est un métier magnifique», assure l’auteur de la motion. De fait, il jure même qu’il aurait préféré ne pas devoir la rédiger. En secouant le cocotier, il entend simplement inviter les rédactions à rétablir un semblant d’équilibre idéologique, de manière à recréer le lien de confiance avec les consommateurs.

« J’ai ouï dire que parmi les nouveaux jeunes journalistes stagiaires, certains semblaient déjà très militants et qu’il fallait parfois leur rappeler quelques fondamentaux du métier pour demeurer crédibles. »

Frédéric Néjad, membre du conseil de fondation du Centre de Formation au Journalisme et aux Médias.

«Certains journalistes rétorqueront qu’être membre ou sympathisant cotisant de telle ou telle association à but non lucratif, social ou environnemental ne gêne pas leur objectivité au travail», réagit Frédéric Néjad, membre du conseil de fondation du Centre de Formation au Journalisme et aux Médias. Et de préciser : «J’ai ouï dire que parmi les nouveaux jeunes journalistes stagiaires, certains semblaient déjà très militants et qu’il fallait parfois leur rappeler quelques fondamentaux du métier pour demeurer crédibles. Ou quand le journalisme devient une autre façon de s’engager pour une cause, y compris noble…».

Entre idéalisme mal placé et pressions politiques ou économiques croissantes, pas sûr que l’âge d’or ne revienne de sitôt dans la branche.

Commentaire: Le prix de l’entre-soi généralisé

Une petite quinzaine d’années de journalisme dans les pattes, et pourtant, déjà le sentiment d’avoir vu passer tant de causes éternelles et sacrées… Des causes que certains collègues voulaient défendre frénétiquement au travers de leurs articles. La lutte contre la déforestation aux côtés de Greenpeace, autrefois, pour l’égalité animale aux côtés de militants vegans, par la suite. Et puis l’accélération : le réchauffement climatique, dès la fin de la dernière décennie, la vaccination contre le Covid et, enfin, les questions liées à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le genre. Doit-on s’en offusquer ? A la vérité, pas forcément. Nous-mêmes nous avons logiquement, durant notre carrière, travaillé les thèmes qui nous touchaient, tandis que nos confrères et consœurs s’étonnaient parfois que les questions que nous posions puissent intéresser quiconque. Ainsi en va-t-il de n’importe quel travail impliquant une solide dose de subjectivité, et le journalisme en fait partie qu’on le veuille ou non.

Déjà le sentiment d’avoir vu passer tant de causes éternelles et sacrées…

Qu’on nous pardonne, dès lors, de mobiliser une grille de lecture marxiste dans une revue que d’aucuns se plaisent à classer à droite : il nous apparaît en effet que le malaise actuel –celui que tentent de révéler les élus bourgeois – provient avant toute chose de l’homogénéité des profils travaillant dans ce milieu. En clair, d’une surreprésentation de la classe moyenne supérieure dans un métier censé s’adresser à toutes les couches de la population, y compris aux prolétaires. Même avec les meilleures intentions du monde, comment un enfant de la bourgeoisie pourrait-il réellement traduire les souffrances et les aspirations de milieux qu’il n’a jamais fréquentés, et qu’il apprécie souvent à condition de les côtoyer de très loin ? A ce titre, et sans nier la qualité de l’enseignement qui en découle, la transformation croissante du journalisme en science universitaire ne nous paraît pas porter avec elle que de belles promesses.




Édito: en route vers la révolution lacrymale

D’abord ne pas tomber dans le panneau: la rénovation du parc immobilier suisse constitue sans doute un enjeu important, et il est admirable que des personnes d’horizons divers aient choisi de consacrer leur énergie à un dossier si technique, dont ils maitrisent certainement tous les enjeux. D’autres individus, dans notre société, s’engagent contre la précarité (y compris à travers des angles surprenants comme la précarité menstruelle), contre les souffrances des mères célibataires, contre les méfaits des addictions… Autres causes tout aussi honorables, chacun en conviendra, mais qui ne conduisent pas leurs défenseurs à empêcher la population de se rendre au travail en bloquant des autoroutes sous l’œil bienveillant des
journalistes de notre télévision d’État.

Entre tyrannie de l’émotion et révolte adolescente, les modes d’action et de
communication de ces activistes traduisent un affaiblissement du sens politique inquiétant.

Le Peuple

Dans ce premier numéro, nous avons notamment choisi de nous pencher sur le phénomène «Renovate Switzerland». Non pas que les objectifs du mouvement, visant à «sauver des vies» selon son ambitieuse description, nous soient foncièrement déplaisants. Simplement, entre tyrannie de l’émotion et révolte adolescente, il nous apparaît que les modes d’action et de communication de ces activistes traduisent un affaiblissement du sens politique inquiétant. Nous vivons dans un système de démocratie directe: il a certainement ses faiblesses mais il présente l’avantage de permettre à tout un chacun de briguer un mandat pour porter, sans danger pour sa sécurité et celle d’autrui, ses préoccupations dans des lieux de décisions politiques. Or que font ces activistes, dont la seule autorité repose sur le fait d’être «très inquiets» pour leur futur, pour l’avenir de leur famille, ou alors d’être des «grands-papas» et des «grand-mamans» (notez le niveau de langage infantilisante) préoccupés? Ils défient l’Etat en se collant la main sur des autoroutes, c’est-à-dire en faisant une grosse bêtise pour laquelle on gronderait n’importe quel enfant. Puis ils demandent à ce même Etat de venir les secourir (via des ambulances fonctionnant avec un moteur) et, ultimement, d’accéder à leurs revendications.

Quelque chose ne va pas très bien dans la santé morale d’un peuple quand se comporter comme un enfant capricieux, prompt à pleurer devant les caméras pour imposer sa cause, permet de peser sur le débat politique. La chose peut sembler surprenante, mais l’on viendrait parfois presque à regretter Extinction Rebellion, dont les militants avaient au moins pour eux de ne pas se liquéfier après chaque action choc. Les enjeux écologiques sont importants, et méritent mieux qu’une révolution lacrymale.




Humeur express: l’alternative impossible

L’âge de toutes les libertés semble aussi celui des alternatives impossibles. Prenons le métier de publicitaire. Ces jours, la marque Samsung est prise dans la tourmente pour avoir représenté une femme courant dans la rue à deux heures du matin. Une honte! Un scandale! Une monstruosité! Ainsi rugissent les beaux esprits, qui estiment que le groupe coréen est manifestement très peu au fait de la réalité des femmes, si souvent en danger lorsqu’elles sortent courir à deux heures du matin. Inévitablement, une telle réclame se devait de quitter nos écrans. Des communicants s’y attellent, fournissant ainsi, dans le domaine du Web, un travail analogue aux liquidateurs sacrifiés à Tchernobyl. Reste une interrogation: comment représenter une femme moderne s’il est à la fois sexiste de lui prêter un rôle traditionnel, et scandaleux de ne pas mettre en évidence les drames qui l’assaillent quand elle s’en émancipe?




Sur les pavés, le collage

Dans un café biennois, la responsable presse de Renovate Switzerland, Cécile Bessire, explique, non sans manifester à plusieurs reprises une anxiété palpable pour l’avenir, la raison d’être de ce nouveau mouvement citoyen: «Renovate Switzerland est constitué de personnes différentes, certaines d’entre elles se sont rencontrées auparavant dans d’autres organisations. Nos sympathisants ont constaté que toutes les précédentes actions n’ont pas réussi à amener les changements nécessaires. Ils ont ensuite réfléchi aux stratégies les plus pertinentes et efficaces à mener, afin que le gouvernement se mette à agir vraiment pour la cause climatique.»
Certains activistes sont donc des déçus d’autres mouvements écologistes connus tels que la Grève pour le climat ou Extinction Rebellion (XR). La Biennoise, pour sa part, est justement passée par la case XR: «On n’en fait pas vraiment «partie». Se rebeller contre l’extinction, c’est une activité.» Une activité à part entière, puisque Cécile Bessire a abandonné son emploi de logopédiste pour faire de la résistance civile son métier: «Si nous ne le faisons pas, nous risquons de perdre bien plus, à savoir tout ce que nous connaissons, tout ce que nous aimons» décrit-elle, pour le moins confiante quant à la capacité de son mouvement à redistribuer les cartes. «Face à ça, mon confort personnel n’a que peu d’importance.»

«LES JOURNALISTE SONT TRÈS CONTENTS QUE NOUS LES INVITIONS ET QU’ILS AIENT QUELQUE CHOSEÀ RACONTER.»

Cécile Bessire, Responsable presse Renovate Switzerland

Mais mener bataille sur le terrain a un coût, aussi bien matériel que juridique, lorsqu’il s’agit de faire face aux sanctions. La responsable presse énumère plusieurs sources de financement, comme des particuliers qui ne peuvent ou ne veulent pas se coller la main sur des routes. Renovate Switzerland perçoit également de l’argent d’un fonds international pour le climat soutenant des initiatives citoyennes, Climate Emergency Fund (lire en fin d’article).
Les revendications du mouvement sont simples. Il demande au Conseil fédéral de mettre en œuvre un vaste programme de rénovation des bâtiments, aussi bien publics que privés. Cela concerne, selon Renovate Switzerland, un million de constructions, à l’horizon 2040. Quand il s’agit de détailler le montant nécessaire pour mener à bien ce véritable nettoyage des écuries d’Augias, Cécile Bessire reste évasive: «Dans tous les cas, la somme sera moins élevée que les coûts engendrés par la crise climatique si nous n’agissons pas maintenant. Il faut voir la rénovation des bâtiments comme un investissement. Elle améliore le confort de vie, augmente la valeur de biens immobiliers, crée des emplois, etc.»

Tout le monde passe à la caisse

Pour accomplir cet ambitieux projet, Renovate Switzerland prévoit que tout un chacun passe à la caisse via l’impôt. Ainsi, c’est l’argent public qui viendrait augmenter la valeur des biens immobiliers détenus par des privés, souvent aisés.
Une problématique qui ne trouble pas la citoyenne biennoise: «Il faut se rendre compte que nous allons tous payer très cher ces prochaines années à cause de l’inaction du gouvernement durant les trois dernières décennies. Nous allons payer financièrement, mais aussi avec nos vies et notre confort. Il n’y a plus de bonne solution.»
Ce qui peut frapper, surtout lors de la première action menée le 11 avril à la hauteur de la sortie d’autoroute de Lausanne-Malley, c’est la présence de nombreux journalistes dont ceux de la télévision fédérale, avant le début de l’action.
Cécile Bessire explique que les représentants des médias avaient été mis au courant au préalable: «De manière générale, nous pouvons faire confiance aux journalistes. Il suffit d’être clair sur la nature des actions que nous menons. Ils sont, en général, contents que nous les invitions et qu’ils aient quelque chose à raconter.»
L’apparition de ce nouveau mouvement fait réagir Johann Dupuis, conseiller communal de la Ville de Lausanne et spécialiste des questions climatiques. Pour lui, ces formes d’actions coup de poing ne sont pas forcément la meilleure solution: «L’expérience nous montre que les rassemblements de masse avec des revendications clairement articulées sont bien plus susceptibles d’exercer un impact sur le monde politique et l’ensemble de la population. Dix mille citoyens dans les rues auront toujours plus d’impact sur les politiciens que douze personnes isolées. Les manifestations de masse dans l’espace public sont des leviers majeurs des changements démocratiques alors que de telles actions coup de poing s’inspirent en partie du registre militaire et peuvent provoquer du rejet chez celles et ceux qui les subissent.» Il souligne qu’un programme national d’assainissement du bâti est une urgence et que le but de Renovate Switzerland est louable, tout en déplorant que ces fonds alloués soient toujours des subventions aux propriétaires et qu’ils aboutissent souvent à des augmentations de loyer pour les locataires. Cécile Bessire précise que les demandes de Renovate Switzerland incluent la protection des locataires contre cette éventualité.
Les citoyens prenant part aux actions de Renovate Switzerland se revendiquent d’une démarche nécessaire, contraignante mais néanmoins pacifiste. L’est-elle vraiment? Pas si sûr selon Samuel Thétaz, avocat au barreau et associé chez Métropole Avocats à Lausanne: «Le terme terrorisme est sans doute trop fort, mais si on le définit comme l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique, on s’en rapproche.» Il justifie: «J’estime le blocage d’une voie routière comme relevant d’une violence inouïe faite aux usagers de la route, qui en sont des victimes. Ils ne roulent pas par plaisir, mais pour des nécessités que ces gens ne semblent pas connaître, ou pas vouloir reconnaître. » Si Samuel Thétaz devait un jour défendre un automobiliste impliqué dans un accident avec un membre de Renovate Switzerland, il ne ferait aucune concession: «Je n’aurais aucun scrupule à demander son acquittement pur et simple et à nier toute forme de faute de sa part.»

«Au fond, il s’agit d’une forme de misanthropie. L’homme est mauvais parce qu’il pollue, il convient donc de le haïr.»

Samuel Thétaz, Avocat au barreau associé Métropole Avocats

Une justice complaisante?

Si Samuel Thétaz estime que le cadre juridique suisse est suffisant, il déplore un certain laxisme vis-à-vis des actions climatiques: «Des juges de première instance ont reconnu l’an passé la légitimé politique d’actions de membres d’Extinction Rebellion, en tordant la notion juridique de l’état de nécessité et en faisant prévaloir leurs opinions privées dans leurs jugements. Certains magistrats ne peuvent pas se résigner à faire inscrire une ligne au casier judiciaire d’un prévenu alors que sa lutte leur paraît juste. Nous assistons parfois, stupéfaits, à des acquittements de délinquants au nom d’une loi supérieure, aussi quelquefois, parce que des retraits de plainte sont intervenus.»
Il souligne que l’état de nécessité n’a jamais été retenu par le Tribunal fédéral dans ces cas d’espèce, ni, à sa connaissance, par des Cours pénales de deuxième instance: «Cette rectitude des autorités pénales supérieures ne procède pas simplement de garanties de la sécurité du droit, mais elle permet à la société de ne pas devenir l’objet des tenants de la force. J’appelle de mes vœux la poursuite des manifestants également pour contrainte, dans la mesure où, par leurs actions, ils entravent les usagers dans leur liberté d’action. La contrainte, infraction d’une gravité certaine, relevant d’un délit contre la liberté, est poursuivie d’office, ce qui rendrait d’éventuels retraits de plainte inopérants. Je suis certain que, si ces manifestants étaient condamnés aussi pour contrainte, nous verrions le nombre de candidats à ces navrantes opérations diminuer en flèche.»
La virulence de ce type d’interventions n’est pas de nature à décourager la Biennoise Cécile Bessire: «Je les comprends, car ce que nous faisons est désagréable, aussi bien pour les personnes prises dans les bouchons que pour nous. Les gens sont fâchés car nous les perturbons dans leur routine et c’est compréhensible. Nous y sommes préparés et nous savons que nous ne sommes pas là pour être appréciés. La plupart des participants n’ont pas envie de faire ça. Nous sommes forcés de le faire.»

Qu’est ce que Climate Emergency Fund?

On peut lire sur le site de Climate Emergency Fund que le fonds a été créé par «un groupe prestigieux de philanthropes ayant des liens avec le monde des affaires et de la politique».
Parmi ces fondateurs, on retrouve Trevor Neilson. Il a officié en tant que directeur exécutif de «Global Business Coalition», un groupe de santé mondiale créé grâce aux investissements de Bill Gates, George Soros et Ted Turner.
Toujours selon le site, le fonds a été inspiré, en partie, par des étudiants protestataires comme Greta Thunberg. Ses organisateurs ont déclaré qu’ils travaillaient avec de jeunes militants aux États-Unis, comme Katie Eder, qui dirige la Future Coalition, pour offrir des «kits de démarrage pour militants». Ils recevront des outils tels que des porte-voix et des documents imprimés.
Le message de Trevor Neilson est clair: «Si vous êtes un enfant qui veut lancer quelque chose, nous vous soutiendrons. Les adultes vous ont laissé tomber dans la lutte contre le changement climatique.» Il faut toutefois noter la présence de Willy, Pascale, Eric ou encore Christian dans les rangs de Renovate Switzerland, les quatre un brin plus âgés que des «enfants».
Climate Emergency Fund explique avoir déjà financé 83 organisations, formé près de 20 mille activistes climatiques et mobilisé plus d’un million de militants, depuis sa création en 2019. Rien que cette année, 1,7 million de dollars ont été engagés pour 23 formations qualifiées de «courageuses et ultra-ambitieuses».
Parmi ces formations, quelques noms connus figurent: Scientists Rebellion, un Extinction Rebellion constitué de scientifiques. Une action avait été menée au début du mois d’avril à Berne. Just Stop Oil est aussi financé par le fonds. La demande du collectif est très claire: l’abandon de l’utilisation des énergies fossiles.




La grande peur des censeurs

En 2017, Elon Musk déclarait: «J’aime Twitter.» Un utilisateur lui répondait: «Alors achète la plateforme.» Ce à quoi le milliardaire répondait: «Combien ça coûte ?». Cinq ans plus tard, le patron de Tesla, accessoirement homme le plus riche du monde, est finalement devenu propriétaire de Twitter. L’autoproclamé «absolutiste de la liberté de parole» a déclenché des torrents de réactions abracadabrantesques en sortant 44 milliards de dollars de sa poche pour faire de Twitter la «plateforme de la liberté d’expression dans le monde».
Sans surprise, bon nombre de médias, de tweetos et de philosophes se devaient d’affirmer qu’Elon Musk venait de dépasser les bornes en concrétisant sa parole. Pensons à Jeffery Shaun King, militant des droits civiques : il utilise Twitter pour promouvoir des causes de justice sociale, dont le mouvement Black Lives Matter. Selon lui, le rachat de la plateforme par le milliardaire est un signe de l’affirmation du «pouvoir blanc» (white supremacy). Des propos validés par d’autres utilisateurs du réseau. Toutefois, la manœuvre repose sur d’étranges raccourcis: Elon Musk est blanc, d’origine sud-africaine. Il est par conséquent un suprématiste blanc.
Plus proche de nous, les médias français se sont fendus de colonnes tout aussi épouvantées. France Info a, par exemple, convoqué Olivier Lascar, rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir – La Recherche et, visiblement, médium: «Elon Musk a un projet politique derrière la tête. Avec Twitter, il s’achète en réalité un instrument d’influence, une arme de communication massive qui lui permet d’avoir l’oreille des politiques et peut-être de trouver les amitiés nécessaires pour son développement.»
Le Nouvel Obs n’a pas montré davantage de finesse dans un article publié quelques heures après l’annonce du rachat: «La définition de liberté d’expression d’Elon Musk s’annonce bien éloignée de la nôtre.»
La «nôtre»? Le Nouvel Obs semble bien ignorant quant à cette notion. La liberté d’expression est complète ou n’est pas. Un point c’est tout. Et c’est John Stuart Mill qui le rappelle le mieux: «Il est étonnant que les hommes admettent la validité des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’agit de les pousser jusqu’au bout, et cela sans voir que si ces raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien.»
Le philosophe anglais poursuit, semblant pressentir à quel point la liberté de parole serait si violemment malmenée, 160 ans après ses écrits: «Il est étonnant qu’ils s’imaginent s’attribuer l’infaillibilité en reconnaissant la nécessité de la libre discussion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent également que certaines doctrines ou principes particuliers devraient échapper à la remise en question sous prétexte que leur certitude est prouvée, ou plutôt qu’ils sont certains, eux, de leur certitude.» On ne saurait trop conseiller aux rédacteurs de L’Obs de se pencher sur le fameux De la liberté, écrit en 1859 par le Britannique proto-libertarien.
Un ouvrage à conseiller aussi au philosophe français Raphaël Enthoven, auteur d’une bombe de non-sens sur l’antenne d’Europe 1: «Il y a quelque chose de liberticide dans une liberté totale.» On attend avec impatience son potentiel prochain best-seller: «Il y a quelque chose de glacial dans la chaleur absolue».
En attendant, on peut continuer à se divertir jour après jour avec les provocations diffusées par Elon Musk sur sa plateforme. Une des dernières en date ? «Je vais racheter Coca-Cola pour remettre de la cocaïne dedans.»




Un ressourcement mal embarqué

Les temps ont bien changé pour ceux qui, chaque année, mettaient quelques sous de côté et mangeaient plus léger en temps de carême. Gentiment enjoints à laisser tomber les grillades l’an dernier, les voilà qui, au nom de la lutte contre le gaspillage, se voient aujourd’hui invités à renoncer aux bains. Sinon quoi? Sinon, un individu se verra condamné à voguer sur une embarcation précaire, quelque part en Asie du Sud-Est. En tout cas d’après une nouvelle affiche visible dans nos rues.

Derrière cette communication musclée, un constat: «La crise climatique touche principalement les populations des pays du Sud alors qu’elles contribuent le moins au réchauffement de la planète», comme l’indique le communiqué de la campagne œcuménique 2022. Mais n’est-il pas risqué de réclamer la «justice climatique», notion très militante, lorsque l’on est en lien avec des Églises censées se situer au-delà des clivages politiques? «Nous avons toujours été politiques, rétorque Tiziana Conti, responsable médias et information de l’Action de Carême. Nous ne sommes pas une émanation de l’Église mais une ONG dont les paroisses sont le public principal.» Le travail de l’organisation se déploie sur trois axes: développement de projets durables au Sud, sensibilisation du public au Nord et, en dernier lieu, revendications politiques, comme au niveau de la révision de la loi CO2, jugée «pas assez ambitieuse».  «Il n’est pas facile de trouver un équilibre et Il y aura toujours un mécontent», admet Tiziana Conti. Elle relève que l’an dernier, l’association suisse des bouchers s’était plainte du visuel de la campagne, qui montrait la forêt tropicale brûler derrière les saucisses d’un jeune couple devant leur barbecue.

L’engagement de plus en plus marqué des Eglises et des organisations issues de leur engagement social ne séduit toutefois pas à droite. Déjà, lors de la campagne sur les «multinationales responsables», le soutien des grandes Églises avait fait largement jaser chez les chrétiens frileux sur ces questions. Idem avec certains jeunes PLR, qui trouvaient anormal que des institutions parfois soutenues par les Cantons sortent d’une exigence de neutralité politique.

Commentaire: culpabilité 2.0

L’Évangile demandait aux chrétiens, particulièrement en temps de carême, de laisser Dieu transformer leur cœur. Un certain christianisme humanitaire, aujourd’hui, leur demande de cesser de prendre des bains et de mener la vie dure aux multinationales. Voilà, ça c’est l’interprétation brutale. Reste que l’alignement de la Campagne œcuménique, depuis l’an dernier, sur des procédés publicitaires efficaces, mais volontairement provocateurs, pose de réelles questions de fond: dans la mesure où – de l’aveu même de ceux qui les portent – ces communications s’adressent avant tout aux paroisses chrétiennes, ne faudrait-il pas les rendre un peu plus prudentes? Le danger est aujourd’hui évident: que la surenchère perpétuelle ne finisse par ne plus toucher grand monde, et en particulier dans des communautés au sein desquelles la lutte contre les inégalités fait déjà presque office de religion de subsitution. Certaines urgences écologiques ou sociales sont bien réelles, et un chrétien ne devrait pas vivre la tête dans le sable. Néanmoins, à force de cultiver un sentiment de culpabilité au mauvais endroit, au niveau des habitudes de consommation plutôt qu’à celui de l’âme, les chrétiens achèveront de vider leurs Églises pour faire pousser des ZAD . RP