Doit-on réellement défendre Carl Vogt?

Grande est, pour tous les courants que peut compter le peuple de droite – volontiers conservateur, souvent bercé de pensée classique et nourri de valeurs chrétiennes – la tentation de prendre la défense d’un Carl Vogt. Réflexe pavlovien, sans doute, si l’on se dit que les idées nouvelles du «wokisme» semblent attaquer quelque chose d’ancien, de familier, qu’il faudrait défendre, conserver, à une époque à qui tout – surtout les certitudes – semble glisser entre les doigts. Réaction épidermique, causée par l’antipathie et le malaise qu’inspire à tout homme libre la meute hurlante, la foule sans visage, vociférante et figée dans une grande grimace totémique.

Mais, pour qui ose plonger son regard dans les yeux du totem, et le fixer jusqu’à ce que, le temps ayant fait son œuvre, il n’en reste plus au sol qu’un petit tas de pulvérulence moisie, il existe une autre voie, infiniment plus féconde. C’est la voie que proposent Le Pacte des Idoles et L’Amnésie de l’ogre.

«Carl Vogt était un « progressiste », un pur produit de la pensée moderne, athée et matérialiste.»

Raphaël Baeriswyl

La réalité que les «wokistes» ignorent, et à laquelle il faut les confronter comme on leur tendrait un miroir, c’est qu’ils sont les cousins de tous les Carl Vogt que le XIXe siècle a connus. Carl Vogt était – sur les idées qu’à juste titre on lui reproche aujourd’hui – un «progressiste», un pur produit de la pensée moderne, athée et matérialiste. Il a lutté contre la pensée classique et contre l’enseignement de l’Église, et sa pseudoscience a colonisé le monde académique. Comment ne pas percevoir que les «wokistes» sont, en tout point, les Carl Vogt d’aujourd’hui, la version 2.0 de ce même programme «progressiste» que Carl Vogt appliquait déjà à son époque?

C’est donc un tour de passe-passe prodigieux – j’irai jusqu’à dire diabolique – que les «wokistes» réalisent s’il se trouve aujourd’hui de prétendus conservateurs, surtout chrétiens et plus encore catholiques, pour défendre un Carl Vogt. Prodigieux? Pas vraiment. Ou peut-être seulement dans le monde des idées. Car dans la réalité des faits, leurs adversaires leur facilitent grandement la tâche. Il semble en effet que les conservateurs se retrouvent souvent à défendre, croyant y reconnaître la patine des choses anciennes, tout «progrès» pour peu qu’il soit déjà démodé. Ils se font alors remettre, sans s’en rendre compte, le pouilleux, la carte fatale, dans le dernier tour du jeu, perdent systématiquement la partie, et offrent ainsi une contribution déterminante à la marche triomphante du «progrès».

Cette spirale de la défaite n’est pas une fatalité. Mais – si l’on veut gagner (et pas seulement se chamailler d’un côté ou de l’autre du bac à sable politique) – il faut refuser de découpler le passé et le présent, et affronter dans toute son extension diachronique l’adversaire, qui est toujours le même, bien qu’il se présente successivement sous des formes différentes, au fil des époques.
Les Carl Vogt du XIXe siècle étaient les hérauts de l’idole nationaliste, aujourd’hui déchue, mais à laquelle on a sacrifié des millions d’êtres humains jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, notre idole régnante est l’individualisme, pour laquelle militent aujourd’hui, parmi d’autres, les courants «woke». Ainsi, lorsqu’à Neuchâtel il a fallu renommer l’espace consacré au glaciologue Louis Agassiz (l’un de nos innombrables Carl Vogt), on a choisi de mettre à l’honneur, à sa place, une femme qui s’était distinguée dans la lutte pour l’avortement. Une erreur «progressiste» en a tout simplement remplacé une autre.

S’il faut donc se réjouir que Carl Vogt soit déboulonné, il faut aussi, simultanément, exiger des garanties – car c’est là que réside tout l’enjeu – de ce que valent ceux ou celles qui le remplaceront dans notre panthéon social. Oui, Carl Vogt faisait, au nom du «progrès», de la pseudoscience dans nos universités. Et, à ce propos, quelles garanties nos universités nous donnent-elles aujourd’hui quant à la durabilité, par exemple, de la théorie du genre et des autres nouvelles théories «progressistes» dont les rhizomes colonisent notre monde académique et étouffent notre société?

La pensée classique ne craint aucune vérité, d’où qu’elle vienne. Elle attend, patiemment, que tombent en poussière les grimaçants totems que les «progressistes» dressent sur son chemin pour cacher leurs méfaits. Combien de temps encore pourra-t-on faire semblant d’être dupe? C’est la question que devraient se poser ceux qui croient, un tant soit peu, à nos institutions.

L’auteur

Raphaël Baeriswyl est passionné par l’anthropologie de la violence. Il est l’auteur de deux publications sur le sujet: Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris 2019 et L’Amnésie de l’ogre, Révélateur, Chêne-Bougeries 2021. Il travaille actuellement sur un recueil d’essais qui devrait être intitulé Lobbyisme, clientélisme et activisme – La fin de l’État de droit.




Chasse à l’homme blanc

Des scènes de bagarre, des courses à moto et des justiciers qui triomphent héroïquement du mal… Ainsi imaginait-on encore, voilà trente ans, à quoi devait ressembler une chasse à l’homme. Et pourtant: figure détestable en postmodernité, l’adulte blanc subit de tout autres tourments, plus policés sans perdre de leur efficacité. Au nom de la diversité, le voilà désormais visé par des pétitions – pour «décoloniser» la littérature, le plus souvent – dans certaines universités soumises à la dictature woke. Qu’un génie ait peu ou prou suivi les idées de son époque sur un sujet ou un autre, voilà encore sa statue déboulonnée dans l’espace public. Et en page deux du journal que vous lisez, vous découvrirez encore le sort que lui réserve désormais la Migros. Celui du plouc, de l’immature, du quasi-consanguin, tout juste bon à hurler avec ses copains à propos de football. Qu’il serait bon, nous dit une jeune fille dans une publicité, d’avoir autre chose comme modèles sportifs «que des Blancs et des vieux»… Pas un appel à la haine, certes, mais tout de même d’une inélégance rare lorsqu’il s’agit paradoxalement de célébrer la diversité. Les Blancs sont-ils tant surreprésentés dans les équipes nationales pour mériter un tel sort?

Il ne s’agit pas pour nous de répondre à un excès par un autre. En dénonçant une «chasse à l’homme blanc», nous n’appelons en tout cas pas à répondre par la bêtise symétrique qui consisterait à nous montrer obsédés par la couleur de peau de ceux qui, parmi nous, viennent d’autres horizons. Simplement, nous ne comprenons pas en quoi l’on devrait accepter que le Blanc, parce qu’il est encore majoritaire dans son pays, puisse être davantage raillé qu’un autre à propos de ce que l’on appelle en philosophie un accident. Quelque chose qui fait partie de nous, mais qui n’est pas fondamental, pour dire les choses rapidement. Car en se moquant des «vieux Blancs», même pour vanter les mérites de l’inclusivité, l’on ne fait finalement que reproduire la pensée que l’on prétend combattre, et qui voit des adversaires là où devraient apprendre à cohabiter des égaux.




Migros a mal négocié son virage woke

Avec son refus de vendre de l’alcool, ses produits «vintage» et son culte du fondateur Gottlieb Duttweiler, Migros a longtemps constitué l’une des incarnations du conservatisme «soft» à la suisse. Au même titre, par exemple, que les humoristes d’État pas drôles, les souris grises de parlements et les people lisses comme des peaux de bébé. Revendiquant un héritage idéologique toujours fécond, la boîte ne cite-t-elle pas encore sur son site les quinze thèses fondamentales du fondateur de la société et de sa femme Adele? En voici un aperçu pour ceux qui les méconnaissent: «servir dans le sens le plus croyant du mot, c’est-à-dire en ayant foi dans ce qu’il y a de bon en l’homme» afin «de témoigner sa foi en Dieu». Ou encore l’idée que «le cœur de la femme est le sanctuaire où se maintiendra le mieux notre patrimoine spirituel». Ce bien joli folklore semble hélas avoir pris du plomb dans l’aile. Car désormais le géant orange célèbre les «révolutions sociétales», le «vivre-ensemble» et les repas pris devant la télé, pour ne citer que des exemples réels issus de la page «Migros Engagement».

Le mâle incarné

Or depuis quelques jours, la coopérative semble carrément avoir effectué un virage woke avec une publicité qui ne laisse pas indifférent sur les réseaux sociaux. On y voit deux adolescentes, jouant avec des figurines de foot, se réjouir que des représentations de femmes figurent dans leur assortiment, et «pas que des Blancs et des vieux» selon les termes de la protagoniste… blanche. Une catégorie honnie vers laquelle se tourne alors la caméra, bien que les mâles en question, évidemment dans une pose ridicule, semblent plutôt avoir la trentaine.

«Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone.»

Tristan Cerf, porte-parole de Migros

«Pas grave, les Blancs iront à la Coop», s’insurge un internaute, tandis que d’autres affirment ne jamais avoir vu de publicité aussi mauvaise. Parmi ces indignés, Heinrich Ariss: convaincu que le «grand remplacement» des populations européennes est en cours, encouragé par de tels spots, ce quinquagénaire romand a tout bonnement décidé de renvoyer sa carte Cumulus à la Migros avec une lettre annonçant le boycott de ses filiales. «On fait face à une attaque constante contre les «vieux blancs» accusés de véhiculer une masculinité toxique. Dès lors, étant directement visé, je préfère aller m’approvisionner ailleurs.» Sans espoir de lancer un grand mouvement révolutionnaire, il espère que d’autres suivront au sein de la «masse silencieuse» qui subit perpétuellement ce type d’attaque.

Un choix douteux et des ratés

Mais qu’a réellement cherché à faire Migros? «Célébrer la diversité», évidemment, mais pas sans une succession de couacs qui a fait tourner toute l’affaire en eau de boudin. «En allemand, les deux jeunes filles de la vidéo disent ʻnicht nur alte weisse Männerʼ», explique Tristan Cerf, porte-parole, «alors qu’en français, elles se contentent de dire ʻet pas que des Blancs et des vieuxʼ. L’effet d’humour voulu perd en effet en clarté, puisque la remarque répond à la phrase «C’est bien qu’il y ait aussi des femmes». Il serait donc logique que le mot ʻhommeʼ soit présent dans la deuxième partie du dialogue». Raté supplémentaire, une première mouture de la publicité, sur Facebook, s’intitulait «que des Blancs et des blonds», sans que cette dernière notion apparaisse dans la vidéo. «Le débat ici devrait plus se focaliser sur l’aspect de genre que sur celui de la couleur de peau, pour lequel le foot fait déjà office de modèle, surtout dans le monde francophone», reconnaît Tristan Cerf.

Reste une question: pourquoi tant de haine pour les «vieux»? Que deux ados jugent leurs parents (trois hommes, dans la vidéo) ringards, nul ne saurait s’en étonner, mais la publicité doit-elle réellement servir de caisse de résonance au jeunisme ambiant? Contactée, l’organisation Pro Senectute – il est vrai partenaire de Migros – n’a pas répondu à nos interrogations. Reste que les réactions courroucées des internautes semblent inciter la société à davantage de prudence pour la prochaine fois: «La plupart des remarques concernent la compréhension du message réel. (…) Ceci pourrait indiquer que notre mise en scène n’a pas réussi à transmettre l’essence et la complexité du débat de société en question», analyse Tristan Cerf, qui promet: «Nous ferons mieux la prochaine fois.» Il relève toutefois que le nombre de questions concrètes (ndlr d’ordre pratique) est fortement inférieur à la moyenne de celles des publicités similaires. «La représentativité des commentaires pourrait laisser penser que la grande majorité silencieuse ne voit aucun problème au message ou, au pire, ne l’a même pas remarqué.»

Qu’il nous soit permis de nous demander s’il faut réellement s’en réjouir.




Souriez, vous êtes rééduqués!

Entre militantisme LGBTQIA+, odes à Zelensky et apologie du wokisme, nos con-frères-sœurs-x, enfin nos collègues quoi, ne manquent jamais de beaucoup nous fasciner par leur audace. Leur dernier combat, en faveur de l’interprétation de La Petite Sirène par une actrice afro-américaine, mérite quelques lauriers. «Une Ariel noire vous pose problème, vous êtes raciste!», assène une collaboratrice de «l’Investigative Lab» (c’est le nom qu’ils donnent à leur rédaction, d’ailleurs fort peu métissée). Et l’argumentation de l’autrice du papier ne manque pas de sel: ainsi, parce que Hans Christian Andersen était vraisemblablement homosexuel, réclamer une Ariel conforme à la vision de son auteur n’aurait pas de sens, puisqu’il faudrait dès lors la représenter sous la forme d’un mâle gay. «Cela fait trop longtemps qu’on nous gave avec des princesses blanches auxquelles les petites filles métisses, noires et les autres ne peuvent pas s’identifier», poursuit notre passionaria des causes gagnées d’avance. Une argumentation délicieuse de la part de celle qui, par ailleurs, nous encourage à ne pas attacher la moindre importance à la couleur de peau des personnages!
Il y a plusieurs choses dont, au Peuple, nous ne nous soucions guère: l’épiderme des gens, la sexualité des écrivains et les leçons de morale de jeunes décérébrés, fussent-ils munis d’une carte de presse.

On veut sa retraite à 90 ans!

DR

C’est l’une des stars de cette édition et elle le mérite bien. Quand elle ne compare pas les élus à des tortionnaires nazis, Franziska
Meinherz est en effet capable de poser des questions cruciales. Ainsi, à l’annonce de la fin de carrière d’un ambassadeur de la 5G nommé Roger Federer, l’élue d’extrême-gauche lausannoise s’est fendue d’un message sur les réseaux sociaux demandant pourquoi elle devrait bosser jusqu’à 65 ans, contre 41 ans pour le génie de la balle jaune.
Nous avons la réponse: pour nous faire rêver le plus longtemps possible.

La foire à la saucisse

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Une bonne vieille grève du sexe pour faire les pieds (de porc) aux mangeurs de viande. Voilà la nouvelle proposition de l’organisation PETA, censée défendre les droits des animaux, pour faire face à… on ne sait pas, en fait. Disons pour faire face à la présence du mal dans le monde, pour faire simple. Car les méchants, ceux qui polluent, ont tous un truc en commun: ils aiment les saucisses! Et la PETA allemande d’enfoncer le clou à propos des bienfaits de la chasteté forcée pour les viandards: non seulement elle fera beaucoup souffrir les hétéro-beaufs, mais elle sauvera aussi la planète en économisant 58,6 tonnes de CO2 par an grâce à chaque enfant qui ne naîtra pas. Supprimons le sexe, la viande et les enfants, et le paradis, enfin, reviendra sur terre! La proposition aura au moins ceci de positif qu’elle évitera peut-être que des membres de la PETA se reproduisent.

La blanche colombe est revenue

Twitter

A intervalles réguliers, la francophonie ébahie voit le philosophe (paraît-il) Bernard-Henri Lévy revenir d’un pays en guerre et appeler à ne rien lâcher. Et c’est précieux, car en général, celui qui n’a pas de grandes conceptions géopolitiques peut se servir de la geste du seigneur germanopratin comme boussole pour basculer dans le camp opposé. Cette fois, c’est d’Ukraine que revient notre héros, où il lui a semblé bon de se faire prendre en photo sur une multitude de champs de bataille, la chemise impeccablement blanche et le brushing à l’avenant. Et gageons que les combats n’y étaient pas particulièrement intenses, puisqu’il a survécu. A moins que les Russes aient compris qu’être attaqués par pareille baudruche était tout de même plus agréable que la lecture de ses livres.




« J’aime la guerre… des idées ! »

Marie-Hélène Miauton, vous venez de quitter la présidence du Conseil d’administration de votre institut MIS Trend. Comment vous sentez-vous?

Je me sens très bien! Il était temps de tourner cette page et de choisir un président plus jeune (ndlr François Huguenet, directeur de l’agence FTC Communication et ancien Conseiller communal lausannois Vert).

Votre successeur a une autre sensibilité politique que vous…

Oui, et c’est un excellent communicateur, même si je crois avoir aussi fait du bon travail dans ce domaine. Toute l’équipe va très bien s’en sortir sans moi, je ne me fais aucun souci.

Est-ce que ce pas de retrait signifie que l’on va moins vous entendre dans les débats de société?

On ne m’entendait déjà plus à propos de MIS Trend depuis que j’en avais quitté la direction opérationnelle, il y a 11 ans. Dans le fond, je crois que cette nouvelle donne ne va rien changer. Ce sont mes chroniques qui font parfois réagir les médias, de même que mes livres.

Votre actualité ne signifie donc pas que vous souhaitez une plus grande paix…

Ah non, j’aime la guerre ! Mais la guerre des idées bien sûr, pas celle qui brise des vies. Je crois que si on la mène avec ouverture, avec humour, en respectant le débat, en acceptant la contradiction, en ne condamnant personne pour ses opinions, alors les vraies guerres n’auraient pas lieu.

Vous avez le sentiment que cette hauteur de vue se perd dans notre société?

C’est malheureusement de plus en plus flagrant. La France et les États-Unis sont en avance sur nous de ce point de vue, mais ça nous menace. Enfin, tant que vous et moi nous pouvons nous exprimer sur la place publique, c’est que notre situation n’est encore pas désespérée.

On est entré dans une ère de la diabolisation?

Oui, toutes les idées n’ont malheureusement plus le droit de cité. Moi je pense qu’on ne peut évidemment pas accepter certains actes illégaux, de même que les attaques visant des personnes, mais toutes les idées oui. Je suis pour la liberté d’expression.

Mais comment expliquez-vous que vous ayez pu être si médiatique en incarnant une sensibilité, libérale-conservatrice, que vous jugez si malmenée?

Mais parce qu’il y a encore énormément de gens qui veulent entendre une voix comme la mienne! Nous sommes peut-être de moins en moins nombreux à exprimer des opinions de droite, mais cela ne signifie pas que nous soyons de moins en moins nombreux à les partager. J’imagine donc, et j’espère, que ma durabilité dans Le Temps correspond à la demande d’un lectorat.

Un domaine où cette offensive de la pensée unique est forte, c’est l’université. C’est votre grande inquiétude?

Oui mais ce n’est pas que l’université: ce sont les médias et les métiers du verbe en général. C’est l’instruction aussi. En fait, tout ce qui devrait être formateur est devenu formaté. Je le vois avec les programmes scolaires, la façon dont une forme d’endoctrinement se glisse un peu partout. L’histoire s’y prête évidemment très bien, la littérature aussi, mais le conditionnement alimentaire en fait également partie.

Pourquoi la droite a-t-elle perdu la bataille des idées, d’après vous?

Parce qu’elle a quitté les métiers du verbe, tout simplement. Si on avait une représentation équilibrée de la pensée de gauche et de droite dans les médias ou à l’université, le monde irait beaucoup mieux. C’est tout de même un monde que l’on constate en Suisse une relative majorité de droite dans les élections, mais que l’on soit intégralement menés par des idées de gauche.

A votre âge, pensez-vous être encore à même de comprendre ce qui préoccupe cette génération «woke», qui a la vingtaine?

Oui parce qu’il n’y a pas que ces jeunes-là dans notre société. Je crois même qu’ils sont une infime minorité, ce qui rend d’autant plus choquant qu’on ne parle que d’eux. Vous savez, j’ai des enfants, des petits-enfants, je connais leurs amis. Je ne suis pas coupée du monde au point de penser que toute la jeunesse est «woke». Les sondages d’ailleurs le prouvent.

Une autre de vos inquiétudes, c’est l’islam politique…

Oui. On a la chance, vous et moi, d’être nés dans une civilisation prodigieuse, et je ne veux certainement pas la voir s’affadir ou disparaître.

Mais s’affadit-elle réellement sous les coups de boutoir de cette communauté-là ? Ne reprochez-vous pas aux musulmans de ne pas être aussi morts que nous spirituellement?

Une bonne part de l’attractivité de la religion musulmane tient à notre propre désert spirituel, en effet. Je ne leur reproche donc certainement pas leur ferveur. J’aimerais que nos églises soient aussi pleines que leurs mosquées. Ce que je leur reproche, ce sont des principes, un art de vivre et une culture tellement différente de la nôtre qu’ils la détruiront. Je précise que je parle ici d’un islam intégriste tel qu’il est porté par les pays du Golfe.
Le fait d’avoir vécu ma petite enfance dans un pays musulman, le Maroc, me donne un regard très bienveillant sur une femme musulmane, avec sa foi sincère et non-envahissante, des enfants perdus dans ses jupons. J’ai vécu parmi ces gens et on ne peut pas m’accuser d’islamophobie. Mais l’islam politique nous a déclaré une forme de guerre et nous sommes en devoir de se battre pour nos valeurs.

C’est pesant, parfois, pour vous, d’être enfermée dans une image de femme de combat?

Il faut faire une différence entre la femme publique et privée. Qui je suis, réellement en tant que personne, peu de gens le savent. Beaucoup me disent qu’ils m’ont réellement découverte à travers le livre que j’ai sorti ce printemps après avoir marché sur la Via Francigena. Ils y ont découvert une sensibilité, des préoccupations, mon amour de la nature… Je suis très attachée à la pudeur et à l’intimité, vous savez.

Marie-Hélène Miauton, Chemins obliques, Editions de l’Aire, mars 2022




L’université sous pression

À l’Université de Genève, les activistes semblent faire la loi. Deux actions ont été menées en l’espace de trois semaines par des associations se réclamant de la défense des LGBTQIA+. En avril, des agitateurs ont réussi à faire annuler une conférence de Caroline Eliacheff et Céline Masson autour de leur livre La Fabrique de l’enfant transgenre, jugé transphobe. Plus récemment, un groupuscule (le même?) a saboté la conférence d’Eric Marty (lire ci-contre), hurlant :«Ton livre c’est de la merde, on l’a pas lu.» Motif? Toujours la présupposée transphobie de l’auteur.

Voir des activistes s’offusquer d’un ouvrage dont ils ne connaissent pas le contenu peut faire sourire. C’est le cas chez Ralph Müller, doctorant en langue et littérature françaises modernes à l’UNIGE et créateur de contenus sur Youtube: «Dès le moment où vous affirmez que vous n’avez pas lu un livre, il devient difficile de dire qu’on est offensé. Il faut condamner ces activistes, critiquer leurs méthodes mais aussi essayer de comprendre pourquoi ils en viennent à adopter ce genre de postures.»

Une vision tronquée de la réalité

En plus d’y voir un enfermement idéologique malsain, Ralph Müller redoute que les pressions exercées par les activistes ne donnent une vision biaisée de la population estudiantine aux autorités universitaires: «Le danger est que ces associations tendent à donner l’illusion d’être les thermomètres d’une sensibilité intellectuelle unique chez des étudiants. Les professeurs et le rectorat pourraient y croire et se dire que les revendications sont partagées par une majorité.»

Ces deux affaires font parler d’elles au-delà de la Romandie: le magazine français Causeur a d’ailleurs relayé un article initialement publié par Jonas Follonier dans Le Regard Libre. Notre confrère y rappelle qu’Eric Marty a une pensée s’inscrivant plutôt… à gauche. Contacté, le service presse de l’UNIGE affirme qu’il ne cédera pas aux injonctions des agitateurs: «Les enseignant-es choisissent librement leurs intervenant-es (sic), non pas selon leur caractère plus ou moins consensuel, mais en fonction de leur pertinence dans le cadre d’un cours ou d’une conférence. La confrontation des écoles de pensée fait partie de la démarche académique, l’université doit veiller à éviter les tentations d’autocensure.»

L’Université de Genève reste laconique quant à un éventuel renforcement de son service de sécurité en cas de futures venues d’orateurs jugés «sulfureux»: «L’université accueille plus de 700 événements publics par année et adapte depuis longtemps son dispositif de sécurité aux caractéristiques de chacun d’entre eux. Les sujets politiques ou la venue de personnalités internationales impliquent par exemple une sécurité renforcée.»

Les événements de ces deux derniers mois dans la Cité de Calvin sont observés, aussi bien par les médias que par des jeunes d’autres universités. C’est le cas de Barry Lopez, ancien président des Jeunes PLR vaudois et ancien assistant parlementaire d’Isabelle Moret. Malgré l’image très à gauche de l’institution, l’étudiant en droit estime que la situation à Lausanne est moins problématique qu’à Genève. Il évoque des débats et des discussions qui le font doucement sourire, «mais pas de pression malsaine». Tout au plus déplore-t-il quelques actes isolés. «Certaines affiches se font taguer ou arracher quand les sujets sont clivants. Il est dommage de voir de l’intolérance de la part de personnes qui se revendiquent de l’ouverture», ironise Barry Lopez.

Evaluer le ressenti?

Si les actes commis par des groupes de pression peuvent être jugés inquiétants pour la liberté, l’Université de Fribourg elle-même se rapproche doucement du 1984 d’Orwell en publiant, dans ses locaux, une série d’affiches dont l’une déclare, sur fond rose: «Ici on fait des blagues! Mais déplacées ou osées, c’est du harcèlement». Elle est accompagnée d’un commentaire dont les implications ne sont pas évidentes: «Le ressenti de la personne prime sur l’intention de l’auteur·e de la blague.»

Comment fera l’université pour évaluer un ressenti? Sans surprise, le verdict reviendra à la «victime», explique Marius Widmer, responsable de la communication de l’UNIFR. «Pour savoir ce qui porte atteinte à la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne », il préconise de se fier à «l’avis de la personne concernée», qui est forcément «subjectif». «Le message de l’affiche est de dire que le respect de chacune et chacun est primordial», poursuit-il. «Faire des blagues qui visent à inférioriser une personne ne peut pas être l’objectif de l’humour.»

Si on ne risque pas de beaucoup se taper sur les cuisses, du côté de la Sarine, au moins une satisfaction: pas question d’y annuler préventivement la venue d’un conférencier, quel qu’il soit. «L’université comme lieu d’échange intellectuel et de confrontation d’idées laisse et laissera la place à diverses opinions et avis. Finalement, la recherche a aussi un lien avec la société et dans ce sens, il est opportun qu’elle apporte des éclairages avec un fondement scientifique et argumenté.»




Le prof attaqué à Genève règle ses comptes

Eric Marty, avez-vous déjà vécu une attaque similaire à celle qui s’est déroulée le 17 mai dernier à l’Université de Genève?

Comme intellectuel et écrivain jamais.

Était-il concevable pour vous de vous faire attaquer en venant donner une conférence en Suisse?

Je crois que désormais tout est possible et surtout l’inattendu, qui est devenu semble-t-il la règle des relations sociales, politiques, symboliques. La Suisse n’échappe pas à cette nouvelle règle. Le paradoxe est que la semaine suivante j’ai fait la même présentation de mon livre à l’Université Paris 8 de Saint-Denis, haut lieu LGBT, située dans ce qu’on appelle en France familièrement le 9.3, présenté par la presse réactionnaire et raciste comme un endroit dangereux, et que tout s’est parfaitement passé, dans un amphi de 200 personnes, dans une ambiance chaleureuse, amicale, intelligente, où tout le monde faisait confiance au langage, aux actes de pensée pour dénouer les différends et sceller les accords. Pour reprendre une formule du groupe qui m’a attaqué, je dirais volontiers Saint-Denis – Genève: 2-0!

«Face à cette petite bande de ‘pseudo-trans’, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des petits-bourgeois»

Eric Marty, auteur du livre Le Sexe des Modernes

Comment avez-vous vécu la chose?

Personnellement je n’ai pas peur de la violence physique. J’ai été dans ma jeunesse militant d’extrême gauche et j’ai eu à affronter ce qu’on appelait les «stals», les communistes staliniens, et les «fachos», l’extrême droite d’une redoutable violence. Face à la petite bande de «pseudo-trans», j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une bande de petits-bourgeois apparemment aisés qui se donnaient beaucoup de mal pour jouer aux «activistes», tout juste capables d’imiter ce qui se fait ailleurs, incapables de véritable insolence, parfaitement stéréotypés, et dont l’unique efficacité tenait à la pire chose qui soit: l’effet de nombre. La bêtise, l’ignorance, le refus absolu de savoir rendaient le spectacle tout à fait abject. Et c’est là où, sans jamais avoir peur, j’ai eu un vaste sentiment de lassitude.

Une telle censure est-elle effrayante et dangereuse pour le combat d’idées?

Oui. J’ai l’air de minimiser l’événement en décrivant cette petite bande comme je viens de le faire, mais je ne minimise nullement la gravité de ce qui s’est produit: en effet, une censure. C’est la forme qui m’est apparue dérisoire et médiocre, mais le résultat a été de m’empêcher de parler, et, en cela, ce groupe de petits-bourgeois hurlant a eu les mêmes effets qu’un groupe fasciste, guidé par la même haine de la pensée, la même haine de la parole: l’aspiration au néant.

Pensiez-vous que votre livre, Le Sexe des Modernes, allait susciter de telles réactions?

Non. Mon livre est un livre d’histoire des idées et qui n’est en aucun cas polémique. J’essaie de décrire d’où nous viennent toutes ces nouvelles catégories qui nous gouvernent désormais (genre, LGBT, trans, etc.), et mon analyse associe ces émergences à des ruptures dans l’espace du savoir, et des savoirs concernant ce qui est en jeu ici, le sexe. Le sexe comme lieu de savoir, comme ce qui suscite notre désir de savoir. A mes yeux, tous les faits sociaux sont pensables comme des scènes qui mettent en jeu des conflits, des ruptures dans notre espace de savoir. Telle est ma perspective. La question «trans», qui n’occupe qu’une infime partie dans ce gros livre de plus de 500 pages, est traitée de la même manière. Je montre comment, dès le départ, Butler rate la question «trans» en parlant dans Trouble dans le genre de «transsexuels» et en étant donc incapable de penser la question dans les termes de sa propre pensée, celle du genre. D’ailleurs, elle aussi a subi l’insulte d’être traitée de transphobe, à coups de «Fuck you Judith Butler!»… On le voit, mon propre propos, lui, n’a rien de transphobe. Et si je parle à un moment du contexte de «violence» qui entoure l’émergence du fait «trans», c’est dans le contexte général de la violence liée d’une part à tout trouble dans le genre quel qu’il soit, et d’autre part aux discriminations et aux humiliations que subissent en effet les «trans»: je parle bien sûr des trans réels et pas des petits-bourgeois excités qui ont voulu empêcher à l’Université de Genève la pensée de se diffuser dans le dialogue de tous avec tous.