À Genève, la culture de l’offense a encore frappé

Une manœuvre de dernière minute a empêché le mouvement Perspective Catholique d’organiser une soirée dédiée à la critique de la franc-maçonnerie. La liberté des antilibéraux vaut-elle moins que celle des autres ? 
La salle du CSP n'accueillera jamais la conférence de Perspective Catholique.
image_pdfimage_print

Depuis lundi 9 août, l’UDC Éric Bertinat ne décolère pas. Figure de la politique locale et catholique traditionaliste, l’ancien député et président du Conseil communal est aussi l’animateur du mouvement Perspective Catholique, qui devait accueillir l’auteur Serge Abad-Gallardo. Au programme, une conférence au programme très clair : « Franc-maçonnerie et politique, les liaisons dangereuses ».

En sa qualité de « repenti », Serge Abad-Gallardo écume les plateaux télé français depuis plusieurs années pour dénoncer un milieu initiatique qu’il n’hésite pas à qualifier de « luciférien ». Cet antimaçonnisme virulent n’avait toutefois pas empêché le Centre Social Protestant (CSP) d’accepter depuis ce printemps la location d’une salle pour la tenue de la conférence.   

Mais ça, c’était jusqu’à au lundi 9 août. L’avant-veille de la conférence, Éric Bertinat a reçu un message du directeur Alain Bolle l’informant de la suppression de la location de la salle Forum qui lui était dévolue.  « Il semble que les propos tenus par votre conférencier fassent réagir des personnes qui m’ont alerté. Ses propos sont en décalage et contradiction complets avec les valeurs du CSP et celles du propriétaire des murs, la Maison de la Réformation SA », souligne ce courriel. D’autres considérations relatives au milieu du catholicisme traditionaliste, plus ou moins associé à l’extrême-droite, justifiaient cette décision subite.

Cet article vous est intégralement offert par amour du débat. Mais nous avons besoin de vous pour continuer à exercer notre rôle de contre-pouvoir.
Abonnements : https://lepeuple.ch/sabonner/
Dons: https://lepeuple.ch/nous-soutenir/

Une simple transaction commerciale

Tentons une expérience intellectuelle, maintenant : l’erreur d’avoir accepté un tel événement – du point de vue du CSP, s’entend – ayant été commise, le respect de la parole donnée ne devait-elle pas l’emporter sur la volonté de ne pas accorder de liberté à des adversaires idéologiques ? Mais Alain Bolle ne souhaite pas s’étendre sur la portée philosophique de son revirement : « La décision prise est tombée tardivement faute d’une attention suffisante de notre part ou d’une communication lacunaire de la part du locataire », glisse-t-il simplement, tout en reconnaissant la « profondeur » de ces questions.

Pas difficile, après deux minutes sur le Web, de savoir de quel bois se chauffe le mouvement Pespectice Catholique.



Abasourdi, Éric Bertinat doit l’admettre : ce camouflet atteint en lui l’être humain autant que le militant. « Ce qui me gêne, c’est qu’on te colle une étiquette et que tu ne peux plus d’en dépêtrer. Pourtant, cela fait des années que je siège dans des commissions au niveau politique, que je travaille sans problème avec tout le monde et que je respecte l’officialité. » En tant que catholique traditionaliste, il ne voit rien de saugrenu à organiser un événement dans un espace de la galaxie réformée : catholique « à la Suisse », il dit s’inspirer d’évêques qui étaient certes farouchement opposés à la Réforme, mais cultivaient des liens d’amitié avec des protestants. Et de toute façon, la location de cette salle « n’était qu’une transaction commerciale, qui n’implique pas une convergence des idées. »

Le droit d’offenser

La déception est compréhensible mais finalement, le CSP n’a-t-il pas le droit d’accepter ou refuser qui il veut en ses murs ? C’est l’appréciation de Jonas Follonier, rédacteur en chef du magazine Le Regard Libre. Profondément libéral, plutôt bien disposé envers la franc-maçonnerie, il estime qu’invoquer la liberté d’expression pour défendre l’intervenant n’a pas beaucoup de sens : « Cette notion n’implique pas qu’il y aurait un droit pour n’importe qui de s’exprimer partout où il le souhaite, mais simplement qu’il n’y a plus d’instance – comme autrefois l’Église – qui peut nous dire ce que l’on doit penser. »

Reste que l’argument servi par le CSP lui semble très faible : « Quand le directeur se justifie en disant « On a eu des réclamations « , on sent qu’il a eu plus peur du qu’en-dira-t-on que des idées de l’intervenant : on se retrouve à nouveau dans cette culture de l’offense qui fait tant de mal au débat démocratique. Un libéral, à l’inverse, accepte que l’on puisse offenser en parlant et n’y voit pas une justification pour faire taire son contradicteur. » A fortiori deux jours avant l’événement…

Éric Bertinat, pour sa part, n’en démord pas : « Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur le sujet et le conférencier proposés, les personnes attachées à la liberté d’expression devraient s’alarmer de cette basse action. » Une basse action, cela ne surprendra personne, qu’il attribue à l’action souterraine des loges…

Commentaire : Le débat, c’est mieux que les sales coups

Il y a quelque chose de détestable à observer le développement d’un monde où l’on « alerte » dans l’ombre sur les fréquentations des uns et des autres, ou sur leur radicalité, pour les empêcher de s’exprimer. Oui, si l’on est à ce point persuadé d’être dans la vérité, pourquoi ne pas simplement venir débattre et démonter avec courtoisie les arguments adverses ? A-t-on à ce point oublié que « celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit » (Saint-Exupéry) ?

Que l’antimaçonnisme catholique soit excessif ou suranné, libre à chacun de le penser. De même, n’importe qui peut bien accueillir ou non en ses murs qui il le souhaite. Mais couper l’herbe sous les pieds de partenaires loyaux deux jours avant un événement validé depuis des mois, cela ne se fait tout simplement pas. Question d’élégance.

Souvent, lorsque l’on dénonce une injustice dont serait victime un mouvement comme Perspective Catholique, d’aucuns y voient l’expression d’une adhésion entière aux idées. C’est ne pas voir que nous nous situons à une autre échelle : celle du principe. Et dans un monde libre, les principes fondamentaux n’évoluent pas en fonction de leurs bénéficiaires du moment.

Voir aussi