Depardieu : après l’émotion, bilan d’une éviction

« On passe du siècle des Lumières au siècle des ténèbres ». Voilà ce que dénonçait Me Hayat, spécialiste du phénomène « #MeToo », lors d’une émission d’Infrarouge de janvier consacrée à la déprogrammation de Gérard Depardieu. Plusieurs acteurs du monde culturel ainsi que le directeur de la RTS lui-même, M. Pascal Crittin, se trouvaient autour de la table.

Pour rappeler le contexte, le service public suisse venait de renoncer à diffuser un film avec Depardieu (à savoir Maison de retraite, 2022) en conséquence d’un Complément d’enquête diffusé le 7 décembre sur la chaîne France 2. Il ne s’agissait en aucun cas d’une sanction prononcée à la suite des accusations de viols et de harcèlement qui pèsent sur le comédien depuis belle lurette – sujet qui ne sera d’ailleurs pas traité dans cette chronique – mais bien d’une réaction au travail des journalistes de France 2. Lors du débat, Pascal Crittin avait soutenu que cette décision ne constituait pourtant « ni un acte de censure, ni un acte de procureur ».

Le visuel de l’émission consacrée par la RTS à sa propre décision “d’annuler” l’acteur.

Retirer un film d’une chaîne du service public suggérait le contraire. Après tout, cette sentence allait entraîner des conséquences importantes dans la mesure où elle rendrait une œuvre inaccessible aux spectateurs, une fois « retirée du menu ». Alors pourquoi une telle déclaration ? En fait, il s’agit de ce qu’on appelle une « prolepse », à savoir une figure rhétorique qui consiste à réfuter à l’avance une objection possible. Dans ce cas, elle visait à clore le débat d’une part, mais sans doute aussi à se donner bonne conscience.

À l’origine de la sanction, des suppositions

Si le procureur porte les accusations durant un procès, force est de constater que la RTS a agi de même, sanctionnant Gérard Depardieu en amont d’une réelle décision de justice. Malgré les dénégations de M. Crittin, empêcher la diffusion d’un film après un reportage constituait de fait une prise de position : une telle politique supposait que les accusations de France 2 étaient honnêtes – ce qui ne semble nullement évident à la lumière des accusations de l’avocat français Jérémie Assous. La parole de cet homme de loi n’est pourtant pas sans importance puisqu’il s’agit du représentant de Yann Moix, auteur des images utilisées dans le reportage de Complément d’enquête. De quel droit une chaîne comme la RTS peut-elle décréter qu’il divague ? Il faut ajouter à cette réfutation une tribune signée par la famille de l’acteur, publiée le 17 décembre dans le Journal du Dimanche. Ce texte évoquait un « montage frauduleux ». Selon son entourage, Depardieu n’aurait par exemple jamais fait d’allusions sexuelles à propos d’une fillette, comme l’indiquaient les journalistes. Qui dit vrai, qui dit faux ? Il ne nous appartient pas d’en juger, même avec le recul. Reste que la déprogrammation de Depardieu de la RTS n’apparaît toujours pas comme « acte de neutralité » ou de « réserve », même des mois plus tard.

Lors du débat d’Infrarouge, le comédien et metteur en scène suisse Matthieu Béguelin soulevait un autre aspect qui mérite notre attention : diffuser un film, rappelait-il, ne signifie nullement cautionner le mauvais comportement d’un comédien donné. Comment une chaîne de télévision pourrait-elle avoir cette ambition, d’ailleurs, à moins de mener une enquête de moralité concernant toutes les personnes impliquées dans des œuvres collectives ?

Le statut de l’œuvre en question

En fait, l’œuvre d’art, une fois créée, prend en quelque sorte son indépendance et acquiert une existence distincte du créateur. Il serait en conséquence inapproprié de faire subir au travail de l’artiste les fruits de son comportement ; personne n’imagine retirer les toiles du peintre Caravage des musées à cause de son parcours meurtrier. De plus, le cinéma possède une caractéristique qui le distingue d’autres formes de création : il est éminemment collectif. Comme le rappelle l’historien américain du cinéma David Bordwell, un film doit être produit. Cela signifie que plusieurs personnes, en plus du réalisateur, interviennent au cours du processus de création qui se parachève par la sortie du film au cinéma. De fait, la production d’un long-métrage débute avec l’écriture du scénario. Au vu de la multitude d’acteurs concernés, est-il juste de tous les sanctionner ? Imaginerait-on concrètement voir disparaître le film J’accuse du palmarès des Césars en 2020 en raison du crime que Polanski a commis durant les années 1970 ? Ou être témoin d’un retrait du travail de Tarantino, car souvent produit par Harvey Weinstein, violeur en série ?

Rôles secondaires et présence à l’écran

Sur ce point, la RTS explique son raisonnement de la manière suivante (voir notre entretien en annexe) : si un comédien joue un rôle important dans un film donné (ex. : Maison de retraite), alors le film doit être déprogrammé en cas de comportement répréhensible. En revanche, si le rôle n’est que secondaire (ex. : Illusions perdues, 2021, qui a bel et bien été diffusé), le film est maintenu. Un tel choix éditorial a de quoi étonner. En effet, si le but de la démarche est de protéger la sensibilité d’une partie du public en ne « faisant pas entrer Depardieu dans les salons à Noël » (comme l’a expliqué M. Crittin), comment expliquer de manière cohérente le maintien d’un autre film avec le même comédien pendant la même période des fêtes ? Une explication fondée sur le simple temps de présence à l’écran peine à convaincre. Par exemple, dans le fameux long-métrage Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, le colonel Kurtz (magistralement interprété par Marlon Brando) s’avère être un des personnages centraux du film malgré ses rares apparitions. C’est effectivement pour se lancer à sa recherche que le capitaine Willard (joué par Martin Sheen) entame une longue traversée de la jungle vietnamienne. Même sans directement se manifester à l’écran, le personnage de Kurtz est central dans l’histoire du film.

Au cours du débat d’Infrarouge, plusieurs intervenants ont déclaré qu’on leur prêtait des intentions qu’ils n’avaient nullement. Tel serait le cas de Valérie Vuille, directrice de l’institut suisse décadréE qui affirmait ne jamais avoir fait mention d’effacer ou de brûler des œuvres. Pourtant, la conséquence d’une de ses positions – celle de n’établir aucune distinction entre l’artiste et son œuvre – est de justement censurer (ce qui équivaut à brûler et effacer) le travail d’une personnalité qui poserait un problème dans la vie privée. De la même manière, bien que l’intention de M. Crittin ne soit pas de contribuer à la censure de l’art, la décision de sa chaîne y contribue. On peut bien sûr apprécier que la RTS n’ait jamais fui le débat qu’elle a créé, mais un malaise subsiste. À la lumière des arguments exprimés pour justifier la déprogrammation de Maison de retraite, le service public semble avant tout avoir eu la volonté de se trouver dans « le camp du bien » ; celui des progressistes qui sanctionnent tout artiste au comportement considéré comme inacceptable.

Un public coupé en deux

Le média infantilise son audience en choisissant à sa place le type de contenu auquel il devrait être exposé. La RTS semble aussi favoriser une certaine partie du public au détriment d’une autre. Bien que saluée par le conseiller national Les Verts Nicolas Walder dans Le Temps, la décision de donner la priorité à un certain segment des spectateurs est délétère : une telle stratégie de communication risque en réalité surtout d’en aliéner la majorité. Pour finir, il convient de rappeler les inquiétudes exprimées par Me Hayat durant le débat d’Infrarouge. Selon elle, le mouvement « #MeToo » contourne l’espace judiciaire pour condamner des individus, et ce au mépris des principes juridiques fondamentaux suivants : la prescription ainsi que la présomption d’innocence. Bien que la décision de la RTS ne soit pas la conséquence des accusations de viols qui pèsent sur Gérard Depardieu, il est difficile de ne pas relever son aspect « justicier », comme si la chaîne souhaitait s’ériger en véritable « tribunal médiatique ». La déprogrammation de ses films contribuera probablement à la banalisation d’« exécutions publiques iniques ».

La déprogrammation de ce film est à l’origine
d’une tempête médiatique pour la RTS.

Les explications de Marco Ferrara, porte-parole de la RTS

La position de la RTS reste celle étayée durant la période des Fêtes. Notre directeur, Pascal Crittin, en a fourni une explication complète et détaillée lors de l’émission Infrarouge du 10 janvier 2024.

Programmer un contenu ou le remplacer en fonction de son adéquation au contexte fait partie du quotidien de chaque média. Lorsque nous pressentons qu’une partie du public pourrait se sentir heurtée par une œuvre ou une personnalité jusque-là acceptée, nous écartons celle-ci de notre programmation, ne serait-ce que de manière momentanée. Ce type de choix intervient fréquemment pour toute sorte de programmes. Exemples : ce fut le cas avec Pierre Palmade à la suite de l’accident mortel où il a été impliqué, mais aussi avec un documentaire sur un religieux du Proche-Orient mis de côté, car le contexte avait changé lors de l’éclatement de la guerre à Gaza.

Nous touchons un très large public et devons donc tenir compte de toutes les sensibilités. Dans le cas de Depardieu, après la vague émotionnelle constatée autour de cet acteur depuis le reportage de France 2, nous avons décidé de ne pas ajouter de heurt ni de choc émotionnel pour une partie de la population. Et nous savons que dans de telles situations, quelle que soit l’option retenue (diffuser ou ne pas diffuser), nous serons critiqués par une partie du public. Pascal Crittin a aussi indiqué humblement qu’il n’y a pas de science exacte en la matière et cette difficulté fait justement partie du métier de programmateur.

Il n’y a aucune censure ni aucune atteinte à la présomption d’innocence, pour deux raisons : d’abord parce que nous n’avons effectué aucune déprogrammation lorsque les premières accusations de viol ont été portées contre Gérard Depardieu ; ensuite, parce que nous maintenons sur Play RTS nos émissions avec Gérard Depardieu dont de nombreuses interviews, pour celles et ceux voulant les visionner en toute liberté de choix. À l’antenne, nous diffusons des films où il n’a qu’un rôle secondaire et ne mettons de côté que les films le valorisant en rôle principal. Ce choix a été motivé par la teneur des propos de Gérard Depardieu, qui sont directement arrivés dans les foyers via les images révélées par France 2 et face auxquels aucune télévision n’est restée inerte, que ce soit la RTS en Suisse, la RTBF en Belgique, France Télévisions et même les grandes chaînes françaises privées.

Tenir un rôle principal suppose une importante responsabilité pour l’acteur concerné face à toute l’équipe du film, pendant et après le tournage : ce ne sont pas les chaînes de télévision francophones qui décrètent cet état de fait, mais le public, qui désormais se manifeste lorsqu’une situation le heurte, comme ce fut le cas avec l’émoi généré par les propos de l’acteur. La problématique n’est pas comparable aux films de Quentin Tarantino produits par Harvey Weinstein, car ce dernier n’y tient pas de rôle valorisant sa présence à l’écran.




Une réponse au « Matin » 

L’ex-tabloïd nous ayant mis en garde contre l’émergence d’un dangereux faisceau de “plumes de droites” – bien sûr pro-russes et antivax – nous vous proposons de rétablir deux ou trois vérités.

On trouvera du Jacques Chirac, du Nabilla et d’autres fantaisies dans cette vidéo.
Lire aussi : l’édito de la prochaine édition




Apprendre à mourir

A l’aube de l’adolescence j’étais un enfant rebelle et un peu sauvage. Devant mes résultats médiocres au sortir de l’école primaire, mes parents n’ont pas eu d’autres choix que de m’inscrire dans une école privée. Je me souviens encore très bien de cette belle journée de septembre, dans le hall principal de cet établissement où les nouveaux élèves sont rassemblés. Le directeur depuis les marches de l’escalier en colimaçon, qui mène vers les salles de cours, nous adresse une brève harangue : « Mesdemoiselles, messieurs, comme l’écrivait Ernst von Salomon, vous êtes ici pour apprendre à mourir. » Soudain le silence se fait et tout le monde tourne les yeux vers l’orateur. Celui reprend « Vous êtes ici pour apprendre à mourir, mourir à votre paresse, mourir à votre nonchalance, mourir à votre bêtise et à votre inculture, » Le silence gagne en densité. « Mourir pour devenir des hommes nouveaux aptes à vivre en société. Bonne année scolaire ». Je suis resté dans cette école trois ans et cela a changé ma vie. Le sauvageon est mort progressivement et un homme est né.

La légende affirme qu’ils ne commençaient pas les cours à 9 heures.

Un étrange postulat

Le postulat présenté au Grand Conseil par le député Vincent Bonvin, enseignant de formation, est simple : « (…) plusieurs études récentes, dans différents pays, démontrent l’impact significatif des horaires scolaires sur les performances des élèves et sur leur santé mentale. Ces recherches suggèrent que pour les adolescents en particulier, un démarrage de l’école plus tardif peut être bénéfique en raison de leurs rythmes circadiens naturels. » Ledit postulat est justifié par l’émission de la RTS On en parle du 6 février 2024. Outre le fait de cautionner un postulat par une émission télévisée, on peut se poser la question de savoir si un parlement cantonal doit légiférer sur les horaires scolaires.

De quoi est-ce le nom ?

Ne s’agirait-il pas d’une énième tentative pour adapter l’école aux élèves ? Je le pense. Les établissements scolaires deviennent des Club Med et les enseignant de gentils animateurs. Il faut enseigner ce que les élèves aiment. L’approche des thèmes enseignés doit être ludique. L’école est avant tout un lieu de socialisation. Renonçons aux apprentissages par cœur, à une orthographe soignée et aux temps inutiles des verbes. Bref, il faut mettre l’élève au centre et le savoir de côté. 

Une école qui mérite son nom

Or l’école doit promouvoir les valeurs traditionnelles dans l’éducation, telles que la discipline, la rigueur académique et le respect de l’autorité. Il faut aussi remettre à la première place du cursus scolaire les matières fondamentales telles que les mathématiques, la lecture et l’écriture. Ce qui est fondamental à mes yeux, c’est avant tout que l’école retrouve la culture de l’excellence et de l’émerveillement. 

L’excellence

La culture de l’excellence a mauvaise presse. On préfère aujourd’hui la médiocrité uniforme. Une culture de l’excellence authentique valorise et récompense l’effort. Les élèves sont encouragés à persévérer et à développer des compétences propres pour atteindre les objectifs. De fait, l’excellence stimule les adolescents à se dépasser et à repousser leurs limites. Cela implique de sortir de sa zone de confort, d’accepter les défis et de viser l’idéal même dans des situations difficiles. De plus l’excellence implique de prendre des initiatives, de faire preuve d’auto-discipline et de prendre des mesures pour atteindre les objectifs. Il ne faudrait pas oublier que l’excellence favorise l’innovation et la créativité en encourageant à chercher de nouvelles solutions

Les esprits chagrins me diront favoriser l’individualisme, je ne le crois pas. La culture de l’excellence reconnaît également l’importance de la collaboration et du soutien mutuel. Les élèves sont ainsi stimulés à travailler ensemble, à partager leurs connaissances et leurs compétences, et à s’entraider pour atteindre leurs objectifs communs.

L’émerveillement

Les adolescents sont-ils encore émerveillés à l’école ? Poser la question c’est y répondre. L’émerveillement encourage à poser des questions, à explorer de nouveaux sujets et à découvrir des perspectives insoupçonnées. L’émerveillement permet de réenchanter l’intelligence et cela n’est pas rien. En effet, réenchanter l’intelligence implique de dépasser les approches positivistes mesurables par des tests. Cela signifie la mise en valeur des différentes formes d’intelligence, y compris l’intelligence émotionnelle, sociale, créative et intuitive.

L’école part à la dérive et ce n’est certainement pas le postulat du député Bonvin qui inversera la tendance. Peut-être que nos politiciens, qui glosent sur l’école, devraient apprendre à mourir.

A bon entendeur, salut !




Le marquis de Sade en théologien ?

« Est-ce un poisson d’avril ? » me dis-je en laissant tomber mon monocle. Terminant mon café pour reprendre mes esprits, mon regard se pose à nouveau sur le document qu’un ami m’a envoyé. Il s’agit du programme du groupe inclusivité de l’Église réformée du canton de Vaud : « Dieu-e e(s)t orgasme ? », « BDSM : éthique ? », « Café Queer Spiritualités – Christianisme ». Je n’en reviens pas. Le 13 mars, interrogé par le quotidien 24 Heures, Laurent Zumstein, conseiller synodal de ladite Église, justifie cette dérive : « Pourquoi l’Église ne devrait-elle pas aborder ces questions alors que justement les personnes qui nous ont demandé d’organiser cet événement se les posent ? Je pense au contraire que l’EERV répond pleinement à sa mission en permettant à toutes et tous de réfléchir au sens de leurs pratiques, quelles qu’elles soient. La loi stipule que l’Église se doit de répondre aux besoins spirituels des citoyens et citoyennes. C’est ce que nous faisons aussi lorsque nous organisons une conférence comme celle de ce jeudi. »

Chouette programme d’Église.

Une révolution

N’en déplaise à Monsieur Zumstein, il ne s’agit pas seulement de répondre à une demande minoritaire mais d’un véritable retournement théologique. En 2022, les célèbres éditions protestantes Labor et Fides publiaient Théologie queer une traduction du livre de Linn Marie Tonstad qui enseigne la théologie à l’Université de Yale. Cet ouvrage de plus de deux cents pages, présente cette « théologie » qui cherche à remettre en question les interprétations traditionnelles des textes religieux, à la reconnaissance et à la diversité des expériences humaines, en particulier des personnes LGBTQIA+. Elle examine également les rôles qu’ont la religion et la spiritualité dans la construction des identités queer, ainsi que la façon dont les identités influent sur la compréhension et la pratique de la foi.

Vous avez dit queer ?

Le mot anglo-saxon queer est souvent utilisé, mais ce terme à une histoire, une origine et un sens. Il n’est pas inintéressant de s’y attarder. A l’origine, queer signifie « bizarre », « étrange », « inadapté ». C’est à la fin XIXème siècle que ce mot va désigner les femmes trop masculines, les hommes efféminés ainsi les personnes vivant une sexualité autre que l’hétérosexualité. A l’époque, il s’agit d’une insulte. L’utilisation de ce terme pour se référer à une identité remonte aux années 1980, lorsque des activistes et des universitaires ont commencé à l’employer comme un moyen de rejeter les étiquettes binaires et les catégories strictes de genre et de sexualité. Plutôt que de se conformer aux normes établies, le terme queer a été adopté comme une revendication de la diversité et de la non-conformité. Aujourd’hui, queer est souvent utilisé comme un terme générique pour désigner toute personne dont l’identité de genre ou l’orientation sexuelle ne correspond pas aux normes hétérosexuelles. Le mot queer est également utilisé comme un terme politique et militant pour remettre en question les structures de pouvoir et les normes sociales. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Linn Marie Tonstadt : « Dans la mesure où ce livre avance l’argument selon lequel la théologie queer ne consiste pas à faire l’apologie de l’inclusion des minorités sexuelles et de genre dans le christianisme, mais à proposer des visions de transformation sociopolitique qui modifient les pratiques de distinction, pratiques préjudiciables aux minorités sexuelles et de genre ainsi qu’aux autres populations minorisées, alors queer semble un terme raisonnablement (in)adéquat à utiliser » (Théologie queer, p. 13-14).

Une certaine légitimité

On peut affirmer qu’il existe des aspirations bonnes au fondement des questions queer : le désir de mettre fin aux discriminations que d’aucuns subissent quant à leur choix de vie, la volonté de rechercher l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que la condamnation de toute violence, rapports non consentis et atteintes à la dignité des personnes concernées sont justes. Cela ne doit pas faire oublier le développement et la finalité recherchée qui ne peut obtenir notre adhésion. Cela ne justifie pas une « théologie queer ».

Qu’est-ce que la théologie ?

Posons le cadre. Le mot grec theologia est composé des mots logos qui signifie « parole » ou « discours » et theos qui veut dire « Dieu ». Étymologiquement « théologie » signifie « discours ou parole sur Dieu ». La théologie s’enracine dans la Tradition qui se compose de l’Écriture Sainte, des Conciles et de l’enseignement des Pères de l’Église.  Je sais bien que le mot « Tradition » avec un « T » majuscule peut heurter certains esprits sensibles tournés vers les lendemains qui chantent et adeptes de la tabula rasa.  Comme l’écrit fort justement le théologien orthodoxe, Jean-Claude Larchet : « On peut dire ainsi que la théologie conforme à la Tradition est une théologie en continuité et en harmonie avec la théologie du passé, mais aussi avec la théologie de l’avenir qui exprimera la même Vérité immuable sous une forme qui la respecte pleinement » (Qu’est-ce que la théologie ? p. 30). Le théologien est celui qui vit de la prière et par la prière. Le discours théologique qui ne s’enracine pas dans la prière de l’Église est vaine spéculation : « Si tu pries, tu es théologien et, si tu es théologien tu pries vraiment » (Evagre le Pontique, Chapitres sur la prière 60)

Sade nouveau père de l’Église

Comme vous l’avez bien compris, la prétendue « théologie » queer n’a de théologie que le nom. Après les théologies dites de la libération, contextuelles ou de la mort de Dieu, nous voici face à un énième essai de pervertir le message chrétien sous l’égide discrète et implicite du marquis de Sade. Est-ce exagéré de ma part. Que nenni ! 

William F. Edmiston présente et analyse comment le marquis de Sade, à travers sa révolte contre les tabous sexuels, moraux et sociaux, anticipe les discours queer. Selon Edmiston, Sade serait le premier à détruire l’idée de normalité sexuelle : « L’œuvre de Sade défait la relation male-masculin-hétérosexuel, et la remplace par une autre relation mâle/masculin-féminin/homosexuel, qui marginalise les femmes et l’approche chrétienne et reproductive de la sexualité » (Sade : queer theorist, p. 100). 

Portrait du marquis de Sade par Charles Amédée Philippe van Loo

Face à une Église qui propose des conférences sur le BDSM et la spiritualité, face à une « théologie » qui veut déconstruire la théologie traditionnelle, je me dis que Sade doit être proclamé nouveau docteur de l’Église et qu’un donjon doit être aménagé dans le clocher de la cathédrale de Lausanne. Je me dis aussi que la vision d’Oscar Wilde est en train de devenir réalité : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin. Tout à vrai dire, doit devenir une religion (…). » (Lettres, trad. H. de Boissard, Gallimard, 1994, p. 300-301).  En ce qui me concerne mon choix est fait et il ne me reste qu’à secouer la poussière de mes pieds et à m’écrier avec saint Athanase d’Alexandrie : « Ils ont les Églises, mais nous avons la foi apostolique. »

Paul Sernine

Bibliographie 

  • Linn Marie Tonstad, Théologie queer, Labor et Fides, 2022.
  • Jean-Claude Larchet, Qu’est-ce que la théologie ?, Editions des Syrtes, 2022.
  • William F. Edmiston, Sade : queer theorist, Voltaire Foundation Oxford, 2013.

Quand l’avant-propos devient un manifeste

« La pertinence nous semble évidente : la question du genre et du sexe, les études qui interrogent l’hétéronormativité en tant qu’idéologie, qui remettent en question les relations entre individus, notre rapport à l’argent, au pouvoir et au système de domination tel qu’il est maintenu en place en Occident, tout cela dérange certain.es, mais ces travaux inéluctables à nos yeux. Nous ne pouvons plus nous permettre de penser et de vivre avec des présupposés aussi rigides ou essentialisants en ce qu’ils sont sources d’injustices et d’exclusion. Les stéréotypes ont la vie dure. Ils méritent d’autant plus d’être bousculés.

L’impertinence est tout aussi remarquable dans bon nombre d’ouvrages de théologie queer. Le présent livre est d’ailleurs relativement mesuré en la matière. Nous laissons les lecteurs et les lectrices découvrir cet aspect au fil de la lecture. Cette attitude d’impertinence, voire d’indécence, décontenancera et même choquera certain.es, nous le savons. Et pourtant il peut y avoir quelque chose d’intéressant et de positif dans cette démarche de la théologie queer : elle permet désacraliser, si besoin était, le discours théologique, de nous souvenir de son caractère humain – pas à moitié mais de part en part. Bien sûr, le fait que la théologie parle de réalité « sacrées » pour beaucoup est la source de l’étonnement, voir du choc que peuvent provoquer certaines assertions ou suggestions de la théologie queer. Voici toutefois notre recommandation : éviter toute pudibonderie et pruderie et consentir à se laisser désarçonner par tel ou tel propos.  La théologie travaille avec un certain nombre de présupposés implicites, non interrogé, concernant ce qui « convient » (ce qui est « décent » en latin : decet) à Dieu et surtout à nos discours sur Dieu. La théologie queer se moque de ces convenances ; elle les bouscule allégrement et non sans humour. Mais ça n’est pas une raison pour ne pas écouter ce que la théologie queer a à nous dire non seulement sur les êtres humains, leur chair et leur corps, la manière dont sexe et genre façonnent qui nous sommes, les formes d’injustice qui existent par rapport aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans l’hétéronormativité inhérente à notre culture, mais aussi sur Dieu et ce que le christianisme confesse comme étant la révélation de Dieu dans sa parole. »

Apolline Thomas et Christophe Chalamet,
Avant-propos à la traduction française de Théologie queer de Linn Marie Tonstad

Notre vidéo sur la dérive:




Quand PostFinance se prend les pieds dans le tapis du #MeToo

« Nous tutoyons sur les médias afin d’assurer une relation d’égal à égal avec les utilisateurs et de nous adapter aux usages des médias sociaux. » 

Voilà ce que s’est vu répondre, à la fin du mois de février, un internaute peu enthousiasmé par le nouveau style de communication de PostFinance sur X (Ex-Twitter). « Nivellement par le bas et rabaissement de vos clients », devait alors tonner un autre internaute, devant une habitude du tutoiement qui ne passe pas toujours bien en terres suisses romandes.

Un positionnement frais et moderne

A l’origine de ces discussions, la présentation du nouveau logo de l’organisme financier, datant du 25 février : « Deux quarts de cercle aux lignes dynamiques, qui offrent ensemble une interprétation stylisée de la croix suisse », d’après la communication officielle sortie pour l’occasion. Une communication, surtout, qui affirmait le nouveau positionnement de la marque, présenté comme « frais et moderne ».

Une nouvelle identité et de nouvelles audaces

Frais et moderne, le style de la maison l’est assurément. Pour se montrer à la page jusqu’au bout, PostFinance s’engage même depuis plusieurs années « pour une coopération fructueuse entre les genres en Suisse » avec une série d’événements au doux nom de « RealTalk ».

mais peut-être un peu trop frais

Seul problème, une manifestation du nouveau style « frais et moderne » (on ne s’en lasse pas) de la marque semble tout de même en contradiction manifeste avec cet engagement pour l’égalité.

Le voici:

Pas complètement raccord avec le féminisme de la maison.
Niveau féminisme, on fait mieux.

Le 26 février, le compte X de PostFinance a ainsi publié un mème internet bien connu qui montre un jeune homme, accompagné de sa conjointe horrifiée, se retourner pour dévorer du regard une autre passante. L’objectif : nous inciter à investir dans la cryptomonnaie grâce à ses services.

Un homme qui jette un regard appuyé à une femme, semblant même la siffler : tiens, mais voilà qui n’entrerait pas par hasard dans la description du harcèlement de rue ? La Ville de Lausanne, dans son combat contre le phénomène, mentionne en tout cas ces éléments comme des manifestations caractéristiques. 

“Une publication aux relents sexistes et à la toxicité masculine avérée”

Pour en être certains, nous avons posé la question à un juriste de l’association Le Peuple. Il décrit, ironique, « une publication aux relents sexistes et à la toxicité masculine avérée. Peu dans l’air du temps à tout le moins… » Et de rappeler que « le harcèlement, a fortiori de rue, reste en droit suisse, un ovni mal défini et ne faisant pas encore l’objet d’une infraction pénale en tant que telle. »

Marche arrière chez PostFinance

Chez PostFinance, on tente de donner du sens à ce grand écart entre blagounette manquée et féminisme affirmé. « Cette publication fait partie d’une série de médias sociaux publiée avant et peu après le lancement de l’offre de PostFinance pour le négoce de cryptomonnaies. Pour cette série, des mèmes connus qui circulent déjà depuis longtemps sur Social Media et qui ont créé un certain « buzz » ont été adaptés pour présenter des situations liées aux cryptomonnaies. L’objectif est d’éveiller l’intérêt de la communauté pour l’offre crypto de PostFinance. »

Une autre image utilisée pour encourager le public à se lancer dans la crypto

Reste le sentiment d’avoir peut-être un peu manqué le coche : « Nous comprenons toutefois votre objection selon laquelle le mème transmet une image objectivante du corps féminin. PostFinance attache une grande importance à l’égalité des sexes et est également consciente de ses responsabilités en tant qu’employeur. Il n’est pas dans notre intérêt de contribuer à des stéréotypes à objectiver et nous avons donc décidé de retirer ce courrier avec le mème que vous évoquez. »

Dörte Horn, porte-parole, ne répond en revanche pas explicitement à la question de savoir si cette maladresse s’inscrit pas une volonté de faire « jeune » à tout prix, y compris en tutoyant sur Twitter des gens qui ne le désirent pas forcément. « PostFinance propose des solutions originales autour de l’argent – conçues pour la Suisse. Dans la communication avec nos groupes cibles aussi, nous veillons à avoir une présentation simple, rafraîchissante et d’égal à égal. Cela se reflète également dans la tonalité de notre communication. »

Chère PostFinance, puisque nous communiquons désormais d’égal à égal, sache que tu es pardonnée.




Appel à la prière musulmane à l’église : à quand des réponses ?

Ce fut un des feuilletons du début du mois de février. À Siviriez et Bulle (Fr) les 2, 3 et 4 février, des représentations ont été données d’une « Messe pour la paix » intitulée « L’homme armé » et composée par Karl Jenkins. Comportant l’Adhan, l’appel à la prière musulmane, ce concert avait généré quelques mois plus tôt une vive émotion en France : « Le texte chanté est en effet en contradiction obvie avec la foi chrétienne et n’avait donc pas sa place dans notre église, même à l’occasion d’un évènement musical », avait même dû déclarer le curé de l’église de la Sainte-Trinité à Paris1, pour calmer les esprits après coup.

En Suisse, un dialogue courtois entre fidèles catholiques et leurs autorités ecclésiales a d’abord été engagé pour éviter des troubles similaires dans le cadre des concerts prévus (avec entrée payante). La solution trouvée : en supprimer le mouvement problématique. Un compromis subitement abandonné après ce que le Temps a qualifié de « rétropédalage » et de « rocambolesque virement de bord », annoncé dans un communiqué. Selon les termes de l’Église catholique à Fribourg, il s’agissait de ne pas se laisser « gouverner par la peur ou la haine » exprimées par les fidèles demandant une application stricte du droit canonique2.

Pour que le débat ne meure pas de sa belle mort, nous reproduisons ici un ensemble de questions adressées à l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, Mgr Charles Morerod, par l’un de nos lecteurs. Des interrogations, exprimées au nom du Collectif des Jeunes et des Familles catholiques romands, pour l’heure restées sans réponses :

  1. « Plutôt que de s’en prendre aux croyants et aux paroissiens concernés, votre service de communication ne pouvait-il pas plutôt donner les précisions qui s’imposent, à savoir qu’il ne s’agit aucunement d’une prière œcuménique ou d’une cérémonie pour la paix, mais bien d’un concert avec une entrée payante ? À la place de cela, votre communiqué ne parle que de manière abusive — hors d’un cadre artistique — de « Messe pour la Paix » et entretient un grave malentendu que la lecture de ce texte est bien loin de dissiper. »
  2. « Pour éviter un […] scandale fallait-il donc, à la fin de la semaine de prière pour l’unité des Chrétiens, lancer cette offensive contre les catholiques de votre diocèse ? Pour éviter le remboursement de places de concerts fallait-il faire passer vos paroissiens pour de dangereux extrémistes menaçants qui, rappelons-le, étaient satisfaits du premier compromis trouvé ? […] Pourquoi dans notre diocèse est-il toujours nécessaire d’évoquer des « menaces » pour discréditer les fidèles qui ne font rien d’autre que de s’inquiéter auprès de leur évêque de l’usage qui est fait des églises ? »
  3. « [Est-il normal] que de tels concerts aient lieu dans nos églises ? Peut-être pourriez-vous profiter de cette polémique pour rappeler les règles les plus élémentaires concernant l’utilisation des lieux de culte sur l’ensemble du territoire de votre diocèse, en adéquation avec le Code de Droit Canonique ? Avez-vous prévu une cérémonie de réparation après cette profanation qui aura lieu en toute connaissance de cause ? Il est encore temps d’éviter cela en précisant qu’il ne s’agit aucunement d’une cérémonie religieuse et en demandant le retrait de cet Adhan qui n’a absolument rien à faire dans une église consacrée.
  4. « Nous aussi, laïcs, nous avons eu à faire face aux moqueries et aux suspicions de la part de nos collègues ou de nos proches lorsque [les] révélations [ndlr sur les affaires d’abus] se succédaient de manière frénétique dans les médias, jour après jour. Devons-nous maintenant subir une sorte de double peine à cause des erreurs de l’Église – que nous aimons, et c’est la raison de ce courrier : d’une part avoir à accepter des scandales qui heurtent notre foi et d’autre part payer les conséquences des fautes de nos pasteurs à cause de notre fidélité ? »

Puissent ces questions, que nous reproduisons avec l’autorisation de l’auteur, déboucher sur un dialogue fécond et sans anathème.

Le concert a notamment été donné à Siviriez (FR), dont l’église abrite les reliques de Marguerite Bays, sainte fribourgeoise du 19ème siècle.
(Sister Augustine, from the Trappist abbey « Fille-Dieu »)



« L’idée d’ ”université woke” n’a pas de sens ! »

« Un curieux progressisme autoritaire (…) colonise jusqu’aux assiettes des étudiants de l’Université de Neuchâtel. En ces lieux, plus question en effet de manger autre chose que du tempeh ou du tofu, bref des mets végétaliens, dans les cafétérias. Parce que tel est visiblement le sens de l’histoire. »

Voici ce que nous écrivions dans l’édito de notre dernière édition, à propos du virage vegan des cafétérias de l’Université de Neuchâtel. Dans la foulée, un étrange document devait commencer à faire le tour des réseaux sociaux, également venu de ce lieu de savoir.

Agenre, Bigenre, Pangenre… Le questionnaire demandait aux étudiants de se définir en fonction de catégories pour le moins baroques, et toutes solidaires des derniers développements de la théorie du genre. Conjuguée à la récente décision de se mettre en retrait de X (ex-Twitter) par opposition à la politique trop libérale du réseau social, n’était-ce pas là la preuve ultime d’un virage très à gauche – « wokiste » diront certains – de l’Université de Neuchâtel ? Nous lui avons posé la question.

Ce questionnaire, tout d’abord. N’y-a-t-il pas de quoi s’étonner devant les catégorisations toutes plus extrêmes les unes que les autres ? Pas pour Nando Luginbühl, chef du Bureau presse et promotion de l’Université, qui nous explique très en détails les vertus scientifiques de cet ovni : « Il s’agit d’un extrait d’un questionnaire élaboré dans le cadre d’un séminaire d’introduction à la recherche quantitative. Durant le semestre d’automne, les personnes qui suivent ce séminaire conçoivent un questionnaire, qui est ensuite envoyé aux membres du corps estudiantin durant la période d’intersemestre. Le semestre de printemps est consacré au traitement des résultats. Le but est d’enseigner la réalisation d’enquêtes sur des sujets de société et la maitrise des outils de sondage. » D’accord, mais pourquoi une telle insistance autour des questions de genre ? « Les résultats peuvent également être utilisés dans le cadre de publications. Cette année, l’enquête porte sur le thème des relations amoureuses et pratiques sexuelles. Sur ce thème, le fait de catégoriser les réponses en fonction du genre auquel les personnes sondées peuvent s’identifier permet d’affiner les résultats, et ainsi rendre l’exercice plus enrichissant. »

Une attitude citoyenne

Enrichissante, la lecture du document l’est assurément. Mais est-elle réellement de nature à nous rassurer quant au sérieux des savoirs qui s’acquièrent désormais à Neuchâtel ? À cette interrogation, le responsable comm’ répond que l’idée d’« université woke » n’a pas de sens. « L’Université ne prend pas de position politique et estime qu’avoir une attitude citoyenne ne dépend pas d’une couleur politique. Elle défend dans sa Charte des valeurs d’exigence, de créativité, de liberté et de responsabilité qui ne sauraient être revendiquées comme étant l’apanage de la gauche ou de la droite. »

D’accord, mais l’Université est-elle à ce point devenue « citoyenne » qu’elle ne peut plus comprendre que certaines de ses prises de position suscitent la surprise ? « Ce n’est pas de la surprise mais nous constatons que certaines décisions récentes suscitent des commentaires. Ce qui nous surprend, c’est que ces commentaires montrent que les personnes qui les relaient n’ont visiblement pas lu les informations qu’elles commentent (ou peut-être ont-elles pris la peine de le faire mais n’ont compris qu’imparfaitement ce qu’elles ont lu). Ainsi, l’UniNE n’a pas « quitté X » mais elle a mis en veille ses activités sur ce réseau social car il n’offre aujourd’hui plus les garanties minimales de vérification permettant de s’assurer qu’il y ait un contrôle-qualité suffisant de ce qui y est publié. » Quant au triomphe du tofu dans son institution, il refuse la notion de « passage généralisé au véganisme » : « Une lecture attentive des articles parus à ce sujet montre que l’offre d’une alimentation végétale vient compléter une offre dans des distributeurs qui proposent également des produits issus de l’élevage ou de la pêche. » C’est dire si le progrès fait rage.

Figurant parmi les personnes qui ont fait circuler l’image du questionnaire, David L’Épée, ancien étudiant de l’UniNE, n’est pas convaincu par ces explications : « L’université, qui fut pendant des siècles un lieu d’ouverture et d’émulation intellectuelle et dont l’histoire en Europe est liée à celle de la pensée humaniste, semble aujourd’hui prendre le contrepied de cette dynamique. S’enfermant de plus en plus dans un ghetto idéologique, elle semble ne pas percevoir le décalage abyssal qui est en train de se creuser entre ses nouveaux dogmes et la réalité dans laquelle vivent les gens ordinaires. Plus elle parle d’« inclusivité » et plus, au contraire, elle exclut, divise, atomise, catégorise, obsédée comme elle l’est aujourd’hui par des lubies identitaires qui paraissent ubuesques à 99% de la population. »

Anti-élitisme et populophobie

Ces dérives, selon cet auteur de la revue Éléments, vont finir par poser des problèmes profonds pour la société : « sur ce qui est attendu du financement des universités, sur la manière dont ces institutions sont censées préparer les jeunes à trouver du travail, sur la formation d’élites socio-culturelles de plus en plus déconnectées du vaste monde qui s’étend en dehors des campus. L’Université de Neuchâtel n’est pas forcément la plus engagée dans cet enfermement doctrinal mais elle a, comme d’autres, un pied sur cette mauvaise pente. Or le divorce entre les intellectuels et le peuple peut amener en Suisse à des tensions préoccupantes, d’autant qu’à l’anti-élitisme de certains dans la société civile répond, dans les milieux académiques, une certaine populophobie que ces nouvelles idéologies de la « déconstruction » font tout pour alimenter. »




Dieu sans Dieu

En me promenant au boulevard de Grancy, à Lausanne, j’ai été intrigué par une étrange structure architecturale. Qu’était-ce donc ? Comme il était impossible que ce soit une station intermédiaire de télécabine, j’ai opté pour une entrée de parking souterrain avec kiosque et toilettes publiques. Fort de cette constatation, je m’approche dudit édifice et je constate qu’il s’agit d’un lieu de culte, une City-Church. Quel ne fut pas mon étonnement ! A peine de retour chez moi, je me renseigne sur cette étrange église et je dois constater que ce que l’on y fait me semble à l’image de son architecture : vide et froid.

Une architecture qui veut tout dire

De quoi à l’air ce lieu ? Une chapelle ronde et dépouillée ressemblant à une salle de gymnastique, une salle de méditation aussi vide et terne qu’une salle polyvalente, des salles de rencontres et des espaces pour entretiens individuels.

Est-ce bien sérieux ?

La City-Church est présentée dans une vidéo de moins de quatre minutes. En la regardant, je suis pris entre tristesse et colère. J’ai envie de crier ces paroles venant d’un autre temps : Deus Vult ou Montjoie ! Saint Denis !

Dans cette vidéo, on entend, tel un mantra, les mots « intériorité », « recentrer », « chercheur de sens ». La religion présentée ici n’est pas la religion du Dieu qui se fait homme mais bien celle de l’homme qui s’imagine et se pense Dieu. Cela n’a rien à voir avec le christianisme, c’est même son inversion. En fait, nous sommes devant une bouillabaisse psycho-affective de développement personnel.

Ce lieu est pensé et conçu comme un « laboratoire à travers des expositions et des conférences ». Bien plus, pour être certain de plaire et d’être efficace, une chargée de projets culturels y a été engagée. Cette dernière nous apprend, entre autres, que tout un chacun pourra « valoriser le moment » et « le lien avec notre propre corps ». Cela ne s’invente pas !

Un panel d’activités révélateur

En parcourant le site de l’Église catholique du canton de Vaud, on peut découvrir, outre les messes et des méditations de différents types, les activités proposées. Tout d’abord il y a une « atelier d’écriture Maurice Zundel ». De quoi s’agit-il ? « Le but de l’atelier est de créer une carte en forme de flamme pour signifier la lumière. Chaque personne prend un livre de Maurice Zundel et essaie de trouver une phrase qui l’interpelle pour ensuite l’écrire sur la flamme cartonnée. » Rassurez-vous : ce n’est pas pour les enfants, même si cela ressemble à une activité catéchétique de première communion ou de confirmation. Parlons maintenant des conférences « Un auteur spirituel par mois ». Je m’attendais à y trouver saint Augustin, saint Jean de la Croix, le cardinal de Bérulle, saint Théophane le Reclus, saint Nicolas Vélimirovitch et bien non. Il semble que les auteurs faisant autorité cadrent mal dans cette architecture futuriste. On préfère nous entretenir sur Thich Nhat Hanh, moine bouddhiste, ou Antony de Mello, jésuite dénoncé en 1998 par le cardinal Ratzinger (futur Benoît XVI) pour son syncrétisme.

Rien de nouveau sous le soleil

Cette religiosité du Pays des Merveilles n’est pas nouvelle. En 1963, l’évêque anglican John Robinson publie Honest to God, une véritable bombe qui fait pénetrer dans la communion anglicane la « théologie de la mort de Dieu ». Robinson s’attaque à l’idée d’un Dieu transcendant et extérieur à l’homme et propose une conception immanente de Dieu, présente dans chaque être humain. Fini l’Être transcendant et tout-puissant, la théologie et la spiritualité doivent dorénavant s’adapter au monde moderne.

De quoi est-ce le nom ?

Cette City Church est le signe et l’illustration du mal dont est rongé le christianisme. L’église urbaine du boulevard de Grancy et ses activités ne sont pas un progrès, mais un retour à l’arianisme, l’hérésie négatrice de la divinité du Christ. Comme le souligne saint Justin Popovitch (1894-1979) : « L’arianisme n’a pas encore été enterré, il est aujourd’hui plus à la mode et plus diffusé que jamais. Il s’est répandu comme l’âme dans le corps de l’Europe contemporaine. Si vous considérez la culture de l’Europe, vous verrez qu’elle cache, au fond, l’arianisme : tout s’y limite à l’homme et à lui seul, et l’on a réduit le Dieu-Homme, le Christ, aux limites de l’homme. » (L’homme et le Dieu-Homme, trad. J.-L. Palierne, L’Age d’homme, 1989)

En écrivant, j’écoute le Cantique de Racine mis en musique par Gabriel Fauré et je me dis que la City Churchet ses activités ne sont rien par rapport à la foi de l’Église. Ce n’est qu’une mode et la mode ça passe. Preuve en est, les audaces qu’on programme à Lausanne sont pour la plupart dépassées depuis cinquante ans.

A bon entendeur, salut !




« Il faut aider les pédophiles abstinents à le rester ! »

Son regard respire la douceur et gagne en sérénité avec les années. Daniel Pittet aime se définir comme « un homme debout ». Et c’est effectivement ce qu’il est. Ce Fribourgeois de 65 ans est debout mais claudiquant aussi. Il le sait, l’affirme et l’affiche même. Sur l’avant-bras droit de ce bibliothécaire de métier, un tatouage indique d’ailleurs cette évidence : « Fragile ». Mais la force véritable ne consiste-t-elle pas à regarder ses fragilités en face pour ne pas s’enfermer derrière une carapace, coupé de soi et des autres, ou pire, dans le confort malsain mais rassurant d’une identité d’éternelle victime ? Pour Pittet, ne pas tomber dans ces travers est le défi d’une vie. Ce père de six enfants, resté fervent catholique, a fait du traumatisme subi enfant une sorte de carburant pour générer du bien autour de lui. Un funeste dimanche de 1968, Joël Allaz, un prêtre capucin indigne et pédocriminel en série, l’abuse sexuellement après la messe alors qu’il n’était qu’un enfant de chœur de 9 ans. Cet enfer, fait de manipulations, de non-dits et de rapports de pouvoir, dure quatre ans. 

Daniel Pittet vient d’une famille dysfonctionnelle, pauvre et très catholique. Il a grandi sans père et était une proie idéale pour un pervers. À l’époque des faits, contre toute attente, il a choisi de pardonner. « Et j’ai construit ma vie sur ce pardon », rappelle-t-il souvent. En 2017, une biographie raconte son calvaire et invite les victimes à briser le silence. Préfacée par le Pape François et traduite en huit langues, elle s’est écoulée à 40’000 exemplaires rien qu’en Suisse. Ce livre a suscité de nombreuses réactions de la part de victimes, mais pas seulement… Ce sont essentiellement ces retours chocs qui ont fait naître en Daniel Pittet l’envie de signer un autre ouvrage, plus didactique, à paraître au printemps prochain. Nous l’avons lu en avant-première. Lui aussi pourrait faire grand bruit… Ses titres de travail : « Chut, c’est un secret ! » ou « Viols en famille »… Le Fribourgeois, qui connaît les casseroles de bien des pervers en Romandie, y pose un regard inattendu sur les pédophiles eux-mêmes. Interview à son domicile de Rossens (FR) entre une icône de saint Joseph et une photo originale inédite du Padre Pio, dans la présence rassurante de son épouse Valérie et celle lumineuse et joviale d’Anne-Léa, leur petite dernière trisomique.

Pourquoi ce nouveau livre ?

Depuis la sortie de Mon Père, je vous pardonne (Éditions Philippe Rey), je n’arrêtais pas d’être contacté par des victimes d’abus sexuels, essentiellement d’ordre pédophile. J’ai pleinement pris conscience que rien qu’en Suisse, 800’000 personnes auraient été abusées sexuellement. J’ai compris aussi à quel point sortir du silence est difficile et à quel point mon témoignage sans filtre y aidait. C’est incroyablement libérateur, à condition d’être bien accompagné dans ce processus. L’écrasante majorité ne sort jamais du silence et vit cassée. Et le grand drame est que si la chose reste cachée, ces abus pédophiles continuent de se propager au fil du temps comme un virus selon une obscure mécanique.

Daniel Pittet, sur une photo prise par son violeur à l’époque des faits.


Plusieurs exemples l’illustrent dans votre ouvrage…

J’ai rencontré personnellement environ un millier de victimes. Voici celui qui l’illustre peut-être le plus tristement : à la suite de la lecture de mon livre, une vieille dame m’a convoqué sur son lit de mort pour me confier que son père l’avait violée. Elle voulait aussi en parler à ses filles et m’avait demandé d’être présent à ce moment-là pour l’aider. Une fois mises au courant, ces dernières, en larmes, lui ont révélé à leur tour qu’elles avaient toutes elles-mêmes été victimes de viols de la part de leur père. Quel choc ! Il y a comme une perpétuation du malheur. Le 80% des abus a lieu au sein des familles. Le plus étrange est qu’une fois adultes, certaines victimes vont jusqu’à confier leurs propres enfants à leur père violeur convaincu contre toute raison qu’il n’osera pas récidiver. Et notons aussi que le violé devient malheureusement violeur lui-même dans environ 60% des cas ! Moi, j’ai eu la chance incroyable d’être dans les 40% restants.

Comment expliquer ces surprenants phénomènes ?

Une victime aura beaucoup de risque d’attirer un conjoint dysfonctionnel qui, consciemment ou non, sentira en elle une faille à la source de laquelle nourrir sa propre souffrance ou son désir. Selon le même mécanisme psychologique, les pédophiles, hors milieu familial, identifient intuitivement immédiatement à quel enfant ils peuvent s’attaquer sans risque. Plusieurs d’entre eux me l’ont confirmé ! Leurs victimes conservent elles aussi cette espèce de « radar à souffrance ». Moi-même, si je passe devant une cour de récréation et que je vois interagir un enfant avec un adulte, je vois immédiatement si le second abuse l’autre ou non. C’est une capacité assez désarçonnante.

Comment briser ce cercle vicieux de la reproduction de la souffrance ?

En brisant l’omerta et/ou en pardonnant à son bourreau. Plusieurs victimes m’ont demandé comment pardonner à leur violeur. L’une d’elles, une jeune femme, m’a dit récemment : « Je veux tourner la page pour devenir mère de famille. » Elle avait compris que le pardon briserait le lien avec son bourreau. En effet, j’ai constaté que cela tranche ce lien invisible entre lui et soi. Mais cela ne se fait évidemment pas sur commande. Il faut être mûr pour cela et tout le monde n’a pas besoin de pardonner pour avancer. En revanche, sortir du silence et de la honte est indispensable pour cela. Car si tu ne parles pas, des abus se reproduiront dans ton entourage direct… Notons que bien souvent le violeur ne reçoit pas le pardon mais cela n’est pas indispensable pour que ce pardon soit guérisseur. Ces criminels sont enfermés dans le déni ou ne prennent pas pleinement conscience du mal qu’ils ont fait. 

Vous avez longuement échangé avec des dizaines de pédophiles abuseurs. Que venaient-ils chercher auprès de vous ?

J’ai rencontré 34 pédophiles âgés de 23 à 86 ans. Ils peuvent être professeurs, industriels ou médecins, comme simples ouvriers. Le dernier avait 24 ans. Il était étudiant, beau garçon ayant du succès avec les filles et semblait même sympathique. Quasiment tous avaient eux-mêmes été abusés dans l’enfance. Le premier m’a causé un grand choc. Il m’a révélé ses penchants pédophiles et ses abus après de longues minutes de discussion dans un bistrot alors qu’il m’était déjà sympathique. Sa manière de me prendre ainsi au piège soulignait son caractère manipulateur. Et ces prédateurs le sont tous. Mais ils sont à divers degrés cassés eux aussi d’avoir violé. Cela dit, je parle ici de ceux que j’ai rencontrés et qui sont si j’ose dire « la crème des pédophiles ». Eux aimeraient bien pouvoir rembobiner le film. Ils sont taraudés par leur attirance pour les enfants et ne se l’expliquent pas. Ils viennent vers moi chercher par procuration un pardon que je ne peux leur accorder même si je ne les juge pas. Face à eux, je me dis à chaque fois : « Mais quelle chance que je sois une victime. J’aurais pu être un violeur moi aussi ! Mais quelle cochonnerie ! Quelle saloperie ! Tu casses des vies. C’est de la merde. » Les pédophiles pervers comme Joël Allaz sont en revanche presque irrécupérables. Lui avait osé par exemple me dire tout naturellement lorsque j’étais allé à sa rencontre en 2017 : « Mais tu n’as jamais dit non c’est que tu avais du plaisir ! » À la fin, il pleurait un peu mais surtout sur lui-même…

Cette remarque souligne implicitement la puissance du « non ! », lequel n’est pourtant malheureusement presque jamais prononcé par les victimes…

Oui. J’ai même édité une carte de prévention, qui a été massivement distribuée dans les écoles, et sur laquelle était écrit ce « non » dans les trois langues nationales. L’idée était que les gamins l’aient sur eux et la sortent s’ils avaient affaire à un pervers. Cela peut sembler simpliste mais ça ne l’est pas. Tous les pédophiles abuseurs que j’ai rencontrés m’ont confirmé qu’ils auraient arrêté immédiatement si leur victime avait prononcé ce simple « non ». « J’aurai eu trop peur », m’a dit l’un d’eux. Et en effet, tous sont morts de trouille d’être découverts et de finir en prison. Mais les victimes sont presque toujours muettes et tétanisées. Tous les parents doivent donc apprendre à leurs enfants à dire « NON !’ ». Et ce dès le plus jeune âge. Ainsi, les pédophiles ne pourront plus continuer à miser sur la sidération. 

Simple, mais efficace.

Vous rêvez désormais que la prévention se penche sur les pédophiles eux-mêmes…

Oui. J’aimerais qu’un jour, ils puissent dire ouvertement « je suis pédophile » comme on arrive parfois à dire aujourd’hui « j’ai un cancer ». Cet aveu les aidera à ne pas passer à l’acte et à être cadrés par une sorte de contrôle social. Il faut aider les pédophiles abstinents à le rester ! C’est le grand défi des années à venir car c’est un levier puissant pour éviter des abus. Une victime en moins implique la suppression de tant de souffrances pour elle puis pour tant d’autres en cascade. Une victime sera cassée à vie et coûtera énormément à la société rien qu’en matière de coûts de santé. En Suisse, l’association lausannoise « Dis No » est précurseur sur ce terrain délicat. Elle offre un espace de parole aux pédophiles n’étant jamais passés à l’acte et à leurs proches. C’est un travail difficile et précieux auquel le grand public n’est pas encore prêt car dans notre société, le pédophile est le Diable en personne. C’est d’ailleurs ce biais qui fait qu’on ne se méfiera pas de personnes qui ne portent pas leur désorientation sexuelle sur le visage… Ce sont des manipulateurs hors pair intelligents et sympathiques, capables de longuement tisser leur toile en douceur. Même ceux qui les ont côtoyés longtemps tombent souvent des nues lorsqu’ils prennent conscience de la vérité. Beaucoup de proches restent d’ailleurs dans le déni. Pour eux, regarder la vérité en face serait trop dévastateur alors ils se mentent pour préserver leur monde intérieur et le clan.

En septembre, vous avez été ordonné Diacre à Fribourg. Entre-temps, de multiples scandales sexuels ont précisément éclaboussé l’Église catholique romande. N’êtes-vous pas dégoûté par cette institution millénaire ?

Ces révélations ne m’ont pas appris grand-chose. Je poursuis ma mission de Diacre notamment auprès des exclus. Je bénis, je baptise, je marie, je donne la Sainte communion. C’est une grande joie. La vérité est que les prêtres déviants restent une minorité. Et puis l’Église pour moi, ce n’est pas seulement les religieux consacrés, c’est aussi et surtout le Christ et tous ceux qui croient en lui…


Un mutirécidiviste des projets caritativo-spirituels

Daniel Pittet est un multirécidiviste des succès à visée caritative et spirituelle ! En 1994, il vendait 12’000 exemplaires du livre Rencontres au monastère, un livre de témoignages. Rebelote en 1996 avec Ascende huc, CD de chants grégoriens devenu disque d’or. En 2016, Aimer, c’est tout donner, le livre de témoignages de religieux dont il avait eu l’idée, s’est écoulé carrément à 2 millions d’exemplaires en 24 langues ! Même gros succès pour sa bio Mon Père, je vous pardonne dont les bénéfices avaient entièrement été reversés à une association luttant contre la pédocriminalité. Enfin, depuis 2020, Daniel Pittet et son épouse Valérie ont réussi à écouler 450’000 petites croix, chapelets et cœurs en bois d’olivier de Terre Sainte. Les dons ainsi générés – allant de 5 fr. à 150’000 fr. (!!!) – ont été reversés aux artisans chrétiens de Bethléem à qui avaient été commandés ces objets, artisans mis en grande difficulté par le confinement et qui le sont encore avec la guerre qui ensanglante Gaza. À Bethléem, seules 600 familles chrétiennes locales survivent péniblement, et ce chiffre diminue même chaque année.

Le pape François recevant une croix en bois d’olivier de Terre Sainte en 2021. DR.

TEXTE ET PHOTOS Laurent Grabet




Haro sur les chefs !

En lisant l’article de Blick, on apprend que « le groupe d’assurance a supprimé tous les titres de son organigramme et de ses cartes de visites pour le début de cette nouvelle année. » Aux orties directeurs et vice-présidents, finies les « structures dépassées, marquées par la hiérarchie ». La nostalgie m’a soudain envahi. J’ai remonté le temps et je suis redevenu, l’espace d’un instant, un apprenti employé de commerce. 

Je me souviens d’un temps

Le bureau, c’était tout une hiérarchie qui reposait sur l’ancienneté tant pour les apprentis que pour les employés. A la tête de ce petit monde, on trouvait le chef de bureau. Je le revois devant moi : un grand homme sec, avare de son sourire et placide comme un sphinx. Ses vêtements étaient ternes et parfois d’une couleur indéfinissable. Pour couronner le tout, étant manchot il portait un bras en bois naturel. Tous les matins, il inspectait chaque employé et n’hésitait pas à remettre à l’ordre pour une jupe trop courte, un décolleté par trop plongeant, des souliers mal cirés ou un nœud de cravate trop lâche. Pas question de faire une pause trop longue ou de rapporter des bruits de couloirs durant la pause-café. Bref, chacun était à sa place et savait ce qu’il devait faire.

Au-dessus du chef de bureau, il y avait l’agent général qui gérait l’administration et l’organisation extérieure. On le voyait peu et on évitait même son regard. Comme apprenti, j’ai eu l’honneur d’être appelé quelquefois dans son bureau. Imaginez une grande pièce fermée par une porte dont l’intérieur était doublé de cuir, une moquette de velours recouverte d’un tapis persan. Aux fenêtres pendait un double voilage et de superbes rideaux de velours assortis à la moquette. Tableaux, estampes et gravures ornaient les murs. Un bureau Louis XV et une bibliothèque occupaient le fond de la pièce. Sur le bureau étaient empilés de façon faussement désordonnée des ouvrages aux reliures usées. J’aime cet « ancien monde », comme l’appelle avec dédain Daniela Fischer (directrice des ressources humaines chez Axa), où tout respirait le sens de l’ordre, la grandeur et la hiérarchie.

A la fin de mes trois ans d’apprentissage, au moment de quitter l’entreprise, comme tous les apprentis méritants j’ai été reçu pour la dernière fois dans le bureau de l’agent général. Après un bref échange, il m’a tendu une anthologie des Mémoires du duc de Saint-Simon en me disant : « J’ai appris votre goût pour l’histoire et la monarchie française. J’espère que cela vous sera utile. » Puis il a ajouté, en désignant les livres sur son bureau : « Je relis souvent Saint-Simon ».

Le duc de Saint-Simon ne venait pas en short au travail.

Le duc de Saint-Simon

Qui se souvient de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) ? Il faut dire que dans une société égalitariste où le nivellement par le bas semble être la norme, Saint-Simon est devenu illisible. Trois mille pages qui couvrent la fin du règne du Louis XIV et la période de la Régence (soit de 1691 à 1723) où l’on découvre, entre autres, l’obsession du duc pour les préséance et l’étiquette. Comment ne pas imaginer Saint-Simon portant fièrement, sous le règne de Louis XV, le justaucorps à brevet, bleu doublé de rouge à passementeries d’or et d’argent. Habit démodé, vestige du temps du Roi Soleil en plein siècle qui se croyait des Lumières. On pouvait aussi le voir déambuler avec des souliers à talons rouges, signe de sa haute noblesse. Ce devait être un des derniers à encore les porter et à y attacher de l’importance.

La rocambolesque histoire de la quête rapportée par le mémorialiste illustre bien le sens de la hiérarchie qui fait si cruellement défaut aux « dirigeants » d’Axa. Pendant les fêtes de fin d’année, il était d’usage qu’une grande dame de la cour fasse la quête pour les miséreux. On peut facilement imaginer que tout le monde cherchait à se dispenser de cette tâche. Les princesses lorraines essayaient maintes ruses et stratagèmes pour y échapper. Cela faisait croire qu’elles se plaçaient au-dessus des duchesses et pratiquement au même rang que les princesses du sang qui étaient dispensées de cette corvée. Apprenant cela, le sang de Saint-Simon n’a fait qu’un tour. Selon l’étiquette, une princesse étrangère n’était pas au-dessus d’une comtesse française. Il a incité les duchesses à ne pas quêter puisque les Lorraines refusaient de le faire. Cela a déclenché un véritable scandale dans le microcosme de la cour, scandale qui a suscité l’ire du roi lui-même. Par-delà cette histoire cocasse, on peut mesurer le sens de la hiérarchie. Pour le duc de Saint-Simon, toucher à cela, c’était porter atteinte à l’ordre du monde. Peut-on l’en blâmer ?

Mutatis mutandis, qu’aurait pensé l’ombrageux duc en lisant les propos de Madame Fischer dans Blick : « L’abolition des titres s’inscrit parfaitement dans un monde du travail en rapide évolution. Cela ouvre de toutes nouvelles possibilités d’organisation. » Il me semble l’entendre murmurer « révolution » et « chaos ». Ce sera chose faite trente-quatre ans après son trépas, une certaine nuit du 10 août 1789 et l’on en connaît les sanglantes conséquences.

Un management aux origines troubles

Blick souligne que « l’objectif de l’assureur est une organisation du travail dans laquelle les collaborateurs se rencontrent « d’égal à égal », et dans laquelle ils peuvent également s’investir de manière profitable pour l’entreprise, quelle que soit leur position ». Tout cela me fait penser à l’excellent essai de Johann Chapoutot sur le management du nazisme à nos jours. Loin de moi l’idée de faire une reductio ad Hitlerum mais cela mérite quand même le détour.

Dans son petit livre, Chapoutot s’intéresse au parcours et aux idées de l’Oberführer SS Reinhard Höhn (1904-2000). Voulant adapter l’administration du IIIe Reich en expansion, Höhn entreprit de faire mieux avec moins d’hommes. Pour ce faire il développa l’idée d’un travail non autoritaire basé sur la délégation des pouvoirs et la responsabilisation de chacun dans une communauté de travail tendue vers des objectifs. Peu inquiété après la défaite allemande, il fonda un institut de formation au management à Bad Harzburg où il enseigna, à plus de 600’000 cadres, la gestion de l’humain.

Il est intéressant de relever le vocabulaire similaire entre une vision du monde nazie et les enseignements de Bad Harzburg : culte de la performance, mise en avant du leadership, importance de la communauté et obsession de l’efficacité.

Pour Chapoutot, l’Oberfüher Höhn et ses séides « ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail « par la joie » qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui à l’heure ou l’ « engagement », la « motivation » et l’ « implication » sont censés procéder du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure »  (J. Chapoutot, Libres d’obéir, Gallimard, 2020, p. 20).

Je laisse le soin au lecteur de se faire sa propre opinion, mais n’en déplaise au professeur Heike Bruch (également citée par Blick), pour qui « la suppression des titres et des symboles de statut est une étape très cohérente si une entreprise veut travailler de manière moins hiérarchique et donc plus moderne », je préfère le duc de Saint-Simon aux audaces du siècle dernier.

A bon entendeur, salut !