Racine ou le sens du tragique

Il est des auteurs qui inspirent une si grande crainte révérencieuse qu’on en oublie de les lire. Tel est le cas de Jean Racine (1639-1699), qui a fait trembler bien des étudiants et qui est trop souvent relégué dans les oubliettes de la mémoire. Et si l’on réexaminait la question?
Lire Racine (ici une image d’Andromaque) est une invite à nous libérer de l’esclavage des illusions. WIKiCOMMON
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Quand j’étais enfant, je passais mes vacances à la campagne chez mes grands-parents. La télévision en noir et blanc ne captant que les trois chaînes nationales, les soirées se passaient à écouter mon grand-père me lire l’histoire biblique, l’histoire suisse et un auteur qu’il appréciait particulièrement: Jean Racine. Mon aïeul avait reçu, à la fin de sa scolarité obligatoire, une édition des théâtres complets du dramaturge classique annotée par Félix Lemaistre. En fermant les yeux, je revois et j’entends cette voix me lire Alexandre le Grand, Britannicus, Phèdre et surtout Athalie. Racine a enchanté les soirées d’été de ma jeunesse. Quelle ne fut pas ma déconvenue quand on me présenta l’illustre personnage avec tout le poids et le faste de la Galerie des Glaces, qu’il dut arpenter bien des fois. L’auteur de Phèdre était devenu l’homme du style classique avec le respect absolu des règles et des formes. Il devenait un pensum dont il fallait s’échapper au plus vite.

Quittons de suite le Racine des manuels d’histoire littéraire et des commentateurs imbéciles. Ces derniers ne louent en lui que le goût, l’harmonie, la clarté et le respect des règles. Bien au contraire, selon Thierry Maulnier: «(…) un tel génie a créé le théâtre le plus dur et la poésie la plus sauvage, la peinture de tout ce que la condition humaine a d’inexorable et de tout ce qu’ont d’émouvant les vertiges du cœur.» En fait, Racine nous fait éprouver le sens du tragique et, ce faisant, agit comme un révélateur.

«Comment vivre ? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme. »

A travers ses héros, Racine nous invite à comprendre que la vie est une chose autant commune que fragile et qui semble n’avoir aucune valeur en soi. Dans les tragédies, la vie n’a de valeur que par son intensité et sa beauté. Aujourd’hui cela peut choquer et nous soupirons parfois comme Agamemnon dans Iphigénie: «Heureux qui satisfait de son humble fortune, / Libre du joug superbe où je suis attaché, / Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché!» (I, 1).

De par son éducation aux petites écoles de Port-Royal, Racine est profondément pénétré de la béance qui constitue le cœur de l’homme. Cœur tiraillé entre ses justes aspirations infinies et sa propre finitude: «Sais-je combien le ciel m’a compté de journées? / Et de ce peu de jours, si longtemps attendus, / Ah malheureux! combien j’en ai déjà perdus!» (Bérénice IV, 4).

Comment vivre? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme.

L’homme tragique est celui qui accepte cette béance constitutive. Plus que de l’accepter, il la vit. Elle devient même son moteur.
Andromaque, Phèdre, Roxane se dressent devant nous à la croisée des chemins. Il n’y a plus d’existence médiocre qui tienne: soit nous vivons puissamment, soit nous disparaissons; soit nous vivons avec intensité, soit nous nous conservons; car «Au travers des périls un grand cœur se fait jour. / Que ne peut l’amitié conduit par l’amour!» (Andromaque, III, 1).

Lire Racine est une invite à nous libérer de l’esclavage des illusions, des fuites et des faux-semblants. Alors, libres des chimères, utopies et autres tentations d’échapper à notre destin de mortels, nous n’en serons que plus humains.

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