Au début du mois d’octobre, nous proposions une recension chaleureuse, mais critique, de l’essai de Jonas Follonier La Diffusion du wokisme en Suisse sur notre chaîne YouTube. Passée l’heure de l’exposition de nos doutes, il était temps de débattre directement avec l’auteur, également rédacteur en chef du magazine Le Regard Libre.
Ou quand conservatisme et libéralisme classique croisent le fer.
Est-ce que cela vaut vraiment la peine de consacrer un essai à la dénonciation d’un mouvement dont, en 2024, plus personne ne se revendique ouvertement ?
Ce n’est pas parce que plus personne ou presque n’assume ce mot que le courant qu’il désigne n’existe plus. Au contraire, il continue de se diffuser sous nos yeux. Les universités, les écoles, les médias et le monde de la culture notamment sont influencés par ce mouvement militant qui réclame des droits spéciaux pour certains groupes, quitte à en enlever à d’autres, qu’il s’agisse des hommes, des hétérosexuels, etc. C’est ce qui passe typiquement avec les politiques de quotas. Je documente celles qu’applique désormais l’Université de Lausanne pour les engagements de professeurs. On peut penser aussi à l’exemple tout récent (j’avais déjà sorti mon livre entre-temps) de ce club genevois qui fait un rabais d’entrée aux personnes LGBT – comme si celles-ci étaient de pauvres créatures, alors que ce sont des gens comme tout le monde. Ma critique du wokisme s’accompagne justement d’une défense de l’universalisme.
Dans les thèses qui sous-tendent le « wokisme », vous mentionnez le refus de ce que les progressistes appellent l’essentialisme. Cela se vérifie dans le cas du genre, souvent présenté comme fluide, mais c’est tout l’inverse au niveau de la race, où notre couleur de peau déterminerait ce qu’on a le droit de cuisiner ou de jouer en concert. N’y a-t-il pas une contradiction dans cette approche ?
Si, vous avez raison. Jean-François Braunstein en parle dans son ouvrage La religion woke et en conclut que la théorie du genre est un marqueur plus important du wokisme que l’antiracisme. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la seule contradiction de cette idéologie. Rien d’étonnant à cela : on a pu entendre de la part de ces milieux aux Etats-Unis que la logique est « blanche » et « raciste ». Pourquoi alors devraient-ils respecter une quelconque cohérence qui, à leurs yeux, puerait l’Occident ?
Vous identifiez dans le wokisme des attitudes qui traversent l’histoire de notre civilisation depuis 1500 ans : refus du corps, subjectivisme extrême, rejet du débat… Y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau sous le soleil ?
Le wokisme tire bien sûr ses racines de discours plus anciens, à commencer par la « French Theory » avec des auteurs comme Foucault, Derrida, etc. Il s’inspire également du marxisme. Or, contrairement à Marx, les universitaires américains qui ont développé les idées woke ne pensent plus que ce sont des oppressions économiques qui parcourent la société, mais des oppressions symboliques : la façon dont sont représentées telle ou telle « communautés ». C’est une des innovations conceptuelles importantes du wokisme et qui en fait un ensemble de théories pour le moins vagues, car irréfutables, « comme toutes les pseudosciences »selon le mot de Popper.
Vous évoquez souvent la biologie comme norme objective que les wokes ont tort de refuser. Mais vous qui êtes libéral, au nom de quoi décrétez-vous qu’elle doit primer sur la toute-puissance individuelle ?
Je ne connais aucun auteur libéral qui prétendrait que la biologie doit être réfutée au nom de la liberté individuelle. Le libéralisme, on l’oublie souvent, est un discours sur l’organisation de la société. Ce n’est ni un discours métaphysique, ni un discours sur le genre de vie que l’on doit mener (excepté le seul principe du libéralisme, celui de circonscrire l’exercice de sa liberté au respect de la liberté d’autrui). On peut ainsi être libéral en politique et réaliste en philosophie, entre autres options. La plupart des libéraux sont d’ailleurs hostiles au relativisme. La raison est ce qui doit guider la liberté et la raison est justement l’instrument qui nous permet de chercher le vrai, le bien et le beau. C’est du moins ma vision, et celle d’auteurs aussi divers que ceux des Lumières écossaises ou du libertarianisme américain, en passant par toute une série de libéraux-conservateurs, de Tocqueville à Hayek.
Vous affirmez que les wokes ne sont pas contre le pouvoir, mais cherchent simplement à en devenir les nouveaux maîtres. Une observation juste, mais finalement assez proche de celle des « wokes » eux-mêmes, qui perçoivent des rapports de domination partout, non ?
Oui, mais personnellement je n’en vois pas partout. Eux si, et ce n’est donc pas un hasard s’ils raisonnent eux-mêmes en termes de pouvoir. Je ne fais que le constater, aussi bien sur la base de leurs textes que de leurs actions. Jamais ils ne débattront rationnellement : soit ils exprimeront des émotions, soit ils chercheront à imposer leurs vues ou vous ignoreront.
Vous mettez en avant le monde universitaire dans votre quête d’exemples suisses du wokisme. N’est-ce pas finalement le reflet d’un délire d’une élite déconnectée des réalités populaires qui vous inquiète davantage ?
C’est un phénomène qui m’inquiète, en effet. Les élites ne devraient être déconnectées d’aucune réalité, qu’elle soit « populaire », comme vous dites, ou scientifique, entre autres.
La RTS, que vous critiquez, vous donne pourtant régulièrement la parole. N’est-ce pas la preuve qu’elle est plus diverse idéologiquement qu’il n’y paraît ?
Je suis content d’avoir été invité par Les beaux parleurs. En France, la journaliste Nora Bussigny, auteure d’un livre d’infiltration dans les milieux militants radicaux, n’a pas eu cette chance. France Inter a diffusé plusieurs chroniques négatives sur son livre et ne l’a jamais invitée. En Suisse, nous avons plutôt de la chance avec nos médias publics, mais ils peuvent faire beaucoup mieux. Comme je le montre dans mon essai, l’un de leurs canaux Instagram est complètement acquis aux thèmes et thèses wokes. Et la SSR demandait jusqu’il y a peu aux producteurs voulant faire financer leurs films de remplir un questionnaire sur la diversité de leurs équipes d’acteurs, de distributeurs, etc. La grande maison a fait marche-arrière une fois mon livre publié. J’en suis heureux.
Commander le livre sur le site de l’éditeur : https://www.slatkine.com/fr/editions-slatkine/76408-book-07211330-9782832113301.html
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