Un anarchiste en costume-cravate

La critique littéraire n’existe pratiquement plus. Bien sûr, on peut toujours lire des avis ou des recensions. Mais est-ce encore de la critique? Avec la réédition du recueil De la Bible à Kafka de Georges Steiner, on découvre un tout autre monde.
Et si le classicisme était le dernier anarchisme? Unsplash
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Je rédige souvent mes chroniques sur mon lieu de travail durant la pause de midi. Un jour, un collègue un peu curieux lit par-dessus mon épaule en me demandant ce que je fais. Je lui explique que j’écris des chroniques littéraires. J’ai pour réponse un «C’est quoi?» un peu lourd. J’essaie de lui faire comprendre en quoi cela consiste. J’arrête la conversation après un «En somme, tu résumes des bouquins.» C’est à ce moment que je comprends que l’on ne sait plus ce qu’est la critique littéraire et qu’on la confond trop souvent avec un vague résumé qui repose sur le principe binaire «j’aime/je n’aime pas»; une vaste opération publicitaire visant l’augmentation des ventes et l’engrangement de nombreux prix.

En parcourant le recueil de textes De la Bible à Kafka de Georges Steiner (1929-2022), nous sommes invités à rencontrer une authentique critique littéraire qui «naît d’une véritable dette d’amour». Steiner va jusqu’à affirmer: «Il est très rare que je puisse dire du mal d’un livre: en général, je n’en parle pas si je n’en reconnais pas la valeur. Je suis un critique positif: quand j’écris sur un livre, cela signifie aussi pour moi que je solde une dette de reconnaissance». D’ailleurs Georges Steiner a des mots très rudes sur les «maîtres du dédain» et ce que Péguy appelait les «professeurs soudains», ces «critiques improvisés» et «maquereaux du commérage littéraire» qui «crachent leur venin sur ceux qui voient un horizon plus large».

On entre dans les nombreux essais de cet ouvrage comme on pénètre dans une église romane. Tout d’abord les ténèbres nous saisissent. S’habituant au manque de lumière, nos yeux se mettent à distinguer astragales, chapiteaux, tores et griffes. En avançant encore, on arrive dans le chœur éclairé par de rares baies. Et c’est alors que le mystère nous saisit et ne nous lâche plus.
Pour Steiner, «le texte est un foyer» et «chaque commentaire, un retour». On en prend bien conscience en déambulant dans cet ouvrage. Chaque texte est un prétexte pour aller plus loin et plus haut. Que Steiner écrive sur une péricope biblique ou qu’il rédige une préface pour une édition de Kafka, toute la littérature est appelée à rayonner depuis ce foyer initial et ainsi parvient à toucher l’intimité de notre être en le transfigurant. La critique devient alors, selon l’heureuse expression d’Oscar Wilde: «une création dans une création».

Georges Steiner est un grand critique parce que c’est un homme libre, on pourrait même dire un anarchiste. Pour lui, «un vrai penseur, un penseur de la vérité, un savant ne doit connaître ni nation ni corps politiques, ni credo ni idéal moral, et la nécessité, fût-elle celle de la survie humaine, a valeur de fausseté, d’illusion délibérée ou de manipulation d’un texte. Ce savoir et cette observance sont sa patrie. C’est la fausse lecture, l’erratum qui le rend apatride.» Pour Steiner, toutes les communautés humaines finissent toujours par paraître inacceptables, par exclure, par juger et condamner. La seule patrie est pour lui le texte qu’il commente en créant ainsi un autre texte appelé à être lui-même commenté.

Ce livre est une invitation à prendre le large en choisissant le texte pour patrie afin de vivre et de rester libre.

Georges Steiner, De La Bible à Kafka, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

Voir aussi

  • L’imposture conceptuelle

  • L’invitation ubuesque du Bureau de l’égalité

  • Réservé aux abonnés Oscar Wilde : Histoire d’une âme

  • Réservé aux abonnés Des cartes et des hommes

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