Depardieu : après l’émotion, bilan d’une éviction
« On passe du siècle des Lumières au siècle des ténèbres ». Voilà ce que dénonçait Me Hayat, spécialiste du phénomène « #MeToo », lors d’une émission d’Infrarouge de janvier consacrée à la déprogrammation de Gérard Depardieu. Plusieurs acteurs du monde culturel ainsi que le directeur de la RTS lui-même, M. Pascal Crittin, se trouvaient autour de la table.
Pour rappeler le contexte, le service public suisse venait de renoncer à diffuser un film avec Depardieu (à savoir Maison de retraite, 2022) en conséquence d’un Complément d’enquête diffusé le 7 décembre sur la chaîne France 2. Il ne s’agissait en aucun cas d’une sanction prononcée à la suite des accusations de viols et de harcèlement qui pèsent sur le comédien depuis belle lurette – sujet qui ne sera d’ailleurs pas traité dans cette chronique – mais bien d’une réaction au travail des journalistes de France 2. Lors du débat, Pascal Crittin avait soutenu que cette décision ne constituait pourtant « ni un acte de censure, ni un acte de procureur ».
Retirer un film d’une chaîne du service public suggérait le contraire. Après tout, cette sentence allait entraîner des conséquences importantes dans la mesure où elle rendrait une œuvre inaccessible aux spectateurs, une fois « retirée du menu ». Alors pourquoi une telle déclaration ? En fait, il s’agit de ce qu’on appelle une « prolepse », à savoir une figure rhétorique qui consiste à réfuter à l’avance une objection possible. Dans ce cas, elle visait à clore le débat d’une part, mais sans doute aussi à se donner bonne conscience.
À l’origine de la sanction, des suppositions
Si le procureur porte les accusations durant un procès, force est de constater que la RTS a agi de même, sanctionnant Gérard Depardieu en amont d’une réelle décision de justice. Malgré les dénégations de M. Crittin, empêcher la diffusion d’un film après un reportage constituait de fait une prise de position : une telle politique supposait que les accusations de France 2 étaient honnêtes – ce qui ne semble nullement évident à la lumière des accusations de l’avocat français Jérémie Assous. La parole de cet homme de loi n’est pourtant pas sans importance puisqu’il s’agit du représentant de Yann Moix, auteur des images utilisées dans le reportage de Complément d’enquête. De quel droit une chaîne comme la RTS peut-elle décréter qu’il divague ? Il faut ajouter à cette réfutation une tribune signée par la famille de l’acteur, publiée le 17 décembre dans le Journal du Dimanche. Ce texte évoquait un « montage frauduleux ». Selon son entourage, Depardieu n’aurait par exemple jamais fait d’allusions sexuelles à propos d’une fillette, comme l’indiquaient les journalistes. Qui dit vrai, qui dit faux ? Il ne nous appartient pas d’en juger, même avec le recul. Reste que la déprogrammation de Depardieu de la RTS n’apparaît toujours pas comme « acte de neutralité » ou de « réserve », même des mois plus tard.
Lors du débat d’Infrarouge, le comédien et metteur en scène suisse Matthieu Béguelin soulevait un autre aspect qui mérite notre attention : diffuser un film, rappelait-il, ne signifie nullement cautionner le mauvais comportement d’un comédien donné. Comment une chaîne de télévision pourrait-elle avoir cette ambition, d’ailleurs, à moins de mener une enquête de moralité concernant toutes les personnes impliquées dans des œuvres collectives ?
Le statut de l’œuvre en question
En fait, l’œuvre d’art, une fois créée, prend en quelque sorte son indépendance et acquiert une existence distincte du créateur. Il serait en conséquence inapproprié de faire subir au travail de l’artiste les fruits de son comportement ; personne n’imagine retirer les toiles du peintre Caravage des musées à cause de son parcours meurtrier. De plus, le cinéma possède une caractéristique qui le distingue d’autres formes de création : il est éminemment collectif. Comme le rappelle l’historien américain du cinéma David Bordwell, un film doit être produit. Cela signifie que plusieurs personnes, en plus du réalisateur, interviennent au cours du processus de création qui se parachève par la sortie du film au cinéma. De fait, la production d’un long-métrage débute avec l’écriture du scénario. Au vu de la multitude d’acteurs concernés, est-il juste de tous les sanctionner ? Imaginerait-on concrètement voir disparaître le film J’accuse du palmarès des Césars en 2020 en raison du crime que Polanski a commis durant les années 1970 ? Ou être témoin d’un retrait du travail de Tarantino, car souvent produit par Harvey Weinstein, violeur en série ?
Rôles secondaires et présence à l’écran
Sur ce point, la RTS explique son raisonnement de la manière suivante (voir notre entretien en annexe) : si un comédien joue un rôle important dans un film donné (ex. : Maison de retraite), alors le film doit être déprogrammé en cas de comportement répréhensible. En revanche, si le rôle n’est que secondaire (ex. : Illusions perdues, 2021, qui a bel et bien été diffusé), le film est maintenu. Un tel choix éditorial a de quoi étonner. En effet, si le but de la démarche est de protéger la sensibilité d’une partie du public en ne « faisant pas entrer Depardieu dans les salons à Noël » (comme l’a expliqué M. Crittin), comment expliquer de manière cohérente le maintien d’un autre film avec le même comédien pendant la même période des fêtes ? Une explication fondée sur le simple temps de présence à l’écran peine à convaincre. Par exemple, dans le fameux long-métrage Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, le colonel Kurtz (magistralement interprété par Marlon Brando) s’avère être un des personnages centraux du film malgré ses rares apparitions. C’est effectivement pour se lancer à sa recherche que le capitaine Willard (joué par Martin Sheen) entame une longue traversée de la jungle vietnamienne. Même sans directement se manifester à l’écran, le personnage de Kurtz est central dans l’histoire du film.
Au cours du débat d’Infrarouge, plusieurs intervenants ont déclaré qu’on leur prêtait des intentions qu’ils n’avaient nullement. Tel serait le cas de Valérie Vuille, directrice de l’institut suisse décadréE qui affirmait ne jamais avoir fait mention d’effacer ou de brûler des œuvres. Pourtant, la conséquence d’une de ses positions – celle de n’établir aucune distinction entre l’artiste et son œuvre – est de justement censurer (ce qui équivaut à brûler et effacer) le travail d’une personnalité qui poserait un problème dans la vie privée. De la même manière, bien que l’intention de M. Crittin ne soit pas de contribuer à la censure de l’art, la décision de sa chaîne y contribue. On peut bien sûr apprécier que la RTS n’ait jamais fui le débat qu’elle a créé, mais un malaise subsiste. À la lumière des arguments exprimés pour justifier la déprogrammation de Maison de retraite, le service public semble avant tout avoir eu la volonté de se trouver dans « le camp du bien » ; celui des progressistes qui sanctionnent tout artiste au comportement considéré comme inacceptable.
Un public coupé en deux
Le média infantilise son audience en choisissant à sa place le type de contenu auquel il devrait être exposé. La RTS semble aussi favoriser une certaine partie du public au détriment d’une autre. Bien que saluée par le conseiller national Les Verts Nicolas Walder dans Le Temps, la décision de donner la priorité à un certain segment des spectateurs est délétère : une telle stratégie de communication risque en réalité surtout d’en aliéner la majorité. Pour finir, il convient de rappeler les inquiétudes exprimées par Me Hayat durant le débat d’Infrarouge. Selon elle, le mouvement « #MeToo » contourne l’espace judiciaire pour condamner des individus, et ce au mépris des principes juridiques fondamentaux suivants : la prescription ainsi que la présomption d’innocence. Bien que la décision de la RTS ne soit pas la conséquence des accusations de viols qui pèsent sur Gérard Depardieu, il est difficile de ne pas relever son aspect « justicier », comme si la chaîne souhaitait s’ériger en véritable « tribunal médiatique ». La déprogrammation de ses films contribuera probablement à la banalisation d’« exécutions publiques iniques ».
Les explications de Marco Ferrara, porte-parole de la RTS
La position de la RTS reste celle étayée durant la période des Fêtes. Notre directeur, Pascal Crittin, en a fourni une explication complète et détaillée lors de l’émission Infrarouge du 10 janvier 2024.
Programmer un contenu ou le remplacer en fonction de son adéquation au contexte fait partie du quotidien de chaque média. Lorsque nous pressentons qu’une partie du public pourrait se sentir heurtée par une œuvre ou une personnalité jusque-là acceptée, nous écartons celle-ci de notre programmation, ne serait-ce que de manière momentanée. Ce type de choix intervient fréquemment pour toute sorte de programmes. Exemples : ce fut le cas avec Pierre Palmade à la suite de l’accident mortel où il a été impliqué, mais aussi avec un documentaire sur un religieux du Proche-Orient mis de côté, car le contexte avait changé lors de l’éclatement de la guerre à Gaza.
Nous touchons un très large public et devons donc tenir compte de toutes les sensibilités. Dans le cas de Depardieu, après la vague émotionnelle constatée autour de cet acteur depuis le reportage de France 2, nous avons décidé de ne pas ajouter de heurt ni de choc émotionnel pour une partie de la population. Et nous savons que dans de telles situations, quelle que soit l’option retenue (diffuser ou ne pas diffuser), nous serons critiqués par une partie du public. Pascal Crittin a aussi indiqué humblement qu’il n’y a pas de science exacte en la matière et cette difficulté fait justement partie du métier de programmateur.
Il n’y a aucune censure ni aucune atteinte à la présomption d’innocence, pour deux raisons : d’abord parce que nous n’avons effectué aucune déprogrammation lorsque les premières accusations de viol ont été portées contre Gérard Depardieu ; ensuite, parce que nous maintenons sur Play RTS nos émissions avec Gérard Depardieu dont de nombreuses interviews, pour celles et ceux voulant les visionner en toute liberté de choix. À l’antenne, nous diffusons des films où il n’a qu’un rôle secondaire et ne mettons de côté que les films le valorisant en rôle principal. Ce choix a été motivé par la teneur des propos de Gérard Depardieu, qui sont directement arrivés dans les foyers via les images révélées par France 2 et face auxquels aucune télévision n’est restée inerte, que ce soit la RTS en Suisse, la RTBF en Belgique, France Télévisions et même les grandes chaînes françaises privées.
Tenir un rôle principal suppose une importante responsabilité pour l’acteur concerné face à toute l’équipe du film, pendant et après le tournage : ce ne sont pas les chaînes de télévision francophones qui décrètent cet état de fait, mais le public, qui désormais se manifeste lorsqu’une situation le heurte, comme ce fut le cas avec l’émoi généré par les propos de l’acteur. La problématique n’est pas comparable aux films de Quentin Tarantino produits par Harvey Weinstein, car ce dernier n’y tient pas de rôle valorisant sa présence à l’écran.