L’université sous pression

À l’Université de Genève, les activistes semblent faire la loi. Deux actions ont été menées en l’espace de trois semaines par des associations se réclamant de la défense des LGBTQIA+. En avril, des agitateurs ont réussi à faire annuler une conférence de Caroline Eliacheff et Céline Masson autour de leur livre La Fabrique de l’enfant transgenre, jugé transphobe. Plus récemment, un groupuscule (le même?) a saboté la conférence d’Eric Marty (lire ci-contre), hurlant :«Ton livre c’est de la merde, on l’a pas lu.» Motif? Toujours la présupposée transphobie de l’auteur.

Voir des activistes s’offusquer d’un ouvrage dont ils ne connaissent pas le contenu peut faire sourire. C’est le cas chez Ralph Müller, doctorant en langue et littérature françaises modernes à l’UNIGE et créateur de contenus sur Youtube: «Dès le moment où vous affirmez que vous n’avez pas lu un livre, il devient difficile de dire qu’on est offensé. Il faut condamner ces activistes, critiquer leurs méthodes mais aussi essayer de comprendre pourquoi ils en viennent à adopter ce genre de postures.»

Une vision tronquée de la réalité

En plus d’y voir un enfermement idéologique malsain, Ralph Müller redoute que les pressions exercées par les activistes ne donnent une vision biaisée de la population estudiantine aux autorités universitaires: «Le danger est que ces associations tendent à donner l’illusion d’être les thermomètres d’une sensibilité intellectuelle unique chez des étudiants. Les professeurs et le rectorat pourraient y croire et se dire que les revendications sont partagées par une majorité.»

Ces deux affaires font parler d’elles au-delà de la Romandie: le magazine français Causeur a d’ailleurs relayé un article initialement publié par Jonas Follonier dans Le Regard Libre. Notre confrère y rappelle qu’Eric Marty a une pensée s’inscrivant plutôt… à gauche. Contacté, le service presse de l’UNIGE affirme qu’il ne cédera pas aux injonctions des agitateurs: «Les enseignant-es choisissent librement leurs intervenant-es (sic), non pas selon leur caractère plus ou moins consensuel, mais en fonction de leur pertinence dans le cadre d’un cours ou d’une conférence. La confrontation des écoles de pensée fait partie de la démarche académique, l’université doit veiller à éviter les tentations d’autocensure.»

L’Université de Genève reste laconique quant à un éventuel renforcement de son service de sécurité en cas de futures venues d’orateurs jugés «sulfureux»: «L’université accueille plus de 700 événements publics par année et adapte depuis longtemps son dispositif de sécurité aux caractéristiques de chacun d’entre eux. Les sujets politiques ou la venue de personnalités internationales impliquent par exemple une sécurité renforcée.»

Les événements de ces deux derniers mois dans la Cité de Calvin sont observés, aussi bien par les médias que par des jeunes d’autres universités. C’est le cas de Barry Lopez, ancien président des Jeunes PLR vaudois et ancien assistant parlementaire d’Isabelle Moret. Malgré l’image très à gauche de l’institution, l’étudiant en droit estime que la situation à Lausanne est moins problématique qu’à Genève. Il évoque des débats et des discussions qui le font doucement sourire, «mais pas de pression malsaine». Tout au plus déplore-t-il quelques actes isolés. «Certaines affiches se font taguer ou arracher quand les sujets sont clivants. Il est dommage de voir de l’intolérance de la part de personnes qui se revendiquent de l’ouverture», ironise Barry Lopez.

Evaluer le ressenti?

Si les actes commis par des groupes de pression peuvent être jugés inquiétants pour la liberté, l’Université de Fribourg elle-même se rapproche doucement du 1984 d’Orwell en publiant, dans ses locaux, une série d’affiches dont l’une déclare, sur fond rose: «Ici on fait des blagues! Mais déplacées ou osées, c’est du harcèlement». Elle est accompagnée d’un commentaire dont les implications ne sont pas évidentes: «Le ressenti de la personne prime sur l’intention de l’auteur·e de la blague.»

Comment fera l’université pour évaluer un ressenti? Sans surprise, le verdict reviendra à la «victime», explique Marius Widmer, responsable de la communication de l’UNIFR. «Pour savoir ce qui porte atteinte à la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne », il préconise de se fier à «l’avis de la personne concernée», qui est forcément «subjectif». «Le message de l’affiche est de dire que le respect de chacune et chacun est primordial», poursuit-il. «Faire des blagues qui visent à inférioriser une personne ne peut pas être l’objectif de l’humour.»

Si on ne risque pas de beaucoup se taper sur les cuisses, du côté de la Sarine, au moins une satisfaction: pas question d’y annuler préventivement la venue d’un conférencier, quel qu’il soit. «L’université comme lieu d’échange intellectuel et de confrontation d’idées laisse et laissera la place à diverses opinions et avis. Finalement, la recherche a aussi un lien avec la société et dans ce sens, il est opportun qu’elle apporte des éclairages avec un fondement scientifique et argumenté.»




« Je me fiche de passer pour un ovni »

N’avez-vous pas fait preuve d’un manque de sensibilité en affirmant qu’il n’y avait pas forcément un «droit à l’avortement»?

Tout d’abord, j’ai écrit «y a-t-il»! Je pose toujours une question parce que je veux ouvrir un débat, pas dire «moi j’affirme telle ou telle chose, et c’est comme ça un point c’est tout». Alors peut-être que je le fais avec certaines opinions, bien sûr, mais je recherche avant tout le débat. Dans le cas présent, j’ai écrit ce texte parce que j’étais révoltée et dégoûtée par les manifestations aux états-Unis où l’on voyait des femmes défiler en réclamant leur «droit à l’avortement», présenté comme une preuve de leur valeur et de leur liberté.

Révoltée, vraiment?

Oui, vous savez, je ne suis pas opposée de façon absolue à l’interruption de grossesse, qu’il faut encadrer légalement. Mais présenter ça comme la plus grande conquête de la femme, c’est quelque chose que je juge éthiquement insupportable.

Mais vous avez heurté des gens…

Je n’ai condamné personne, à ma connaissance, j’ai simplement souligné un problème éthique. Si ces manifestantes s’étaient promenées en demandant la possibilité de subir une interruption volontaire de grossesse et non pas un avortement, je n’aurais pas réagi de la même façon. Ce sont des finesses linguistiques, certes, mais au fond, cela aurait impliqué qu’on envisageait les choses sous l’angle de la détresse, du besoin d’aide. Parler de «droit à l’avortement», à l’inverse, cela signifie que lorsque j’ai en moi quelque chose qui me déplaît, eh bien je peux le supprimer à ma guise, au mépris d’une personne éventuelle.

Venir avec des subtilités byzantines en opposant avortement et IVG, est-ce vraiment bien senti?

Est-ce que vous voulez dire que cela devrait être interdit parce que mal «senti»? Ou alors demandez vous s’il ne faudrait plus aborder certains sujets parce que les gens sont devenus bêtes au point qu’on finira par passer pour un ovni si on ose le faire? Vous savez, cela m’est égal de passer pour un ovni, en revanche j’aimerais savoir pourquoi la sensibilité d’un sujet devrait entraîner l’interdiction d’en discuter. Si tel devait être le cas, autant tous rester au fond de nos lits avec un bon bouquin, mais les bons bouquins finiront par devenir eux aussi trop sensibles pour être publiés…

Vous n’aimez pas la notion de «droit à». Mais entre le droit et l’interdiction, existe-t-il un moyen terme?

Tout n’est pas un «droit à», dans la vie. Il existe aussi des autorisations…

On se bat tout de même sur des mots…

Parce qu’ils sont importants! On m’a par exemple reproché d’avoir «violé le droit» en utilisant le terme d’«enfant» futur. Mais je me plaçais dans le contexte éthique et pas juridique, et on ne demande généralement pas à une femme si elle attend un fœtus ou un embryon, mais bien un enfant. Sincèrement, je n’ai pas compris: selon certains, la loi nous obligerait-elle à demander «ah vous attendez un embryon» ou «un fœtus»? C’est d’une bêtise inimaginable! Une personne parmi mes commentateurs a même comparé l’embryon à un têtard. Je me suis quand même permis de l’informer qu’on ne donne pas naissance à une grenouille par la suite!

Que Le Temps vienne vous faire la morale, par la suite, ça vous a fait quoi?

Au téléphone, ils m’ont dit qu’avec mon nom et mon parcours, je ne pouvais pas me permettre d’écrire des choses contraires au droit. Et dans un courriel qu’ils m’ont envoyé, il m’ont aussi dit qu’il était impossible d’employer le terme de «mise à mort» dans un contexte légal. Vous savez, je suis opposée à la peine de mort, mais je leur ai tout de même demandé si, lorsqu’une personne est légalement exécutée, on peut ou non parler de mise à mort…

Vous prêtez quand même le flanc à la critique en vous exprimant sur le terrain de l’éthique alors que votre expertise est juridique…

Excusez-moi, mais ne pouvez-vous pas parler d’éthique alors que les cours d’introduction au droit montrent justement quelle est la surface commune des deux cercles, droit et éthique? Le droit, d’ailleurs, n’en reprend qu’une petite partie, l’éthique étant bien plus étendue…

Vous avez reçu du soutien au sein du monde politique?

Pas au sein du PLR vaudois, en tout cas, mais c’est normal, je n’en suis pas membre et j’y suis totalement persona non grata.

Cela vous plaît, ce rôle d’empêcheuse de tourner en rond? Vous vous rendez bien compte qu’il y a un sens du débat qui s’effondre dans notre société…

Oui et c’est précisément pour ça que j’aimerais le relancer.

N’y a-t-il pas une forme de jubilation?

Plutôt une recherche d’incitation à la réflexion, je dirais. Pourquoi ne pourrait-on pas dire que l’on réfléchit? On n’arrête pas de nous dire que nous sommes responsables de tout, du climat, de la guerre, des inégalités. On met le monde sur le dos de nos enfants à l’école et nous, comme adultes, nous ne pourrions pas poser une question sans que ce soit considéré comme une atteinte à la dignité des gens? Il y a là une dérive à laquelle je vais continuer à m’opposer.




Les riches recommandations des autorités fédérales

L’ eau ça mouille, le feu ça brûle, et un grand nombre de voitures présentes simultanément sur la chaussée occasionne parfois des bouchons. Soyez heureux parce que l’on vous transmet ces précieuses informations sans les financer avec vos impôts, à la différence de l’Office fédéral des route (OFROU). Depuis quelques jours, ce dernier suscite des réactions que l’on dira pudiquement contrastées, avec un texte affiché sur les «panneaux à messages variables», comme l’on dit dans le jargon, situés au-dessus des voies autoroutières: «Évitez les heures de pointe pour échapper aux bouchons».

«Du pur génie, du foutage de gueule, de l’humour suisse allemand ou de l’incompétence totale?»

Un automobiliste vaudois

D’un côté, difficile de ne pas reconnaître une certaine logique à ce message, mais est-il vraiment utile ? Pas aux yeux de cet automobiliste vaudois qui l’a repéré à la fin du mois de mai près de la Cité de Calvin: «Du pur génie, du foutage de gueule, de l’humour suisse allemand ou de l’incompétence totale? Génie cela se saurait. Foutage de gueule peut-être. Humour? Impossible, c’est l’OFROU. Reste donc l’incompétence. Alors, bien sûr, cher OFROU, j’ai pris le panneau en photo et, ni une ni deux, lundi, je suis allé voir mon patron et je lui ai dit: «Patron, dès demain, je suis les conseils – les ordres? – de l’Autorité et j’évite les heures de bouchon. Je participe au Bien commun cher à Aristote. Donc je viendrai désormais travailler vers 10h30 et je repartirai à 15h au plus tard, 13h le vendredi.» Sur Facebook, où circule la photo d’un des panneaux assortis du message, certains évoquent encore «une connerie sans nom» ou, ironiquement, «l’œuvre de vrais génies».

Contacté, un communiquant du Touring Club Suisse (TCS) admet avoir également été surpris en découvrant cette recommandation alors qu’il était au volant: «D’habitude, ces moyens de communication sont utilisés à bon escient, pour annoncer un danger immédiat. Dans le cas présent, il est peut-être un peu trop générique.» La priorité, avec ce genre d’outils, est de diffuser des informations qui ne prêtent pas à confusion, précise le TCS. Gageons que cet écueil aura été évité dans le cas présent.

Alors, communication loupée? Benno Schmidt, de l’Office fédéral des routes, ne s’exprimera pas. En nous renvoyant à un communiqué de 2017, il souligne uniquement que «les messages directs aux conducteurs sont une des mesures de l’OFROU pour fluidifier le trafic.»
On l’aura compris, en évitant l’heure des bouchons.




«Le Peuple» s’engage pour Candyland!

Aujourd’hui, il a la possibilité de faire du plogging pour compenser sa fâcheuse tendance à sombrer dans le littering. Vous n’y comprenez rien? Sans doute parce que vous n’êtes pas assez modernes, mais nous allons vous aider. «Concept suédois», comme le hareng fermenté en canette ou l’hyper-judiciarisation de la vie privée, le plogging consiste à aller faire son jogging avec un sac destiné à recueillir les déchets sauvages trouvés sur le chemin. Enfin, soyons précis: «vos» déchets, selon les termes de la Capitale Olympique, tant il est vrai que ce sont toujours les sujets indisciplinés qui polluent, entre mille autres fautes, et jamais les employés des administrations publiques. Si la virée n’est pas chronométrée, une pesée du sac est organisée à l’arrivée de ce bel événement mis sur pied en collaboration avec une association lauréate du «budget participatif». Le noir et blanc de notre maquette actuelle nous empêche de pleinement apprécier le visuel proposé par la Ville de Lausanne, qui nous montre des sportifs aux cheveux fluos partir à l’assaut d’un monde meilleur, des déchets bariolés plein les mains. Le paradis des bobos ressemblera au jeu pour enfants Candyland. Peut-être même n’y sera-t-il plus nécessaire de payer un service de propreté urbaine avec nos impôts, tant le plogging aura remplacé la sinistre course au tour de biceps dans des fitness climatisés.

Faisant ici son devoir citoyen, votre journal vous invite chaleureusement à prendre contact avec nous via info@lepeuple.ch pour nous rejoindre le 18 juin prochain au Parc Mon-Repos afin de participer à l’avènement d’un monde meilleur.




Racine ou le sens du tragique

Quand j’étais enfant, je passais mes vacances à la campagne chez mes grands-parents. La télévision en noir et blanc ne captant que les trois chaînes nationales, les soirées se passaient à écouter mon grand-père me lire l’histoire biblique, l’histoire suisse et un auteur qu’il appréciait particulièrement: Jean Racine. Mon aïeul avait reçu, à la fin de sa scolarité obligatoire, une édition des théâtres complets du dramaturge classique annotée par Félix Lemaistre. En fermant les yeux, je revois et j’entends cette voix me lire Alexandre le Grand, Britannicus, Phèdre et surtout Athalie. Racine a enchanté les soirées d’été de ma jeunesse. Quelle ne fut pas ma déconvenue quand on me présenta l’illustre personnage avec tout le poids et le faste de la Galerie des Glaces, qu’il dut arpenter bien des fois. L’auteur de Phèdre était devenu l’homme du style classique avec le respect absolu des règles et des formes. Il devenait un pensum dont il fallait s’échapper au plus vite.

Quittons de suite le Racine des manuels d’histoire littéraire et des commentateurs imbéciles. Ces derniers ne louent en lui que le goût, l’harmonie, la clarté et le respect des règles. Bien au contraire, selon Thierry Maulnier: «(…) un tel génie a créé le théâtre le plus dur et la poésie la plus sauvage, la peinture de tout ce que la condition humaine a d’inexorable et de tout ce qu’ont d’émouvant les vertiges du cœur.» En fait, Racine nous fait éprouver le sens du tragique et, ce faisant, agit comme un révélateur.

«Comment vivre ? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme. »

A travers ses héros, Racine nous invite à comprendre que la vie est une chose autant commune que fragile et qui semble n’avoir aucune valeur en soi. Dans les tragédies, la vie n’a de valeur que par son intensité et sa beauté. Aujourd’hui cela peut choquer et nous soupirons parfois comme Agamemnon dans Iphigénie: «Heureux qui satisfait de son humble fortune, / Libre du joug superbe où je suis attaché, / Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché!» (I, 1).

De par son éducation aux petites écoles de Port-Royal, Racine est profondément pénétré de la béance qui constitue le cœur de l’homme. Cœur tiraillé entre ses justes aspirations infinies et sa propre finitude: «Sais-je combien le ciel m’a compté de journées? / Et de ce peu de jours, si longtemps attendus, / Ah malheureux! combien j’en ai déjà perdus!» (Bérénice IV, 4).

Comment vivre? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme.

L’homme tragique est celui qui accepte cette béance constitutive. Plus que de l’accepter, il la vit. Elle devient même son moteur.
Andromaque, Phèdre, Roxane se dressent devant nous à la croisée des chemins. Il n’y a plus d’existence médiocre qui tienne: soit nous vivons puissamment, soit nous disparaissons; soit nous vivons avec intensité, soit nous nous conservons; car «Au travers des périls un grand cœur se fait jour. / Que ne peut l’amitié conduit par l’amour!» (Andromaque, III, 1).

Lire Racine est une invite à nous libérer de l’esclavage des illusions, des fuites et des faux-semblants. Alors, libres des chimères, utopies et autres tentations d’échapper à notre destin de mortels, nous n’en serons que plus humains.




Le prof attaqué à Genève règle ses comptes

Eric Marty, avez-vous déjà vécu une attaque similaire à celle qui s’est déroulée le 17 mai dernier à l’Université de Genève?

Comme intellectuel et écrivain jamais.

Était-il concevable pour vous de vous faire attaquer en venant donner une conférence en Suisse?

Je crois que désormais tout est possible et surtout l’inattendu, qui est devenu semble-t-il la règle des relations sociales, politiques, symboliques. La Suisse n’échappe pas à cette nouvelle règle. Le paradoxe est que la semaine suivante j’ai fait la même présentation de mon livre à l’Université Paris 8 de Saint-Denis, haut lieu LGBT, située dans ce qu’on appelle en France familièrement le 9.3, présenté par la presse réactionnaire et raciste comme un endroit dangereux, et que tout s’est parfaitement passé, dans un amphi de 200 personnes, dans une ambiance chaleureuse, amicale, intelligente, où tout le monde faisait confiance au langage, aux actes de pensée pour dénouer les différends et sceller les accords. Pour reprendre une formule du groupe qui m’a attaqué, je dirais volontiers Saint-Denis – Genève: 2-0!

«Face à cette petite bande de ‘pseudo-trans’, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des petits-bourgeois»

Eric Marty, auteur du livre Le Sexe des Modernes

Comment avez-vous vécu la chose?

Personnellement je n’ai pas peur de la violence physique. J’ai été dans ma jeunesse militant d’extrême gauche et j’ai eu à affronter ce qu’on appelait les «stals», les communistes staliniens, et les «fachos», l’extrême droite d’une redoutable violence. Face à la petite bande de «pseudo-trans», j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une bande de petits-bourgeois apparemment aisés qui se donnaient beaucoup de mal pour jouer aux «activistes», tout juste capables d’imiter ce qui se fait ailleurs, incapables de véritable insolence, parfaitement stéréotypés, et dont l’unique efficacité tenait à la pire chose qui soit: l’effet de nombre. La bêtise, l’ignorance, le refus absolu de savoir rendaient le spectacle tout à fait abject. Et c’est là où, sans jamais avoir peur, j’ai eu un vaste sentiment de lassitude.

Une telle censure est-elle effrayante et dangereuse pour le combat d’idées?

Oui. J’ai l’air de minimiser l’événement en décrivant cette petite bande comme je viens de le faire, mais je ne minimise nullement la gravité de ce qui s’est produit: en effet, une censure. C’est la forme qui m’est apparue dérisoire et médiocre, mais le résultat a été de m’empêcher de parler, et, en cela, ce groupe de petits-bourgeois hurlant a eu les mêmes effets qu’un groupe fasciste, guidé par la même haine de la pensée, la même haine de la parole: l’aspiration au néant.

Pensiez-vous que votre livre, Le Sexe des Modernes, allait susciter de telles réactions?

Non. Mon livre est un livre d’histoire des idées et qui n’est en aucun cas polémique. J’essaie de décrire d’où nous viennent toutes ces nouvelles catégories qui nous gouvernent désormais (genre, LGBT, trans, etc.), et mon analyse associe ces émergences à des ruptures dans l’espace du savoir, et des savoirs concernant ce qui est en jeu ici, le sexe. Le sexe comme lieu de savoir, comme ce qui suscite notre désir de savoir. A mes yeux, tous les faits sociaux sont pensables comme des scènes qui mettent en jeu des conflits, des ruptures dans notre espace de savoir. Telle est ma perspective. La question «trans», qui n’occupe qu’une infime partie dans ce gros livre de plus de 500 pages, est traitée de la même manière. Je montre comment, dès le départ, Butler rate la question «trans» en parlant dans Trouble dans le genre de «transsexuels» et en étant donc incapable de penser la question dans les termes de sa propre pensée, celle du genre. D’ailleurs, elle aussi a subi l’insulte d’être traitée de transphobe, à coups de «Fuck you Judith Butler!»… On le voit, mon propre propos, lui, n’a rien de transphobe. Et si je parle à un moment du contexte de «violence» qui entoure l’émergence du fait «trans», c’est dans le contexte général de la violence liée d’une part à tout trouble dans le genre quel qu’il soit, et d’autre part aux discriminations et aux humiliations que subissent en effet les «trans»: je parle bien sûr des trans réels et pas des petits-bourgeois excités qui ont voulu empêcher à l’Université de Genève la pensée de se diffuser dans le dialogue de tous avec tous.




Les hommes des cavernes, ces chauds lapins

«L’époque qui commence représente la plus grande attaque contre le fond culturel juif de l’Occident, c’est-à-dire contre les suites de l’exil du Jardin d’Eden.» Ainsi s’exprimait l’écrivain Philippe Muray, en 2000, refusant l’invasion des professions inutiles mais cools, des Prides et des trottinettes sur nos trottoirs. Deux décennies plus tard, les trottinettes sont devenues électriques et la marche forcée vers l’infantilisation générale s’accélère à tel point que l’on se demande souvent ce qu’aurait écrit le père de Festivus Festivus s’il était encore parmi nous. Qu’aurait-il pensé, par exemple, de la réflexion proposée par la RTS, vendredi 27 mai vers 21 h 00, au sujet de la sexualité dans les abris rocheux? «Est-ce que les hommes de Cro-Magnon pratiquaient la levrette?», en voilà une question passionnante!
Prenons le pari de répondre pour Muray. Sans doute aurait-il jugé que l’humanité se donne vraiment bien du mal pour réintégrer le Jardin enchanté dont elle n’aurait jamais dû être expulsée. Pensez donc! En des temps où le judéo-christianisme ne sévissait pas encore, notre espèce était festive et portée sur la chose. Vite, faisons comme nos ancêtres et finissons-en une bonne fois pour toutes avec cette idée lamentable de culpabilité!

Festivocrature

Au fond, l’on pourrait se contenter d’ironiser si nous n’avions pas conscience, grâce à la lecture des Exorcismes spirituels de Muray, de ce qui se joue devant nous. Ainsi, «la fouille hallucinée des archives» n’a-t-elle plus uniquement pour vocation de «donner du travail aux SDF de l’indignation». Dans la «permutation néo-carnavalesque» des valeurs à laquelle participe cette exploration du passé, il s’agit désormais de ramener les morts dans la morale de notre temps et d’étendre un peu plus l’obligation de ne garder que la sexualité comme horizon. «Qui songerait», disait l’auteur, «à se révolter contre une oppression qui ne communique, au fond, que l’ordre de s’amuser?»

Souvent réduite à sa critique de la «festivocrature», la pensée de Muray n’est pas seulement indispensable pour comprendre les rouages de la pensée unique actuelle. Elle nous permet aussi, en prolongeant les analyses de La Société du Spectacle de Guy Debord, de ne plus être acteurs d’un effondrement sans précédent de la pensée critique.




Le boss des zemmouriens de Suisse dégomme Macron

Qui êtes-vous?

Je suis un pied-noir né en Algérie en 1962. Mon père s’y était rendu pour fuir le Service du Travail Obligatoire institué par le régime de Vichy lors de l’occupation allemande, et pour combattre avec les Forces Françaises d’Afrique du Nord pour libérer la France de son envahisseur. Nous y sommes restés jusqu’au pillage de notre maison le 14 juillet 1962. En retournant en France, ma famille n’avait plus rien, hormis son amour pour le pays. Nous avons dû tout reconstruire. Professionnellement, j’ai notamment fondé une entreprise en 1999, spécialisée dans les services pour les conférences et les salons internationaux, dont les activités se sont étendues dans plus de 50 pays. Depuis 2018, je vis en Suisse et suis le fondateur et président d’un cabinet de conseil aux banques centrales. Je vis à Lutry dans le canton de Vaud, suis marié et père de quatre enfants.

Quel est votre parcours politique ?

Ma première campagne politique est une sorte de révolte intellectuelle. Je l’ai menée avec Charles Million (ndlr : ancien ministre de la défense sous Jacques Chirac) avec La Droite, le parti qu’il a fondé et présidé. Je suis allé jusqu’aux législatives de 2002. Par la suite, je me suis consacré à ma carrière professionnelle. En 2014, j’écoutais Nicolas Dupont-Aignan et j’ai décidé d’intégrer son mouvement, Debout La France. Je me suis rapidement rendu compte qu’il était incapable de faire grandir son mouvement. Il a de bonnes idées mais ne sait pas organiser une équipe, ni monter un financement. J’ai tout de même été colistier avec lui aux élections régionales en Ile-de-France, en 2015. Je suis ensuite passé par Oser la France dès 2018, en tant que membre du Bureau National. Puis Eric Zemmour est arrivé. Comme la plupart des personnes qui le suivent, j’ai approuvé ses diagnostics.

Reconquête!, à sa fondation, semblait très solide. Les meetings d’Eric Zemmour réunissaient des foules impressionnantes. Mais le premier tour s’est terminé avec un score assez faible de 7%. N’est-ce pas décourageant ?

Absolument pas. Je m’oppose aux termes que vous employez : faible et décourageant. Beaucoup de gens pensaient qu’Eric Zemmour allait être au second tour, voire qu’il serait élu président. Un tel cas de figure relevait du rêve éveillé. Les élections sont simplement venues nous ramener à la réalité. Par contre, si l’on se penche sur le chemin parcouru par Eric Zemmour, le résultat est extraordinaire. En décembre, il n’avait pas de parti, pas d’organisation, pas de militants. En six mois, il a réussi à construire un programme autour de valeurs et de convictions de droite et un parti politique présent partout en France et à l’étranger. Reconquête! est un mouvement qui attire les jeunes et qui a des finances saines. C’est déjà un énorme succès. Eric Zemmour a posé les bases de la reconquête.

Qu’est-ce qui a manqué pour aller plus loin ?

Selon moi, rien. Ce qui aurait, peut-être, pu être fait était d’arrondir les angles et dire aux électeurs ce qu’ils voulaient entendre. Mais dans ce cas, Eric Zemmour serait devenu un politicien comme les autres. Cela n’aurait eu aucun sens vu qu’il a dénoncé ces pratiques. Si l’on veut construire des bases solides, il faut établir un corpus d’idées et de valeurs et ne faire aucun compromis là-dessus. On peut, par contre, s’entendre ensuite sur leur mise en œuvre. Prenons l’exemple des retraités : il faut qu’ils puissent avoir un revenu digne, c’est une valeur forte et non-négociable chez Reconquête!.  Après, on peut en discuter les modalités.

46% des électeurs français en Suisse ont voté pour Emmanuel Macron au premier tour. Est-ce un terrain difficile pour Reconquête! lors de ces législatives ?

Je ne peux pas dire le contraire. Mais je crois que beaucoup d’électeurs ont choisi Macron, non pas par conviction mais par résignation. Il n’a pas fait de campagne, n’a pas présenté son bilan, il y a eu la guerre en Ukraine. Finalement, beaucoup se sont résignés à repartir pour 5 ans avec lui. Je ne peux pas leur en vouloir. Ce qui m’a surpris, par contre, ce sont les scores de Yannick Jadot, à 15% et Jean-Luc Mélenchon, à 20%.

Avez-vous également un engagement politique en Suisse ?

J’ai rejoint l’UDC du canton de Vaud en janvier dernier. J’ai choisi de m’impliquer en politique suisse pour des raisons d’intégration.

Une grande partie du programme d’Eric Zemmour est inspiré par la politique suisse.

Philippe Tissot

Reconquête et l’UDC représentent-elles la même droite à vos yeux ?

Je ne connais pas entièrement le corpus idéologique de l’UDC. Mais quand je regarde ce qui se passe en Suisse en matière de sécurité ou de contrôle de l’immigration, c’est exactement ce que demande Eric Zemmour. Une grande partie de son programme est inspiré par la politique suisse.  S’ils s’en rendaient compte, les Français qui vivent ici voteraient pour Eric Zemmour.

Quand on vit en Suisse, pourquoi voter et appeler à voter Zemmour ?

Parce que je suis français, que j’aime mon pays et que je veux le meilleur pour lui. Certains de mes enfants habitent encore en France, je vais y passer ma retraite. C’est une raison de plus de proposer aux Français de trouver la bonne solution pour améliorer leur quotidien.

Les partis de droite militent, souvent, pour un abandon de la double nationalité. Est-ce un combat auquel vous vous associez ?

Je n’ai pas encore tranché la question. J’ai une fille binationale franco-canadienne et je trouve que c’est un avantage pour elle. A vrai dire, je ne sais pas si la question porte plus sur la nationalité ou sur la capacité d’intégration. La France a tendance à donner trop facilement et rapidement la nationalité à un ressortissant étranger, sans chercher à savoir si c’est un bon citoyen.

Quelles sont vos revendications politiques pour les Français de l’étranger vivant en Suisse ?

Ce sont quasiment tout le temps les mêmes thématiques, chez Reconquête ou dans un autre parti. Il y a les retraites. Quand un Français la passe en Suisse, il doit se rendre chaque année au consulat pour obtenir un certificat de vie afin de toucher sa rente. Il faut faciliter tout ça. Ensuite, les personnes qui étudient à l’étranger sont une richesse pour la France, mais il est parfois difficile pour les parents de faire scolariser leurs enfants dans une école française. Il faut les aider financièrement, car ce n’est pas une dépense mais un investissement. La santé pose aussi des problèmes. Un Français qui revient au pays subit six mois de carence pour réintégrer le système de santé, alors que certains étrangers qui arrivent en France bénéficient immédiatement de soins, sans jamais avoir travaillé. Cela doit changer. Il y a également du travail à faire sur l’immobilier, les héritiers sont pénalisés par de trop lourdes taxes.

« Être un ami de Macron ne transforme pas un âne en cheval de course. »

Philippe Tissot

Vous avez attaqué Marc Ferracci, le candidat macroniste des Français de l’étranger vivant en Suisse, qui n’aurait « jamais mis les pieds en Suisse ». Est-ce un problème qu’un candidat se présente alors qu’il ne vit pas sur le territoire?

Non. Je suis un légaliste: la loi en France autorise n’importe quel citoyen à se présenter dans n’importe quelle circonscription. Il a donc la légalité de se présenter en Suisse. Cependant, prétendre que l’on va représenter les Français de Suisse, quand on ne les connaît pas, c’est un mensonge. Mon opposition féroce et farouche contre Marc Ferracci tourne précisément autour de ce mensonge qui est la marque de fabrique du macronisme et dont les Français ne veulent plus. En outre nous savons tous très bien, qu’il ne vient pas par conviction mais pour la simple raison que c’est un copain d’Emmanuel Macron. Le Président lui a probablement conseillé de se présenter en Suisse pour être facilement élu, pensant que personne en Suisse ne s’y opposerait. Il y a ensuite un autre problème : il se dit économiste et a conseillé Emmanuel Macron et le premier ministre. Quand on voit à quel niveau la dette s’est envolée et à quel point s’élève le déficit du commerce extérieur de la France, on peut douter des compétences en économie de Marc Ferracci. Si on me dit qu’il est économiste et copain de Macron, je le crois. J’ai de plus gros doutes quand j’entends que c’est un bon économiste. Être un ami de Macron ne transforme pas un âne en cheval de course.

Quel est votre vision de l’avenir de la France avec Macron et le gouvernement Borne aux commandes?

Macron fait du Macron je ne suis pas surpris par sa politique de boutiquier. Par exemple, Pap Ndiaye est totalement instrumentalisé quand il se voit confier le poste de ministre de l’Éducation. Macron le présente à la fois pour aller piquer des voix à gauche et exciter la droite sur la question clivante de la racialisation. Le plus grave dans cette histoire, c’est que le véritable racisme est du côté de Macron qui exploite ce garçon durant un mois, et le remplacera certainement après les élections législatives.

Ces derniers jours, le gouvernement français ne cesse de parler de revalorisation du pouvoir d’achat. Est-ce là, un pas vers une économie planifiée ? J’ai été chef d’entreprise, je sais comment se construit le salaire d’un collaborateur. La rémunération va dépendre de sa capacité à dégager de la valeur pour l’entreprise. Quand Élisabeth Borne dit vouloir obliger les patrons à augmenter les salaires, elle contribue directement à faire grimper l’inflation. Par contre, comme le propose Eric Zemmour, certaines méthodes peuvent générer du pouvoir d’achat: en réduisant l’immigration immédiatement de manière drastique, on dégage rapidement des montants phénoménaux en économisant sur les charges salariales et patronales dédiés au logement, à la famille et à la santé. C’est sûrement trop simple pour qu’un macroniste puisse le comprendre.




Pour une histoire méditative…

Il y a quelques années, un professeur d’université n’hésitait pas à affirmer que «c’est la pensée de l’historien qui crée le fait historique». L’éminent homme voulait faire comprendre à ses étudiants que l’histoire est une construction et non un fait. Il en va de même dans l’enseignement obligatoire, où les élèves doivent «construire» l’histoire, non sans l’avoir «déconstruite» au préalable, à l’aide de «situations problèmes». Est-ce étonnant ? Non, l’histoire est davantage devenue le lieu du «mémoriel». Comme l’écrivait déjà Dom Guéranger en 1858: «Le grand malheur de l’historien serait de prendre pour règle d’appréciation les idées du jour, et de les transposer dans ses jugements sur le passé.»

Mais qu’est-ce que l’histoire ? Pour l’historien et paléographe Charles Samaran (1879-1982), l’histoire est une «connaissance du passé humain fondée sur le témoignage». De plus, il n’y a «pas d’histoire sans documents, le mot document étant pris au sens le plus large: document écrit, figuré, transmis par le son, l’image ou toute autre manière.» Enfin, «il n’y a pas d’histoire sans érudition, c’est-à-dire sans critique préalable des témoignages.» Connaissance du passé, documents et érudition, mais où est «le devoir de mémoire» si cher à nos contemporains? Dans son brillant essai sur l’histoire des Européens, Dominique Venner (1935-2013) éclaire notre lanterne à ce sujet: «Bien que le domaine de l’histoire soit le mémorable, la «mémoire», tant invoquée à la fin du XXe siècle, se distingue de l’histoire. L’histoire est factuelle et philosophique alors que la mémoire est mythique et fondatrice.»

Fondateur du Grapo

Pio Moa illustre très bien cette démarche. Né en 1948, activiste antifranquiste, membre fondateur du mouvement terroriste GRAPO (l’aile armée du parti communiste espagnol), il se retire de l’action politique au début des années huitante. De 1988 à 1990, il dirige deux revues historiques espagnoles et devient bibliothécaire de l’Ateneo de Madrid. C’est en cette qualité qu’il a pu avoir accès aux archives de la Fondation socialiste Pablo Iglesias. Il vit là son chemin de Damas. Après une étude minutieuse des documents, il arrive à la conclusion que les responsabilités de la guerre civile incombent à la gauche. Il n’est plus question de «mémoire» mais de faits.
Outre une substantielle introduction pour le lecteur francophone, rédigée par Arnaud Imatz qui replace l’ouvrage dans son contexte, le livre se divise en deux parties. Dans la première partie, l’auteur présente les différents personnages politiques qui interviennent dans cette marche vers la guerre. Il clôt cette galerie de portraits par d’intéressantes considérations sur les causes de la guerre civile. La deuxième partie, quant à elle, répond à différentes questions précises telles que: «L’or envoyé à Moscou, un mythe franquiste?», «La plus grande persécution religieuse de l’histoire», «L’énigme Franco», etc.

L’ouvrage de Pio Moa nous rappelle que le mot d’ordre de l’historien n’est pas de juger mais de comprendre. Il est commode de condamner mais il est plus difficile de comprendre. L’autre, celui qui ne pense pas comme nous, ne doit pas devenir nécessairement un suspect, un ennemi ou pire un monstre. Une fois de plus, il nous faut rencontrer l’humain dans toute son épaisseur, ses paradoxes et ses contradictions. En ce sens, l’histoire devient une compréhension méditative, j’oserais même dire contemplative du passé. A rebours de tout prêt-à-penser, l’histoire peut enfin être source d’identité, de sagesse ainsi qu’une aide pour supporter le présent.




PROCÈS DEPP-HEARD, UNE CATHARSIS SORDIDE

Voilà un mois que nous sommes exposés, malgré nous, au déballage médiatique autour du procès entre Amber Heard et Johnny Depp. Les réseaux sociaux nous imposent des vidéos offrant de gros plans sur les visages des deux protagonistes, honteux et dévastés par la souffrance. Les deux stars hollywoodiennes, brièvement mariées puis divorcées il y a quelques années, s’accusent mutuellement de violences conjugales et de diffamation. Cette situation tragique ne peut laisser indifférent, car elle suscite des questions.

Ayant vécu personnellement un procès intime et douloureux, il nous aurait été intolérable de voir dans la presse ne serait-ce qu’un petit encart anonymisé, faisant de notre drame un fait divers destiné à des lecteurs avides d’histoires sordides. Il y a quelque chose d’abject à faire de la tragédie d’êtres humains, un sujet de divertissement médiatique.

Dans le cas des acteurs Amber Heard et Johnny Depp, le procès est diffusé intégralement en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux. Des millions de personnes profitent du spectacle, même celles qui ne l’ont pas choisi, car on voit partout en ligne des vidéos qui tournent en boucle. Relations difficiles avec leurs parents, errances adolescentes, addictions aux psychotropes, rapport déraisonnable à l’argent, pratiques sexuelles déviantes, maladies psychiques, infidélités conjugales… tout est décortiqué devant le monde entier. Les proches des deux acteurs sont appelés à la barre pour témoigner face caméra.

L’envie de contempler chez autrui l’inavouable tapi au creux de nos existences est vieille comme le monde.

Aux yeux de certains observateurs, les people faisant de leur image leur fonds de commerce, ils méritent bien d’en subir aussi les effets dévastateurs. Pour d’autres, tant que les intéressés sont d’accord de voir leur vie intime ainsi affichée, il n’y a pas de problème. Nous ne sommes pas de cet avis. De la même manière qu’on rappellerait à la pudeur un jeune enfant qui se dénude en public, par égard pour lui, il serait souhaitable que notre société, dite civilisée, empêche une mise en scène aussi déshonorante.

L’envie de contempler chez autrui l’inavouable tapi au creux de nos existences est vieille comme le monde. Il y a plus de 2000 ans, Aristote évoquait dans sa Poétique le phénomène de la catharsis. Au théâtre, l’identification aux passions dévastatrices des personnages permettait de se purger de ses propres désirs honteux, en contemplant en spectacle la manière dont le destin frappait les coupables. Le public était ainsi invité à se purger de ses passions par la fiction.

Aujourd’hui encore, la littérature, le théâtre et le cinéma jouent un rôle cathartique. Toutefois, les acteurs devraient pouvoir mener une vie personnelle, hors du champ des caméras. Ces stars ne sont-elles pas des êtres humains pour qu’on leur dénie de droit de laver leur linge sale en famille?

Ce qu’il y a de gênant dans cette affaire, c’est que ce déballage outrancier suscite un intérêt obscène. Chacun est appelé à devenir spectateur de la vie intime de deux ex-conjoints qui ont basculé de l’amour à la haine. Se repaître de leur déchéance et de leur malheur constitue un manque d’égard flagrant. Cela en dit long sur celui qui regarde, car cette jouissance abjecte est avilissante. Pour nous choisissons de rejeter la tentation bien humaine de contempler le procès Depp-Heard comme un spectacle. C’est une question de pudeur et de dignité.