Le grand malaise du mariage homo

Dans les milieux chrétiens, il est fréquent d’entendre que les églises doivent «cheminer» avec la société, «être en dialogue» avec elle pour mieux accompagner ses évolutions. Bref, dans la foi comme en politique, «le changement c’est maintenant», c’est-à-dire tout le temps, comme s’il s’agissait forcément d’un bien en soi.

Au sein de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), ce désir d’épouser les nouveaux contours de la société vient de se traduire par une décision qui heurte ses membres de sensibilité plus classique: marier, lors des cérémonies concernées, les couples homosexuels de la même manière que les couples hétérosexuels. Cette unification des rites, déjà en vigueur dans d’autres cantons, a été validée au milieu du mois dernier, lors du synode (l’assemblée légiférante) de l’institution, qui se tenait à Bavois.

Sur le papier, une décision parfaitement démocratique, obtenue au sein de l’organe compétent. Sauf que cette nouvelle couche d’«ouverture» s’ajoute à des mois de tension interne, entre passage du logo de l’église aux couleurs de l’arc-en-ciel ou débats organisés entre convaincus de la libéralisation, en amont de la votation sur le mariage pour tous, l’an dernier. Fuite en avant? Tel n’est pas l’avis du conseiller synodal Laurent Zumstein, grand artisan du projet. «Depuis le premier juillet (ndlr, entrée en vigueur du «mariage pour tous» en Suisse), notre règlement n’allait plus être adapté puisque des changements de vocabulaire devaient être opérés. Le synode a pu choisir entre deux options: le modifier en gardant deux cérémonies ou aller vers une unification. Mais de toute façon, il devait se positionner.» Et de préciser que les opposants, membres d’un courant appelé R3, ont été rencontrés en amont, avec pour résultat la naissance d’une «clause de conscience» pour les ministres refusant de marier des couples homos au même titre que les couples hétéros. «Leur choix ressemblait à celui d’un végétarien à qui on demande s’il souhaite du poulet ou du bœuf: de toute façon ils n’étaient pas d’accord dès le départ.»

Reste à voir la forme que prendra cette fameuse «clause de conscience», voire si ce seul terme sera gardé. Entre ceux qui l’estiment indispensable pour protéger spécifiquement les ministres contre une obligation de se soumettre aux inclinations «gay friendly» de leur église, et ceux qui l’estiment superflue, le combat ne fait que commencer en vue du prochain synode, qui se tiendra en novembre. La crainte sous-jacente des milieux conservateurs est qu’une défense du mariage traditionnel ne se transforme à terme en frein à l’embauche pour certains pasteurs. Une inquiétude que la surcommunication de l’EERV sur ses valeurs sociétales toujours plus libérales n’est pas de nature à apaiser.

Désir de vengeance

Dans un communiqué envoyé dans la foulée de la décision du synode, le courant «confessant» R3 affirmait d’ailleurs que l’Église n’est pas tenue d’adapter sa compréhension du mariage aux «évolutions morales enregistrées par la législation civile». Son auteur, Martin Hoegger, déplorait également des documents préparatoires «clairement orientés» et une commission d’examen peu représentative de la diversité des points de vue existants sur la question du mariage homo au sein de l’EERV. Et de citer la Bible, qui incite les chrétiens à ne pas se «conformer au monde présent».

«Nous ne voulons pas d’une Église qui suive le monde, nous voulons d’une Église qui entraîne le monde.»

Gilbert Keith Chesterton écrivain britannique, 1874-1936

Les liens étroits entre une église subventionnée et l’état sont-ils à l’origine de cet alignement sur les normes de la société civile? C’est ce qu’estiment certains paroissiens, qui jugent que l’EERV aurait pu résister, sans mettre son statut d’«institution d’utilité publique» – et donc sa subvention – en danger. «Mais on préfère se laisser pénétrer par l’esprit du temps», déplore un fidèle, qui ne cache même pas un certain «désir de vengeance». Un appétit de revanche heureusement tempéré par la compagnie d’autres chrétiens dans des groupes de maison, nés après l’introduction d’une bénédiction spécifique pour les couples gays en 2013. «Je ne me sens pas moins pécheur qu’un homosexuel», précise ce membre du R3, qui se dit surtout blessé par un certain manque de considération au sein de l’institution, laquelle aurait procédé à une «redéfinition du mariage» pour le moins hâtive. Une démission du synode, de la part d’un membre heurté par la manière dont les récents événements se sont déroulés, est également évoquée.

Un épuisement théologique

Également subventionnée, l’Église catholique n’est en tout cas pas près de vivre un épisode similaire. Des raisons administratives sont en cause: «Sa structure, dans le canton de Vaud et de manière générale en Suisse, est duale, avec des fédérations qui traitent directement avec les autorités politiques, et des autorités pastorales, notamment les évêques, qui ont un autre statut», explique Olivier Schöpfer, porte-parole dans le canton de Vaud. Sans entrer dans le fond du débat, cette situation rend, selon lui, l’Église catholique moins sujette à une quelconque course à l’alignement sur les décisions politiques. Ce qui n’empêche pas certains courants de regarder avec délectation les virages de leurs frères et sœurs réformés, à l’instar d’un agent pastoral qui, dans les colonnes de La Broye, vient de faire fort: il y salue une approche «plus pragmatique de la sexualité et sa complexité» et remercie ses amis réformés pour leur lecture «actualisée et ouverte» de l’écriture, préparant l’entrée dans un temps nouveau dont le catholicisme ferait bien de s’inspirer.

Crainte par les institutions, espérée par certains de leurs membres conservateurs, une future scission entre Églises et État se situe certainement en arrière-plan de toutes les tensions. Avec cette certitude que le jour où un parti de gauche demandera la fin des subventions, les institutions religieuses perdront à coup sûr. «Mais il n’y a pas de pression exercée par l’autorité politique», souligne un observateur, qui ne voit personne au Conseil d’état demander des femmes prêtres, par exemple. Aux yeux de cet universitaire, la situation actuelle relève surtout de «l’épuisement théologique». C’est elle qui conduit des institutions qui se vident à se targuer d’être chaque jour un peu plus en phase avec la modernité. Mais, toujours à ses yeux, c’est peut-être elle aussi qui incite les courants conservateurs à sauter sur la moindre occasion pour dénoncer des dérives fondamentales alors qu’elles ne portent pas sur le cœur de la foi.

Commentaire

Dans l’article rédigé par une consœur de Protestinfo, et publié par 24 heures au lendemain du synode, il était question d’un «toilettage» de règlement qui devait être effectué en matière de mariage homo. Le terme, qui n’engage certes pas l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), est terrible. Serait ainsi sale, voire susceptible de subir le passage d’une brosse à WC, tout ce qui, en matière de religion, s’appuierait sur une vision classique de la famille. Mais comment s’en étonner alors que la sacro-sainte injonction à «suivre le mouvement» semble constituer le cœur de l’évangile, chez certains? L’écrivain britannique Chesterton avait exprimé son désir d’une église qui ne suivrait pas le monde, mais qui le secouerait. Que l’on soit favorable ou non aux innovations rituelles au sujet des couples homosexuels, force est de constater que nos institutions sont désormais largement alignées sur des fonctionnements démocratiques, qui donnent le ton même pour des besoins peu présents. L’on a peu entendu dire que les cantons où des mariages homos peuvent déjà être célébrés religieusement ont vécu un raz-de-marée de demandes en ce sens. Dès lors, face à ce qui apparaît avant tout comme un vaste exercice de communication, on peut douter qu’une application stricte des règles démocratiques soit réellement la bonne matrice pour des innovations majeures dans le domaine de la foi. Le jour – pas si lointain – où les «trouples» seront entrés dans les mœurs, nombreux seront peut-être ceux qui ne voudront pas juger leur amour. Une «lecture dynamique» de la Bible sera alors certainement possible pour accompagner rituellement un nouveau changement de société.




L’onde de choc venue des USA

Bien sûr, du côté catholique, l’Académie Pontificale pour la Vie, à Rome, s’est fendue d’un communiqué rappelant qu’«en choisissant la vie, c’est notre responsabilité pour l’avenir de l’humanité qui est en jeu.» Mais en Suisse romande? Pas grand-chose, à l’évidence, sauf du côté des réseaux sociaux sur lesquels certains milieux n’ont pas le triomphe modeste, ou l’indignation contenue. C’est que du côté des institutions, le malaise règne, avec une position pas toujours facile à assumer: «On ne peut pas être pour l’avortement, mais on ne peut pas non plus être contre», explique par exemple Laurent Zumstein, conseiller synodal au sein de l’Église évangélique réformée vaudoise. Qui développe: «On ne peut pas être pour la mort d’un fœtus, mais cela ne suffit pas de juste dire ça. Derrière, il y a des enjeux sociétaux et des enjeux de personnes et cela appelle à certaines nuances.» Une ligne qui était, peu ou prou, celle des auteurs d’un document de la fédération des églises protestantes suisses de mars 2012, qui soulignait que «l’avortement est une infraction à l’interdit de l’homicide» qui «n’entre en considération que comme solution d’ultime recours.» Rédigé dans le contexte d’une votation sur le financement privé de l’avortement, le texte s’opposait à cette proposition, susceptible de constituer un «premier pas» vers la privatisation tout court des avortements.




« Je ne cherche pas la polémique pour la polémique »

Jonas Follonier, vous venez d’annoncer votre entrée au comité de ch-media, association de journalistes plutôt marquée à droite. Vous avez l’âme syndicaliste maintenant?

Pas du tout. ch-media (ndlr à ne pas confondre avec l’éditeur du même nom) est issu d’une scission avec impressum, qui est l’organisation principale des journalistes de Suisse romande et qui se définit elle-même comme un syndicat. L’association ch-media n’a pas de revendications de gauche et ses membres ont l’âme indépendante.

Mais concrètement, que peut une telle association, plutôt vieillissante, face à la force du nombre des journalistes de gauche?

Fédérer les membres qui croient à un journalisme diversifié, curieux et sérieux. Mais aussi favoriser les bons conseils des anciens, et nous permettre le bonheur de nous retrouver entre confrères sans le vivre comme une communion entre «gens bien». Nous ne nous prenons pas au sérieux à titre individuel; nous ne prétendons pas non plus avoir inventé le journalisme, mais préférons les moments de réflexion et de légèreté. Notre association délivre cependant des cartes de presse au même titre qu’impressum, sur la base de critères similaires.

Vous jugez vraiment qu’il n’y a pas de diversité dans notre métier?

Si, il y en a. Il y a même beaucoup plus de journalistes originaux que l’on croit. On en trouve dans tous les titres. Mais ils se sentent plutôt seuls à l’interne. De façon générale, les rédactions sont absorbées dans des modes, du prêt-à-penser et des façons de travailler qui se transforment en une forme de conformisme. Certains professeurs d’université ou artistes me partagent du reste le même genre de constats, et une impression de solitude les concernant, qui me préoccupe.

Vous-même, on ne peut pas dire que vous soyez ostracisé: vous êtes partout, et même à la télévision sur Léman Bleu…

Mais je ne me plains pas du tout, c’est autre chose que je dis. Je ne parle pas de moi, mais de l’état global du journalisme dans notre coin de pays et de l’évolution de cette vocation. Dans les grands médias, il n’y a plus beaucoup de «personnalités», à l’inverse de ce que l’on connaissait naguère. Et ce n’est pas parce que des démarches isolées comme celles du Regard Libre, de Bon pour la tête ou du Peuple existent et vont grandissant que cela signifie pour autant qu’il y a un équilibre. Mais qui sait, ça peut changer!

Vous êtes certes ouvertement de droite, mais très prudent sur les thèmes de société qui fâchent. C’est du calcul, de votre part?

Je ne me considère pas comme prudent, donc non il n’y a pas de calcul. Être nuancé, en revanche, est une question d’hygiène intellectuelle. Le récent essai de Jean Birnbaum, Le Courage de la nuance, m’a beaucoup parlé. Si une chose est vraie mais pas sexy, il faut la dire telle qu’elle est. Je ne cherche pas la polémique pour la polémique, mais dire la vérité ou exprimer des opinions implique parfois de créer des débats vifs; cela fait partie de notre métier.

En quoi la droite progressiste que vous incarnez diffère-t-elle réellement de la pensée de gauche, omniprésente dans les médias?

Il ne faut pas prendre le terme de progressiste au sens où on l’entend habituellement. On veut tous que demain soit meilleur qu’aujourd’hui et que l’on évolue vers une société meilleure. Pour certains, conservateurs ou même réactionnaires, cela passe par la préservation, voire par un retour à certaines idées ou pratiques. Revenir à une certaine autorité à l’école, par exemple, me semblerait certainement être un progrès.

Le Regard Libre a une ligne assez intellectuelle. C’est le bon pari pour remettre des idées de droite sur le devant de la scène?

Non (rires). Ce n’est pas suffisant, évidemment, et s’il n’y avait que nous, nous ne toucherions pas tout le monde. Notez que nous ne sommes pas contre la presse classique, mais que nous existons de façon complémentaire à cette dernière. Du reste, notre objectif est moins d’apporter des idées de droite dans l’opinion que de proposer des débats pluralistes, rendus difficiles par le wokisme ambiant, miroir du puritanisme américain.

Comment vous situez-vous par rapport à l’héritage chrétien, cher à nos lecteurs?

Je ne suis pas étranger à l’héritage libéral, et je pense que ce n’est pas par hasard si celui-ci a pu se développer au sein de la partie du monde qui était chrétienne. Le christianisme a placé l’être humain au centre des préoccupations politiques et c’est une des influences évidentes du libéralisme, avec les traditions grecque et romaine. Les penseurs des Lumières avaient beau être contre les institutions religieuses, ils n’en étaient pas moins chrétiens de culture.




Top Gun: Maverick rallume quelques étoiles

Quel plaisir de voir des salles combles et un public intergénérationnel conquis. Le succès au box-office ne s’est pas fait attendre et les critiques sont dithyrambiques. Le public serait-il lassé des films à thèses qui se complaisent dans l’auto-flagellation typique du wokisme?

Top Gun raconte bel et bien l’histoire d’une minorité, mais, plutôt que le récit larmoyant de l’une d’elles qui serait stigmatisée, il relate un épisode marquant d’hommes et de femmes qui se distinguent par leur excellence: l’élite des pilotes de chasse. Dépassement de soi, camaraderie, ténacité et distinction, telles sont les valeurs prônées par le film. Le spectateur s’envole et s’évade avec ces personnages qui nous font vivre des émotions et des sensations d’une intensité d’autant plus véritable que les scènes sont tournées dans un environnement réel, loin des studios. La qualité, la technique et la beauté de la réalisation sont remarquables. Tourné dans de véritables avions de chasse biplaces en pleine action, selon l’exigence de Tom Cruise, Top Gun: Maverick est crédible même pour les spécialistes du domaine. Dans les scènes de vol, le facteur de charge altère la voix et le souffle des acteurs. Il va même jusqu’à déformer leurs visages.

«Ce deuxième opus démontre brillamment aux esprits chagrins qu’il est encore possible de faire du cinéma qui remplit les salles. »

Grâce à Maverick, la tête brûlée (comme son nom l’indique), une brise non conformiste rafraîchit tout le film. Fidèle à l’esprit du premier Top Gun sans être un remake, ce deuxième opus démontre brillamment aux esprits chagrins qu’il est encore possible de faire du cinéma qui remplit les salles. En proposant une mission coordonnée entre plusieurs pilotes, à accomplir en un temps record, le scénario sort des combats chevaleresques un contre un pour se rapprocher de manœuvres plus conformes à la réalité. Les personnages sont approfondis, ils ont mûri. Émotionnellement, on est pris dans l’histoire qui aborde avec justesse le deuil, la culpabilité, le pardon, l’amour, la vieillesse. Les acteurs aussi ont vieilli, et la fatalité frappe autant dans la vie que dans la fiction, comme le rappelle le cancer du larynx de Val Kilmer, réel aussi bien dans le film que dans la réalité.

Certains de nos amis s’inquiétaient que Top Gun: Maverick «célèbre l’Amérique néo-reaganienne», ou alors qu’il donne trop de visibilité et de succès à un scientologue, ou encore qu’il soit tout bonnement «bête». Mais en réalité, ce n’est pas du tout sur ces plans que le film se donne à voir. Il s’agit d’un spectacle grandeur nature, qui en met plein la vue.

On sort de ce moment d’évasion ragaillardi, et heureux que l’industrie du divertissement sache encore jouer son rôle: raconter une histoire et nous emmener avec elle.




Doit-on continuer à engraisser la RTS?

NON, selon Alec Von Barnekow

«Je trouve cette initiative très intéressante, parce qu’elle replace le consommateur au cœur du débat», entonne Alec von Barnekow, président des JLR fribourgeois. Sans parler au nom de son parti, ce dernier n’ayant pas encore pris position, le jeune libéral-radical se dit favorable à une «meilleure considération des habitudes de consommation de la population, d’autant plus qu’elles ont énormément évolué ces dernières années, en particulier chez les jeunes». Dans un tel contexte, ajoute-t-il, la redevance «doit être repensée pour définir plus précisément à quoi elle doit servir. Il ne s’agit pas, par exemple, de démanteler toutes les télévisions ou radios locales, qui peuvent avoir besoin pour survivre d’un certain soutien financier, et auxquelles les consommateurs sont attachés. Mais il n’est pas juste de maintenir un système dans lequel tout le monde doit payer cher – la redevance audiovisuelle suisse est plus élevée que celles de tous les pays voisins – pour un service qu’il ne souhaite pas forcément consommer.»

Selon le Fribourgeois, la baisse de la redevance à 200 francs proposée par l’initiative SSR apporterait des solutions à ce problème, tout en respectant l’attachement des Suisses aux médias de service public clairement exprimé en 2018 lors du rejet de l’initiative No Billag. Interrogé sur l’argumentaire très libéral des initiants, qui militent pour «plus de marché, moins d’état» et affirment que «seule une concurrence conforme aux lois du marché entre les producteurs médiatiques [serait apte à garantir] une démocratie vivante et performante», le jeune politicien acquiesce: «Les médias forment un marché dans lequel il est normal que s’applique une forme de concurrence». Et le jeune libéral-radical de conclure sur une note optimiste et habilement flatteuse: «En tant que partisan du modèle capitaliste, je crois qu’il existe un fort potentiel d’innovation dans un marché où est mise en œuvre une saine concurrence, c’est-à-dire où il n’y a pas seulement deux ou trois acteurs. La nécessité de satisfaire les consommateurs pousse à créer de nouvelles alternatives. Le Peuple, du reste, est un bon exemple de cette créativité, de cette volonté de proposer des offres nouvelles.»

OUI, selon Antoine Bernhard

Discuter du prix sans doute trop élevé de la redevance, se demander si elle n’est pas mal utilisée ou si les médias de service public font bien leur travail, ce sont certes des discussions pertinentes. Elles n’en demeurent pas moins anecdotiques au regard de l’enjeu majeur du débat dont il est question. Car le parti pris des porteurs de l’initiative «200 francs ça suffit» est résolument libéral: «Plus de marché, moins d’état» lit-on sur leur site. Privatisation, concurrence, indexation de la politique publique sur les habitudes de consommation, tout est là. Une question fondamentale est alors posée: souhaitons-nous libéraliser de plus en plus nos médias de service public ou non? Pour les initiants, la réponse semble évidente: seule une telle libéralisation garantirait une «démocratie vivante et performante». A titre personnel, je ne peux pas adhérer aux dogmes libéraux qui sous-tendent une telle position.

Une question de principe tout simplement: pourquoi les habitudes de consommation individuelles devraient-elles être la boussole de nos actions politiques? Il y a, je crois, dans la notion même de «service public» l’idée d’un espace qui doit échapper au marché, à la consommation et aux fluctuations des modes. Les acteurs privés, contrairement à l’état, ne sont pas soumis à ce même impératif. La concurrence leur impose de poursuivre d’autres objectifs, d’être prêts à sacrifier sur l’autel de leurs intérêts propres et du profit bien des valeurs morales comme la défense du pluralisme ou de la démocratie libérale, pourtant chère aux initiants. On ne doit jamais perdre de vue la question du bien commun. Il serait dangereux de confier complètement aux lois du marché la gestion de l’intégralité des médias. Une partie, au moins, doit en être préservée, afin de garantir certains services particuliers. Certes, l’initiative dont il est question aujourd’hui est très édulcorée, bien loin de la radicalité de sa prédécesseure No Billag. Dans le principe cependant, elle relève de la même volonté: démanteler progressivement les services publics au profit d’une logique de marché qui, à court terme, réglera peut-être le problème d’une politisation excessive de la SSR, mais en apportera bien d’autres par la suite.




Citoyens abandonnés

Début avril, dans le train entre Bienne et Berne, un couple s’assoit sur le siège adjacent. Le quinquagénaire, vêtu de vert, s’adresse à sa partenaire: «L’aspect positif de la guerre en Ukraine (sic!), c’est que cela fait augmenter le prix de l’essence. C’est bien pour la planète.»

Même idée, mais dans un langage plus technique, chez le conseiller national Vert genevois Nicolas Walder: «La hausse des prix de l’essence, si elle est durable et s’accompagne d’une baisse des prix des énergies non fossiles, est une bonne chose, car elle rend les énergies renouvelables plus attractives. Une hausse des prix permet également de favoriser les économies d’énergie, car des prix trop bas font que les consommateurs ne cherchent pas à économiser.» Son de cloche à peu près similaire chez sa camarade de parti, Adèle Thorens: lundi 13 mai, lors des discussions au Conseil des États, la Vaudoise a admis qu’il fallait aider les plus défavorisés, mais en relevant que les personnes qui consomment le plus de carburant sont celles qui ont les moyens d’acheter de grosses voitures.

Fin du monde contre fin du mois

Des arguments «de bobos de sous-gare de Lausanne» qui font voir rouge à Patrick Eperon, délégué à la communication du Centre Patronal: «Les prix du carburant causent déjà des problèmes, par exemple chez les personnes qui prodiguent des soins médicaux à domicile, qui sont indemnisées forfaitairement, quel que soit le coût de leurs déplacements.» Il estime qu’une mesure raisonnable serait de supprimer la TVA appliquée à la taxe sur les carburants: «Cela représente 6 centimes par litre, ce n’est pas rien.» Par contre pas question de tout abandonner: «Je ne toucherais en tout cas pas à la taxe affectée à l’entretien des routes et des rails.»
Si certains politiciens se réjouissent d’échapper à l’apocalypse climatique en ne faisant aucun compromis sur les coûts de l’essence, d’autres se font plus de soucis pour les portemonnaies des ménages. La semaine dernière, bon nombre de motions issues de la droite ont été balayées par les Chambres fédérales. Ces motions visaient à alléger les charges des foyers les plus touchés par la crise économique. Jean-Luc Addor, conseiller national UDC valaisan, estime que ces refus en bloc pour des raisons climatiques sont des atteintes à la qualité de vie des Suisses: «La gauche et les Verts poussent des cris d’orfraie dès qu’on évoque un allégement, même temporaire, du prix du carburant. Selon eux, cela compromettrait la réalisation des objectifs climatiques. Or, ceux-ci ne peuvent être atteints que sur la durée alors qu’il faut venir en aide aux gens maintenant. D’autant plus que la Confédération en a les moyens.»

Traduire: la situation est mauvaise, mais comme elle est bien pire ailleurs, pas de quoi s’inquiéter.

De son côté, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) juge inopportun que le Conseil fédéral vienne en aide à la population en abaissant les taxes : «Une telle mesure n’aiderait pas de manière ciblée les ménages à bas revenus. Il faudrait s’attendre à des effets d’aubaine importants. Un prix artificiellement bas créerait de fausses incitations. Le problème de la pénurie ne serait qu’aggravé.» Le SECO essaie de se montrer rassurant: «Malgré la hausse des prix de l’énergie, l’inflation en Suisse est toujours modérée, avec un taux de 2,9% en mai 2022. La situation en Suisse est bien différente de l’étranger. La zone euro affichait un taux de 8,1% à la même période.» Traduire: la situation est mauvaise, mais comme elle est bien pire ailleurs, pas de quoi s’inquiéter. «Certes, notre inflation est inférieure au taux moyen, mais dire qu’elle ne pose aucun problème me semble hasardeux, réagit Patrick Eperon. D’autant plus que si la guerre se poursuit en Ukraine, nous nous dirigeons vers de sérieux problèmes d’approvisionnement en énergie à la fin de l’année. Postuler que la situation à ce moment sera acceptable est faux. Cela reflète surtout une volonté de calmer le jeu.»

Il semblerait donc que ni le Conseil fédéral ni les chambres ne soient disposés à faire quoi que ce soit pour les ménages. Jean-Luc Addor le déplore et propose une alternative: «Il ne reste rien à faire à part descendre dans la rue. Mais est-ce que les gens vont commencer à se mobiliser pour défendre le pouvoir d’achat?»

Une perspective qui n’effraie pas le SECO: «La Suisse profite du fait que la partie des dépenses des ménages qui est consacrée à l’énergie est relativement faible. L’appréciation du franc suisse a jusqu’à présent également contribué à ce que l’inflation ne soit pas plus élevée.»

Manger des asperges

Pour tenter de soulager les porte-monnaies des ménages suisses, le conseiller fédéral Guy Parmelin a récemment invité ses concitoyens à faire plus attention à ce qu’ils mangent, dans les colonnes de Blick. Le ministre de l’économie a aussi estimé que nous pouvions «utiliser l’énergie avec parcimonie».
Avec la mise en place simultanée d’une campagne de sensibilisation au gaspillage, peut-on y voir une volonté de tenir le consommateur par la main, voire de l’infantiliser? Que nenni, selon le SECO. Cette déclaration montre que les citoyens eux-mêmes sont les mieux placés pour savoir où ils peuvent limiter leur consommation
d’énergie.
Une expertise qui risque de se renforcer au vu de la crise qui s’annonce…

Et si on baissait le prix du rail?

Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les CFF qui fixent les tarifs mais l’Alliance SwissPass. Si l’organisation n’envisage pas de réduire les prix des transports publics, ni de proposer un abonnement général à tarif préférentiel comme en Allemagne (pour aider les citoyens à surmonter l’inflation, l’État a mis en place un abonnement de train à 9 euros par mois pendant trois mois), elle promet que les déplacements en train ne deviendront pas un produit de luxe l’an prochain: «Les prix des transports publics n’augmenteront pas en 2023, et ce malgré l’inflation, la hausse du prix de l’essence (ndlr: dont souffrent également les transports publics routiers) et la pandémie de Covid-19, qui a entraîné un lourd manque à gagner dans la branche. Les transports publics envoient ainsi un signal fort à leur clientèle.»




Après la crise, l’épuration

C’est le genre de reportages que l’on aimerait écrire à la manière d’une plongée dans un tripot clandestin de l’ère de la prohibition, au milieu des volutes de cigares, avec des mines patibulaires de mafieux dans tous les coins. Pourtant, c’est à un rendez-vous très relax dans un caveau d’une grande ville vaudoise que nous nous rendons, ce jour-là, une belle bouteille de chardonnay italien bien fraîche sur la table. Notre hôte, du reste, n’a pas grand-chose à cacher. Oui, il a fait usage de vrais-faux pass Covid, français et suisse, obtenus sans passage par la case piqûre, moyennant quelques centaines de francs. Un peu par défiance envers le climat d’infantilisation générale, un peu à cause de doutes autour des bénéfices liés à la vaccination: «La plus belle décision de ma vie, explique le jeune businessman. Plus tu m’enlèves des libertés, plus je vais dans le sens inverse.» Si son niveau de vie le met à l’abri de conséquences graves liées à une probable condamnation, notre rebelle digère mal plusieurs choses: le fait qu’une dénonciation anonyme soit à l’origine de ses tracas, et que l’enquête qui le concerne ait provoqué une descente chez un proche. «Une véritable débauche de moyens», dénonce celui qui n’attend qu’une chose : découvrir qui l’a «balancé», et lui pourrir la vie tant qu’il en aura la possibilité.

Une vaste campagne de répression

Comme lui, Bruno* est dans le collimateur de la justice vaudoise depuis quelques semaines. Non seulement pour avoir possédé un faux passeport, mais aussi pour avoir permis à d’autres d’en acquérir en «mettant des gens en relation», comme il le dit avec un certain art de la litote: «Je ne l’ai pas fait pour l’argent, mais pour briser des chaînes», annonce-t-il tout de go. Il précise que les policiers qui se sont occupés de son cas durant une perquisition à son domicile, avec politesse et professionnalisme d’ailleurs, lui auraient glissé qu’une action «forte et coordonnée» avait été exigée en haut lieu pour faire tomber les gens comme lui.

«En tant que petit-fils d’un Juste parmi les nations, je pense que la postérité reconnaîtra à ces personnes les mêmes mérites qu’aux personnes telles que mon aïeul»

Ruben Ramchurn

«En tant que petit-fils d’un Juste parmi les nations, je pense que la postérité reconnaîtra à ces personnes les mêmes mérites qu’aux personnes telles que mon aïeul», s’enthousiasme l’UDC Ruben Ramchurn, figure la plus «sans filtre» de la contestation des mesures Covid depuis 2020, et qui se voit lui-même, avec la procédure qui le touche, comme un «pionnier».

Co-fondateur du Mouvement Fédératif Romand, qui demande l’abrogation de la loi Covid, Daniel Rousseau dénonce lui aussi une contre-offensive «disproportionnée» des autorités. Son inquiétude porte en particulier sur des descentes qui viseraient des professionnels de la santé (voir encadré), soupçonnés d’avoir délivré des certificats de complaisance pour permettre à diverses personnes d’échapper au port du masque: « On entre dans une ère sans précédent. J’ai exercé la fonction de DRH pendant plus de dix ans et j’en ai vu des certificats de complaisance, mais jusqu’à présent, on n’avait jamais vu de perquisitions pour de tels motifs. Sans parler de l’acharnement de l’État contre de nombreux médecins suspectés de ʻpropagande antivaxʼ.»

Contactée, la Police cantonale vaudoise nous confirme que les autorités de poursuite pénale vaudoises (police et Ministère public) sont chargées d’une dizaine d’enquêtes portant sur la confection et la remise de faux certificats Covid. Les premières remontent à l’été 2021.

Depuis, des actes de procédure ont été accomplis régulièrement mais ces affaires sont, logiquement, en diminution depuis l’abolition de l’exigence du certificat Covid en février 2022. Une réalité statistique qui ne signifie toutefois pas qu’un tour de vis visant les contestataires les plus remuants de la crise serait totalement improbable, estiment certains opposants à l’obligation vaccinale. Il n’y a toutefois «pas d’action coordonnée entre les cantons», précise la police… à part pour des cas dans lesquels des actes auraient été commis dans plusieurs cantons, «qui exigeraient entre les autorités concernées une certaine coordination».
Et la Polcant de conclure: «Dans le canton de Vaud, les perquisitions, au nombre d’une dizaine, n’ont eu lieu que chez des personnes soupçonnées d’avoir fabriqué ou remis des faux certificats. La seule possession, en tant que ʻbénéficiaireʼ, d’un faux certificat, ne justifie en principe pas une telle mesure.»

L’émotion d’une psy

À Berne, c’est une psychiatre, Ruke Wyler, que nous avons rencontrée récemment sur une terrasse de la capitale. Elle souhaitait y témoigner d’une récente «visite» policière sur son lieu de travail, laquelle a heureusement eu lieu en l’absence de clients. Une démonstration de force à laquelle elle ne s’attendait pas et qui l’a choquée: «Il y avait trois agents de police et un juriste de la Direction cantonale de la santé.» En bas du bâtiment, «5 à 7 policiers armés, une rue plus loin un véhicule avec 20 autres», selon son récit. Tout ça pour quoi? Pour démêler le vrai du faux à propos de dispenses de port du masque délivrées à une septantaine de personnes, dont une vaste majorité d’enfants. «J’ai constaté une augmentation des descentes depuis deux mois: une dizaine de mes connaissances, toutes médecins en Suisse alémanique, ont été touchées.» Avec un objectif, à ses yeux, qui ne souffre aucun doute: «Museler ceux qui ne croient pas aux mesures destinées à lutter contre le Covid.»

*nom connu de la rédaction




« J’aime la guerre… des idées ! »

Marie-Hélène Miauton, vous venez de quitter la présidence du Conseil d’administration de votre institut MIS Trend. Comment vous sentez-vous?

Je me sens très bien! Il était temps de tourner cette page et de choisir un président plus jeune (ndlr François Huguenet, directeur de l’agence FTC Communication et ancien Conseiller communal lausannois Vert).

Votre successeur a une autre sensibilité politique que vous…

Oui, et c’est un excellent communicateur, même si je crois avoir aussi fait du bon travail dans ce domaine. Toute l’équipe va très bien s’en sortir sans moi, je ne me fais aucun souci.

Est-ce que ce pas de retrait signifie que l’on va moins vous entendre dans les débats de société?

On ne m’entendait déjà plus à propos de MIS Trend depuis que j’en avais quitté la direction opérationnelle, il y a 11 ans. Dans le fond, je crois que cette nouvelle donne ne va rien changer. Ce sont mes chroniques qui font parfois réagir les médias, de même que mes livres.

Votre actualité ne signifie donc pas que vous souhaitez une plus grande paix…

Ah non, j’aime la guerre ! Mais la guerre des idées bien sûr, pas celle qui brise des vies. Je crois que si on la mène avec ouverture, avec humour, en respectant le débat, en acceptant la contradiction, en ne condamnant personne pour ses opinions, alors les vraies guerres n’auraient pas lieu.

Vous avez le sentiment que cette hauteur de vue se perd dans notre société?

C’est malheureusement de plus en plus flagrant. La France et les États-Unis sont en avance sur nous de ce point de vue, mais ça nous menace. Enfin, tant que vous et moi nous pouvons nous exprimer sur la place publique, c’est que notre situation n’est encore pas désespérée.

On est entré dans une ère de la diabolisation?

Oui, toutes les idées n’ont malheureusement plus le droit de cité. Moi je pense qu’on ne peut évidemment pas accepter certains actes illégaux, de même que les attaques visant des personnes, mais toutes les idées oui. Je suis pour la liberté d’expression.

Mais comment expliquez-vous que vous ayez pu être si médiatique en incarnant une sensibilité, libérale-conservatrice, que vous jugez si malmenée?

Mais parce qu’il y a encore énormément de gens qui veulent entendre une voix comme la mienne! Nous sommes peut-être de moins en moins nombreux à exprimer des opinions de droite, mais cela ne signifie pas que nous soyons de moins en moins nombreux à les partager. J’imagine donc, et j’espère, que ma durabilité dans Le Temps correspond à la demande d’un lectorat.

Un domaine où cette offensive de la pensée unique est forte, c’est l’université. C’est votre grande inquiétude?

Oui mais ce n’est pas que l’université: ce sont les médias et les métiers du verbe en général. C’est l’instruction aussi. En fait, tout ce qui devrait être formateur est devenu formaté. Je le vois avec les programmes scolaires, la façon dont une forme d’endoctrinement se glisse un peu partout. L’histoire s’y prête évidemment très bien, la littérature aussi, mais le conditionnement alimentaire en fait également partie.

Pourquoi la droite a-t-elle perdu la bataille des idées, d’après vous?

Parce qu’elle a quitté les métiers du verbe, tout simplement. Si on avait une représentation équilibrée de la pensée de gauche et de droite dans les médias ou à l’université, le monde irait beaucoup mieux. C’est tout de même un monde que l’on constate en Suisse une relative majorité de droite dans les élections, mais que l’on soit intégralement menés par des idées de gauche.

A votre âge, pensez-vous être encore à même de comprendre ce qui préoccupe cette génération «woke», qui a la vingtaine?

Oui parce qu’il n’y a pas que ces jeunes-là dans notre société. Je crois même qu’ils sont une infime minorité, ce qui rend d’autant plus choquant qu’on ne parle que d’eux. Vous savez, j’ai des enfants, des petits-enfants, je connais leurs amis. Je ne suis pas coupée du monde au point de penser que toute la jeunesse est «woke». Les sondages d’ailleurs le prouvent.

Une autre de vos inquiétudes, c’est l’islam politique…

Oui. On a la chance, vous et moi, d’être nés dans une civilisation prodigieuse, et je ne veux certainement pas la voir s’affadir ou disparaître.

Mais s’affadit-elle réellement sous les coups de boutoir de cette communauté-là ? Ne reprochez-vous pas aux musulmans de ne pas être aussi morts que nous spirituellement?

Une bonne part de l’attractivité de la religion musulmane tient à notre propre désert spirituel, en effet. Je ne leur reproche donc certainement pas leur ferveur. J’aimerais que nos églises soient aussi pleines que leurs mosquées. Ce que je leur reproche, ce sont des principes, un art de vivre et une culture tellement différente de la nôtre qu’ils la détruiront. Je précise que je parle ici d’un islam intégriste tel qu’il est porté par les pays du Golfe.
Le fait d’avoir vécu ma petite enfance dans un pays musulman, le Maroc, me donne un regard très bienveillant sur une femme musulmane, avec sa foi sincère et non-envahissante, des enfants perdus dans ses jupons. J’ai vécu parmi ces gens et on ne peut pas m’accuser d’islamophobie. Mais l’islam politique nous a déclaré une forme de guerre et nous sommes en devoir de se battre pour nos valeurs.

C’est pesant, parfois, pour vous, d’être enfermée dans une image de femme de combat?

Il faut faire une différence entre la femme publique et privée. Qui je suis, réellement en tant que personne, peu de gens le savent. Beaucoup me disent qu’ils m’ont réellement découverte à travers le livre que j’ai sorti ce printemps après avoir marché sur la Via Francigena. Ils y ont découvert une sensibilité, des préoccupations, mon amour de la nature… Je suis très attachée à la pudeur et à l’intimité, vous savez.

Marie-Hélène Miauton, Chemins obliques, Editions de l’Aire, mars 2022




La grande régression du Disneyland de l’intimité

«Vous n’avez pas vu? Vous venez de passer sous une vulve géante!» Boomeuse, selon ses propres termes, mais toujours au fait des dernières luttes intersectionnelles, cette sympathique bénévole du festival «Viva la vulva» distribue des prospectus à l’entrée des Bains des Pâquis, ce vendredi de la mi-juin. Des familles avec enfants, des amateurs de nudisme ou des jeunes défilent devant elle, tantôt pour aller profiter du soleil, tantôt pour aller s’initier à la grande célébration des sexes féminins, parfois un peu des deux.

Car c’est un programme peu banal qui débute dans cette institution genevoise. Un programme, à vrai dire, qui a de quoi bousculer les certitudes d’un journaliste fraîchement débarqué de ses campagnes. Destiné à un public large, mais constitué de personnes «désireuses-x et amis-es-x des vulves», selon la documentation officielle, le festival conjugue le fun, le médical et le militantisme pour mettre le doigt sur tous les aspects sensibles de la sexualité féminine. Enfin, «dite féminine», selon une banderole à l’entrée, tant l’on comprendra bien vite que nos vieux cours d’éducation sexuelle ne sont désormais plus guère à la page. De fait, la question de la sexualité, si elle est récurrente (avec notamment un «café sexo» ouvert aux enfants dès trois ans), ne plane pas pour autant sur tous les sujets traités. Entre cabines, expositions ou ateliers, des surprises sont aussi au rendez-vous.

Quid d’un festival de la b…?

Dans un coin bibliothèque, un ouvrage se penche par exemple sur la gestion différenciée des pleurs de bambins en fonction de leur genre, prélude à une vie de discrimination pour les filles. Ailleurs, c’est la classification des sexes anatomiques qui est sous le feu des critiques – trop binaire, là encore – via des banderoles apposées sur du matériel de musculation urbaine: «C’est un peu la mauvaise surprise du festival», se lamentent quelques jeunes hommes parfaitement cisgenres, réduits à faire des pompes par terre pour gonfler leurs pectoraux. Un festival de la vulve, ils n’ont rien contre, cela dit, «mais moi je suis pour l’égalité, alors à quand un festival de la b…», lâche l’un d’eux en rigolant. Pas du tout amusée, une jeune femme au look assez radical rétorque, plutôt renfrognée: «C’est déjà tous les jours, le festival du pénis!» Elle poursuit son chemin, sa vérité étant sans doute trop définitive pour mériter la discussion.

L’ambiance, néanmoins, se révèle globalement très agréable, à condition de ne pas être chatouilleux sur le français overinclusif: à l’image, par exemple, de cette invitation à se montrer «attenti.f.ve.x» au moment de pénétrer dans Vulvita, une cabine transformée en «berceau de création, de nettoyage et de renaissance» grâce au travail de deux artistes. A condition, également, de ne pas être allergique au new age, comme dans cet atelier sur le «féminin sacré», espace «vulvico-spirituel» à découvrir en toute sororité.
«Bien sûr, il y a des trucs qui vont très loin, mais c’est super fun et ici, ça ne choque personne», philosophe Damien, employé des Bains des Pâquis. S’il admet que des collègues ont pu être choqués par ce «Disneyland de la ch…», avec son omniprésence de sexes féminins en plein air, lui ne voit rien de problématique dans cet événement soutenu, entres autres, par les Hôpitaux Universitaires, l’Université et, bien évidemment, la Ville de Genève.

Reste cette interrogation: si le sexe féminin est si censuré, comment expliquer que ces subventions s’engouffrent si joyeusement pour assurer sa présence géante dans l’espace public? N’est-ce pas que, loin de «briser des tabous», cette sexualité de rue fait office de triomphe revanchard sur une oppression bien moribonde? N’est-ce pas enfin que, à tout transformer en objet de lutte, nous risquons de nous soumettre à un nouveau catéchisme, autrement plus étouffant que l’ancien?




(Re)penser l’économie avec Werner Sombart

Les élèves des classes prégymnasiales du canton de Vaud ont la chance de pouvoir choisir une option spécifique «Economie et droit». Cette branche est dotée de quatre périodes par semaine et fait l’objet d’un examen de certificat en fin de 11e année. Au milieu du jargon propre aux pédagogistes, le Plan d’étude romand (PER) relève que «l’étude de cette discipline va développer chez l’élève un esprit critique et une autonomie de jugement.» Vaste programme… En s’approchant de plus près, on s’aperçoit que cette option spécifique reste bien classique, pour ne pas dire néo-classique, mâtinée de keynésianisme avec un soupçon de greenwashing. Si les élèves ont de la chance, ils pourront même apprendre à boursicoter, sous forme de jeu, grâce à une application en ligne. Rien de nouveau sous le soleil et ce malgré toutes les grandes déclarations du plan d’étude.

Dans ce contexte, il conviendrait de s’intéresser à la pensée de l’économiste allemand Werner Sombart (1863-1941), qui revient sur le devant de la scène avec différentes rééditions, études et même un manga.

Qui est Werner Sombart? Né en 1863 en Saxe, il rédige une thèse de doctorat, publiée en 1888, sur les structures économiques et sociales de la campagne romaine. Après un bref passage à la Chambre de commerce de Brême, il obtient un poste de chargé de cours à l’université de Breslau. C’est là qu’il découvre la pensée de Karl Marx. En 1896, il publie Le Socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, qui connaîtra un grand succès tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il introduit le terme «capitalisme» dans le monde universitaire avec son ouvrage monumental Le Capitalisme moderne en 1902. Quatre ans plus tard, il accepte un poste de professeur à l’école de commerce de Berlin. L’université de la capitale lui offre une chaire en 1917. Il conservera ce poste jusqu’à sa retraite en 1931, même s’il continue d’enseigner jusqu’en 1940, un an avant sa mort.

Afin de bien comprendre ce que peut nous apporter la pensée de Werner Sombart, resituons-le dans le courant de pensée issu de l’école historique allemande. Quelle est l’originalité de cette école économique?

L’école néoclassique triomphante durant le dernier quart du XIXe siècle explique les faits économiques en imaginant l’homo œconomicus, un être abstrait mû par son intérêt égoïste qui recherche uniquement le profit. Dès lors, on peut créer une sorte de monde où l’échange marchand est l’état naturel de toute société humaine sans tenir compte des contingences historiques et sociales. Il ne reste aux économistes qu’à découvrir les lois éternelles qui régissent les échanges. Et c’est ainsi que l’économie est devenue une «science», tout comme la mathématique ou la physique.

À mi-chemin des modèles marxiste et libéral

Face à cette vision abstraite et réductrice, les penseurs de l’école historique allemande vont souligner que les faits économiques n’obéissent pas à des lois intemporelles, mais qu’il faut prendre en compte les contingences historiques, sociales et politiques.
Cette démarche est résumée, par Max Weber et Werner Sombart, dans le premier numéro de la revue Archiv für Sozialwissenschaft (1904): «La tâche scientifique à laquelle notre revue devra se consacrer consistera à appréhender historiquement et théoriquement la signification pour notre civilisation de l’évolution capitaliste. Mais comme cette démarche s’appuiera, ou du moins devra nécessairement s’appuyer, sur le principe original que tout phénomène de civilisation est conditionné par l’économie, elle ne pourra que rester étroitement liée aux disciplines voisines que sont la science politique, la philosophie du droit, l’éthique sociale et les enquêtes de psychologie sociale ainsi que celles regroupées habituellement sous le nom de sociologie.»

Notre auteur n’est pas seulement un théoricien, il ose proposer des pistes de changement qui le situent à mi-chemin des modèles marxiste et libéral: privilégier la croissance économique dans un sens qualitatif, orienter la consommation vers «des formes de vie simples et naturelles», ne plus densifier les villes et reruraliser, supprimer certains types de publicité, repenser la concurrence au service du bien commun. De quoi nourrir bien des réflexions.

Werner Sombart nous fait comprendre que nous sommes bien plus que des homo œconomicus. Nous sommes des êtres culturels dont la vie ne se déroule pas de façon prévisible comme la terre tourne autour du soleil. Son analyse du capitalisme est plus que pertinente: consommation à outrance, agitation perpétuelle, uniformisation, etc. L’économie, même enseignée à l’école secondaire, devrait prendre plus largement en compte cette option sinon elle sera condamnée au psittacisme des manuels.

Guillaume Travers, Werner Sombart
Pardès, 2022
Werner Sombart, Comment le capitalisme uniformise le monde?
La Nouvelle Librairie, 2020.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme – Le gaspillage comme origine du monde moderne
Krisis, 2022.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme
Kurokawa, 2019. (manga)
«Werner Sombart»
Nouvelle Ecole, vol. 71, Paris 2022.