Une presse agonisante prédit la mort de Twitter

«Ils vont nous quitter en 2023… Il est mort Twitter.» Voilà le français aussi puéril que grotesque dans lequel, peu avant la fin de l’année dernière, 20minutes.fr a jugé bon de s’attaquer à la gestion du réseau social par l’un des hommes les plus riches du monde, Elon Musk. L’autrice du papier? Une inconnue du nom de Manon Aublanc, née en 1993 dans la région parisienne et titulaire d’une licence en lettres, d’après sa bio. Un profil tout à fait honorable, certainement, mais qui explique difficilement d’où la journaliste, amatrice en particulier de faits divers d’après sa bio, tire son expertise pour annoncer les cataclysmes et la «descentes aux enfers» (sic) à venir pour une société dirigée par un génie de l’entrepreneuriat.

De fait, tirer à boulets rouges sur le président-directeur général de Tesla, SpaceX et Twitter semble faire office de nouvelle discipline olympique depuis quelques mois dans l’ensemble des médias. Mais pourquoi tant d’audace dans le catastrophisme, jusqu’à friser le ridicule? Julien Intartaglia, doyen de l’ICME (Institut de la communication et du marketing expérientiel) et professeur ordinaire HES à la HEG Arc Neuchâtel, a son idée: «Il y a une chose qui fait qu’Elon Musk est aujourd’hui mal perçu de la plupart des médias classiques: c’est qu’il possède un pouvoir énorme. C’est un électron libre qui ne rend de comptes à personne. Or cela pose un problème, car il ne fonctionne pas du tout à la manière de Mark Zuckerberg, le très malléable patron de Facebook. Chez ce dernier, des personnes qui s’expriment à l’envers de la doxa dominante, sur le Covid ou le climat par exemple, verront la plupart du temps leurs propos supprimés, du moins temporairement. Or, face à cela Musk fait irruption sur son destrier blanc et désarçonne tout le monde avec sa défense de la liberté d’expression.»

Si seulement Musk était adepte de la censure…

Co-fondateur du média d’inspiration libérale Liber-Thé, Nicolas Jutzet abonde en ce sens: «En rachetant Twitter et en remettant en cause certaines de ses pratiques, Elon Musk a fait évoluer un statu quo. Il faut comprendre cette fronde avant tout comme la réponse d’une partie des utilisateurs de la plateforme et des commentateurs de la vie politique, auxquels les anciennes règles de Twitter, et notamment la censure de certains comptes et propos, profitaient. Leur façon de voir le monde bénéficiait d’une audience plus large que les autres. C’est donc en première ligne une banale lutte de pouvoir, en somme. En l’occurrence celui de s’assurer que sa façon de voir le monde s’impose sur celles des autres.» Reste que le milliardaire semble aussi parfois donner le bâton pour se faire battre, aux yeux de cet observateur avisé des enjeux médiatiques: «Il faut également reconnaître que le comportement chaotique de Musk déplait au-delà de ce cercle qui s’oppose à lui pour des raisons idéologiques. L’utilisateur lambda qui préfère les propos équilibrés aux excès, aura sans doute de la peine à s’identifier au fantasque Elon Musk et ses tweets borderlines.»

Impossible de passer sous silence le léger sentiment d’absurde quand des médias classiques tentent de faire croire que Twitter est plus en souffrance que leur propre branche: «La ʻnécrologie anticipéeʼ de Twitter par 20 minutes me fait un peu rire en tant que spécialiste des médias», admet Julien Intartaglia. «Quand on analyse les recettes publicitaires en Suisse, on voit qu’il y a moins d’une dizaine d’années, il y avait encore 2500 millions d’investissements publicitaires pour la presse écrite, contre à peine 900 aujourd’hui. On observe donc une déperdition forte et une incapacité à capter les nouvelles générations qui ne consomment absolument plus les informations par ce biais. Dans ce contexte, cet alarmisme au sujet de la manière dont Musk gère sa société est assez ridicule. Bien sûr, tout peut arriver, mais il ne va certainement pas dépenser 44 milliards pour acheter un réseau social, le détruire et mettre tout le monde à la rue.»

Se faire expliquer la vie par des zombies

«En 20 ans, Musk a révolutionné le secteur automobile (Tesla) et relancé le secteur spatial aux USA avec SpaceX», renchérit Nicolas Jutzet. «Dans la même période, le secteur du journalisme a perdu de sa superbe et une partie de sa crédibilité. C’est donc effectivement quelque peu ironique qu’une corporation qui peine à trouver son modèle d’affaires et à se renouveler se mette en tête d’expliquer la vie à l’homme qui, par son travail et ses choix, est devenu numéro un au classement des fortunes mondiales et qui est à la tête d’entreprises modernes. C’est sans doute symptomatique du fossé qui sépare une partie grandissante de la population des médias, la différence entre leur vision d’eux-mêmes, une certaine volonté de donner des leçons, et leur bilan réel.» Et l’ancien vice-président des Jeunes Libéraux-Radicaux Suisse d’enfoncer le clou: «Avant l’arrivée de Musk, Twitter était un réseau social sans modèle d’affaires viable, qui stagnait depuis des années et qui s’était empêtré dans des luttes politiques pour savoir ce qui relevait ou non de la fake news et qui avait droit à la parole. En réalité, Musk semble être la dernière chance de Twitter, pas le contraire!»

Tout compte fait, ce sont peut-être de simples mécanismes de défense psychologique qui permettent d’expliquer l’alarmisme unanime des médias classiques, quand bien même le nombre d’utilisateurs de Twitter semble exploser depuis la naissance des polémiques sur la gestion à la Musk: «En période d’incertitudes, ou lorsqu’il y a de gros bouleversements, les personnes ont besoin de borner l’incertitude, c’est une théorie que l’on appelle le ʻbesoin de clôture cognitiveʼ», conclut Julien Intartaglia. «Or un média comme Twitter, qui se développe en dehors de tout cadre, sans que l’on sache où il sera mené, fait forcément peur aux gouvernements et aux médias traditionnels, ces derniers répondant plus facilement aux injonctions étatiques. Par analogie, on peut dire que c’est cette même crainte d’être dépassés par des électrons libres qui conduit les médias classiques à malmener les personnalités essentiellement actives sur le Web, ou à n’en présenter que les moins intéressantes.»




Et à la fin on ne gagne même pas de médaille

Enfin peut-être pas encore l’univers tout entier mais en tout cas la sacro-sainte «sobriété énergétique» avec laquelle nous devrions fêter Noël cette année. Sa solution: faire contribuer les visiteurs et les visiteuses (on s’en voudrait de ne pas le préciser comme sur la RTS) de la place des Halles et du Jardin anglais à l’éclairage des animations lumineuses en les faisant pédaler sur une série de deux-roues installés sur les deux sites, dès le 7 décembre. «C’est une façon astucieuse et sportive d’allumer la magie de Noël et de créer de l’énergie positive pour fêter tous ensemble ce passage de l’année si propice aux retrouvailles», tente la conseillère communale chargée de l’économie et du tourisme, Violaine Blétry-de Montmollin, dans une novlangue qui sent davantage l’infantilisation que le vin chaud.
«Créativité» et «innovation», donc, seront de mise pour chasser les inquiétudes de cette fin d’année. Oubliés, les gamins qui ont pris froid à cause du chauffage coupé! Oublié, tonton qui a perdu son boulot pour avoir appelé «monsieur» ou «madame» un délégué LGBT non binaire. Et, même si nous devenons un pays du tiers-monde comme les autres, oubliée enfin la mauvaise humeur de boomer nostalgique de décennies dorées. Car la voilà la belle nouvelle: nous pouvons désormais nous gargariser de faire vivre avec nos impôts des gens qui savent rendre notre effondrement ludique! Peu importe, dès lors, que cette classe politique soit par ailleurs incapable de trouver des solutions concrètes aux problèmes de la population, comme le coût des énergies… Alors qu’on nous pardonne d’avoir l’audace de demander à nos zélites de décerner une médaille à ceux qui, par la force de leurs mollets, auront émerveillé les enfants avec des décorations scintillantes, et certainement garanties sans références chrétiennes. Sûr qu’avec un tel degré de mépris des contribuables, il y a bien à Neuchâtel, Genève ou Fribourg (qui vont aussi s’y mettre) quelque Soviet suprême susceptible d’honorer un ou deux décérébrés modèles.

On fera comme si on n’avait rien entendu

Utiliser une citation d’Éric Zemmour défendant la préférence nationale pour en faire un apologète du racisme bête et méchant, c’est l’élégante passade dont notre radio d’Etat s’est récemment fait l’autrice dans son émission Tout un monde. Alors on ne va pas se mentir, dans un premier temps, le journaliste concerné a «catégoriquement refusé» les accusations du parti du «Z» qui, avec un soupçon de mauvaise foi, se demandait si par hasard la RTS ne serait pas plus à gauche qu’à droite. Un refus catégorique qui n’a cependant pas empêché l’émission de mentionner qu’une petite erreur avait été commise à l’antenne, histoire de faire la paix avec la formation «Reconquête!». On est bien, on est copains, et maintenant que ce moment désagréable est derrière nous, on se réjouit de rallumer la radio de la voiture pour découvrir à quel point la masculinité est toxique, la droite méchante et Léonore Porchet admirable, mais sans erreur de montage aucune cette fois.




Le blues de l’ingénieur

Recenser, classifier, documenter les dérives de la pensée déconstructionniste: voilà la tâche que s’est assignée un jeune ingénieur romand, avec son site balance-ton-woke.com. Depuis plusieurs semaines, il ne se passe pas un jour sans que ce scientifique relève les mots d’ordre progressistes des institutions, la négation des réalité biologiques dans les discours officiels ou les entreprises de destruction de la civilisation. L’auteur, pourtant, n’a rien d’un obsessionnel: sa démarche s’inscrit dans un ras-le-bol perceptible chez les employés du secteur tertiaire, lassés de subir les injonctions de plus en plus autoritaires d’un capitalisme woke. Mois des fiertés noires, homosexuelles ou féministes… De plus en plus de sociétés imposent en effet à leurs travailleurs de communier dans des valeurs et des univers moraux situés très loin des activités de leur corps de métier.

Nous avons rencontré Thomas*, fondateur du site, pour comprendre sa démarche.

Pourquoi ce site?

D’abord, j’ai réagi à des courriels révoltants qu’on me faisait remonter de l’Université de Lausanne ou de l’EPFL. Ces messages proposaient par exemple des ateliers réservés à telle ou telle catégorie de personnes, en fonction de leur sexe notamment. La création de toilettes non genrées dans certaines de ces institutions ou dans une piscine lausannoise, aussi, fait partie des choses qui m’ont poussé à vouloir collecter toutes les informations de ce type pour que les gens se rendent compte que le wokisme n’est plus un délire d’universitaires isolés, mais quelque chose qui étend réellement son emprise sur leur vie.

Pourquoi ce choix de l’anonymat? N’auriez-vous pas plus de force en sortant du bois?

Je ne suis pas quelqu’un d’engagé publiquement: j’agis comme ingénieur et ancien étudiant. Il faut voir que je reçois de plus en plus de courriels des ressources humaines de mon entreprise qui sont totalement délirants. On nous organise des événements sportifs réservés aux femmes de la boîte, par exemple, et si ma société n’a pas encore participé à la Pride, on sent que ça va venir. D’autres boîtes du même type que la mienne le font déjà officiellement.

Vous pensez que cela dénote un certain arrivisme?

Même pas! Ma directrice des ressources humaines (DRH), par exemple, veut bien faire et croit participer à un vaste progrès sociétal. Au vu des réactions de mes collègues, de plus en plus excédés de recevoir des messages qui n’ont rien à voir avec le travail alors qu’ils n’avaient pas particulièrement d’avis sur ces questions, l’effet paraît clairement contre-productif.

Au-delà de votre entreprise, comment le wokisme est-il perçu chez les ingénieurs?

Je suis dans un monde où les gens sont plutôt rationnels et se braquent quand on leur parle de religion, chose à laquelle ils sont souvent très imperméables. Toutes les histoires de mecs qui tombent enceints, dans le fond, ils s’en fichent et restent un peu passifs, pour les mêmes raisons. C’est dommage parce que dans leur grande majorité ils trouvent ça parfaitement débile.

Vous avez le sentiment que certaines entreprises perdent la tête?

Évidemment. Nous avons récemment reçu un message de notre DRH qui nous appelait à changer les mentalités sur toute une série de sujets sans lien avec notre activité. Je suis navré, mais le rôle d’une entreprise est d’assurer sa rentabilité, et c’est tout. Il y a eu, par le passé, des patrons sociaux. Cela n’avait toutefois rien à voir. Il s’agissait de garantir des conditions de vie dignes aux employés, pas d’une vaste entreprise de rééducation des employés.

Vous êtes un catholique engagé. Cela a-t-il une influence sur votre projet?

Je ne crois pas. Ou alors peut-être dans la mesure où c’est parce que je suis catholique que je me sens conservateur. Mais résumons les choses ainsi: le projet des wokes est de donner naissance à une génération de déracinés. Au contraire je revendique mes origines, j’ai reçu un héritage et je compte bien le transmettre à mes enfants, même si ça déplaît à certains.

*Prénom d’emprunt




Plus vit.e, plus haut.e, plus fort.e

L’Américain Jake Caswell (photo encadré) est heureux et fier. Il a fini à la première place lors du dernier marathon de New York, le 7 novembre dernier, et empoché un beau chèque de 5000 dollars. Un couronnement obtenu non pas dans la catégorie «hommes», à laquelle il devrait appartenir d’un point de vue physiologique, mais dans une catégorie toute nouvelle: celle des «non-binaires». Comme le souligne la presse américaine, le New-Yorkais de 25 ans, avec un temps de 2 heures et 45 minutes, aurait terminé 147e dans la catégorie masculine. Et 172e au classement général. Classements tout aussi honorables pour un solide gaillard comme lui.
Cinq des six plus grands marathons mondiaux — New York, Boston, Chicago, Londres et Berlin — ont récemment ajouté la catégorie «non-binaires» dans leur compétition. Seul celui de Tokyo n’a pas opté pour ce choix, avec des critiques virulentes à la clé.
Cette nouvelle inclusivité ne se traduit pas encore par la mise en place de catégories spécifiques en Suisse, même si l’idée ne semble clairement pas déranger. Patrice Iseli, chef du Service des sports de Lausanne et président du comité d’organisation des 20KM de la capitale cantonale n’a, par exemple, reçu aucune demande allant dans ce sens: «Plutôt que de nouvelles catégories, nous privilégions la mise en place de nouveaux parcours basés sur la distance où le chronométrage est absent ou peu important, comme «courir pour le plaisir» ou «l’apérorun». Nous souhaitons que toutes les personnes, même celles et ceux qui ne pratiquent pas ou peu la course à pied, puissent participer et se réunir autour d’un même évènement. Nous nous inscrivons pleinement en cela dans la politique municipale de développement de la pratique sportive pour toutes et tous.»

La faitière Swiss Running n’a pas non plus connaissance de demandes pour une catégorie «non-binaires». Sa porte-parole Marlis Luginbühl précise que si un tel besoin se manifeste, les organisateurs mettront en place une offre. Selon elle, «la course à pied est en soi un sport inclusif. A part une paire de chaussures de course, aucun équipement n’est nécessaire et tout le monde n’a qu’à sortir de chez soi pour s’entraîner. C’est pourquoi les courses devraient également être ouvertes à tous.»

Le risque de la fragmentation

Jake Caswell, heureux et fier après sa victoire au Marathon de New-York

Nous vivons tous, à des degrés divers, dans des projections de l’esprit. Tel ou tel se croira irrésistible, un autre excellent joueur de basketball, voire capable d’écrire des éditos stimulants. Dans une certaine mesure, c’est à développer en nous cette fiction que servent les arts, et la littérature en particulier. Qu’une personne biologiquement mâle «s’identifie» homme, femme ou «non-binaire», dès lors, ne mérite pas de jugement: des décalages entre notre réalité objective et notre «ressenti», comme disent les magazines féminins, font partie de la nature humaine.

Le problème survient lorsque, loin de se contenter de jouir de cette vie intérieure, des activistes entendent imposer à la société entière la reconnaissance de réalités qui n’existent que dans leur tête. Ainsi la fameuse cause des «non-binaires»: comme chacun le sait, il existe dans la nature des personnes intersexuées, dans des cas extrêmement rares. Mais ces hommes qui gagnent des catégories sportives qui leur sont dédiées au nom de leur prétendue «non-binarité», qui sont-ils ? Eh bien des hommes, précisément, dont on comprend mal en quoi l’orientation sexuelle ou affective devrait influencer leurs foulées et leurs capacités cardiovasculaires. Ne peut-on pas imaginer qu’il y ait, parmi les dizaines et dizaines de personnes qui passent des lignes d’arrivée de marathons avant eux, des homosexuels, des végétariens ou des roux qui ne comprennent pas l’intérêt de demander une catégorie rien qu’à eux dans une discipline où le seul dénominateur commun devrait consister à courir vite ? Derrière l’apparente tolérance qui consiste à choyer des imposteurs, pour ne surtout pas les stigmatiser ou discriminer, un danger guette: celui de renvoyer une majorité de gens qui n’ont rien demandé à des étiquettes dont ils aimeraient avant tout s’affranchir. RP




Combat pour la liberté

Un profil psychologique fort actuel, la mort sociale ayant remplacé la peine capitale, mais dont Orwell a pourtant assez mal anticipé l’activité professionnelle. Car Syme, dans la dystopie, est un destructeur, pur et dur: «Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail est d’inventer des mots nouveaux? Pas du tout! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os», se réjouit-il.

Taillé jusqu’à l’os, notre langage l’est assurément. Comment pourrait-il en être autrement quand des leçons de respect mutuel prennent la place du français dans des classes d’école peuplées de petits illettrés? Mais c’est une des ruses de notre époque de contribuer aussi à cette décadence sous prétexte d’enrichissement du langage, à l’image de la récente introduction de l’angoissant «iel» dans le dictionnaire. Prenons la multiplication des «phobies»: comment préserver un langage commun lorsque le moindre désaccord avec le néo-puritanisme ambiant peut vous valoir d’être accusé d’un nouveau succédané de racisme tout juste sorti d’une faculté de sciences humaines? Comment garder le sens du réel quand de pures projections de l’esprit, comme la non-binarité des genres ou l’éco-anxiété, prennent davantage de place dans les médias classiques que le souci, très concret, du pouvoir d’achat? En résulte une tyrannie de l’émotion: les personnalités parlent avec leurs tripes, croquent dans la vie à belles dents ou se lâchent totalement. Mais qui tendra le micro à ceux qui voudront garder un peu de l’épaisseur de la tragédie antique ou de la Passion chrétienne, sur laquelle une civilisation admirable a pu être bâtie? Doit-on se résoudre à ce que la complexité des sentiments ne quitte une société tout entière tournée vers le progrès, assimilé à n’importe quelle lubie? Doit-on accepter que tout ce qui est ancien, tout ce qui est beau, comme chez Orwell, finisse par devenir suspect?

Au Peuple, nous faisons le pari du tragique. Nous donnons la parole à ceux, qu’ils soient de gauche ou de droite, qui refusent le manichéisme, le déterminisme et la caricature. Pas que nous soyons toujours d’accord avec eux, mais simplement parce qu’ils défendent un monde où l’on peut dialoguer en adultes. Parce qu’eux aussi refusent un avenir où, si le progrès l’exige, nous devrons nous résoudre à croire que deux et deux peuvent faire cinq.




Le «coming out» d’un socialiste orthodoxe

Vous appelez votre collègue à «faire la guerre» aux possédants et non plus aux Blancs, hétérosexuels ou vieux en tant que tels. Pourquoi ne pas rompre tout court avec cette idée qu’il faudrait faire la guerre à des gens?

Je remarque après coup que je suis tombé dans les mêmes travers que je reproche à ma collègue. Ce n’est évidemment pas aux personnes que je veux m’en prendre, mais à la classe qu’ils représentent. Mes collègues députés, par exemple, ne sont pas des êtres humains que je voudrais supprimer, mais il y a parmi eux des idées contre lesquelles je me bats. Je vous rassure toutefois: je ne ferai pas fusiller les riches le jour où il y aura la révolution (rires).

Plus sérieusement, quand on milite à gauche, on veut forcément renverser le système capitaliste. On peut faire la révolution en armes, comme la Russie en 1917, mais on peut aussi faire des petites révolutions, notamment par des réformes législatives, qui, cumulées, débouchent sur une grande. En Suisse, on a la chance de vivre en démocratie et de pouvoir agir pour le bien de la société autrement qu’avec des fusils.

Ancien président du Parti socialiste, Christian Levrat est désormais à la tête de La Poste. Lui déclarez-vous la guerre en tant que privilégié?

Cela pourrait effectivement devenir un problème s’il ne voulait pas participer à hauteur de ses moyens à la bonne marche de la société. Le problème, avec les riches, n’est pas forcément qu’ils possèdent beaucoup. C’est qu’ils essayent toujours d’optimiser leur fiscalité, d’échapper à l’impôt, et de privilégier un mode de vie égoïste. Si un riche redistribue sa richesse, si, comme employeur, il fait participer ses employés au bien commun, c’est beaucoup moins problématique. Cela étant, si le patron veut donner son entreprise à ses travailleurs, ça nous va aussi. Notre slogan est le suivant: «Tous égaux, tous riches», et non pas «Tous égaux, tous pauvres», comme on nous le reproche parfois.

Considérez-vous que la gauche se perd de plus en plus dans des luttes sociétales?

Elle ne se perd pas, mais elle a oublié de mettre l’accent sur la lutte sociale, ça oui. A mon sens, cela devient un problème parce que de plus en plus de personnes qui sont dans le besoin glissent vers l’UDC ou le PLR devant certaines options idéologiques, alors que je n’ai pas l’impression que ce sont des partis qui défendent les plus petits, avec leur promotion des cadeaux fiscaux et de législations plus libérales sur le droit du travail.

La sensibilité que vous exprimez semble assez originale désormais au PS. Craignez-vous une rupture?

Elle est originale au sein des sphères dirigeantes, mais pas chez les gens ordinaires, c’est-à-dire au niveau de la base. J’appelle à renouer le dialogue avec cette couche-là et à trouver des compromis entre les aspirations des différents milieux représentés au sein du parti.

La gauche perd-elle le peuple?

Sur certains sujets elle le gagne: je peux citer le droit de timbre, la réforme fiscale, le droit des entreprises… De manière générale, les gens viennent vers nous quand on parle d’amélioration de l’accès à la santé ou à la formation, par exemple. C’est plus difficile pour nous de nous positionner sur des sujets purement émotionnels concernant les modes de vie des uns et des autres par exemple. Ce n’est pas notre rôle de dire aux gens ce qu’il faut faire ou non dans leur chambre à coucher. Cela reste des questions individuelles, éloignées du cœur de la lutte sociale.

Fissures

C’est devenu une étrange réalité depuis le lancement de ce journal: régulièrement, des contacts de gauche nous font discrètement part de leur désarroi face à des camarades déconnectés de la réalité des populations qu’ils sont censés défendre. En cause, de nombreuses heures perdues à tenter de garder le contact avec les derniers développements de la doctrine woke (voir lexique page suivante) au lieu de se pencher sur l’explosion des factures des gens ordinaires et de leurs familles. Signe des temps, cette armure progressiste semble enfin se fissurer au sein du Parti socialiste, comme le souligne la récente interview du jeune député genevois Youniss Mussa dans Le Temps. Amateur de foot et de motos, l’élu y livre son désir d’une gauche qui cesserait de vouloir tout interdire et qui ferait davantage rêver. Comment ne pas faire le lien avec le socialisme à l’ancienne défendu par Valentin Aymon?
Pour faire revenir le peuple à la lutte anticapitaliste, Orwell exprimait une solution assez proche dans le Quai de Wigan (1937). Elle passait par un grand ménage à effectuer au sein des militants: «Faire un grand tas des sandales et des chemises couleur pistache et les brûler, puis envoyer chaque végétarien, abstinent total et autres Christs de pacotille faire leurs exercices de yoga à Welwyn Garden City (ndlr une cité-jardin des environs de Londres)». Deviendrons-nous collectivistes une fois ce retour aux fondamentaux effectué? Pas forcément, mais l’on pourra alors de nouveau parler politique, authentiquement, et cesser de répondre point par point au magistère moral de politiciens à des années-lumière de nos préoccupations vitales.




De nouveaux mots pour de grands maux

Si vous n’avez pas encore songé à «chiller» avec votre «go», c’est sans doute que vous n’êtes qu’un «babtou fragile» qui n’a pas encore investi dans les «NFT». Vous êtes encore avec nous? Merci et bravo pour l’effort. Ne vous en faites d’ailleurs pas si vous n’avez rien compris à cette prose sous acide: c’est tout simplement que vous êtes un individu ordinaire, chose qui équivaut aujourd’hui à un titre de noblesse sous l’Ancien Régime.

Ces mots obscurs font partie des nouvelles entrées remarquées du Petit Robert 2023 qui, d’après Midi Libre, «s’enrichit chaque année pour répondre aux nouvelles habitudes de langage des Français». Et quelle richesse, en effet, que de voir apparaître dans un ouvrage de référence des expressions et des termes que n’importe quel parent à peu près normalement constitué interdit à ses enfants. Chroniqueur littéraire de votre publication préférée, et professeur de français dans la vie, Paul Sernine parait d’ailleurs un brin désabusé: «Jadis, on ne parlait pas tellement des nouveaux mots du dictionnaire. Actuellement c’est un passage obligé dans la presse. Je pense que cela ne va pas changer grand-chose, si ce n’est que cela enlaidit la langue (“go”, “woke”) et impose un cadre idéologique (“iel”). Pour moi la référence reste la seconde édition du Littré!», assène cet amoureux de la langue, fermement cramponné à son dico des années 1870.

Surtout, l’introduction du «iel» apparaît comme un coup dur porté à ceux qui, comme le député UDC valaisan Damien Raboud, s’engagent pour défendre une langue classique, reflet de la division de l’espèce en deux sexes sur le plan biologique, donc sans exotismes comme les «non-binaires» et autres personnalités «gender fluid». Un combat contre l’écriture inclusive qui s’est soldé par une victoire d’étape, dans son canton, avec une directive excluant désormais l’utilisation de la langue inclusive des services de l’administration. Enfin, en théorie: «Cette petite heure de gloire s’est révélée bien éphémère», constate le député, qui avait porté un postulat sur le sujet en 2021 avec son collègue Alexandre Cipolla. «De fait, avec les innombrables institutions paraétatiques, on sait bien que ce texte est constamment contourné.» Preuve en sont les nombreuses captures d’écran qu’il reçoit régulièrement de camarades zélés, et confrontés à la novlangue à leur poste de travail. «Parfois on ne sait plus quoi faire: prendre du recul et rigoler, ou continuer à se battre.»

Journaliste et écrivain, Myret Zaki tempère: «Intégrer des mots dans le Petit Robert ne devrait pas faire polémique, car les inclure ne revient pas à les soutenir, sauf s’il y a désaccord avec la définition choisie.» Si cette dernière s’avère suffisamment neutre, elle y voit simplement un moyen de comprendre ce que veut dire un mot devenu omniprésent et donc difficile à ignorer. Et de poursuivre: «Il est cependant vrai qu’inclure un mot dans un dictionnaire de référence en légitime l’usage, confère une sorte de sceau de la république, mais encore une fois il s’agit surtout d’acter le fait que ces mots sont déjà très largement employés par les médias francophones, tant par leurs partisans que par leurs détracteurs.»

Journaliste économique, elle tente l’analogie suivante: «Les mots sont comme les monnaies, qui à force de circuler, ont cours légal. Le lexique woke ou les néologismes technologiques, c’est un peu comme l’argot des décennies passées, c’est une culture informelle qui se généralise au point qu’il lui faut devenir formelle pour que le dico serve son but.»

Au Peuple, nous opterons – une fois encore – pour la solution du combat des idées. Il consiste dans notre cas à privilégier une langue classique, dans la mesure de nos possibilités, quitte à susciter la «gênance». Un barbarisme que notre traitement de texte continue fort heureusement de surligner comme une erreur d’orthographe.

Grand moment de bravoure

Kim de l’Horizon», originaire de Suisse, qui vient de recevoir le Prix du livre allemand pour son premier roman Blutbuch (ndlr livre de sang). L’artiste non binaire a rasé sa tête (mais pas sa moustache) sur scène en signe de solidarité avec les femmes qui manifestent en Iran. Bravo à ielle

Nombreuses sont les manières de détruire les Lettres. On peut remplacer les cours de français à l’école par des leçons de respect des minorités ou maltraiter la langue à l’infini, mais on peut également mettre en avant des militants déguisés en artistes pour discréditer la littérature. Ainsi la figure de «Kim de l’Horizon», originaire de Suisse, qui vient de recevoir le Prix du livre allemand pour son premier roman Blutbuch (ndlr livre de sang). L’artiste non binaire a rasé sa tête (mais pas sa moustache) sur scène en signe de solidarité avec les femmes qui manifestent en Iran. Bravo à ielle! RP

Notre sélection

• Ecoanxiété : terme invoqué par des militants pour le climat qui paralysent les routes (voir p. 2) afin de réclamer une justice d’exception. Également utilisé pour réclamer des sous, sans travailler, aux contribuables.

• Iel : contraction de «il» et «elle» visant à donner une réalité à un phénomène quasi inexistant sur le plan biologique, à savoir la non-binarité de genre.

• Babtou fragile : expression d’origine africaine visant à dénigrer le mâle blanc, perçu comme physiquement faible et largement défaillant sur le plan de la virilité.

• Go : tiré de l’argot ivoirien, le terme désigne une jeune femme, voire une petite amie. Sans être péjoratif, il s’utilise en général dans des cadres très majoritairement masculins.

• Wokisme : nouvelle religion mondiale. L’apostasie entraîne la mort sociale.

• Brouteur : arnaqueur généralement africain. Très actif sur internet auprès des boomeurs, auxquels il promet richesse et luxure.

• Gênance : issu du langage adolescent, ce mot a le même sens que la «gêne», mais a l’utilité d’avilir encore un peu plus la langue.




Doit-on réellement défendre Carl Vogt?

Grande est, pour tous les courants que peut compter le peuple de droite – volontiers conservateur, souvent bercé de pensée classique et nourri de valeurs chrétiennes – la tentation de prendre la défense d’un Carl Vogt. Réflexe pavlovien, sans doute, si l’on se dit que les idées nouvelles du «wokisme» semblent attaquer quelque chose d’ancien, de familier, qu’il faudrait défendre, conserver, à une époque à qui tout – surtout les certitudes – semble glisser entre les doigts. Réaction épidermique, causée par l’antipathie et le malaise qu’inspire à tout homme libre la meute hurlante, la foule sans visage, vociférante et figée dans une grande grimace totémique.

Mais, pour qui ose plonger son regard dans les yeux du totem, et le fixer jusqu’à ce que, le temps ayant fait son œuvre, il n’en reste plus au sol qu’un petit tas de pulvérulence moisie, il existe une autre voie, infiniment plus féconde. C’est la voie que proposent Le Pacte des Idoles et L’Amnésie de l’ogre.

«Carl Vogt était un « progressiste », un pur produit de la pensée moderne, athée et matérialiste.»

Raphaël Baeriswyl

La réalité que les «wokistes» ignorent, et à laquelle il faut les confronter comme on leur tendrait un miroir, c’est qu’ils sont les cousins de tous les Carl Vogt que le XIXe siècle a connus. Carl Vogt était – sur les idées qu’à juste titre on lui reproche aujourd’hui – un «progressiste», un pur produit de la pensée moderne, athée et matérialiste. Il a lutté contre la pensée classique et contre l’enseignement de l’Église, et sa pseudoscience a colonisé le monde académique. Comment ne pas percevoir que les «wokistes» sont, en tout point, les Carl Vogt d’aujourd’hui, la version 2.0 de ce même programme «progressiste» que Carl Vogt appliquait déjà à son époque?

C’est donc un tour de passe-passe prodigieux – j’irai jusqu’à dire diabolique – que les «wokistes» réalisent s’il se trouve aujourd’hui de prétendus conservateurs, surtout chrétiens et plus encore catholiques, pour défendre un Carl Vogt. Prodigieux? Pas vraiment. Ou peut-être seulement dans le monde des idées. Car dans la réalité des faits, leurs adversaires leur facilitent grandement la tâche. Il semble en effet que les conservateurs se retrouvent souvent à défendre, croyant y reconnaître la patine des choses anciennes, tout «progrès» pour peu qu’il soit déjà démodé. Ils se font alors remettre, sans s’en rendre compte, le pouilleux, la carte fatale, dans le dernier tour du jeu, perdent systématiquement la partie, et offrent ainsi une contribution déterminante à la marche triomphante du «progrès».

Cette spirale de la défaite n’est pas une fatalité. Mais – si l’on veut gagner (et pas seulement se chamailler d’un côté ou de l’autre du bac à sable politique) – il faut refuser de découpler le passé et le présent, et affronter dans toute son extension diachronique l’adversaire, qui est toujours le même, bien qu’il se présente successivement sous des formes différentes, au fil des époques.
Les Carl Vogt du XIXe siècle étaient les hérauts de l’idole nationaliste, aujourd’hui déchue, mais à laquelle on a sacrifié des millions d’êtres humains jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, notre idole régnante est l’individualisme, pour laquelle militent aujourd’hui, parmi d’autres, les courants «woke». Ainsi, lorsqu’à Neuchâtel il a fallu renommer l’espace consacré au glaciologue Louis Agassiz (l’un de nos innombrables Carl Vogt), on a choisi de mettre à l’honneur, à sa place, une femme qui s’était distinguée dans la lutte pour l’avortement. Une erreur «progressiste» en a tout simplement remplacé une autre.

S’il faut donc se réjouir que Carl Vogt soit déboulonné, il faut aussi, simultanément, exiger des garanties – car c’est là que réside tout l’enjeu – de ce que valent ceux ou celles qui le remplaceront dans notre panthéon social. Oui, Carl Vogt faisait, au nom du «progrès», de la pseudoscience dans nos universités. Et, à ce propos, quelles garanties nos universités nous donnent-elles aujourd’hui quant à la durabilité, par exemple, de la théorie du genre et des autres nouvelles théories «progressistes» dont les rhizomes colonisent notre monde académique et étouffent notre société?

La pensée classique ne craint aucune vérité, d’où qu’elle vienne. Elle attend, patiemment, que tombent en poussière les grimaçants totems que les «progressistes» dressent sur son chemin pour cacher leurs méfaits. Combien de temps encore pourra-t-on faire semblant d’être dupe? C’est la question que devraient se poser ceux qui croient, un tant soit peu, à nos institutions.

L’auteur

Raphaël Baeriswyl est passionné par l’anthropologie de la violence. Il est l’auteur de deux publications sur le sujet: Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris 2019 et L’Amnésie de l’ogre, Révélateur, Chêne-Bougeries 2021. Il travaille actuellement sur un recueil d’essais qui devrait être intitulé Lobbyisme, clientélisme et activisme – La fin de l’État de droit.




Chasse à l’homme blanc

Des scènes de bagarre, des courses à moto et des justiciers qui triomphent héroïquement du mal… Ainsi imaginait-on encore, voilà trente ans, à quoi devait ressembler une chasse à l’homme. Et pourtant: figure détestable en postmodernité, l’adulte blanc subit de tout autres tourments, plus policés sans perdre de leur efficacité. Au nom de la diversité, le voilà désormais visé par des pétitions – pour «décoloniser» la littérature, le plus souvent – dans certaines universités soumises à la dictature woke. Qu’un génie ait peu ou prou suivi les idées de son époque sur un sujet ou un autre, voilà encore sa statue déboulonnée dans l’espace public. Et en page deux du journal que vous lisez, vous découvrirez encore le sort que lui réserve désormais la Migros. Celui du plouc, de l’immature, du quasi-consanguin, tout juste bon à hurler avec ses copains à propos de football. Qu’il serait bon, nous dit une jeune fille dans une publicité, d’avoir autre chose comme modèles sportifs «que des Blancs et des vieux»… Pas un appel à la haine, certes, mais tout de même d’une inélégance rare lorsqu’il s’agit paradoxalement de célébrer la diversité. Les Blancs sont-ils tant surreprésentés dans les équipes nationales pour mériter un tel sort?

Il ne s’agit pas pour nous de répondre à un excès par un autre. En dénonçant une «chasse à l’homme blanc», nous n’appelons en tout cas pas à répondre par la bêtise symétrique qui consisterait à nous montrer obsédés par la couleur de peau de ceux qui, parmi nous, viennent d’autres horizons. Simplement, nous ne comprenons pas en quoi l’on devrait accepter que le Blanc, parce qu’il est encore majoritaire dans son pays, puisse être davantage raillé qu’un autre à propos de ce que l’on appelle en philosophie un accident. Quelque chose qui fait partie de nous, mais qui n’est pas fondamental, pour dire les choses rapidement. Car en se moquant des «vieux Blancs», même pour vanter les mérites de l’inclusivité, l’on ne fait finalement que reproduire la pensée que l’on prétend combattre, et qui voit des adversaires là où devraient apprendre à cohabiter des égaux.




Migros a mal négocié son virage woke

Avec son refus de vendre de l’alcool, ses produits «vintage» et son culte du fondateur Gottlieb Duttweiler, Migros a longtemps constitué l’une des incarnations du conservatisme «soft» à la suisse. Au même titre, par exemple, que les humoristes d’État pas drôles, les souris grises de parlements et les people lisses comme des peaux de bébé. Revendiquant un héritage idéologique toujours fécond, la boîte ne cite-t-elle pas encore sur son site les quinze thèses fondamentales du fondateur de la société et de sa femme Adele? En voici un aperçu pour ceux qui les méconnaissent: «servir dans le sens le plus croyant du mot, c’est-à-dire en ayant foi dans ce qu’il y a de bon en l’homme» afin «de témoigner sa foi en Dieu». Ou encore l’idée que «le cœur de la femme est le sanctuaire où se maintiendra le mieux notre patrimoine spirituel». Ce bien joli folklore semble hélas avoir pris du plomb dans l’aile. Car désormais le géant orange célèbre les «révolutions sociétales», le «vivre-ensemble» et les repas pris devant la télé, pour ne citer que des exemples réels issus de la page «Migros Engagement».

Le mâle incarné

Or depuis quelques jours, la coopérative semble carrément avoir effectué un virage woke avec une publicité qui ne laisse pas indifférent sur les réseaux sociaux. On y voit deux adolescentes, jouant avec des figurines de foot, se réjouir que des représentations de femmes figurent dans leur assortiment, et «pas que des Blancs et des vieux» selon les termes de la protagoniste… blanche. Une catégorie honnie vers laquelle se tourne alors la caméra, bien que les mâles en question, évidemment dans une pose ridicule, semblent plutôt avoir la trentaine.

«Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone.»

Tristan Cerf, porte-parole de Migros

«Pas grave, les Blancs iront à la Coop», s’insurge un internaute, tandis que d’autres affirment ne jamais avoir vu de publicité aussi mauvaise. Parmi ces indignés, Heinrich Ariss: convaincu que le «grand remplacement» des populations européennes est en cours, encouragé par de tels spots, ce quinquagénaire romand a tout bonnement décidé de renvoyer sa carte Cumulus à la Migros avec une lettre annonçant le boycott de ses filiales. «On fait face à une attaque constante contre les «vieux blancs» accusés de véhiculer une masculinité toxique. Dès lors, étant directement visé, je préfère aller m’approvisionner ailleurs.» Sans espoir de lancer un grand mouvement révolutionnaire, il espère que d’autres suivront au sein de la «masse silencieuse» qui subit perpétuellement ce type d’attaque.

Un choix douteux et des ratés

Mais qu’a réellement cherché à faire Migros? «Célébrer la diversité», évidemment, mais pas sans une succession de couacs qui a fait tourner toute l’affaire en eau de boudin. «En allemand, les deux jeunes filles de la vidéo disent ʻnicht nur alte weisse Männerʼ», explique Tristan Cerf, porte-parole, «alors qu’en français, elles se contentent de dire ʻet pas que des Blancs et des vieuxʼ. L’effet d’humour voulu perd en effet en clarté, puisque la remarque répond à la phrase «C’est bien qu’il y ait aussi des femmes». Il serait donc logique que le mot ʻhommeʼ soit présent dans la deuxième partie du dialogue». Raté supplémentaire, une première mouture de la publicité, sur Facebook, s’intitulait «que des Blancs et des blonds», sans que cette dernière notion apparaisse dans la vidéo. «Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone», reconnaît Tristan Cerf.

Reste une question: pourquoi tant de haine pour les «vieux»? Que deux ados jugent leurs parents (trois hommes, dans la vidéo) ringards, nul ne saurait s’en étonner, mais la publicité doit-elle réellement servir de caisse de résonance au jeunisme ambiant? Contactée, l’organisation Pro Senectute – il est vrai partenaire de Migros – n’a pas répondu à nos interrogations. Reste que les réactions courroucées des internautes semblent inciter la société à davantage de prudence pour la prochaine fois: «La plupart des remarques concernent la compréhension du message réel. (…) Ceci pourrait indiquer que notre mise en scène n’a pas réussi à transmettre l’essence et la complexité du débat de société en question», analyse Tristan Cerf, qui promet: «Nous ferons mieux la prochaine fois.» Il relève toutefois que le nombre de questions concrètes (ndlr d’ordre pratique) est fortement inférieur à la moyenne de celles des publicités similaires. «La représentativité des commentaires pourrait laisser penser que la grande majorité silencieuse ne voit aucun problème au message ou, au pire, ne l’a même pas remarqué.»

Qu’il nous soit permis de nous demander s’il faut réellement s’en réjouir.