Le saut de la foi d’une radio chrétienne

Emmanuel Ziehli, pourquoi ce développement est-il si important pour votre radio?

Il existe quatre grands diffuseurs en Suisse. Nous étions chez Digris, qui vise les agglomérations et permet à des initiatives locales ou associatives de s’exprimer. Aujourd’hui, nous passons chez Romandie Médias SA, la société qui assure la diffusion du DAB+ (n.d.l.r.: radiodiffusion numérique) des grandes radios privées de Suisse romande. Pour dire les choses simplement, cela correspond à un passage de la première ligue à la ligue A pour un club de foot: notre couverture sera intégrale et sans faille partout en Suisse romande. La radio étant une chose qui s’écoute beaucoup en voiture, cela nous permettra de ne plus frustrer les gens en déplacement qui faisaient trop souvent face à des coupures.

En revanche c’est un défi…

Oui, un défi énorme et surtout un pas de foi. Notre budget annuel a été porté à environ 800 000 francs alors que notre activité est régulièrement déficitaire. Nous cherchons du reste des sponsors pour les 55 antennes qui assurent désormais une diffusion maximale.

Votre situation est-elle si périlleuse que ça? Vous possédez tout de même certaines ressources.

Oui, bien sûr que nous en avons, mais elles ne sont pas inépuisables non plus. Nous possédions un petit parc immobilier que nous avons décidé de vendre à partir de 2014. Nous sommes alors partis sur huit ans d’investissements pour d’abord apprendre à faire de la radio, via Phare FM (n.d.l.r.: un réseau de radios chrétiennes évangéliques fondé en 1989 à Mulhouse), puis prendre notre indépendance pour devenir Radio R le 9 janvier 2019.

Aujourd’hui, vous avez le sentiment d’avoir trouvé votre public?

Pas complètement. Je m’attends à continuer notre expansion car nous allons gagner des régions, dont le Jura et Jura bernois, où la concentration de chrétiens, en particulier protestants évangéliques, est importante.

Vous n’avez toutefois pas que des chrétiens de cette sensibilité qui vous écoutent…

Oui, nous avons de nombreux catholiques parmi nos auditeurs, ce qui nous réjouit. On le repère au niveau des témoignages que nous recevons, notamment. Nous avons par exemple, en Valais, une femme qui nous a raconté comment notre radio l’avait portée durant une grossesse difficile lors de laquelle elle avait dû rester alitée plusieurs mois. Dans ce message, elle expliquait comment, peu après, elle et son mari avaient choisi des musiques de notre radio pour le baptême de l’enfant, ce qui laissait clairement entendre qu’il s’agissait de catholiques. C’est génial, ce genre de récits.

Quelle importance accordez-vous à l’unité des chrétiens?

Au démarrage, en 2015, une amitié s’est vite consolidée avec le père Vincent Lafargue, dont nous avons enregistré les premières Twittomélies. Ces courtes prédications sont désormais reprises en France, y compris par d’autres radios protestantes. Autre exemple, dans Célébration, notre émission du dimanche matin, nous donnons six messages de dix minutes destinés en particulier aux esseulés et à ceux qui ne peuvent plus se rendre dans un culte ou une messe. Nous tenons à ce que les trois grands courants, catholique, réformé et évangélique, y soient représentés.

Cela montre aussi que le succès est possible quand on ne cache pas que l’on effectue un travail ouvertement chrétien.

En réalité, nous avons beaucoup tourné autour de ce pot-là. Quand nous n’étions encore que producteurs, nous tentions de faire des émissions dans la «suggestion» du divin, dans la recherche du «mystère» de Dieu, afin de passer sur des chaînes comme RTL, RMC, Europe 1… Il fallait donc être un peu passe-partout alors qu’aujourd’hui nous nous sommes mis d’accord autour d’un concept: parler de Dieu intelligemment. On voit beaucoup de manières maladroites de parler du divin, parce que les gens croient avoir tout compris du Saint-Esprit, de la louange ou des sacrements… Loin des extrêmes, nous préférons garder un regard «moyen», dire les choses simplement, sans cacher que nous sommes confessants. Nous croyons au Christ ressuscité d’entre les morts, voilà, c’est comme ça.

Quand on a la foi, il vaut mieux jouer franco, en somme?

Oui, mais encore s’agit-il de faire les choses avec le bon esprit. Nous avons décidé de dire ce que les chrétiens font de mieux, pas de perdre notre âme dans des débats qui nous divisent. Cela passe souvent par l’évocation des œuvres des chrétiens dans le monde associatif par exemple. L’an dernier, une de nos émissions les plus écoutées concernait l’engagement des croyants pour aider les réfugiés ukrainiens. Nous voulons montrer que quand le monde traverse des crises, les chrétiens se lèvent toujours. On l’oublie parfois, mais c’est un pasteur évangélique qui a créé la Croix-Rouge, par exemple.

Pensez-vous que ce choix de la franchise devrait davantage inspirer nos Églises?

L’ère post-chrétienne qui est la nôtre annonce des persécutions à venir. Est-ce que nous ne risquons pas de finir en prison, dans un futur pas si lointain, pour avoir annoncé que le plan de Dieu pour la famille est qu’un homme et une femme s’unissent pour avoir des enfants, sans avoir été suffisamment inclusifs dans la formulation? Dans ce contexte, je crois que les grandes Églises devraient se reconnaître les unes les autres sous le label chrétien, se réjouir les unes des autres, prier les unes pour les autres, en particulier quand elles rencontrent des difficultés. Quand l’Église catholique traverse des turbulences, je ne me dis pas «ouf, ce n’est pas chez nous»; je prie pour elle. J’espère qu’il en ira de même lorsque ce seront les évangéliques qui connaîtront des soucis. Il ne s’agit pas là de faire de l’œcuménisme, mais de travailler à l’unité, ce qui n’est pas la même chose: l’œcuménisme est une soupe de légumes où l’on introduit toutes sortes de choses que l’on mixe avec pour résultat qu’on n’y voit plus rien. L’unité des chrétiens est une salade de fruit: une mandarine, une pomme, un ananas garderont leur forme et leur saveur propre, mais le plat aura belle allure et on aura envie de le manger.




L’angoisse de l’Infini

Une de mes grands-tantes pratiquait l’art exigeant de la cartophilie. Amoureusement, elle amassait, dans d’innombrables albums, des cartes postales classées par pays et par régions. Voyageant peu, elle s’évadait de la monotonie du quotidien en contemplant plages ensoleillées, palmiers au vent et ruines illuminées par le soleil couchant. Soudain, du jour au lendemain, elle a renoncé à son violon d’Ingres et par là-même à ses voyages virtuels. La raison? Ma tante avait découvert, lors d’une escapade espagnole, que les cartes postales ne correspondaient pas à la réalité.

Il en va de même pour certains auteurs, comme Charles Maurras, qui suscitent des commentaires spécieux, de doctes anathèmes et des morales sentencieuses. Ces auteurs «maudits» sont trop souvent réduits à des «cartes postales», c’est-à-dire à la doxa commune des penseurs de seconde main et de la presse dite «engagée». Quand nous lisons réellement leurs œuvres et que nous partageons un moment en leur compagnie, nous ne pouvons que renoncer aux «cartes postales» de l’opinion dominante. La publication de la correspondance entre Charles Maurras et des carmélites nous donne l’opportunité de vivre cet exercice de salubrité mentale.

Un inconnu

Contrairement à Léon Blois ou à Georges Bernanos, Charles Maurras reste bien souvent un inconnu. Trop longtemps ses œuvres furent introuvables hormis chez quelques bouquinistes érudits, tombées dans un certain discrédit et réduites à des formules, souvent mal interprétées, telles que «l’opposition du pays réel au pays légal», «la divine surprise», «le nationalisme intégral» et j’en passe. Celui qui fut le maître à penser de toute une génération peut être redécouvert aujourd’hui.

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

Charles Maurras est né à Martigues, en Provence, le 20 avril 1868. À l’âge de quatorze ans, il devient sourd et doit renoncer à entrer à l’École navale. Sa mère prend pour précepteur l’abbé Jean-Baptiste Penon, qui donne des cours particuliers au jeune Charles et qui fut selon les propos de l’adolescent «la bénédiction de sa vie».

Après avoir obtenu son baccalauréat, Maurras s’installe à Paris avec sa mère et son frère. Ne pouvant suivre les cours à cause de son handicap, il fréquente assidûment les bibliothèques, où il perfectionne ses connaissances. Il en profite pour collaborer à différents journaux et revues. En 1891, Maurras fonde avec Jean Moréas l’École Romane, qui est un groupe de jeunes poètes opposés aux symbolistes et prônant un néo-classicisme débarrassé de tout académisme.

Dès 1889, les idées politiques de Maurras évoluent vers la monarchie. Dix ans plus tard, il rejoint la Revue d’Action française fondée par Maurice Pujo et Henri Vaugeois. Sous l’impulsion de Maurras, cette revue nationaliste et républicaine devient royaliste. En 1905, il fonde la Ligue d’Action française pour soutenir la revue éponyme. En 1906, avec l’aide de Léon Daudet, la revue mensuelle devient un quotidien sous le titre bien connu: L’Action française.

Il ne faudrait pas oublier que Maurras est également un auteur reconnu avec Le Chemin de Paradis (1895), nouvelles philosophiques; Anthinéa (1900), essai de voyage principalement sur la Grèce; Les Amants de Venise (1900), traitant de l’histoire d’amour de George Sand et Alfred de Musset; Enquête sur la monarchie (1900) et L’Avenir de l’intelligence (1905).
Maurras perdit une partie de son influence politique lorsque, le 29 décembre 1926, l’Église catholique romaine mit à l’Index certains de ses livres et L’Action française, le privant ainsi de nombreux sympathisants au sein du clergé français.
Le Martégal est reçu à l’Académie française en 1938. Pendant l’occupation allemande, tout en étant fermement opposé au nazisme, il soutient le régime de Vichy. Il est arrêté en septembre 1944, jugé et condamné pour «intelligence avec l’ennemi» à la réclusion à perpétuité. Libéré en 1952 pour raisons de santé, il expire le 16 novembre de la même année à la clinique Saint-Grégoire de Saint-Symphorien-lès-Tours.

La question du Mal

L’épreuve de la surdité a conduit l’adolescent Maurras à l’agnosticisme. Afin de bien comprendre cet agnosticisme, on peut rapprocher Maurras de Charles Jundzill, personnage réel qui lui sert de héros dans une étude sur Auguste Comte: «[…] Avant sa dix-neuvième année, il avait constaté jusqu’à l’évidence son inaptitude à la foi et surtout à la foi en Dieu. […] On emploierait un langage bien inexact si l’on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu: aucune interprétation théologique du monde et de l’homme ne lui était plus supportable.» Maurras explique dans une lettre du 21 janvier 1937 où il proteste vivement contre les accusations d’athéisme ou d’irréligiosité lancées à son encontre: «Je ne suis ni athée comme l’on dit, et l’auront cru, d’innombrables imbéciles, ni irréligieux. Mais mon sentiment profond des Puissances supérieures n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme, et, si ce qui m’est donné ou offert comme explication me paraît redoubler les difficultés, c’est un fait auquel je ne peux rien!»

Pourquoi «ce besoin rigoureux de manquer de Dieu»? Pourquoi est-ce que son sentiment religieux «n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme»? En fait, Maurras ne peut accepter l’existence du Mal, qu’il expérimente jusque dans sa propre chair avec l’épreuve de la surdité. Comme il l’admettait au chanoine Cormier, Maurras ne peut pas réciter la fin du «Notre Père»: «Et ne nos inducas in tentationem» (Ne nous induis pas en tentation). Bien plus, il ne «comprend pas qu’on puisse demander à Dieu, qui est souverainement bon, de ne pas tromper ses créatures». Et l’académicien de poursuivre: «Toujours ce problème du mal qui me harcèle. Je n’arrive pas à comprendre comment Dieu qui est le Souverain Bien peut tolérer le mal.»

La négation désespérée

À la fin de sa vie, dans ses entretiens avec le prêtre qui le visite, Maurras reconnaît: «Tous mes raisonnements n’aboutissent à rien. Je suis comme un écureuil qui tourne dans sa cage. Depuis des années je me heurte aux murs d’une prison. Je suis las de tourner ainsi.» Nous voyons bien que le polémiste a fait place au sage et que son attitude uniquement fondée sur la raison le mène dans une impasse. Malgré l’admiration qu’il voue à l’Église catholique pour ses bienfaits et non pas seulement comme principe d’ordre social, Maurras écrit, le 14 septembre 1936: «Je ne peux pas dire: ʻJe croisʼ quand je ne crois pas.»

Cette négation désespérée d’une réponse possible à sa quête le tourmente et l’écartèle intérieurement. L’âme de Maurras vit implicitement l’expérience décrite dans les premières pages des Confessions (I, 1) de saint Augustin: «Tu nous as faits pour Toi Seigneur et notre cœur est inquiet, jusqu’à ce qu’il repose en toi.»

Ce n’est pas qu’il ne veut pas croire, c’est qu’il ne peut pas. Toutefois, il reconnaît que son agnosticisme n’est pas immobile et qu’il a constaté avec étonnement que sa réflexion l’avait éloigné de certains faits qu’il croyait autrefois insurmontables. Il reste à Maurras le désir: «[…] Je ne puis quant à moi, retenir des procédures de Pascal autre chose que le chercher en gémissant, quelquefois même sans plainte, sans autre sentiment que le désir de voir, de savoir, de trouver» (lettre du 6 mars 1937).

À Maurras, qui a besoin de «comprendre pour croire», on peut répondre en écho avec cette phrase que Blaise Pascal met sur les lèvres du Christ: «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé» (pensée 553).

Le fil rouge du Benedictus

Nous apprenons dans cette correspondance que Maurras éprouve une affection particulière pour la prière du «Benedictus», appelée aussi le «cantique de Zacharie», qui figure dans le texte de l’Évangile selon Luc (Lc 1, 68-79). Ce texte est prononcé par Zacharie à la naissance de son fils Jean-Baptiste. Le Jeudi saint de 1945, il écrit: «quelquefois, la nuit, je me sens bercé pas les longues volutes de son rythme qui ne m’a pas quitté depuis le Collège.»

Au printemps 1937, Maurras avait écrit un verset de ce cantique au dos d’une image pieuse envoyée aux carmélites. Le texte au dos de l’image était: «Illuminare his qui in tenebris et in umbra mortis jacent», c’est-à-dire: «Illumine ceux qui sont couchés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort». Or Maurras a commis une erreur, au lieu de «sedent» (assis), il a écrit «jacent» (couchés). Les pieuses carmélites ayant envoyé, à l’insu de l’auteur, la carte au pape Pie XI, ce dernier désire connaître la raison de ce changement. Et Maurras de répondre au souverain pontife: «[…] il s’agit d’une erreur de mémoire. Cependant je ne peux m’empêcher de me demander si cette erreur était absolument fortuite et ne tirait pas sa raison de quelque logique secrète. […]» Et Maurras d’ouvrir son âme au pape qui a condamné L’Action française: «Le ʻjacentʼ, inexact par rapport au texte, se rapportait à mon état personnel. Celui qui ʻgîtʼ quelque part n’y gît point parce qu’il le veut, mais parce qu’il y est. Il est là, il en est là, il ne peut y avoir été jeté: non assis, mais couché dans l’ombre de la mort, ce n’est point par volonté, ni par le choix de son cœur» (25 mai 1937).

Le «vieux cœur de soldat n’a point connu la haine»

L’échange épistolaire entre Maurras et les religieuses de Lisieux met en évidence les liens qui unissent l’écrivain et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus; ces liens vont conduire Maurras à dépasser sa rationalité d’agnostique. Peu à peu, l’intelligence de Maurras va se laisser éclairer et comprendre que «ce n’est pas avec les yeux, mais avec le cœur qu’il faut chercher Dieu» (s. Augustin, 7e sermon sur la 1ère épître de Jean, 10).

La lecture de cette correspondance nous fait découvrir un autre Maurras. Loin du polémiste autant redouté que redoutable, nous découvrons l’homme nu face à la question de l’Infini. Nous abordons avec pudeur le chemin secret de la grâce dans un cœur sincère épris de vérité. Nous comprenons pourquoi, au soir de sa vie, il a reçu l’extrême-onction et vraisemblablement dit: «Pour la première fois, j’entends quelqu’un venir.»

Un chemin de conversion – Correspondance choisie entre Charles Maurras et deux carmélites de Lisieux (1936-1952), rassemblée par Xavier Michaux, Téqui, 2022.

Prière de la fin

Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.
Ce vieux cœur de soldat n’a point connu la haine
Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.

Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour un Roi, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel,
La France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint Michel.

Notre Paris jamais ne rompit avec Rome.
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit,
Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme,
Les visages divins qui sortent de ma nuit:

Car, Seigneur, je ne sais qui vous êtes. J’ignore
Quel est cet artisan du vivre et du mourir,
Au cœur appelé mien quelles ondes sonores
Ont dit ou contredit son éternel désir.

Et je ne comprends rien à l’être de mon être,
Tant de Dieux ennemis se le sont disputé!
Mes os vont soulever la dalle des ancêtres,
Je cherche en y tombant la même vérité.

Écoutez ce besoin de comprendre pour croire!
Est-il un sens aux mots que je profère? Est-il,
Outre leur labyrinthe, une porte de gloire?
Ariane me manque et je n’ai pas son fil.

Comment croire, Seigneur, pour une âme que traîne
Son obscur appétit des lumières du jour?
Seigneur, endormez-la dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.




Et si on «fact-checkait» notre radio d’État ?

31 décembre 2022 – 11h00. Au volant de la voiture, à l’heure de faire quelques commissions en vue du réveillon, j’écoute le journal horaire de la RTS. Le journaliste commence en annonçant le décès du pape émérite Benoît XVI, confirmant ainsi les messages que j’ai reçus dans la dernière demi-heure pour annoncer le rappel à Dieu du pape émérite. Il continue en lisant le résumé de la vie de Joseph Ratzinger. À l’évocation de la résistance au nazisme des catholiques allemands ou encore de son riche héritage théologique, je ne cache pas mon étonnement, constatant alors une certaine justesse de ton, bien rare sur les ondes de la radio d’État lorsqu’il s’agit de sujets religieux. Sans doute les quelques jours d’agonie du pape Benoît XVI auront valu de nombreuses grâces pour l’Église, ainsi que quelques lumières pour le rédacteur du texte destiné à être dégainé au moment du décès!

Cet état de grâce n’allait cependant pas durer. Le naturel revenant au galop, ma satisfaction est rapidement douchée à l’écoute du journal télévisé de 19 h 30 du 4 janvier 2023, veille des funérailles. Le sujet du soir concernant l’actualité vaticane ne fait référence qu’aux supposées luttes d’influence que la mort du prélat allemand pourrait provoquer. D’un côté les «ultra-conservateurs» ne seraient plus tempérés par le pape émérite, n’hésitant plus à entrer en résistance face au pape François; de l’autre côté de l’échiquier ecclésial, le pape François aurait les coudées franches suite à la mort du «conservateur» Benoît XVI. Alors que le corps du Saint-Père est encore exposé à la vénération des 135 000 fidèles venus se recueillir sans cesse du matin au soir depuis trois jours, la télévision suisse imagine un film hollywoodien où il est question de guerres intestines et de potentiels complots.

Le soir de la sépulture, n’attendant plus rien de la RTS à ce sujet, mais espérant apercevoir quelque garde suisse connu ou autre compatriote helvétique au gré d’un reportage, je ne peux m’empêcher de visionner, une nouvelle fois, le journal télévisé. Et durant les trois minutes trente dédiées à la cérémonie présidée par le pape François, la présentatrice aborde la cérémonie sous l’angle de la popularité de Benoît XVI par rapport à son successeur. «Foule bien moins nombreuse que ce qu’avaient prévu les autorités» ou encore «Benoît XVI n’a jamais été très populaire auprès des Romains, et peu nombreux sont les jeunes catholiques qui ont fait le déplacement depuis l’étranger». En tant que catholique «génération Benoît XVI», qui l’a rencontré lors des JMJ de Madrid ou de son dernier Angelus du 24 février 2013, parmi les 200 000 catholiques venus lui dire un dernier au revoir, je suis piqué au vif. Comment peut-on, alors que la sépulture du pape allemand vient tout juste d’être refermée, affirmer que Benoît XVI n’a jamais été populaire, sans bien sûr justifier ces assertions par les moindres chiffres?

Je décide alors de mener ma petite enquête. La première difficulté consiste à retrouver les archives du Bollettino dans les méandres du site du Vatican. Je fais alors une première constatation: les statistiques sur «la participation des fidèles aux audiences et aux rencontres avec le Saint-Père» – titre officiel de la communication annuelle, généralement faite en décembre ou en janvier de l’année suivante – s’arrêtent, sans aucune explication, en 2016. Plus aucune statistique officielle n’est disponible pour l’année 2017 et les années suivantes. Une fois les données compilées, il apparaît clairement que Benoît XVI a joui d’une audience élevée et constante tout au long de son pontificat, du même ordre que celle que connut Jean-Paul II. Passées les deux premières années qui ont suivi son élection au ministère pétrinien, durant lesquelles les fidèles du monde entier, et notamment d’Amérique du Sud, furent particulièrement curieux de découvrir ce nouveau pape extra-européen, le pape François n’attire pas plus les foules que son prédécesseur.

Ainsi, bien que les données analysées n’aient en elles-mêmes aucune portée spirituelle et ne doivent pas servir de prétexte pour juger de la légitimité ou de la qualité d’un pontificat, je regrette que, alors que la presse du monde entier salue la mémoire du bien-aimé pape Benoît XVI, la RTS s’acharne à rabaisser la figure inoubliable que fut celle de Joseph Ratzinger. Plutôt que de comparer le pape démissionnaire au pape régnant, je voudrais proposer à notre télévision suisse de faire un sujet sur l’héritage théologique et sur les nombreux enseignements du pape bénédictin, qui perpétua les enseignements des audiences du mercredi initiées par Jean-Paul II. Je ne peux que conseiller aux lecteurs de relire les audiences générales traitant des grands saints tels que saint Augustin, saint Benoît, saint Paul, sainte Catherine de Sienne ou sainte Hildegarde de Bingen, ainsi que les explications du Credo ou du sacerdoce.

Au journal télévisé du 5 janvier, après le sujet sur les funérailles, la journaliste de la RTS s’interroge sur l’exposition du corps du pape défunt qui aurait créé «un certain malaise». Plus que jamais, notre monde moderne aurait besoin de grands théologiens comme Benoît XVI pour éclairer nos contemporains sur le sens de la vie. Alors que certains journalistes comme Jean-Pierre Denis, ancien directeur du journal La Vie, qui eut des mots très durs à l’encontre de Benoît XVI durant son pontificat, ont avoué avoir été «transformés» par ce pape, la couverture par la RTS de ces journées de deuil pour l’Église catholique a été particulièrement médiocre. Ce mauvais traitement de l’information, relevé de plus en plus souvent par les sphères politiques suisses, risque de contraindre la RTS à entamer une sérieuse remise en question; quitte à devoir à son tour faire face à sa propre disparition…

Nombre de fidèles présents chaque année aux audiences générales, aux audiences spéciales, aux célébrations liturgiques et à l’Angelus de 2000 à 2016 (Source: press.vatican.va)
Nombre de fidèles présents chaque années aux seules audiences générales de 1978 à 2018 (Source: press.vatican.va et agence SIR pour 2018)



Vers un socialisme désocialisant

«Sauf disposition contractuelle expresse, en effet, il n’y a pas [en Suisse] de droit au télétravail, déplore madame Suter dans son texte adressé au Conseil fédéral. Si l’employeur refuse une demande en ce sens, l’employé ne peut faire autrement que de l’accepter». Pour remédier à cette situation, l’élue socialiste appelle de ses vœux une modification de l’encadrement juridique du travail à domicile, sur le modèle des Pays-Bas où depuis 2015, explique-t-elle, «les employés nouvellement engagés peuvent exiger de leur employeur qu’il les autorise à télétravailler au moins partiellement». Certes, l’élue de gauche reconnaît qu’il faut pour cela que «le métier concerné et le fonctionnement de l’entreprise le permettent», mais le mot est lâché: plus qu’une modification de l’encadrement légal, il faudrait proclamer là un nouveau «droit», qui impliquerait donc la possibilité pour les employés d’«exiger» de leurs patrons qu’il soit respecté.
C’est là, précisément, que le bât blesse. Jean Romain (PLR/GE), député au Grand Conseil genevois et écrivain, pointe les difficultés que pose une telle mesure, bien qu’il reconnaisse l’intérêt «ponctuel» du télétravail: «Dès lors que vous faites entrer un nouveau droit quelque part, il peut être revendiqué. Et si le supérieur hiérarchique s’y oppose, il y a un conflit juridique». Et l’élu genevois de dénoncer une situation qui pourrait mettre en difficulté certaines entreprises: «C’est au patron de dire ce qu’il faut pour son entreprise, non pas à l’employé de réclamer un droit qui pourrait mettre en péril, dans certaines situations, la survie des petites entreprises».

Même son de cloche du côté du centriste valaisan Sidney Kamerzin, collègue de Gabriela Suter au Conseil national: «Au niveau des entreprises, il faut laisser la possibilité d’inciter. L’obligation, toutefois, ne peut pas fonctionner. La décision doit être prise d’un commun accord entre l’employeur et l’employé, sans faire l’objet d’un droit unilatéral difficile à mettre en œuvre dans certains cas». Et l’élu de l’ancien PDC de dénoncer une double discrimination qu’impliquerait ce droit: «D’une part entre les métiers du secteur primaire pour lesquels le télétravail est impossible, et les métiers du tertiaire notamment. Mais aussi entre les petites entreprises pour lesquelles le télétravail ne convient pas du tout, et les plus grandes entreprises dans lesquelles il peut être mis en œuvre».

Valentin Aymon (PS/VS), conseiller communal dans le village de Savièse et député suppléant au Grand Conseil valaisan montre une certaine prudence à l’égard de la proposition de sa collègue de parti: «Je ne suis pas en désaccord total avec madame Suter, mais je pense que le télétravail ne doit concerner que certains cas particuliers, sans devenir un droit fondamental». Le problème majeur serait l’aspect contraignant d’une telle mesure: «Contraignante pour les employeurs, mais aussi pour les employés!» En effet, explique-t-il, «un patron peu scrupuleux pourrait aussi chercher à économiser sur les coûts des locaux, du loyer ou du matériel, en demandant à ses employés de travailler à la maison». Autre point, le Valaisan se méfie également de la «porosité entre vie professionnelle et vie privée» induite par le home office. «Il doit y avoir un droit à la déconnexion, un droit de ne pas être joignable».

Sidney Kamerzin partage la même inquiétude: «On sait que la présence permanente du professionnel dans le milieu familial peut générer de fortes tensions», à quoi il faut ajouter, sans nier les «vertus évidentes du télétravail», un risque de «désocialisation professionnelle», de «perte de contact avec les collègues». Le parti socialiste qui promeut la désocialisation? Rien d’étonnant pour Jean Romain: «Ça fait longtemps que le parti socialiste ne travaille plus pour une ʻsociété socialeʼ, mais est en train de mettre en place un système qui n’a plus rien à voir avec la tradition socialisante». Et pour cause: «Le socialisme est un immense courant de pensée qui est en train de se faire mettre sur la touche. Pour essayer d’exister, il lui faut trouver un certain nombre de combines politiques de façon à occuper le devant de la scène».

Reste que l’intervention de madame Suter n’était qu’une interpellation, «un moyen d’obtenir des réponses» du Conseil fédéral, comme nous l’explique Sidney Kamerzin. «Si elle faisait le choix d’une intervention plus contraignante comme une motion ou une initiative parlementaire, continue-t-il, je ne vois pas comment, aujourd’hui, une majorité pourrait se constituer sur le sujet. La bascule se ferait au niveau de notre parti (Le Centre) et peut-être chez les Vert’libéraux, mais ces derniers restent très attachés à la liberté des entreprises».




Le Scrabble essuie les plâtres du capitalisme woke

Vous pensiez vous livrer à une activité tout à fait innocente en jouant au Scrabble au lieu de regarder des tueurs en série dissoudre les corps de leurs victimes dans de l’acide sur Netflix? Eh bien vous aviez tort, à moins de vous en tenir à un choix de mots garantis sans discrimination de quelque nature que ce soit. Par un vent de puritanisme qui sent délicieusement l’air d’outre-Atlantique, la société Mattel a en effet décidé de bannir toute une série de mots qui, indépendamment de leur valeur morale, entraient jusqu’ici dans l’arsenal des aficionados du célèbre jeu de société. Parmi ces derniers, des termes comme «lopette», «travelo» ou «pouffiasse», qui deviendront inutilisables à l’horizon 2024.

Derrière cette purge, des négociations extrêmement tendues entre Mattel et le comité de rédaction de l’Officiel du Scrabble (CR ODS), le dictionnaire officiel du jeu édité par Larousse. «Mattel souhaitait initialement mettre plus de cent mots sur la sellette et le CR ODS consentait à en sacrifier cinq», explique un passionné ayant vécu ces échanges âpres de l’intérieur. «Mattel a arrêté une liste de vingt-six mots (soixante-deux en comptant les féminins et pluriels) à faire sortir de l’ouvrage de référence et c’est la «solution» vers laquelle on se dirige à l’heure actuelle, si aucun élément nouveau ne vient changer la donne», témoigne ce joueur, très en colère face à des velléités de censure parfois peu compréhensibles du point de vue francophone. «L’exemple de CHICANO (n.d.l.r. appellation péjorative des latinos chez l’Oncle Sam) montre bien que la demande de suppressions de mots est inspirée par les états-Unis», déplore-t-il. «Nous nous sommes opposés à l’éviction de BAMBOULA, dont les sens multiples (fête, tambour) sont manifestes, et ce mot-là n’est plus «menacé». En revanche, le très courant NABOT est toujours incriminé, alors que ce n’est pas l’insulte la plus inqualifiable qui soit…»

La moraline ou le jeu, il faudra choisir

Mais pourquoi ce soudain besoin d’épurer la langue au niveau d’un jeu qui, jusqu’ici, voyait essentiellement – et encore, très rarement – disparaître des noms propres? Mattel SA répond à cette inquiétude directement sur le site de la Fédération Internationale de Scrabble Francophone. Et la société y cache à peine sa volonté de participer à l’élaboration d’un monde si doucereux que les Télétubbies y passeraient presque pour un programme horrifique: «Lorsque l’on joue au Scrabble® – comme dans la vie –, les mots que nous choisissons sont importants. Les mots ont le pouvoir de renforcer, d’encourager et d’honorer, mais ils peuvent aussi être utilisés pour affaiblir, décourager et manquer de respect. En tant que marque tournée vers la famille et consciente de l’impact des mots et de leur évolution, Mattel a fait appel à un linguiste indépendant pour identifier les mots à caractère haineux afin de revoir la liste officielle de mots autorisés à être joués lors des compétitions de Scrabble®.» Soit l’intrusion des sensitivity readers, ces personnes payées pour décréter quelles pages de roman effacer afin de ne choquer personne, jusque dans les jeux de société. Elle n’est pas belle, la liberté moderne?

«Personnellement, j’éprouve un tiraillement entre le choix personnel de ne pas utiliser ces mots insultants dans mon vocabulaire, et le sentiment que l’Officiel du jeu n’a pas pour mission de moraliser la société», témoigne le Vaudois Hugo Delafontaine, multiple champion du monde. «Dans la forme du jeu que je pratique, le Duplicate, il s’agit d’optimiser chaque tirage pour réaliser un maximum de points au coup par coup. On ne peut donc pas s’abriter derrière une stratégie globale, comme dans d’autres règles, afin de contourner certains mots plus ou moins agréables.» De quoi donner parfois lieu à des scènes cocasses: «On en rigole parfois après coup entre joueurs, lorsqu’on a dû utiliser quelques termes salaces ou péjoratifs dans une partie, mais cela pose une réelle question: devrait-on, au nom de la morale, avoir la droiture de ne pas les utiliser? J’ai choisi, pour ma part, d’accepter qu’ils existent et peuvent servir dans ce cadre.»
Pourquoi dès lors, s’aligner sur les désirs de moralisation de la langue de Mattel? Simplement parce que les nombreux passionnés du jeu n’ont pas vraiment le choix: «Le CR ODS subit la pression du fabricant, de même que les fédérations, qui reçoivent des subventions de la marque et doivent donc s’aligner sur ses exigences». A noter cependant que l’interventionnisme à tous les niveaux de Mattel suscite désormais des réactions dans le monde anglophone, touché par une saignée de centaines de mots: «Certains jouent avec l’ancien dictionnaire et appellent le jeu ʻWord gameʼ, pour ne pas utiliser l’appellation Scrabble. En français, on voit s’esquisser quelques velléités similaires, sur les réseaux sociaux notamment», souligne un observateur averti de la scène mondiale. Malgré la polémique, il estime que les joueurs francophones s’aligneront sans doute sur le résultat de cette purge en 2024.

Jusqu’au moment, sans doute, où l’idée de s’adonner à un jeu au lieu de sauver la planète dans une ZAD deviendra elle-même trop subversive.




Impressions macronesques

Le sport, c’est la joie et la joie est communicative, voire communicante? Ce dimanche 18 décembre 2022, nous aurions voulu être une mouche pour assister au briefing du Roi avant son entrée dans le stade. Le Roi, entendez Macron. Enfin, vous aviez compris car vous ne l’avez pas raté jour-là. Vous ne pouviez pas le rater.

Or donc, nanti des conseils d’une armada de Nadine, Hortensia, Jérôme, Hadrian, Alibert, Isée, Garance, Alceste pour ne citer qu’eux, Emmanuel se retrouve face à l’inattendu: son équipe n’existe pas. Il ne peut donc pas appliquer le plan de communication. Drame. Le voilà congelé, transi, peureux, ignorant. Le voilà face à lui-même. Tiens, bonne nouvelle, durant de longues minutes, il va même penser seul.

Et puis soudain la France se réveille et le match devient fou. Macron aussi. Perdus les conseils de l’armada. Il entre en fusion, en fission, en sublimation et… s’oublie! Il a posé la veste, relevé les manches. Sa cravate ne ressemble à rien. Le voilà hurlant, sautillant, gesticulant. Il est redevenu un enfant. Médusés mais polis, les émirs qui l’entourent – peu concernés dans le fond – respectent poliment le Président et se demandent en leur for intérieur s’il est comme cela à la maison. Peut-être oui dans le fond. Brigitte doit bien rigoler.

Question: un Président de la République peut-il faire cela? Réponse: non. Quand on est Président, on se tient bien, Punkt Schluss. On peut manifester sa joie, mais sans gesticulation. On ne crie pas. On représente la République et on se doit d’être un modèle. On lui pardonnera sur ce coup-là, puisque, encore une fois, il avait sans aucun doute oublié les conseils de l’armada.
Ce qu’on ne lui pardonne absolument pas en revanche, c’est son attitude d’après défaite. Et là, on devient franchement inquiets. Comment peut-on manquer à tel point de sensibilité, de pudeur, de tact, d’humanité, pour s’attaquer de la sorte à Mbappé? Kylian, effondré, en fait lui aussi un peu trop (il ne sourira pas une seule fois), mais sa tristesse lui appartient et il n’a pas besoin d’un clown qui s’accroche désespérément à lui et lui crache dans l’oreille de longues minutes.

Et là, le doute, le souci se font jour. A-t-il écouté sur ce scénario l’armada? «Président, si on perd, vous foncez sur Mbappé et vous le serrez tout fort dans vos bras.» Alors là, Macron, il a pas oublié. Il a fait, refait, encore fait et encore refait. Et à partir de là, on a confiné au pathétique.

Si ces étreintes déplacées sont le seul fait de Macron, alors c’est un autiste de l’attitude et un homme qui ne connaît rien, mais alors rien au sport d’élite. Si c’est le fait de l’armada, alors il peut toutes et tous les virer. Et si c’est une combinaison des deux, alors faut vite organiser des élections. Ah mais c’est juste, en France, on ne coupe plus la tête aux Rois. Dommage. DP

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Analyse

Un conseiller fédéral ne devrait pas faire cela

Verra-t-on, un jour, un de nos élus fédéraux troquer son costume de souris grise pour singer les poses avantageuses du président français devant une compétition quelconque? Pas de risque, nous répond un haut fonctionnaire: «Les conseillers fédéraux se montreraient bien plus mesurés et surtout courtois. Manifester sa joie quand on est en tribune est légitime. Un peu de chauvinisme ne fait jamais de mal. Et c’est de bonne guerre. Nos ministres portent d’ailleurs volontiers les vestes de la délégation, comme Guy Parmelin à Pyeongchang. Mais se transformer en supporter très ʻpremier degréʼ est plus délicat. Les règles du fair-play sont d’une certaine manière la version sportive de la courtoisie diplomatique. Il faut bien doser. Et dans le cas du président Macron, on brise tous les codes. Il se sent seul au monde, comme s’il était dans son salon. A ceci près qu’il est président d’une puissance nucléaire! Cela manque de retenue, voire de courtoisie.»

Ce ne sont toutefois pas les gesticulations de Jupiter durant le match qui ont semblé le plus inconvenantes à ce connaisseur du Palais fédéral: «Le plus problématique c’est son comportement après le match. Il s’approprie l’événement. Il prend l’événement en otage pour son image. Il va sur la pelouse consoler des joueurs qui n’ont rien demandé! Ce moment appartient aux sportifs, à l’encadrement, à leurs proches. Le sommet, ou plutôt le fond, est atteint lors du discours dans les vestiaires. S’il s’intéressait sincèrement aux joueurs, il ne se filmerait pas. On est dans la pire mise en scène. Cela ne fait que remettre une pièce dans le juke-box du ʻtous pourris, tous opportunistesʼ. D’ailleurs cette mascarade s’est retournée contre lui.» RP




Le héraut de la raison

19 avril 2005, je me souviens encore de la forte impression que m’avait faite ce passage de l’homélie d’ouverture du conclave prononcée par le cardinal Joseph Ratzinger: «Combien de vents de doctrine avons-nous connus au cours des dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de modes de pensée […]. La petite barque de la pensée de nombreux chrétiens a été souvent ballotée par ces vagues – jetée d’un extrême à l’autre: du marxisme au libéralisme, jusqu’au libertinisme; du collectivisme à l’individualisme radical; de l’athéisme à un vague mysticisme religieux, de l’agnosticisme au syncrétisme, et ainsi de suite. […] Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner ʻà tout vent de doctrineʼ, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs.» Force est de constater que ces propos sont on ne peut plus pertinents actuellement. Mais qu’est-ce que le relativisme? Comment lutter contre cette dictature insidieuse?

Vous avez dit relativisme?

Il est courant d’entendre autour de nous ces phrases somme toute banales: «C’est vrai pour toi mais pas pour moi.», «La beauté est dans l’œil de celui qui regarde.», «La Vérité n’existe pas», «Tout dépend du contexte»… Bienvenue dans la dictature du relativisme! Bienvenue dans notre quotidien! Bienvenue chez vous! On peut dire que le relativisme est l’idée que la vérité absolue n’existe pas, que tout est relatif, subjectif, en fonction des circonstances. Bien plus encore, le relativisme est la négation de la capacité de la raison humaine à parvenir à la vérité, à parvenir à Dieu qui est la Vérité absolue.

En novembre 1999, lors d’un colloque à la Sorbonne, le cardinal Ratzinger illustrait le relativisme avec la fable indienne des aveugles-nés et de l’éléphant. Un roi avait réuni des aveugles-nés qui ignoraient ce qu’était un éléphant. On fit toucher à chacun une partie différente du corps de l’animal en lui disant: «Ceci est un éléphant». Certains touchèrent le flanc vaste et robuste, d’autres les défenses lisses et pointues, d’autres encore la trompe ondulante, l’oreille ou la queue balayant l’air. A la fin de l’exercice, le souverain demanda aux aveugles ce qu’était un éléphant et chacun de donner une explication différente, le tout se terminant en pugilat.

Cette fable illustre aussi que la prétention à la vérité conduirait à un comportement violent et totalitaire. Au contraire, accepter l’aspect relatif de chacune de nos convictions permettrait le dialogue, la tolérance, le «vivre-ensemble» et la convivialité. Mais à quel prix! Pour le cardinal Ratzinger, le relativisme est «la philosophie post-métaphysique de l’Europe» qui s’impose de façon hégémonique au travers des «valeurs» démocratiques et libérales.

Benoît XVI prône-t-il, pour autant, le retour à une société sacrale et théocratique? Que nenni. Prenons l’exemple de la liberté de religion, qui est souvent invoqué par les tenants du relativisme. Dans son discours du 22 décembre 2005, le défunt pape distingue différents plans: «Si la liberté de religion est considérée comme une expression de l’incapacité de l’homme à trouver la vérité, et par conséquent, devient une exaltation du relativisme alors, de nécessité sociale et historique, celle-ci est élevée de façon impropre au niveau métaphysique et elle est ainsi privée de son véritable sens, capable de connaître la vérité de Dieu, et, sur la base de la dignité intérieure de la vérité, est liée à cette connaissance. Il est, en revanche, totalement différent de considérer la liberté de religion comme une nécessité découlant de la coexistence humaine, et même comme une conséquence intrinsèque de la vérité qui ne peut être imposée de l’extérieur, mais qui doit être adoptée par l’homme uniquement à travers le processus de la conviction. Le concile Vatican II, reconnaissant et faisant sien à travers le décret sur la liberté religieuse un principe essentiel de l’État moderne, a repris à nouveau le patrimoine plus profond de l’Église.»

Croire détenir la vérité, ne serait-ce pas faire un pas vers l’intolérance? Dans un livre d’entretiens avec le journaliste Peter Seewald, Benoît XVI n’hésitait pas à affirmer que nous ne détenons pas la vérité, au contraire c’est elle qui nous détient. Cependant, «personne ne contestera qu’il faut être prudent lorsque l’on revendique la vérité. Mais la rejeter complètement en la déclarant inaccessible peut être destructeur.»

La raison mutilée

Pour Benoît XVI, «l’homme doit chercher la vérité, car il en est capable.» Le pape poursuit en affirmant: «la vérité nécessite des critères de vérification et falsification. Elle doit toujours être accompagnée de tolérance. Mais la vérité nous souligne aussi les valeurs constantes qui font de l’humain un être exceptionnel. C’est pourquoi l’humilité de reconnaître la vérité et de l’accepter comme standard doit être apprise et pratiquée de nouveau.» Face à la raison mutilée et amoindrie du relativisme, le pape émérite nous invite à un exercice plénier de cette dernière.

En fait, on peut même parler d’un rationalisme chrétien. La constitution pastorale Gaudium et Spes du concile Vatican II affirme que «participant à la lumière de l’intelligence divine, l’homme a raison de penser que, par sa propre intelligence, il dépasse l’univers des choses. […] Toujours cependant il a cherché et trouvé une vérité plus profonde. Car l’intelligence ne se borne pas aux seuls phénomènes; elle est capable d’atteindre, avec une authentique certitude, la réalité intelligible, en dépit de la part d’obscurité et de faiblesse que laisse en elle le péché.»

En authentique chercheur, Benoît XVI a prononcé le 12 septembre 2006 à l’université de Ratisbonne une lectio magistralis. La polémique suscitée par une citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue (règne de 1391 à 1425) s’adressant à un Perse au sujet de la guerre sainte est toujours dans nos mémoires: «Montre-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau et tu ne trouveras que du mauvais et de l’inhumain comme ceci, qu’il a prescrit de répandre par l’épée la foi qu’il prêchait.» Le reste du développement de Manuel II Paléologue, repris par le pape et omis par la presse de l’époque est assez significatif: «Dieu ne prend pas plaisir au sang, et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu.»

Le but de cette lectio était non pas de stigmatiser l’islam, mais bien de parler de la relation entre la foi et la raison. La polémique autour de la citation de l’empereur byzantin a passé sous silence le fait que cette intervention du souverain pontife était une critique en règle de la modernité et de sa raison mutilée. Le pape émérite y décrit les différentes étapes: la symbiose gréco-chrétienne qui sera au fondement de l’Europe ainsi que sa destruction à l’époque moderne avec le processus de déshellénisation du christianisme.
La conclusion de cette conférence est plus que significative de la pensée de Benoît XVI: «L’Occident est menacé depuis longtemps par le rejet des questions fondamentales de la raison et ne peut en cela que courir un grand danger. Le courage pour l’élargissement de la raison, non la dénégation de sa grandeur – tel est le programme qu’une théologie responsable de la foi biblique doit assumer dans le débat actuel. ʻNe pas agir selon la raison (selon le Logos) s’oppose à la nature de Dieuʼ, répliqua Manuel II, depuis sa vision chrétienne de l’image de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est dans ce grand Logos, dans cette large raison que nous invitons nos partenaires au dialogue des cultures.»

Restaurer la raison

Afin de restaurer la raison dans sa plénitude, elle doit être purifiée et tournée vers Dieu. Dans son discours à Westminster en 2010, Benoît XVI souligne en effet que la raison humaine mutilée par le relativisme doit constamment être purifiée par la religion. «Sans le correctif apporté par la religion, d’ailleurs, la raison aussi peut tomber dans des distorsions, comme lorsqu’elle est manipulée par l’idéologie, ou lorsqu’elle est utilisée de manière partiale si bien qu’elle n’arrive plus à prendre totalement en compte la dignité de la personne humaine. C’est ce mauvais usage de la raison qui, en fin de compte, fut à l’origine du trafic des esclaves et de bien d’autres maux sociaux dont les idéologies totalitaires du XXe siècle ne furent pas les moindres. C’est pourquoi, je voudrais suggérer que le monde de la raison et de la foi, le monde de la rationalité séculière et le monde de la croyance religieuse reconnaissent qu’ils ont besoin l’un de l’autre, qu’ils ne doivent pas craindre d’entrer dans un profond dialogue permanent, et cela pour le bien de notre civilisation.»
Loin d’être un conservateur étriqué, Benoît XVI a été et restera ce héraut de la raison qui nous lance la même invitation que celle faite à l’Action Catholique Italienne en 2008: «[…] Sachez élargir les espaces de rationalité sous le signe d’une foi amie de l’intelligence, aussi bien dans le domaine de la culture populaire et diffuse que dans celui d’une recherche plus élaborée et réfléchie.»

L’avenir de notre civilisation est à ce prix. Sommes-nous prêts à le payer?




« Le Christ est venu convertir les âmes, pas les électeurs ! »

Kevin Grangier, comment Benoît XVI est-il entré dans votre vie?

J’ai été baptisé par le Saint-Père à Rome le 23 avril 2011, durant la Vigile pascale. Comme adulte, j’ai également vécu à ce moment-là les sacrements de la confirmation et de la première communion. De ces trois moments du rituel, je pense que le plus touchant fut la confirmation: je me suis approché du trône de saint Pierre pour me faire tracer une croix sur le front avec l’huile chrismale. Benoît XVI m’a alors regardé dans les yeux et dit, en souriant et avec tendresse «Pax Tibi» (n.d.l.r. la paix soit avec vous, en latin) et j’ai répondu «Et cum Spiritu Tuo» (n.d.l.r. et avec votre esprit).

Étrangement, c’était un moment très intime, alors qu’il se déroule devant des dizaines de milliers de fidèles, car la basilique Saint-Pierre était pleine à craquer, sans même parler des centaines de milliers de téléspectateurs à travers le monde. Benoît XVI avait un regard très profond qui m’a transfiguré. Après la messe, j’ai encore eu l’occasion d’échanger quelques mots avec lui en sacristie et de baiser l’anneau du pêcheur (n.d.l.r. un des insignes de la papauté). Il m’a enfin remis un chapelet que j’utilise encore aujourd’hui.

Vous avez aussi beaucoup lu et médité l’œuvre de ce pape. Cela aurait-il eu lieu sans cet historique particulier?

C’est une bonne question. À l’évidence, j’ai aimé ce que j’ai lu de lui, mais qui peut dire si j’aurais aimé à le découvrir sans ce lien particulier? Comme catéchumène, j’avais de toute manière longuement eu l’occasion de méditer le catéchisme de l’Église catholique, pour lequel il a joué un rôle important. Dès les années 1980, le futur Benoît XVI a en effet constitué le garant de la foi catholique et l’un des plus proches collaborateurs de Jean-Paul II.

Dans les textes qui ont découlé de toute cette activité, j’ai aussi découvert la doctrine sociale de l’Église, qui a rendu possible chez moi la synthèse entre le croyant et le politicien.

C’est pourtant une doctrine critique des «excès du libéralisme», qui peut paraître peu en phase avec la politique de l’UDC…

Ma fonction de président de l’UDC Vaud ne m’interdit pas de penser, bien au contraire! Cet aspect de l’enseignement de l’Église s’appuie sur quatre principes majeurs avec lesquels je suis parfaitement à l’aise: dignité de la personne humaine, défense du bien commun, subsidiarité et solidarité.

Très souvent, je me fais apostropher sur une prétendue contradiction entre mon engagement politique et ma foi chrétienne. Cela relève une chose contre laquelle Benoît XVI s’est fréquemment élevé: l’instrumentalisation de la foi. La Vérité, disait-il, n’est pas une catégorie politique, et je partage pleinement cet avis.

Il n’y a pas d’absolu en politique. La vérité d’hier devient parfois la grande bêtise du lendemain. Dans ce contexte, je refuse que l’on fasse un procès politique au chrétien quand il n’est pas de gauche, comme c’est mon cas, ou pas de droite. Le Christ est venu convertir les âmes, pas les électeurs.

Vous reconnaissez donc à vos adversaires le droit d’être autant chrétiens que vous?

Oui bien sûr, il faut même s’en réjouir lorsque c’est le cas. Au-delà des affrontements partisans, il y a parfois une certaine fraternité entre croyants, même si je n’entretiens pas un réseau informel de politiciens chrétiens ou catholiques. La foi, pour le politicien que je suis, est surtout une chose qui permet de garder les pieds sur terre dans un quotidien qui peut être grisant et pousser à la faute.

Pour vous, Benoît XVI était-il un homme de droite?

Pas plus que son modèle, le Christ; il refusait de se laisser positionner sur l’échiquier politique.

Au fond, pourquoi un politicien devrait-il lire l’œuvre de ce pape?

Je vais répondre à cette question en évoquant une méditation qui m’a grandement influencé, dans son livre Jésus de Nazareth. Il y relate l’interrogatoire du Christ par Ponce Pilate, qui comprend que la personne qu’il a face à lui n’est pas un adversaire politique. Mais face à la pression des grands prêtres du temple, il voit aussi qu’il y a davantage de risques à laisser libre l’innocent qu’à le condamner. Au moment de condamner le Christ, Ponce Pilate s’en lave les mains. Benoît XVI en rédige une allégorie très puissante de la lâcheté des politiques, dont j’ai par la suite trouvé de nombreux échos dans ce que je voyais dans mon métier. J’en ai appris que la politique est le lieu de la gestion de la cité – et c’est très bien ainsi –, mais très rarement du courage.




L’art de ne pas vouloir lire correctement

Ma compagne étant originaire de France, je vais vous parler – courtement je vous le promets – de ma vie à l’étranger durant la période des fêtes de fin d’année. La famille de ma meilleure moitié vit dans une superbe région remplie de terroirs, gorgée de saveurs et de savoir-vivre, que je tiendrai secrète. Bien entendu, pour rejoindre cette terre encore préservée du progressisme fou, il nous est nécessaire de passer par une très grande ville gauloise, que je ne révélerai pas dans ces lignes non plus. Cette cité est superbe à tout point de vue, mais force est de constater que la transition démographique (le terme utilisé par Macron pour ne pas employer «grand remplacement», affreux concept de l’über-méga-droite) y est bien présente. Manifestations kurdes, échoppe de poulet, marché aux épices, mineurs isolés en survêtements américains… tout y est.

Après avoir traversé la cité, direction la campagne, le confort d’un âtre et l’odeur carnée et sucrée de la côte de bœuf saisie à quelques millimètres de la braise incandescente. Quand soudain: BFMTV! Sur le plateau, on palabre, on s’offusque, on s’indigne, on crie au padamalgam. Le méchant du jour, c’est Michel Houellebecq. L’écrivain s’est entretenu avec Michel Onfray dans sa revue Front Populaire. Les deux auteurs ont pris le temps, touché de nombreux sujets sur près de 50 pages, achetées et lues par votre serviteur. Mais une phrase de Houellebecq a engendré des petites coliques chez nos confrères de BFM et donné envie de porter plainte à Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris. La phrase incriminée? «Le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu’ils s’en aillent». Aïe, patatras, ouh là là.

Un historique complexe

Comme le répètent à la façon de perroquets tous les médias subventionnés français depuis quelques jours, l’auteur a déjà, par le passé, «parlé en mal de l’islam.» Il me semble que ce constat manque un peu de nuance. Certes, Houellebecq est allé très loin en 2001. «L’islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n’avaient rien d’autre à faire – pardonnez-moi – que d’enculer leurs chameaux», ose-t-il dans son ouvrage Plateforme. Ou encore «La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré… effondré!», dans le magazine Lire lors de la sortie du même livre.

Seulement, il y a eu Soumission (la signification exacte du mot islam) en 2015. Et là, c’est plus compliqué. Florilège: «L’islamisation: c’est un processus spirituel, un changement de paradigme, un retour du religieux.» (L’ Obs, 5 janvier 2015). «Il y a plus d’opposition foncière entre un musulman et un athée laïc qu’entre un musulman et un catholique.» (Le Dauphiné libéré, 5 janvier 2015). «Que peut bien faire un musulman qui veut voter? Il est dans une situation impossible, en fait. Il n’est pas représenté du tout […]. Donc, à mon avis, un parti musulman est une idée qui s’impose.» (Mediapart, 2 janvier 2015). Et enfin: «Si on est religieux, on se dit que cette remontée du religieux est un signe de renouveau.» (sur le plateau de France 2, 6 janvier 2015). Comme l’avait décrit Bruno Viard, universitaire spécialiste du romancier, au moment de la parution de Soumission, «la question religieuse est présente depuis le début» dans l’œuvre de Michel Houellebecq: «Il est hanté par le spectre de la disparition de la religion. Houellebecq ne croit pas en Dieu. Mais il affirme qu’aucune société ne peut survivre sans religion sous peine de suicide car, avec la famille, la religion répond à une nécessité sociologique essentielle qui est de relier les hommes et de donner un sens à leur existence. D’où son désespoir: l’idée d’un grand vide…»
On peut donc constater, une nouvelle fois, que les «experts», «spécialistes», et «chroniqueurs» en tout genre font feu de tout bois sans s’attarder réellement sur ce qu’est, ce que pense un auteur complexe et nuancé comme Houellebecq. Durant tout l’entretien avec Michel Onfray, de nombreux sujets sont abordés dont un, bien plus intéressant pour un libéral comme moi. On sait que Houellebecq est un virulent critique du libéralisme. Il admet néanmoins par-ci, par-là, que c’est le seul système juridique (le libéralisme n’est pas une théorie économique, politique ou philosophique, seulement un système juridique) viable.

Un courage bon marché

Un chroniqueur quelconque, remplaçant quelconque d’un autre chroniqueur quelconque montre qu’il en a dans le pantalon et jette sa sentence, courageuse, sans concession: «Houellebecq est abject. Vous êtes ici chez vous, chers musulmans.» L’assemblée est à deux doigts d’applaudir, émue, conquise. Un autre invité lui emboite le pas et tente la surenchère: «Un Français de souche, ça n’existe pas. Nous sommes tous des bactéries.» Le constat qui saute aux yeux, qui agace, à la fin de toutes ces palabres: aucun chroniqueur ne semble avoir lu quoi que ce soit de ou sur Houellebecq et certainement pas l’entretien incriminé. Les deux Michel passent le plus clair de leur temps à aborder des questions bien plus pertinentes sur le transhumanisme, l’euthanasie, leurs rapports à la nature, à la mort. Le marché y est abordé aussi, assez maladroitement, surtout par Onfray. Les échanges sont réellement vivants, nourris, emportés aussi parfois. Ce qui laisse, bien entendu, les deux protagonistes se rapprocher dangereusement des «dérapages». Mais dans le monde du journalisme aux ordres, la spontanéité et la liberté de pensée sont toujours «proches du fascisme».

Quelques jours après la tornade Houellebecq, le calme s’est à nouveau installé. Et les toutous de BFM se lançaient dans de nouvelles analyses de haut vol: qu’allait être la teneur du discours de nouvel an de leur idole Macron? Tous misaient sur l’«espoir» ou la «confiance». On est passé à deux doigts de la «bienveillance».

C’est Houellebecq qui parle le mieux de l’état de déliquescence actuelle de l’Hexagone, en tout début d’échange: «La France ne décline pas davantage que les autres pays européens, mais elle a une conscience exceptionnellement élevée de son propre déclin.»




L’économie façon chevaleresque

Supposez une paroisse citadine où l’on vous proposera invariablement de «coconstruire l’Église de demain» pour aller «chercher les croyants et les croyantes là où ils et elles se trouvent». Charmant, très certainement, mais supposez à présent un monastère battu par le mistral où des êtres vêtus de capes noires se lèvent tous les matins à 3h20 pour réciter des psaumes en latin et vivre selon une règle datant de quinze siècles. De ces deux options, laquelle vous semble la plus à même de faire refleurir économiquement et spirituellement une région? Laquelle risquera de rayonner jusque dans nos contrées suisses romandes et d’attirer des jeunes du monde entier?

La question étant – il faut bien le confesser – posée avec une neutralité assez approximative, vous aurez compris que nous penchons pour la deuxième option. Et à travers cette description sommaire, les esprits les plus fins auront même reconnu une abbaye située à quatre heures de route de Genève: Sainte-Madeleine du Barroux. Fondée en 1970 par Dom Gérard, un moine sorti d’un ermitage avec pour seules possessions sa mobylette et son baluchon, cette communauté constitue une anomalie totale. À partir de ses prémices modestes dans le village voisin de Bédoin, l’aventure a en effet débouché sur une véritable entreprise, dont la modernité technologique tranche avec la féodalité ambiante des rapports humains. Derrière les lignes très épurées de son architecture (inspirée par l’abbatiale de Payerne, entre autres!), l’abbaye se distingue en effet par sa production massive de pain, surtout, mais aussi de vin, d’huile et de créations artisanales diverses. Un véritable village autosuffisant dont l’activité incessante a redonné vie à une région fort belle, mais qui se trouvait en récession jusqu’à l’établissement des frères. Preuve de ce fonctionnement à plein régime, la communauté, qui comportait dix moines les premières années, en compte désormais une soixantaine qui prient et travaillent selon la règle de saint Benoît. Une croissance permanente, tempérée par le départ de frères qui s’en vont fonder leurs propres communautés, et qui crée aussi des défis: l’âge vénérable des combattants de la première heure, notamment, qui a imposé la construction récente d’un bâtiment relié de plain-pied à l’église. Les aînés de cette grande fratrie, qui tâchent tant bien que mal de participer aux offices, peuvent ainsi jouir de la qualité de vie d’un EMS lumineux et d’un cabinet de dentiste à la modernité impeccable. Pas tout à fait anecdotique quand on vit éloigné du monde et sous le regard d’un État français qui ne raffole certainement pas des monastères où se perpétue le souvenir des massacres de la Révolution de 1789…

Des débuts bucoliques

Compagnon de route de la naissance du monastère, le Vaudois Christian Bless évoque avec nostalgie les débuts modestes à Bédoin, dans une chapelle mise à disposition par la famille Ricard. Une famille dont les amateurs de pastis salueront le double apport à l’humanité: «C’était plus bucolique que l’immense abbaye de maintenant. Je me souviens d’une fois où Dom Gérard m’avait invité à aller discuter un peu: il y avait un petit réchaud, au bout du jardin. Il avait allumé le feu et coupé quelques herbes, du thym sans doute. Dans une vieille casserole rouillée avait alors infusé une petite tisane. Et lui il me parlait du bon Dieu, de la Grâce, tandis que nous étions tous deux assis sur un vieux tronc. Le monde moderne ne nous avait jamais enseigné ces choses.» De fait, ces liens forts entre la communauté et la Suisse romande trouvent leur origine dans une conférence donnée par Dom Gérard à Lausanne, au début des années 70, dans le bouillonnement des milieux défendant le latin et la liturgie traditionnelle dans la messe: «Le coup de foudre immédiat», se remémore Christian Bless. Suivront des moments riches en émotions et en coups de gueule divers, entre liens étroits avec la fraternité Saint-Pie X (plus connue sous le nom d’Écône) et retour complet dans le giron du Vatican dans les années 80. Des épisodes vécus plus ou moins douloureusement selon la radicalité des sensibilités des uns et des autres. Heureusement, la magie du saucisson et de la bouteille de rouge opérant toujours, la riche amitié ne sera jamais rompue entre les amis fidèles de Suisse romande et l’abbaye, dont le grand écrivain Jean Raspail chantait déjà les louanges au début des années 80 dans Le Figaro Magazine.

Le Vaudois Christian Bless, compagnon de route de l’abbaye, se souvient des débuts modestes de la communauté sur ce site de la commune voisine de Bédoin. RP

De toute manière, les habitués du Barroux viennent y chercher quelque chose qui transcende largement les querelles de clocher: le hiératisme ambiant. Alors que les Églises modernes tentent sans cesse d’attirer les jeunes avec moult guitares et des célébrations singeant la laideur de la variété moderne, rien de tout cela ici: la messe et les différents offices s’y déroulent en latin, à grand renfort de chant grégorien, et gare à qui voudrait venir introduire la moindre innovation dans ce chant millénaire! Souvent, le visiteur se trouve même plongé dans des scènes évoquant Le Nom de la rose, les bossus en moins: frères aux visages anguleux faisant sonner les cloches dans la pénombre, prosternations répétées et repas pris en silence… Qu’on imagine l’hôte d’honneur soupant en bout de table, directement sous le regard bienveillant du père abbé, véritable chef de famille présidant au bon déroulement du repas… Heureusement que le coup de rouge, aussi fidèle que le vent glacial soufflant sur la contrée, vient donner un peu de hardiesse! Et comment ne pas se sentir plongé mille ans en arrière quand, de quelques coups de maillet sur la table, le maître des lieux annonce la fin du repas et la prière finale, toujours en latin.

Au vu de la grande pureté des lignes de l’abbatiale, difficile d’imaginer qu’elle n’existait pas encore il y a quelques dizaines d’années. RP

Quand le SDF mange à côté du millionnaire

La scène impressionne, mais qu’on n’aille pas pour autant imaginer un environnement où règne une austérité insupportable: de fait, même l’anticlérical le plus radical ne saurait nier la hauteur de sentiments exprimée par les frères dans leurs attitudes et leur accueil du pèlerin, qu’ils soient millionnaires ou condamnés à dormir sous des ponts: «Les frères sont gentils, ils vont me fournir des gants pour passer la nuit dans le hall de la gare de Carpentras», livre ainsi un sans domicile fixe quittant les lieux après avoir bénéficié de l’hospitalité bénédictine durant quelques jours. En rupture avec sa famille, abandonné par un État qui préfère sponsoriser l’accueil de migrants – d’après son récit –, il trouve auprès de la communauté un cadre aimant, et finalement moins strict qu’il n’y paraît. Car selon l’esprit de saint Benoît (480-547), c’est le Christ lui-même que la communauté pense trouver à travers l’étranger qui viendra sonner à sa porte pour chercher un toit. «N’ayez peur de rien. Vous êtes ici dans votre famille», nous lance ainsi un des plus anciens frères de l’abbaye, responsable de la boulangerie. Joignant les actes aux paroles, il nous salue à la manière des moines, front contre front (le vénérable Pax tecum). Autant dire qu’ici, le fameux «frère» utilisé comme une interjection par tous les rappeurs, y compris pour s’insulter, prend un sens un peu plus élevé, qu’une goutte de chartreuse est parfois là pour affermir. Ici, c’est le royaume de la joie simple.

Père Abbé du monastère du Barroux, Dom Louis Marie nous accueille dans le salon réservé aux hôtes de sa communauté. Issu d’une famille de militaires, il veille à l’unité de sa communauté afin de continuer à « ouvrir les portes du Ciel ». RP

Sans tirer un orgueil démesuré de leur réussite, les moines ne le cachent pas: si le fondateur avait 500 francs français en poche au moment de tout démarrer, l’abbaye brasse désormais des sommes considérables, à défaut de brasser de la bière. Mais pas grâce aux soutiens qu’on lui prête parfois dans des milieux politiques radicaux, dont l’ancien Front national de Jean-Marie Le Pen, puissant dans la région. «À chaque fois qu’on a fait face à de gros enjeux, comme lorsque l’on vivait dans des roulottes, sans chauffage ou sans électricité, ou lorsqu’il nous a fallu acheter des terres, le bon Dieu nous a tirés d’affaire», sourit le père Germain, dont le sourire communicatif n’a pas été altéré par les nombreuses années passées au monastère. En réalité, avant de tourner à plein régime, la communauté se trouvait généralement en possession d’argent uniquement aux moments où elle en avait un besoin urgent (ndlr comme notre journal). Mais la présence fréquente d’intellectuels de haut vol dans les seize mètres, citons Gustave Thibon ou Louis Pauwels, n’est peut-être pas pour rien dans ces élans du cœur de personnalités venues d’horizons très divers, parfois même du protestantisme.

De nombreux saints catholiques figurent sur les fresques de la chapelle privée du père abbé. A noter la présence, tout à droite, de Maximilien Kolbe, prêtre exécuté à Auschwitz, ou de l’écrivain Péguy (avec un genou à terre). CB

Un patron? Non, un «père de famille»

Mais comment au juste marier le rôle de père spirituel de moines parfois très jeunes et un statut de chef de PME? Nous avons voulu poser la question à Dom Louis-Marie, le père abbé. Si son prédécesseur Dom Gérard était un homme chaleureux et ardent, lui est plutôt du genre réservé, méthodique. Pas au point, cependant, de se considérer comme un patron d’entreprise selon les codes modernes: «Je suis plutôt un chef de famille qui a un droit de regard sur tout», lâche-t-il dans un sourire doux, mais en pesant ses mots. Issu d’une lignée de militaires, ce stratège conteste que l’abbaye soit passée au capitalisme sous sa férule: «Notre magasin et la vente par correspondance nous permettent de vivre de nos mains, sans contracter de dettes. C’était un de nos buts», tranche-t-il paisiblement. Mais le succès, le vrai, consiste à ses yeux «à ouvrir encore les portes du Ciel» pour ses hôtes au lieu de chercher à singer Lady Gaga. Quant à la politique, il ne le cache pas: même s’il se réclame de l’héritage de Péguy, ce combat n’est pas prioritaire à ses yeux. Il s’agit avant tout, dans un monde en proie à une déchristianisation massive, de témoigner de la permanence de la foi. D’ailleurs, le voilà qui s’arrête soudainement alors qu’il nous quitte dans les escaliers: «Je suis content que vous vous intéressiez à notre héritage philosophique, mais j’espère surtout que vous avez senti la présence du bon Dieu parmi nous.»

L’abbatiale est inspirée de différents sites millénaires, dont sa cousine de Payerne! CB

Quelques notions clés:

•Les moines sont-ils tous prêtres?

Non. Bon nombre d’entre eux participent à la vie de la communauté en tant que «frères» et non pas en tant que prêtres, appelés «pères». Ce choix s’effectue en fonction de leurs désirs, de leur éducation ou d’un simple souci d’humilité. Ce qui unit les moines du Barroux est un désir de partager une vie essentiellement centrée sur la louange divine, la prière et le travail. Dans la communauté se trouvent des personnes à l’aise autant avec la mécanique, la culture du potager que l’édition de livres, par exemple.

•Qu’est-ce que la tonsure?

Qui s’adonne à des recherches sur le sujet sur Internet en verra parler comme d’une pratique désuète voire réduite à la célèbre image de La Tête de Moine AOP. Et effectivement, elles ne sont plus nombreuses les communautés qui continuent de marquer le renoncement au monde de leurs prêtres par ce rasage caractéristique du crâne, laissant apparaître une bande de cheveux. Pour le visiteur du monastère, la tonsure présente l’intérêt de permettre de différencier les pères des frères, qui ont simplement les cheveux courts. On pourra ainsi appeler les uns et les autres d’une façon conforme à leur état.

•Pourquoi la messe en latin?

C’est l’une des particularités du Barroux, resté fidèle à la tradition liturgique de l’Église catholique en vigueur jusqu’au concile Vatican II (1963-1965). Outre l’usage de cette langue sacrée, à part durant les sermons, les prêtres officiant selon le rite dit «tridentin» tournent la plupart du temps le dos aux fidèles comme pour mieux leur donner la direction de Dieu.

•Un retraitant vit-il dans une prison?

Certes non. De fait, les personnes partant se ressourcer au Barroux disposent même d’une clé qui leur permettra, à condition de ne pas troubler l’ordre monastique, de rentrer à l’heure qu’elles désirent dans leur bâtiment. Un hôte qui utiliserait une telle confiance pour abuser de l’hospitalité bénédictine se verrait toutefois rapidement mis au pas, et serait surtout automatiquement mal à l’aise dans un environnement tout entier tendu vers l’oubli du monde.

•Est-il obligatoire de prier toute la journée?

Pas d’obligation là non plus, mais une nouvelle fois, à quoi bon se rendre dans un monastère si c’est pour mener la même vie qu’à la maison? Du reste, la chose serait bien difficile avec le silence de rigueur la majorité du temps, et un Wi-Fi qui ne couvre que deux pièces dédiées à l’étude. Les offices religieux, dont les durées peuvent être très variables, s’échelonnent tout au long de la journée. Le premier débute à 3h30, on parle alors des «matines», et le dernier se termine dans une église éclairée à la bougie, lors des «complies».

•Comment se déroulent les repas?

Ce sont des moments importants de la journée, et pas seulement pour les estomacs. Différentes lectures les accompagnent, allant de la vie des saints vénérés ce jour au rappel, à la fin du repas de midi, de passages de la Règle de saint Benoît. Moines et convives invités mangent en silence, sans traîner à table, mais en bénéficiant d’une cuisine équilibrée et simple.

•Pourquoi y aller?

C’est la grande question. D’aucuns, miséreux, s’y rendent par besoin, d’autres pour «déconnecter» d’une vie professionnelle qui les ronge. Pour ceux qui ont la foi, la multiplication des offices et la possibilité d’être accompagné par des prêtres remplissent les âmes d’une paix profonde.

•Que se passe-t-il quand on retourne à la vie normale?

Un choc, très certainement. À l’abri des vains bruits du monde, les moines cultivent généralement une langue et des coutumes qui tranchent radicalement avec les attitudes vulgaires souvent encouragées par notre société. Mais cette période de ressourcement permet aussi d’affronter les défis de la vie quotidienne avec une confiance renouvelée, les idées à l’endroit… et le téléphone portable un peu moins omniprésent!