Mater Dolorosa 5/5 – Donner corps au deuil

« Dieu est digne de louanges en tout temps », avait répondu le pasteur de Marie-Laure, alors qu’elle venait auprès de lui pour trouver du réconfort suite à deux pertes de grossesses consécutives. « Cela a ébranlé ma foi d’une manière inimaginable et j’ai mis très longtemps à la concilier avec ces deux pertes.» « Natacha, quant à elle, s’est sentie mieux écoutée, autant par son pasteur que par son épouse. Elle souligne « une grande conscience de la souffrance vécue, beaucoup de compassion et un vrai suivi ». Ce dont beaucoup de femmes ne bénéficient pas. Une fois la souffrance déposée l’entourage, tout autant que les ministres du culte, s’attendent souvent à ce que vous alliez vite mieux.

La théologienne Elise Cairus, spécialiste de l’accompagnement spirituel des naissances difficiles, le confirme. « Les pasteurs ne sont pas outillés pour accompagner ces situations de vie » et aussi mal à l’aise que le reste de la société vis-à-vis de thématiques confrontantes comme la mort d’un enfant à naître. « Pastoralement et spirituellement, on accompagne le deuil, la fin de vie, la maladie, mais quasiment jamais la naissance », constate-t-elle. Un point de vue que ne partage pas Céline, maman d’un bébé décédé in-utero à sept mois de grossesse et engagée professionnellement pour l’Eglise dans le canton de Vaud. « L’Eglise, en tant que spécialiste de la mort, à sa place dans les moments de « l’aigu » qui se vivent dans le cadre hospitalier. Ce n’est pas à l’institution ecclésiale d’assurer le suivi, mais elle devrait ventiler vers les associations. Dans ce genre de situations, nous avons besoin de quelqu’un de spécialisé en la matière. Pour ma part, je n’ai pas envie que les Eglises me proposent ce que je peux trouver seule sur internet ».

De rares propositions d’accompagnements

« N’étant dans le canton de Vaud que depuis peu et moins directement impliqué dans ces questions que les accompagnants spirituels référents des services concernés, j’avoue ne pas avoir connaissance de propositions d’accompagnement spécifiques en milieu ecclésial », reconnaît Jean-Noël Theurillat, responsable de l’aumônerie au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Même son de cloche du côté de l’aumônerie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), tous deux interrogés sur les relais ecclésiaux existants à l’extérieur du cadre hospitalier. Qu’en est-il des faîtières catholiques (Cath) et réformées (Réf) des cantons romands (GE, VD, FR, NE, VS, JU) ? Existe-il en leur sein des lieux ou des personnes spécifiquement formées pour accompagner les situations de pertes de grossesses ?

A l’heure de la publication de cette enquête, la moitié des faîtières interrogées a répondu aux sollicitations (GE Cath/Réf, NE Cath, VS Cath, JU Cath/Réf). Parmi les réponses reçues, seule une proposition d’accompagnement des pertes de grossesses existe dans le Jura. Par ailleurs, une offre d’accompagnement de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) a été repérée par un autre biais. La même requête a été soumise à certaines communautés évangéliques. Les institutions cantonales ne possédant pas d’accompagnement spécifique ont réagi diversement à cette interpellation. « L’accompagnement, peut être facilité via l’aumônerie de la santé – lors d’un décès en milieu hospitalier – ou à travers un lien particulier avec un prêtre mais malheureusement nous sommes faibles et démunis sur cette question », écrit le porte-parole de l’Eglise catholique Neuchâteloise. Ou encore : « Les ministres qui travaillent à l’EPG, que ce soit en aumônerie ou dans les paroisses, sont formés à accompagner toute personne, quelle que soit la nature de sa détresse. Ils et elles répondent en ce sens à une nécessité de polyvalence et de disponibilité […] », répond l’Eglise protestante de Genève. 

En Valais, la responsable de la pastorale des couples et des familles du Diocèse de Sion s’exprime en ces termes : « A ce jour, lorsque nous apprenons qu’une famille est touchée, nous nous permettons d’envoyer une lettre et de proposer un accompagnement professionnel, notamment avec l’association Astrame ou via un couple formé qui a traversé cette épreuve. En nous mettant à l’écoute des personnes endeuillées, plus particulièrement de jeunes enfants, nous avons compris que les personnes sont vraiment demandeuses d’un accompagnement professionnel. […] De manière générale on constate une grande souffrance et un repli sur soi en début de deuil. C’est très difficile pour les personnes d’oser chercher de l’aide, et ce n’est pas forcément vers l’Eglise qu’elles se tournent ». 

Recherche de sens primordiale    

Pourtant, « cela fait partie de l’accompagnement que les Eglises doivent proposer », estime Alice, une vaudoise qui a elle-même vécu deux pertes de grossesse précoces en 2020. Elle mentionne le soutien prodigué par l’équipe investie dans le projet de l’EERV, Des étoiles dans le cœur, qu’elle considère « très précieux », car il apporte une dimension supplémentaire par rapport aux soins psychothérapeutiques : celle de la spiritualité et de la recherche de sens lors d’un événement qui tient de l’inconcevable.

« J’étais submergée par une vague. Étouffée, engloutie, par tous les sentiments qui déferlaient sur moi à ce moment-là ». Illustration : Micaël Lariche

« Il n’y a pas d’espaces pour l’échec et l’inabouti dans notre société », explique Liliane Rudaz-Kagi, diacre de l’EERV et membre de l’équipe pastorale œuvrant pour Des étoiles dans le cœur. « C’est comme si on ne faisait « rien » de cet événement de vie, alors que la question de sens est primordiale et peu investie dans les autres types d’approches ». Le projet s’adresse « aux personnes ayant vécu la perte d’un ou plusieurs bébés durant la grossesse, lors des premiers temps de vie ou dont le désir d’enfant ne s’est pas réalisé pour d’autres raisons ». Qu’il soit question de pertes de grossesses (spontanées ou volontaires) ; d’aide à la décision quant à une interruption volontaire ou thérapeutique de grossesse (IVG et ITG) ; d’accompagnement dans le processus de deuil ; de demande de rituel laïc ou religieux, « les intervenantes ont toutes une trajectoire de vie leur permettant de mieux rejoindre le vécu et les attentes des personnes se tournant vers elles ».

« Il n’y a pas d’espaces pour l’échec et l’inabouti dans notre société », explique Liliane Rudaz-Kagi, de l’EERV.

Reconnaître la souffrance des personnes qu’elles accompagnent, c’est aussi sensibiliser ceux qui prennent en charge ces femmes quotidiennement : les membres du personnel médical. Les intervenantes ont donc cherché à contacter les gynécologues de la région lausannoise pour attirer leur attention sur cette intime et délicate question, « mais avec certains, il est impossible d’entrer en dialogue », déplore Liliane Rudaz-Kagi. Elle signale aussi le camouflet infligé par les doyens de la Faculté de médecine de l’Université de Lausanne (UNIL), qui forment les futurs gynécologues et ceux de la Haute Ecole de Santé Vaud (HESAV), dans laquelle sont formées les sages-femmes. « Nous leur avons proposé un petit module de sensibilisation au deuil périnatal élaboré par nos soins. Nous avons reçu un refus net de leur part, au motif que les soignants y étaient déjà préparés et que le cursus de formation était déjà trop chargé. » 

Déposer la souffrance

Dans le Jura, c’est une initiative œcuménique qui a vu le jour en 2022. L’élan de départ est né dans un cadre surprenant, puisqu’il a émané d’aumôniers de maisons de retraites qui ont constaté que la perte d’un enfant durant la grossesse ou à la naissance était un traumatisme qui perdurait jusqu’à la fin de la vie des personnes concernées. Cette observation a travaillé Philippe Charmillot, diacre pour le Jura pastoral. « J’ai réalisé le désarroi et la solitude de ces parents et cette thématique est devenue mon cheval de bataille. » 

Philippe Charmillot, diacre, a fait de la thématique un cheval de bataille.

Avec ses homologues réformés, il a pris à bras le cœur la condition de ces parents endeuillés, quel que soit le stade de grossesse. « Nous avons mis sur pied un groupe œcuménique et pluridisciplinaire pour y réfléchir, composée de pasteures réformées, d’un diacre catholique, d’une sage-femme et de parents ayant vécu un deuil », complète Florence Hostettler, pasteure pour la région de Porrentruy. Le groupe de travail s’est d’abord attelé à organiser une conférence avec la psychologue et auteure Florence d’Assier de Boisredon en octobre 2022, puis deux célébrations œcuméniques à la Chapelle de l’Unité de Develier-Dessus, en octobre 2022 et 2023, pour permettre aux familles touchées par un deuil périnatal de vivre un temps de recueillement et de poser un geste symbolique. Ils ont ensuite disposé dans cette même chapelle une montgolfière en bois sur laquelle les parents peuvent « déposer » tout au long de l’année ce qu’ils souhaitent. 

En outre, un numéro de téléphone permettant de joindre l’équipe pastorale œcuménique a été mis à disposition par le biais d’affichettes dans les cabinets de gynécologie du canton ainsi qu’à l’hôpital de Delémont, permettant aux parents de trouver informations et réconfort. Philippe Charmillot constate ne pas avoir reçu d’appels depuis que la ligne est en service. « Soit c’est un signe que ce qui a été mis en place porte ses fruits, ou au contraire, un indice supplémentaire de la difficulté à faire évoluer les mentalités sur cette question ». Les ministres et diacres jurassiens ont interpellé les médias de la région dans l’intention de sensibiliser le plus de monde possible.

Un besoin abyssal

De l’autre côté de la frontière, la situation est inverse. « Les femmes se bousculent », que cela soit pour un accompagnement individuel, un suivi de groupe ou les formations en ligne. « Le besoin est abyssal » et la liste d’attente ne diminue jamais, indique Sandra Dubi, pasteure au Gospel Center d’Annecy, une église de sensibilité évangélique. Psychologue, titulaire d’un diplôme de l’Université de Lausanne (UNIL), elle a développé en 2005 avec son mari, aussi pasteur, un ministère (Zoah) psycho-spirituel qui propose un soutien face aux pertes et crises de grossesse. Alors que cette thématique n’éveille encore aucun intérêt au sein de la société, si ce n’est chez les femmes touchées, Sandra Dubi perçoit déjà que « ces enfants invisibles peuvent « poursuivre » les mères toute une vie et provoquer chez elles des « nœuds » difficiles à dénouer ». 

Sandra Dubi (ici avec Julien) se bat « pour réveiller l’Eglise ».

« Une perte, quelle qu’elle soit, engendre toujours une douleur », annonce d’emblée la pasteure, raison pour laquelle « nous les considérons et les accompagnons sans discrimination. Nous partons du postulat qu’une femme pourrait avoir besoin d’être accompagnée tant dans le cas d’une fausse couche que dans celui d’une interruption volontaire ou thérapeutique de grossesse ». Pour Sandra Dubi, dans un cas de figure comme dans l’autre, « il est impératif de dire « au revoir » à cet enfant pour accueillir le suivant ». En parallèle, le couple de pasteurs propose un module de formation en ligne qui s’adresse à leurs confrères et aux conseillers en relation d’aide pour les sensibiliser à cette thématique. « Il permet de développer une perspective globale sur les pertes de grossesse, fausses couches, interruption volontaire ou thérapeutique de grossesse (IVG, ITG) et donne des outils concrets pour aider les femmes et leurs partenaires confrontés à une telle crise. Ce module de formation participe à renouveler la réflexion sur des sujets comme les origines de la vie, la contraception, le déni, l’adoption ou encore les interruptions de grossesse ». Car selon Sandra Dubi, « la plupart des pasteurs ne sont pas outillés à accompagner ce type de problématiques et même dans la relation d’aide classique, la perte de grossesse n’est pas toujours prise en considération ». 

Ces accompagnements et formations sont destinés à un public croyant « ou du moins sympathisant » et la pasteure est claire sur ce point. D’ailleurs, pour que ne subsiste aucune ambiguïté, il est demandé aux personnes intéressées de lire un petit fascicule détaillant en quoi consiste la démarche d’accompagnement et les conceptions qui la sous-tendent. Mais cette mesure ne décourage en rien les postulantes, prêtes à traverser la frontière pour bénéficier d’un tel accompagnement. Le Gospel Center d’Yverdon-les-Bains, une église sœur de celle d’Annecy, a aussi périodiquement organisé des suivis de groupes pour répondre à la demande.

Outre ce ministère à visée « de guérison et de restauration », Sandra Dubi se bat « pour réveiller l’Eglise », car cette thématique est aussi du ressort de toute la communauté chrétienne. Elle souhaite pour ce faire « éduquer les chrétiens à faire leur travail de « chrétiens » autour d’eux ». Une vision partagée par l’aumônier au CHUV Jean-Noël Theurillat: « L’importance d’un accueil inconditionnel et pleinement investi devrait être de la conscience de chacun ».  

Relâcher l’enfant vers le Père

Concrètement, toutes ces démarches d’accompagnements trouvent des points de convergences. Autant Liliane Rudaz-Kagi que Sandra Dubi évoquent l’importance de la parole. « Délier la langue amène à sortir du déni et de la culpabilité », illustre la pasteure du Gospel Center d’Annecy. Verbaliser permet aussi de prendre conscience de la gravité que peut engendrer un deuil non résolu. « Des difficultés avec un vécu du passé peuvent ressurgir à l’occasion d’une nouvelle grossesse », développe la diacre de l’EERV. 

« Ce processus de guérison nécessite une réhabilitation profonde, car il faut prendre conscience que ce n’est pas une restauration du mental qui est en jeu, mais une réappropriation de son corps », affirme Ghislaine Pugin, sage-femme libérale dans le canton de Vaud spécialisée dans l’accompagnement du deuil périnatal. « Les accompagnements peuvent être très longs, et parfois durer plusieurs années. » Il demeure donc primordial de prendre le temps nécessaire à la résolution du deuil en ne remettant pas « rapidement le pied à l’étrier », au contraire de ce que   préconisent certains praticiens, et en dissociant chacune des grossesses, afin d’éviter ce que l’on nomme le « syndrome de l’enfant de remplacement ».

Ces démarches proposent, par exemple, un mouvement d’appropriation/relâchement, en donnant premièrement un prénom à l’enfant perdu, ce qui le rend ainsi irremplaçable. Certaines mères ont aussi associé le fait de nommer l’enfant à un objet souvenir : un bracelet gravé avec des initiales, une paire de chaussons tricoté, un pyjama, etc. Il s’agit « d’honorer la vie et la valeur de cet enfant pour mieux le relâcher vers le Père », décrit Sandra Dubi. Un rituel de séparation est parfois nécessaire, non seulement « pour poser un geste « d’adieu » ou « d’à Dieu » », commente Philippe Charmillot. Paradoxalement, il fait exister et rend visible un être qui n’a souvent laissé de souvenirs que dans la chair de la mère. Pour reprendre les propos d’une des mamans, c’est une manière de matérialiser, « ces enfants qui nous traversent, mais que l’on n’oubliera jamais ».




Un auteur suisse fait plier « Libération »

Quand Libé veut montrer que ses adversaires idéologiques sont très méchants, tout lui paraît permis. Exemple avec un portrait à charge de l’intellectuel suisse David L’Épée, paru en avril 2023. Collaborateur de la revue Éléments, le jeune quadra y était attaqué en raison de sa participation prévue – et avortée à la suite de l’article – dans le cadre d’un colloque du Rassemblement National. Or pour montrer que le parti de Le Pen et Bardella s’associait avec des infréquentables, l’article n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Pêle-mêle, il lui était reproché d’avoir « un parcours long comme un bras tendu au sein des droites les plus radicales », d’avoir connu des personnalités controversées et de chercher – suprême horreur – des mandats au sein de sa famille de pensée pour gagner sa croûte.

Qu’un intellectuel puisse essayer de payer son loyer sans cachetonner auprès de l’État, voilà effectivement des choses qui ont de quoi choquer certaines intelligences (autant à Paris qu’à Genève, visiblement). Mais là où le journal est allé trop loin, aux yeux de la justice, c’est dans la divulgation d’informations très intimes concernant sa proie. Des informations que, par souci de cohérence, nous choisissons de ne pas relayer ici.

Farouchement antilibéral, païen et libertin, David L’Épée n’épouse pas nécessairement la ligne de notre publication, mais il en est un compagnon de route fidèle, déjà présent dans notre numéro zéro. C’est pourquoi nous avions pris sa défense dans un texte de blog, puis directement auprès de la justice française (le jugement rendu le 5 juin dernier cite notre témoignage). Pour Libé, la mention d’informations intimes « permettait (…) de s’interroger sur la sincérité des engagements de David L’Épée en tant que conférencier et, par extension, sur l’intérêt et l’intégrité des conférences organisées par le Rassemblement National sur les sujets de société qu’il affectionne », précise le jugement.

Au bout du compte, la SARL Libération a été condamnée à verser à David L’Épée une somme de deux mille euros en réparation de son préjudice moral en plus de frais liés à sa défense. Des aménagements ont aussi été imposés dans l’article à l’origine de l’affaire.

La réaction de David L’Épée

La malveillance et la volonté de nuire de cet article à charge étaient si patentes que la justice pouvait difficilement ne pas constater la violation de ma vie privée. Ces attaques sont survenues peu après la médiatisation d’une conférence que j’avais donnée au Parlement européen, à l’invitation d’un groupe parlementaire, conférence dans laquelle je m’en prenais à l’offensive woke qui, importée des Etats-Unis, déferle aujourd’hui sur l’Europe. C’était précisément de ce sujet dont j’aurais dû aussi parler lors d’une autre conférence, laquelle a été déprogrammée suite à cette cabale de Libération. Tout cela est parfaitement logique : lorsqu’on s’attaque au wokisme, le wokisme contre-attaque, et Libération est une de ses principales courroies de transmission en France et un de ses principaux vecteurs de propagande.

En obtenant justice je ne fais pas que laver mon honneur, j’ouvre la voie pour tous ceux, écrivains, artistes, journalistes, qui, chaque jour, sont calomniés et trainés dans la boue par les grands médias qui cherchent à les abattre socialement. A présent il y a jurisprudence : nous avons prouvé que parfois les petits peuvent tenir tête aux gros et l’emporter à la fin !




Le jogging à l’ère de la non-mixité fluide

C’est peut-être l’un des plus grands paradoxes de l’époque : d’un côté, un discours féministe classique subsiste avec un accent placé sur les inégalités en matière de salaires, de discriminations ou de répartition des tâches domestiques. Mais de l’autre, des notions venues des sciences sociales s’imposent depuis quelques années en faisant du « genre » une réalité en perpétuel mouvement. Par exemple, depuis le premier janvier 2022, une simple déclaration permet de modifier les indications concernant son sexe et son prénom dans le registre de l’état civil. De même, l’irruption de personnalités dites « non-binaires » comme le chanteur Nemo a eu pour effet de ne plus présenter la répartition de l’espèce entre deux sexes comme une réalité infranchissable.

« Place des Pionnières »

Les deux circuits proposés par la ville de Lausanne.

Curieux défi pour les autorités politiques : comment continuer à combattre les inégalités dénoncées par le féminisme « à l’ancienne » tout en intégrant le concept de la fluidité du genre ? A Lausanne, un programme d’incitation des femmes à la course à pied s’est retrouvé au cœur de la problématique. Répondant aux résultats d’une enquête publique, il vise à aider les coureuses à se sentir à l’aise au centre-ville. En collaboration avec l’association DNH Hill Runners Lausanne, la Ville propose désormais deux parcours démarrant à la Place de Pionnières. Selon leur description en ligne, « les itinéraires empruntent des petites rues et traversent des quartiers résidentiels favorisant ainsi la sécurité, les espaces verts et la présence de points d’eau. » 

L’étrange figure de la femme astérisque

Drôle d’époque.

Pour le faire découvrir, cinq sorties ont été organisées pour le mois de juin, deux mixtes et trois réservées aux femmes. Si l’idée d’un entre-soi réservé aux dames dans le cadre sportif est sans doute vertueuse, la ligne de démarcation très claire hommes-femmes qu’elle implique peut interroger à l’aune des idéologies actuelles. Mais pas de souci, répond Yann Rod, de la Direction Sports et cohésion sociale : « Pour les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la binarité de genre, elles peuvent se rendre à la date et dans le groupe dans lequel elles se reconnaîtront le mieux et pourront se sentir à l’aise. » Quant aux sorties en non-mixité, il rappelle – le visuel de l’action le précise aussi discrètement – qu’elles sont certes réservées aux « femmes* » (ndlr notez l’astérisque) mais qu’il faut entendre par là « toute personne s’identifiant comme telle ». Et de préciser : « Dans tous les cas, et quel que soit le groupe choisi, toute personne y sera accueillie avec bienveillance. »

Rendre la non-mixité fluide pour encourager toutes et touxtes à mettre les baskets en ville… Peut-être que d’ici quelques années, la science aura montré que l’on court plus vite avec des nœuds au cerveau.




Mater Dolorosa 4/5 – Déni de miséricorde ?

« Avant treize semaines, c’est une complication. Après treize semaines, c’est un deuil », lâche un aumônier en poste dans un hôpital romand, lorsque nous l’interrogeons sur les propositions d’accompagnement pour les femmes subissant une fausse couche précoce. Jusqu’à ce seuil, « les parents ne se projettent pas encore dans la grossesse », se justifie-t-il. 

Cette remarque fait hausser les sourcils de Silvia*, croyante, mais non pratiquante, qui a subi une fausse couche précoce en 2019 et n’a bénéficié d’aucun soutien particulier. Sa mimique est éloquente. « L’Eglise n’a plus le monopole de la miséricorde. Enfin si, mais seulement quand ça l’arrange ». Après un long moment de silence, elle ajoute : « Et ce sont ces mêmes Eglises qui nous serinent sur le respect total dû à la vie ? On n’est plus à une contradiction près ».

Quid de l’aumônerie ?

Les propos de l’aumônier heurtent aussi Aline Wicht, sage-femme en obstétrique aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) et membre du Groupe Deuil, une équipe de travail pluridisciplinaire réunie autour de la question du deuil périnatal. Elle a supervisé un mémoire de diplôme publié en août 2023 par des sages-femmes en formation de la Haute école de santé de Genève (HEdS) traitant du vécu des femmes lors d’une perte de grossesse et de l’accompagnement proposé par les HUG en matière de deuil périnatal. Aucune mention de l’aumônerie ne figure dans cette recherche, alors que le Groupe Deuil, dont l’aumônerie fait partie, est cité. Simple oubli, manque de collaboration ou méconnaissance du travail accompli par celle-ci ? La sage-femme penche pour la dernière option, car « les soignants ne sont pas tous sensibilisés au même degré face à cette problématique et ne connaissent pas non plus toutes les propositions d’accompagnement qui existent ». Par ailleurs, elle parle de l’aumônerie œuvrant au sein du Groupe Deuil comme « pleinement investie » et la considère comme essentielle à toute démarche d’accompagnement.

Pour les familles, mais pas seulement

« Je suis disponible pour un temps d’écoute, un accompagnement spirituel, une cérémonie. J’entends la souffrance, la douleur et l’angoisse [des parents] et je cherche avec [eux] les ressources dont ils disposent pour traverser ce moment difficile en attendant de trouver du sens plus tard », expliquait une aumônière des HUG, interrogée par l’Eglise catholique romaine à Genève (ECR) dans le cadre d’une autre publication, concernant la manière d’accompagner les parents endeuillés. « L’accompagnement spirituel signifie être près de la personne là où elle est avec ses convictions, ses difficultés, ses valeurs, ses questions et le sens qu’elle donne à la vie ». Il n’y a pas toujours de demande religieuse, mais lorsqu’il y en a une, les aumôniers s’adaptent aux souhaits des parents. Ils proposent, par exemple, des cérémonies qui mettent à contribution les cinq sens. « Le corps est au centre de la grossesse et de la naissance et dans une religion incarnée, avec Dieu qui s’est fait homme, il est important de vivre ce moment avec le corps, avec des gestes qui expriment plus que les paroles ». En plus de cette possibilité de rite sur mesure, les HUG organisent chaque année en mars une cérémonie du souvenir pour les parents d’enfants disparus trop tôt et dont l’aumônerie coordonne l’organisation.

Les familles et les patientes ne sont pas les seules à faire appel à l’aumônerie. Du côté du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), celle-ci a été sollicitée par les soignants de la maternité pour élaborer un fascicule à l’attention des femmes ayant subi une perte de grossesse au premier trimestre, donc précoce. « Les équipes se sentaient démunies face à ces mamans qui éprouvaient « un sentiment d’abandon face à leur sort » », expose Jean-Noël Theurillat, aumônier dans ce centre hospitalier. Ces femmes ne font souvent « qu’un passage furtif à l’hôpital. Il y avait donc cette conscience de la part du personnel que ce n’est pas parce que l’on rentre chez soi que tout est réglé ». 

Cette brochure, mise à disposition à la maternité, permet d’obtenir les informations essentielles concernant la perte de grossesse, de la prise en charge aux soutiens qu’elles peuvent solliciter à l’extérieur de l’hôpital, en passant par les douleurs ou encore les saignements. Céline, maman d’un bébé décédé en 2021 in-utero à presque huit mois de grossesse, tempère : « L’aumônerie pourrait aussi assurer le suivi avec les associations, mais ne le fait que partiellement. J’ai assisté à la cérémonie du souvenir proposée au CHUV et j’étais déçue de constater que même à ce moment-là, l’institution proposait une mise en relation avec une seule offre de soutien extérieure au cadre hospitalier, alors qu’il existe une dizaine d’associations actives dans le domaine en Suisse romande ».

« En tant que mère, on est écartelée entre ce que l’on a déjà [d’autres enfants, ndlr.] et celui qu’on vient de perdre ». Image : Micaël Lariche

Un accompagnement conditionné

Pour bénéficier de l’accompagnement de l’aumônerie, encore faut-il que la perte soit reconnue et identifiée comme telle. Une condition mise en échec par l’organisation même des hôpitaux.  Jusqu’à 12 semaines, les patientes sont généralement prises en charge par la gynécologie, ce n’est qu’après ce terme que le service d’obstétrique, dans lequel peut leur être proposé un soutien quant au deuil, intervient. La possibilité d’un accompagnement psychologique ou spirituel n’est donc pas conditionnée par le besoin des patientes, mais par le stade de leur grossesse. Ce que réfute Jean-Noël Theurillat : « L’accompagnement spirituel est proposé à toute patiente, quelle que soit sa situation et dans l’ensemble des services. Il faut nuancer le cadre légal, la prise en charge strictement médicale et la possibilité de solliciter un accompagnement spirituel ». 

Sur la dizaine de femmes sondées  ̶  tous cantons et sites hospitaliers confondus  ̶  ayant subi une perte précoce, aucune d’entre elles n’a bénéficié d’un soutien quelconque. Elles affirment même que cela ne leur a pas été proposé. Un état de fait à corréler avec le délai légal de 12 semaines pour recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG). Un changement de statut des 13 premières semaines risquerait de remettre en cause ce droit, de l’avis d’une gynécologue et de plusieurs sages-femmes. « Il est aujourd’hui encore difficilement admis qu’une patiente ayant eu recours à l’IVG puisse aussi avoir besoin de soutien. Partant du postulat que ce choix est « volontaire » dans un cas, mais pas dans l’autre, cela créerait une brèche dans la logique. Pourquoi une femme aurait-elle besoin de soutien et pas l’autre ? », illustre encore la praticienne interrogée. 

La grossesse comme cadeau et lieu d’épreuves 

Comme plusieurs mères le mentionnent, le projet de naissance, puis l’entier de la grossesse doit être programmé avec une importante volonté de contrôle de la part du corps médical. Or la mort demeure rarement « programmable » et incommode notre société. Cela d’autant plus lorsqu’elle se substitue à une vie naissante. Bien que la maternité soit perçue comme un événement heureux, on oublie qu’elle peut aussi être un lieu d’épreuves. Les rares propositions d’accompagnement spirituel de la naissance qui existent en dehors des hôpitaux cherchent à redonner sens à l’inconcevable. Le recours à la parole, ainsi qu’aux gestes symboliques permettent de faire exister et rendre visible la perte d’un être, qui n’a souvent laissé de souvenirs que dans la chair de la mère.

Un projet d’aumônerie spécialisée « avorté »

Lors de nos recherches, nous avons été amenés à rencontrer Elise Cairus, docteure en théologie spécialisée dans l’accompagnement spirituel de la naissance. La thèse de la Genevoise, soutenue en 2017, a fait l’objet d’une publication grand public en 2019 intitulée L’accompagnement spirituel des naissances difficiles (ed. Salvator). Elle y traite notamment de l’accueil d’un enfant malade ou handicapé, de l’interruption volontaire ou médicale de grossesse, de la fausse couche et du deuil périnatal.

Dans la foulée de cette thèse, Elise Cairus aspirait à développer au sein des HUG une aumônerie œcuménique destinée aux familles traversant des moments difficiles liés à une naissance, mais « le projet n’a pas pris », révèle-t-elle. Elle attribue cet échec à un manque de moyens, mais aussi de volonté. « Malgré de nombreuses sollicitations, les Eglises [catholique et protestante, ndlr.] se renvoyaient la balle. »

Elle a même initié la démarche de suivre une formation d’auxiliaire en aumônerie au sein des HUG afin de s’investir dans le future Pôle santé de l’Eglise protestante de Genève (EPG) alors en développement. Celui-ci visait à regrouper l’aumônerie protestante dans les secteurs des hôpitaux universitaires genevois et coordonner l’accompagnement spirituel au sein des établissements médico-sociaux (EMS) cantonaux et les cliniques privées dont certaines comportent une maternité. Elise Cairus a alors émis le souhait d’effectuer cette formation dans son domaine de compétences, au sein de la maternité. Ce qui lui a été refusé. Tout en acceptant cette décision elle « s’est mise à disposition pour assister les aumôniers de la maternité et répondre aux questions qui pourraient surgir ». Or, la théologienne affirme qu’elle n’a pas été sollicitée du tout, ce qui accroit son incompréhension. Elle se remémore néanmoins des propos entendus alors qu’elle effectuait sa formation : « Ce service est un « pré-carré » et avec votre proposition, vous marchez sur les platebandes de quelqu’un d’autre ». 

Interrogée, la porte-parole de l’EPG, Flore Brannon, répond : « S’agissant du Pôle Santé, plusieurs projets ont effectivement été envisagés pour la prise en charge de mères endeuillées hors HUG, mais aucun n’a pu être intégré adéquatement dans le cadre de la mission du Pôle qui se veut –  et se doit –  de demeurer générale et à l’écoute de toutes et tous. Notre mission d’Eglise est d’être présents et disponibles pour toutes et tous, sans distinction, […] aucune [aumônerie] ne propose d’activité, de spécialisation ou de personne dédiée pour le soutien d’un groupe spécifique de personnes ». Ces arguments laissent Elise Cairus dubitative : « Il existe pourtant bien des aumôneries et des ministères spécialisés dans l’Eglise. Pourquoi en choisir un plutôt qu’un autre ? » Lassée de courir après un projet qui s’éloignait à mesure qu’elle essayait de s’en approcher, la théologienne a jeté l’éponge. Elle s’est reconvertie dans un autre domaine professionnel, mais ne perd pas espoir de voir ce type d’aumôneries spécialisées se développer à l’avenir.

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.




Venez comme vous êtes !

Je l’avoue, je suis de la vieille école. Les samedis ou durant les vacances, j’aime attendre le courrier et échanger quelques mots avec le facteur. C’est comme un rituel auquel je ne coupe pas. Durant l’été, un nouveau facteur a fait son apparition. Quelle n’a pas été ma stupeur quand j’ai vu qu’il ne portait pas la tenue officielle de l’ancienne régie fédérale. En effet, le jeune homme arborait un pantalon de jogging. Après une semaine et autant de nuances de jogging, je me décide enfin à lui demander si c’est la nouvelle tenue de la Poste. Il hausse les épaules en me disant que c’est une tenue agréable et qu’il faut vivre avec son temps, tout en désignant mon gilet et ma cravate. Quelques jours plus tard, lors l’apéritif au café du village, je fais part de ma déconvenue. Un père de famille m’explique alors que c’est un combat permanent avec ses enfants pour qu’ils n’aillent pas à l’école en jogging.

Le règne du laid

Tout d’abord, permettez-moi de constater que le jogging, c’est moche. Prenez les transports en commun, allez vous promener en ville le samedi et vous vous rendrez compte de la laideur de cette tenue. Le laid, Sylvain Tesson y voit le signe de la mondialisation et ce qui unit l’humanité : « La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité. » (Dans les forêts de Sibérie, 2011)

Karl Lagerfeld avait-il raison ?

Aujourd’hui, il semble que la norme vestimentaire obéisse à un slogan de Mc Donald : « Venez comme vous êtes ! » En effet, le jogging étant tellement cosy et cool, pourquoi s’habiller autrement ? De plus, c’est si facile à enfiler le matin ! Alors pourquoi s’en priver ? Loin de moi l’idée de jouer au taliban ou à la police iranienne des mœurs, mais je pense que cette soi-disant « mode » est le signe d’autre chose. Karl Lagerfeld avait peut être raison en affirmant que « les pantalons de jogging sont un signe de défaite. Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging ».

Une question éthique

En réalité, il s’agit bel et bien d’une question d’éthique, au sens étymologique du terme. En effet, le mot « éthique » a deux origines : « ithos », le style, la tenue de l’âme et « ethos », normes nées par le respect de la mesure.

Accepter que des écoliers, des gymnasiens ou des apprentis puissent suivre des cours en jogging, c’est accepter et cautionner qu’ils ont perdu le contrôle de leur vie. Interdire le jogging dans les lieux de formations relève donc de l’éthique. Il s’agit de permettre à une grande partie de la jeunesse de retrouver un style, une tenue intérieure (et non d’intérieur !) par le respect de certaines normes.

Il s’agit simplement de proposer la mise en œuvre des exigences du métier d’homme, au lieu de rester un éternel enfant en jogging. Il s’agit de se reconquérir soi-même par la tenue et la discipline en se fixant des normes et s’obliger.

Mais comment y parvenir concrètement ?

Artisan de son devenir

La première question à se poser n’est pas « Que dois-je faire pour correspondre au groupe ? » mais « Que dois-je faire pour être un homme ? » Soit je laisse la mode et le groupe l’emporter, soit je me prends en charge et façonne ma personnalité. La liberté est à ce prix. Qui suis-je si les opinions et le regard des autres me façonnent ?

Mettre en œuvre les exigences du métier d’homme, être artisan de son devenir c’est aussi accepter d’apprendre. Apprendre à nouer son nœud de cravate ou son nœud papillon, se raser à la lame, choisir une eau de toilette qui ne ressemble en rien à Axe ou Denim, s’habiller avec goût et élégance, porter un couvre-chef, cirer ses chaussures, renoncer au sac-à-dos boyscoutesque. Bref, choisir le beau et le vrai contre l’apparence « délinquant de banlieue ».

En fait on ne s’habille pas seulement pour les autres mais pour soi.

Nietzsche résume à merveille cette attitude : « La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est comme le génie, le résultat du travail accumulé des générations. Il faut avoir fait de grands sacrifices au bon goût, il faut à cause de lui avoir fait et abandonné bien des choses ; le dix-septième siècle, en France, mérite d’être admiré sous ce rapport, — on avait alors un principe d’élection pour la société, le milieu, le vêtement, les satisfactions sexuelles ; il fallut préférer la beauté à l’utilité, à l’habitude, à l’opinion, à la paresse. Règle supérieure : on ne doit pas « se laisser aller » même devant soi-même. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau, 1888).

De grâce ne venez pas comme vous êtes mais comme vous devez être !

A bon entendeur, salut !




Mater Dolorosa 3/5 – Un deuil fantôme

« La douleur et les saignements ne sont pas des motifs pour vous rendre aux urgences. Par contre, si vous faites une hémorragie, allez-y », annonce le gynécologue à Sonia*, complètement sonnée par la nouvelle qu’elle vient d’apprendre. « Comment étais-je sensée différencier les saignements normaux d’une hémorragie ? », lâche-t-elle cyniquement. Enceinte de deux mois, elle se réveille un matin de 2019 avec des saignements. Son médecin lui annonce, comme si c’était une grippe, que « la grossesse est arrêtée », sans plus de d’explications. 

La Genevoise comprend confusément qu’une fausse couche est en train de se produire. Elle repartira à la maison avec une plaquette de médicaments pour « vider le contenu de son utérus », une tape dans le dos et un rendez-vous médical deux semaines plus tard, « quand tout cela sera derrière ». En plus du manque d’empathie, la jeune femme dénonce le défaut d’informations délivrées par son praticien. Et son cas est loin d’être isolé.

Le manque d’empathie en ligne de mire

Plusieurs recherches récentes mettent en exergue le manque d’empathie avec lequel les patientes sont prises en charge suite à une perte de grossesse, tant précoce que tardive. Une étude prospective menée auprès de 650 femmes par l’Imperial College de Londres et publiée en 2020 dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology stigmatise : « Notre société peine à reconnaître cet événement comme pouvant être particulièrement traumatisant. Il en résulte un manque de compréhension et de soutien pour de nombreuses femmes », décrit Tom Bourne, professeur en gynécologie et principal auteur de l’étude. 

Un autre travail de recherche, publié en août 2023 par des sages-femmes en formation de la Haute école de santé de Genève (HEdS), va plus loin. Il révèle que « les expériences des femmes sont largement négatives » en regard de l’accompagnement de leur perte de grossesse en milieu hospitalier. Les sages-femmes attribuent ce résultat à divers facteurs dans la prise en charge médicale, dont entre autres, un manque de soutien émotionnel en général ; une non-reconnaissance de la perte ; une banalisation de leur état ; une insuffisance – voire même une absence d’informations médicales de base ­– et des lacunes dans le suivi.

Une perte immatérielle

Si la liste des griefs est longue, d’autres témoignages semblent démontrer que le tableau n’est pas si noir que cela. « Mon médecin a été très à l’écoute. Elle m’a dit que sa porte était toujours ouverte », rapporte Cynthia. La quarantenaire a choisi d’attendre que son corps fasse naturellement le travail sans recours à un procédé médicamenteux ou chirurgical pour accélérer le processus, mais elle n’était ni préparée, ni avertie de la manière dont se passait une fausse couche. Elle a donc dû endurer « de violentes contractions durant deux heures et accoucher de ce foetus. [S]on trauma réside clairement là ». 

« Après deux heures d’intenses contractions et d’abondants saignements, les urgences m’ont récupérée dans le même état que si je venais de sortir d’une séance de torture ». Illustration : Micaël Lariche

Lauriane, gynécologue dans la région genevoise, réagit au reproche du manque d’empathie : « Chacune de ces annonces est un crève-cœur. Même après plusieurs années de pratique, il est toujours aussi difficile pour moi d’apprendre à ma patiente que sa grossesse n’évolue pas ». Elle admet que « Les médecins sont formés à ne pas trop “prendre sur eux” », sans quoi il leur serait simplement impossible d’exercer leur profession. Elle estime aussi que « dans certains services d’urgences, le personnel de santé est peut-être tenté de rattraper le retard accumulé sur ce genre de consultations, car elles ne présentent généralement pas de risques de complications majeures. Surtout si les urgences sont saturées, avec potentiellement des cas plus aigus en salle d’attente ». Cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP), Sabine Cerutti-Chabert souligne que « les soignants sont aujourd’hui bien conscients du besoin de soutien décrit par ces femmes », mais que « l’immatérialité de l’évènement qu’elles vivent, le rend difficilement appréhendable ».

Un deuil périnatal à géométrie variable

La compréhension du deuil périnatal n’étant pas unanime, les mères se retrouvent face à une interprétation à géométrie variable de leur souffrance, car pour beaucoup, lorsqu’il n’y a pas de corps, il n’y a pas non plus de deuil. Plusieurs définitions du deuil périnatal existent, mais Aline Wicht, sage-femme en obstétrique aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), l’admet : « elle ne correspond peut-être pas à la réalité vécue par les femmes ». Décrit comme « la perte d’un enfant en cours de grossesse  ̶  fausse couche, interruption de grossesse suite à la découverte d’une anomalie fœtale grave, décès in utéro  ̶  à la naissance, ou durant les 7 premiers jours de vie », la définition à laquelle se réfère la sage-femme n’exclut pourtant pas les pertes précoces. 

Toutefois, l’acception communément employée durant de nombreuses années émane de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et circonscrit ce deuil comme étant le décès d’un fœtus entre la 22e semaine et le 7e jour suivant l’accouchement. Une caractérisation « qui n’encourage pas à prendre en compte le vécu du deuil des “jeunes grossesses” », souligne encore Aline Wicht. Cette délimitation est aussi reprise par la législation en vigueur en Suisse. Elle fixe le cadre octroyant à l’enfant décédé une reconnaissance autant légale que sociale. Pour les parents, c’est la légitimité du deuil aux yeux de la société et probablement, de manière plus tangible, auprès du personnel médical.  

Pas de reconnaissance légale de tous les enfants perdus

La situation juridique de la naissance, de la « mortinaissance » et l’inscription d’un enfant décédé au Registre de l’état civil est régi par l’Ordonnance fédérale sur l’état civil (OEC). Il y est stipulé que seuls les enfants désignés comme « mort-nés » – ne manifestant aucun signe de vie à la naissance, d’un poids d’au moins 500 grammes et/ou la grossesse a duré au moins 22 semaines entières – peuvent être inscrits. Les bébés ne remplissant pas ces conditions peuvent néanmoins être « annoncés comme nés sans vie » et les parents solliciter une confirmation de la part de l’Etat civil. Le droit au congé maternité, ainsi que les autres assurances sociales dépendent aussi de ces notions d’âge et de poids. Le cadre juridique en vigueur pourrait donc laisser penser que les pertes de grossesses tardives, ainsi que les morts fœtales in-utero sont mieux prises en charge que les pertes précoces, car davantage reconnues. Le bilan semble à cet égard contrasté.

« J’y ai laissé une partie de moi. On ressort d’une telle épreuve avec un trou dans l’être ». Illustration : Micaël Lariche

En fin d’année 2021, Céline sent que quelque chose ne va pas avec sa grossesse. Elle est à la fin du 7ème mois. Sa gynécologue confirme ses craintes, le cœur du bébé ne bat plus. A l’hôpital de Payerne, dans lequel elle est admise, la jeune femme est accompagnée par une sage-femme spécialisée dans le deuil périnatal. Elle considère d’ailleurs la prise en charge de ce douloureux moment comme « extraordinaire » et tout a été fait pour qu’ils ne repartent pas « les mains vides ». Le couple a, par exemple, reçu une petite boîte avec le bracelet de naissance, une bougie et le fascicule d’une association de soutien.  Malheureusement, même lorsque les pertes surviennent à un stade avancé de grossesse, l’accompagnement ne se passe pas toujours comme dans la situation décrite par Céline. La fondatrice de l’association Naîtr’Étoile, qui accompagne les familles touchées par un deuil périnatal, en a fait l’amère expérience au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), lorsqu’en 2018 elle perd son bébé après 25 semaines.

Incertitudes en cascade

« Le corps sera incinéré avec les déchets chirurgicaux du jour », répond-on à Aurélie Pasqualino, qui s’enquiert de ce qui va advenir du corps de son bébé. Catastrophée, elle prend des dispositions auprès de pompes funèbres, afin qu’ils s’occupent du corps de l’enfant. Quelques jours plus tard, elle apprend d’une autre sage-femme qu’elle « pouvait évidemment récupérer le corps de son bébé » pour procéder à un rite funéraire. Les mésaventures de la fondatrice de l’association ne s’arrêtent pas là. « Personne n’a su me dire si j’avais droit au congé maternité et aux visites d’une sage-femme à domicile. » Ne bénéficiant d’aucun soutien émotionnel ou psychologique, Aurélie Pasqualino rentre chez elle avec sa peine sous le bras, dans l’incertitude quant au congé maternité et sans sage-femme, à laquelle elle a pourtant droit. 

Elle estime que les protocoles de prise en charge du deuil périnatal, non-uniformisés dans les hôpitaux suisses, seraient en cause. Sabine Cerutti-Chabert réfute cette appréciation – « Des protocoles uniformisés rigidifieraient la prise en soins » – et défend plutôt un accompagnement calqué sur les besoins spécifiques des patientes. Contacté afin d’en apprendre un peu plus sur les protocoles de soins en cas de deuil périnatal, le service de presse du CHUV a conseillé « de trouver des interlocuteurs plus appropriés à cette enquête ». Malgré plusieurs sollicitations, les portes sont restées closes. 

L’inconfort de la mort

Nous avons donc regardé par la fenêtre en commençant par interroger, à ce propos, une sage-femme ayant pratiqué à la maternité du CHUV durant la même période. Elle confirme que plusieurs autres patientes sont retournées à la maison sans même savoir qu’elles avaient droit à l’assistance d’une sage-femme ou au congé-maternité. Elle relève aussi plusieurs aspects qui pourraient répondre, en partie, aux doléances d’Aurélie Pasqualino, dont « un manque flagrant de volonté et de soutien de la part de la direction des soins pour mettre en place ces protocoles ». La soignante affirme que le personnel sensibilisé à cette thématique était incité à prendre sur son temps libre pour le faire et souligne encore le manque de formation et d’informations en lien avec le deuil périnatal. « Si vous voulez un exemple de bonne pratique, allez regarder du côté des HUG ».

Plus important encore, la sage-femme met en évidence le malaise face à la mort chez de nombreux soignants et les manœuvres d’évitement de certains pour ne pas y être confronté. Surtout lorsqu’il s’agit d’un bébé. Elle avait émis l’idée d’une équipe mobile spécialisée dans le deuil, présente à demeure sur le site hospitalier, déchargeant ainsi les autres soignants de cette inconfortable, mais inévitable problématique. Peine perdue. Elle a depuis quitté ses fonctions, épuisée par le manque d’écoute et de soutien de sa hiérarchie. D’autres soignants ont, selon ses propos, « suivi le même mouvement ». Ghislaine Pugin, sage-femme libérale dans le canton de Vaud et spécialisée dans l’accompagnement du deuil périnatal, soutient l’élaboration de « centres cantonaux compétents en la matière » pour pallier cette disparité de prises en charge. Elle relève que les aumôneries font beaucoup en matière de deuil périnatal et « salue ce qui a été mis en place au CHUV grâce à l’aumônerie, car les initiatives se prennent beaucoup de ce côté-là ».

Quand la souffrance de la perte se double à celle de la lutte qu’il faut mener pour que soit reconnu le droit au deuil, les aumôneries hospitalières cherchent à créer un espace permettant à ce droit de s’exprimer. Elle offre aux parents la possibilité d’inscrire la mort de leur bébé dans leur propre récit de vie. Encore faut-il que tous puissent y avoir accès.

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.




Nemo Erectus

Il a brisé le code, jure-t-il avec sa chanson. Ni homme, ni femme – puisqu’il est « iel » – citoyen du monde installé dans la terrifiante ville de Berlin, le chanteur Nemo est le nouveau visage de la Suisse qui gagne. Hourra ! Flonflons ! Nous ne savons plus comment payer l’assurance-maladie et le moindre passage au magasin nous coûte un rein mais un Conchita Wurst imberbe a gagné un concours criard, vulgaire et exhibitionniste ! Comment pourrait-on échapper à l’enthousiasme général ! Qui saurait refuser le nouveau totalitarisme festif ?

Voyez-vous, messieurs-dames (on profite tant que ce n’est pas encore pénal d’écrire cela), sur l’Île aux enfants qui constitue notre réalité quotidienne, peut-être que même un Federer présentait encore trop d’aspérités. Son désir de vaincre, sa sale manie de gagner beaucoup d’argent et de le planquer, voilà qui ne jouait plus. Aussi sommes-nous très heureux aujourd’hui d’enterrer l’ancienne idole, dont la marque de chaussure n’est pas extraordinaire paraît-il. Oui, il nous fallait un nouveau capitaine : ce sera Nemo (son vrai prénom, qui signifie « personne » en latin). 

En vente sur le site de l’artiste, ce T-shirt peut-être pas si ironique.

Notre nouveau capitaine

Pour plusieurs générations, Nemo était d’abord un personnage génial et tourmenté dans le Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne. Un homme qui avait un passé douloureux et donc une destinée. Puis Disney en a fait un poisson handicapé. Son ultime avatar, un Biennois qui porte des jupes, a désormais pour mission de nous guider loin des rivages de la binarité des sexes, loin de la conflictualité, loin, en somme, de la négativité inhérente à la marche de l’histoire humaine. « Moi, j’ai traversé l’enfer et j’en suis revenu pour me remettre sur les rails », chante le petit frère du peuple, pourtant né dans un certain confort.

Ce qui devrait étonner, chez le gagnant de l’Eurovision, ce sont moins les questions de genre dont il est le symbole que son étrange mélange de régression infantile complète et de passion pour la loi. Parce qu’il a gagné un spectacle en chantant dans la langue du McMonde, voici en effet un garçon de 24 ans qui veut mettre la société au pas et dire ses quatre vérités au Conseil fédéral : oui, il y cinq ou six ans, tout le monde pouvait encore se marrer quand un type barbu disait « Mais je ne suis pas un homme, Monsieur », à la télé. Aujourd’hui, tout cela a bien changé : la catégorie « non-binaire » doit entrer dans le cadre légal et nul ne saurait contester la reconnaissance étatique d’une projection de soi partagée par tel ou tel individu. En quelques siècles, nous voilà passés du « je pense donc je suis » de Descartes au « je ressens donc la société doit promulguer de nouvelles lois » de Nemo. Que ce rebellocrate gentillet se tourne vers l’État à peine son concours remporté est à ce titre riche d’enseignements.

Les gardes roses de la révolution

Désormais, Nemo est bien plus qu’un artiste, par ailleurs fort talentueux : il est le parfait khmer rose d’une révolution sucrée. Marius Diserens, élu Vert nyonnais, ne s’y trompe d’ailleurs pas en affirmant chez Blick : « En conférence de presse, lorsque Nemo a affirmé que la première personne qu’iel appellerait serait Beat Jans, iel a fait un geste politique puissant. » Et l’on imagine la pointe d’amertume chez cet autre non-binaire, dont l’hyperactivité médiatique n’a pas entrainé d’élection au Conseil national. Peut-être aurait-il fallu apprendre à chanter ?

On a pu lire, çà et là, que Nemo bousculait les codes, comme un Martin Luther King des temps modernes. Rien ne saurait être plus faux : avec son rejet de la maturation psychologique, avec son refus de toutes les frontières (entre les sexes, les pays et entre l’adulte et l’enfant), il incarne à peu près tous les conformismes de l’époque. 

Nemo n’a pas brisé le code. Il vient de nous l’imposer.
Nous sommes entrés, avec lui, dans l’ère du Nemo erectus 

Notre vidéo sur le phénomène :




Mater Dolorosa 2/5 – Maux compte triple

En mars 2022, le collectif français Fausse couche, vrai vécu publie une tribune dans Le Monde. Les auteures réclament au gouvernement la mise en place de mesures concrètes afin de libérer la parole et d’obtenir une meilleure reconnaissance des pertes de grossesse, assorties d’une prise en charge plus adaptée. En préambule, le collectif insiste sur la nécessité de changement de vocabulaire, estimant que la notion de « fausse » couche laisse entendre que cet événement comporte quelque chose d’irréel, ce qui contribue à sa non-reconnaissance. De plus, la formule couramment employée « faire une fausse couche » accuse injustement les femmes et dissimule la réalité de la souffrance vécue, le verbe « faire » suggérant une action tout en laissant peser une part de la responsabilité sur les épaules des femmes.

« Je n’avais pas conscience de l’influence que pouvait avoir ce vocabulaire sur mes patientes. Je serai dorénavant plus attentive aux mots employés », réagit Lauriane, gynécologue dans la région genevoise. « On constate une vraie prise de conscience et une mobilisation de la part des soignants. Maintenant, la femme « perd une grossesse », mais on ne parle pas encore de « perdre un enfant ». Fréquemment, la manière d’envisager la maternité et la perte est transportée par le vocabulaire », explique Sabine Cerutti-Chabert, cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP). De manière générale, la maternité est perçue comme un événement heureux, qui fait partie de la normalité de la vie et on oublie qu’elle peut aussi être un lieu d’épreuves. « Alors que la maladie mobilise la recherche médicale, les sujets de recherche en lien avec la maternité peinent à obtenir des financements. »

Fréquemment, la manière d’envisager la maternité et la perte est transportée par le vocabulaire », explique Sabine Cerutti-Chabert, cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP).

Les lunettes roses de la maternité

Puisque la maternité est d’abord envisagée comme une période heureuse, les aspects douloureux, en contradiction avec les attentes de la collectivité, sont souvent passés sous silence, car ils provoquent encore honte et culpabilité chez les femmes. De plus, depuis l’avènement de la pilule contraceptive dans les années 70, la grossesse est envisagée comme un libre choix, une décision consciente. Plusieurs femmes ayant témoigné parlent de « projet de grossesse », avec la notion que celui-ci doit se dérouler conformément à l’idée que s’en fait la société. Le foisonnement de recommandations aux futures mères les met ainsi sous pression, car l’accès à une telle quantité d’informations suppose qu’elles doivent les utiliser pour optimiser leur maternité et la réussir. 

« Le contexte sociétal a beaucoup changé la vision de l’enfant et de la parentalité. L’investissement est différent et la fenêtre temporelle pour fonder une famille est de plus en plus courte. L’échec est devenu d’autant plus questionnant », ajoute Sabine Cerutti-Chabert. Ghislaine Pugin, sage-femme libérale dans le canton de Vaud et spécialiste de l’accompagnement du deuil périnatal, note que la perte n’est plus envisagée de la même manière. « Auparavant, sans moyen de contraception, les femmes pouvaient tomber enceinte dix fois, avec toute l’ambivalence qui peut exister entre la souffrance de la perte et le soulagement de perdre un enfant qu’on ne veut pas. La perte était peut-être plus « acceptable » mais restait tue. Cela tient aussi calfeutrage de l’intimité féminine, beaucoup plus important qu’aujourd’hui ».

Fausse croyances et pilule miracle

Un autre aspect concerne le narratif culturel entourant le rôle des femmes. Celui de mère est encore admis comme étant le plus important aujourd’hui, avec pour corollaire le corps comme organe reproductif. Mais de plus en plus de voix se font entendre avec l’affirmation du choix   de ne pas vouloir être mère, tout en soutenant que l’essence de ce qui constitue « la femme » ne se limite pas à enfanter. Même si la parole se libère peu à peu et la recherche médicale tend à déconstruire les idées reçues en matière de maternité, les croyances erronées quant aux raisons d’une fausse couche sont tenaces.

Porter un poids trop lourd, être stressée ou trop travailler sont encore des causes invoquées pour expliquer l’échec de la grossesse. « La prochaine fois, vous pourrez demander au médecin de vous donner quelque chose pour que le bébé tienne », se remémore Sonia*, que les propos de cette connaissance avaient choqué. « C’est donc cela… Si j’avais su qu’il existait une poudre magique pour « faire fonctionner les bébés » à chaque fois… », laisse-t-elle échapper ironique. La Genevoise n’est pourtant pas si loin que cela de la vérité. « Puisqu’on ne sait médicalement pas expliquer la cause des pertes de grossesse, surtout précoces, il y a une part d’imaginaire, voire de mystère qui les entoure encore ». Avec tout ce que cela suppose de peurs et de fausses croyances. 

Alors que l’âme et le corps saignent, la société intime à la mère en deuil « d’aller de l’avant ». Image Micaël Lariche.

Elisa Kerrache, sage-femme libérale dans le Valais central évoque même une forme de superstition, « comme si le fait de ne pas en parler, nous en prémunirait ». Outre cet aspect mystérieux, les propos maladroits de l’entourage et les phrases toutes faites constituent surtout un « moyen de protection contre l’inconfort » que provoque inévitablement ce type de thématiques. « Les pertes de grossesse confrontent les individus à leur manière de penser, leurs croyances et les risques de conflits intérieurs potentiellement générés », commente la sage-femme tout en évoquant les controverses éthiques sur le statut de l’embryon, de la personne, et les visions divergentes concernant le début de la vie. D’autant que celles-ci influencent ensuite le vocabulaire et la prise en charge des patientes. Plus largement, Elisa Kerrache associe ce malaise relatif aux pertes de grossesse à la peur de la mort. 

Du déni de souffrance et de ses conséquences

« Les gens sont mal à l’aise avec la mort, surtout lorsqu’elle vient contrarier le début de la vie. Cela vient rompre toute logique », avance Aline Wicht, sage-femme en obstétrique aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et membre du Groupe Deuil, une équipe de travail multidisciplinaire réunie autour du deuil périnatal. Le personnel médical ne fait pas exception à cette règle, « d’où l’importance d’avoir des soignants formés au deuil », pour accompagner tous les stades de la grossesse. La mort pose aussi des limites à la médecine. Dans le cas des fausses couches précoces, on sait qu’elles sont fréquentes, mais on ne peut pas en expliquer la cause avec certitude. Il faut donc « soutenir sans chercher à être dans l’action mais dans l’accueil ». Or, puisqu’il n’y a pas d’acte de soins à prodiguer et que la fausse couche précoce n’est pas considérée comme une complication « à risques », cela tend à banaliser sa prise en charge médicale aux yeux des patientes et rendre la perte illégitime.

« Les gens sont mal à l’aise avec la mort, surtout lorsqu’elle vient contrarier le début de la vie. Cela vient rompre toute logique », avance Aline Wicht. Photo : Julien Gregorio.

Une étude prospective menée auprès de 650 femmes par l’Imperial College de Londres et publiée en 2020 dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology démontre le potentiel délétère du déni de souffrance lors de la perte d’un bébé, même à un stade précoce de la grossesse. Près d’une femme sur trois expérimenterait un état de stress post-traumatique, des symptômes d’anxiété et des états dépressifs modérés à sévères pouvant perdurer – pour une femme sur six – jusqu’à neuf mois. Les femmes ayant vécu une perte de grossesse précoce se plaignent d’une prise en charge médicale peu empathique. L’immatérialité de l’événement conditionne ce manque de reconnaissance. Si la perte était davantage légitimée, seraient-elles mieux accompagnées ? La réponse n’est pas si évidente.

Pour reprendre l’enquête depuis le début :

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.




Après l’Eurovision, résister au nouveau catéchisme

Après de longs jours de matraquage médiatico-politique, il est temps de nous pencher sur le phénomène Nemo et ses sbires.




Mater dolorosa

Les sentiments des femmes en images
Les illustrations de cette enquête reflètent l’état d’esprit des témoins au moment de leur perte de grossesse. Il leur a été demandé de le décrire, si possible, par une image. Elles ont ensuite été réalisées à la demande de la journaliste par Micaël Lariche, illustrateur et designer indépendant. Partie prenante du projet dès le début, l’illustrateur a cherché, en concertation avec l’auteure de l’enquête, à rendre plus tangibles des sentiments que l’immatérialité d’un tel événement peuvent rendre difficile à appréhender.

« Elle se tint là, la mère endolorie toute en larmes, auprès de la croix, alors que son Fils y était suspendu. » Cette première strophe, tirée du Stabat Mater dolorosa, appartient par essence à la musique sacrée et dépeint la douleur d’une mère devant l’agonie de son fils. Cette mère, c’est Marie, archétype de la figure maternelle dans la chrétienté, et bien au-delà. Mais quelles étaient les pensées et sentiments de cette maman à la mort de son fils ? Bien peu de choses nous sont rapportées dans les textes concernant son état d’esprit, alors qu’elle assiste à la mort de son enfant. Sans doute de la sidération, peut-être de l’incompréhension, et certainement de l’impuissance. 

D’autres femmes ont aussi éprouvé, dans leur chair, ces mêmes sentiments. La différence avec Marie ? Aucune d’entre elles n’a jamais connu l’enfant qu’elle a porté, que cela soit de quelques semaines à plusieurs mois. Une souffrance amplifiée par l’absence de souvenirs de l’être aimé. Toutes ces femmes ont subi ce que l’on qualifie communément de « fausse couche », qu’elle soit précoce ou tardive.

Cette enquête fait place à ces femmes dans leur combat pour être reconnues en tant que mères en deuil. Dans leur chemin de croix administratif avec les assurances maladies, contre les « fausses croyances » qui subsistent face à la perte de grossesse, dans leur volonté de faire comprendre que ce n’est pas au nombre de semaines de grossesse que l’on échelonne la douleur. Et que par conséquent, elles devraient pouvoir bénéficier d’un accompagnement psychologique, spirituel, voire ecclésial si elles en ressentent le besoin, indépendamment du moment où survient la perte. 

Même si les langues se délient peu à peu, le sujet reste tabou. Il dérange, bien au-delà de ce que nous imaginions. Malgré tout, le besoin et l’envie de témoigner sont bien présents. Si certaines portes nous sont restées désespérément fermées, cela ne nous a pas empêché d’aller regarder par la fenêtre. Des réticences, certes, mais aussi des soutiens, sans lesquels cette enquête n’aurait certainement pas pu voir le jour, tels que JournaFonds, qui a permis la réalisation de ce travail d’investigations.

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