Combattre dans la joie

« Do you know Chesterton ? » me lançait sans ambages mon vénérable enseignant d’anglais en portant une tasse de thé à ses lèvres. Surpris par cette entrée en matière, l’adolescent que j’étais répondit par la négative. « It’s a mistake young fellow », murmura-il en regardant par-dessus ses lunettes. Je n’avais plus le choix. J’occuperai mon temps libre au Royaume-Uni à lire ce dénommé Chesterton. Je ne sais pas si je progressai réellement en anglais durant ce séjour linguistique. En revanche, j’entrouvris la porte du paradoxe.

Une vie paradoxale

 Imaginez, au détour d’une rue, un colosse jovial de cent trente kilos pour un mètre nonante, une cape flottant sur les épaules et ne quittant jamais sa canne-épée. Vous venez de rencontrer Gilbert Keith Chesterton et, à n’en pas douter, vous ne l’oublierez pas de sitôt.

Chesterton vient au monde à Londres en pleine époque victorienne. Après des études où il va, entre autres, développer des compétences artistiques, il s’oriente vers le journalisme. Ses talents de polémistes joints à son style d’écriture autant satirique que spirituel lui valent admiration et célébrité mais aussi quelques solides inimitiés.

Auteur prolifique, il ne cesse d’écrire essais, articles et romans touchant à des sujets divers et variés : poésie, politique, religion, philosophie et littérature.

Cet amateur de vin de Bourgogne aux écrits parfois délirants (Le nommé JeudiLe Napoléon de Notting HillL’inconvénient d’avoir deux têtes, etc.) est aussi une âme tourmentée par la vérité. Élevé dans un anglicanisme de convenance, il va s’essayer au spiritisme avant d’entreprendre un long chemin qui va le conduire à entrer dans le giron de l’Église catholique en 1922.

Amoureux de la liberté et de la justice sociale, défenseur du peuple dont la voix n’est pas entendue, Chesterton s’éteint en 1936 en laissant derrière lui le souvenir d’un bretteur passionné et courtois.

Autoportrait de l’auteur avec le slogan distributiste « trois hectares et une vache ».

A travers ses écrits, Chesterton nous invite à comprendre les faiblesses et les impasses de la pensée moderne. Suivons-le !

 Le mythe du progrès

Depuis le Siècle des Lumières, le mythe du progrès est une matrice idéologique qui justifie tous les changements et toutes les transformations. Chesterton s’attaque à ce mythe fondateur de la modernité qui postule un progrès cumulatif et indéfini s’affranchissant de l’ordre naturel. 

Chesterton critique cette idée qui n’est un sophisme car « même quand il y a progrès du fait qu’il y a développement, le progrès ne porte pas sur tous les points : il n’est jamais simple, ni absolu » (Chaucer).  Bien plus cette croyance en un progrès nécessaire représente une hérésie car elle est simpliste et nuisible. Elle néglige aussi la réalité qui est nuancée et complexe. Chesterton fait ici écho à Hamlet, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, qui voyait plus de chose dans la réalité qu’il n’en est rêvé dans la philosophie.

Chesterton n’est pas misonéiste pour autant. Il refuse que le progrès se fasse au détriment de la sagesse éprouvée par les siècles. Face au progrès aveugle et destructeur, Chesterton propose la prudence et le discernement. Il envisage toujours les conséquences d’un soi-disant progrès pour montrer son inanité. Le progrès ne peut se construire sur les cadavres de ce qui était bel et bon précédemment : « Il m’a paru inique que l’humanité trouve toujours mauvaises tant de choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures, et qu’elle repousse sans cesse du pied l’échelle qui lui a permis de monter. Il m’a semblé que le progrès devait être autre chose qu’un parricide continuel. » (Le Défenseur)

Rayon Chesterton de l’auteur.

La pensée captive

Fille du mythe du progrès, force est de constater que la pensée moderne n’est ni libre ni féconde et que « le monde moderne dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques » (L’Homme éternel). En effet, il est courant aujourd’hui d’adopter des idées préconçues et des préconcepts sans remettre en question leur validité. Prisonnier de ses habitudes de pensée et de ses préjugés, l’homme moderne limite sa capacité de découvrir le réel, bien plus il impose sa propre grille de lecture à la réalité.

Pour libérer notre pensée, Chesterton invite tout un chacun à redevenir un homme ordinaire car ce dernier « a toujours été bien portant parce qu’il a toujours été un mystique. Il a permis le crépuscule. Il a toujours eu un pied sur la terre et l’autre dans le royaume des fées. Il s’est toujours gardé la liberté de douter de ses dieux, contrairement à l’agnostique moderne, libre aussi de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique » (Orthodoxie).

 La folie intolérante

Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir le journal pour constater que l’homme ordinaire se trouve confronté à une forme de folie intolérante qui ne se dissimule plus.

Qu’est-ce que cette folie ? Selon Chesterton, la folie est « la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide » (Orthodoxie).  Bien plus, il s’agit de « penser sans s’appuyer sur les principes premiers et authentiques », en inversant « les points de départ et d’arrivée ». (Orthodoxie)

Cette folie s’impose par l’intolérance de certains groupes qui tout en prônant le dialogue, deviennent intolérants envers ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Pire encore, cette intolérance est justifiée par le « droit » à la différence et elle conduit à l’exclusion des « dissidents ». Et Chesterton de considérer avec brio : « Les vieux fanatiques religieux ont torturé des hommes physiquement pour une vérité morale. Les nouveaux réalistes torturent des hommes moralement pour une vérité physique » (Tremendous Trifles).

La joie comme une arme

Confronté à ce monde, le risque est de devenir « un homme dont le cœur est sevré de toutes les joies ». Si tel est le cas « il ne reste plus que la folie » (Le Napoléon de Notting Hill). En pourfendant ce qui ne va pas, Chesterton ne critique pas seulement la pensée moderne ; il nous offre, par ses œuvres et sa vie, l’arme par excellence : la joie.

La joie n’est pas une simple émotion fugace, c’est une attitude fondamentale de l’être humain. Pour Chesterton, « l’homme est plus lui-même, l’homme est plus homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale et la tristesse la chose superficielle » (Orthodoxie). Le cœur de cette joie c’est la louange, mystérieuse « pulsation de l’âme » ; c’est-à-dire l’action de grâce, la reconnaissance pour la beauté, pour la vie, pour l’amitié, pour une bière partagée dans un taverne enfumée. Par la joie, nous maintenons vivante notre capacité d’émerveillement et nous touchons au mystère même de Dieu. D’ailleurs Kafka ne s’était pas trompé quand il disait de Chesterton que sa joie donnait l’assurance qu’il avait rencontré Dieu.

Paul Sernine

Quand Chesterton annonçait le « wokisme » 

« La grande marche de destruction mentale va continuer. Tout sera nié. Tout deviendra objet de croyance. C’est une position raisonnable de nier l’existence des pierres dans la rue ; ce sera un dogme religieux de l’affirmer. C’est une thèse rationnelle que nous vivons tous dans un rêve ; ce sera une preuve de santé mentale mystique de dire que nous sommes tous éveillés. Des incendies seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Des épées seront tirées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons acculés à défendre, non seulement les incroyables vertus et le bon sens de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore : cet immense et impossible univers qui nous regarde en face. Nous nous battrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous regardons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui ont pourtant cru. »

G.K. Chesterton, Hérétiques (1905)

Pour aller plus loin:

Biographies :

·      François Rivière, Le divin Chesterton, Rivages, 2015.

·      Ian Ker, G.K. Chesterton – A Biography, OUP Oxford, 2012.

Romans :

·      Le Napoléon de Notting Hill, trad. Jean Florence, Gallimard, 2001.

·      L’Auberge volante, trad. de Pierre Boutang, L’Age d’Homme, 1990.

·      Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.

Essais :

·      Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Éditions Saint-Rémi, 2008.

·      Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, 2023.

·      Saint Thomas d’Aquin, trad. Maximilien Vox, Éditions Saint-Rémi, 2006.




Étudiant en médecine, il ressuscite l’œuvre d’un génie oublié

– Vous êtes étudiant en médecine, et avez décidé de traduire et éditer un auteur britannique un peu tombé dans l’oubli, Joseph Daniel Unwin. Pourquoi ?

Parce que si je ne l’avais pas fait, je pense que personne d’autre ne l’aurait fait !

Unwin a publié en 1934 Sexe et Culture, une thèse de doctorat d’anthropologie. Il montre que les sociétés développées tendent à être monogames et monothéistes. À l’inverse, l’assouplissement de la législation maritale a toujours précédé et amorcé le déclin des grands empires.

En 1936, Unwin rédigeait Hopousia, que j’ai traduit. Il y résume ses précédents travaux, et se lance ensuite dans une expérience de pensée. Il se demande quels sont les facteurs qui engendrent la civilisation, et il propose de restructurer la société en conséquent. Au lieu d’imposer une morale ou une idéologie, Unwin donne des principes basés sur l’étude des faits. Il s’intéresse également à la structure économique, si bien que cette section constitue en fait le cœur du livre.

Le contenu me semblait donc d’actualité, et digne d’être diffusé. La modique marge ne m’enrichira probablement pas – et j’ai déjà assez pour vivre.

Unwin en 1917.

– Le cursus que vous suivez est connu pour être assez prenant. Comment avez-vous procédé pour mener à bien votre projet ?

Je n’ai pas de télé (on gagne un temps fou) ! Et bon, je me suis levé chaque matin un peu plus tôt que d’habitude, pour commencer la journée par 30 minutes de traduction. Et au bout de 18 mois, c’était fait.

– Cet auteur est assez technique, lorsqu’il parle d’économie en particulier. Pourtant, c’est par ce domaine que vous avez décidé de commencer. Pourquoi ?

En fait j’ai traduit le livre entier directement.

Mais j’ai trouvé la section sur les fondements de l’économie tellement clairvoyante que je l’ai aussi mise en forme dans un ouvrage à part, L’Argent et la monnaie. Beaucoup de publications actuelles nous parlent des rouages de notre système ; de la manière de placer son argent, etc. Unwin a plutôt une réflexion qui « remonte le courant » ; c’est-à-dire qu’il cherche à définir, fondamentalement, ce qu’est l’argent, sa nature, ce qu’il mesure. C’est seulement ensuite qu’il en déduit la manière de l’administrer, et qu’il met par contraste le doigt sur les dysfonctionnements de notre système.

– Comment expliquez-vous que cet auteur ait disparu des radars, alors qu’il était en son temps encensé par Aldous Huxley ?

Dans Hopousia, j’ai conservé la préface d’Aldous Huxley. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit si favorable. Huxley met toute la partie économique au second plan, et critique plutôt le côté idéaliste de Unwin.

Le livre est une publication posthume, d’un style plutôt universitaire ; il est gros, rigoureux, un peu fastidieux parfois ; paru au milieu de la guerre (1940), trop en avance sur son temps. En fait, les grands intellectuels, précisément parce qu’ils sortent du cadre « bienpensant », sont rarement accueillis ou compris par leurs pairs. Personne d’autre ne le réédite aujourd’hui.

– Qu’est-ce que cette lecture peut nous apporter près d’un siècle plus tard ?

À l’heure où nos mœurs semblent entamer la phase ultime de leur délitement, le constat anthropologique d’Unwin peut nous servir d’avertissement.

Par ailleurs, on sent aujourd’hui que notre système économique avance aussi vers un effondrement sous le poids de la dette (envers qui ?). Mais peu de gens proposent des solutions concrètes, et nos idées sont confuses. Sur quoi indexer la monnaie ? Peut-on l’imprimer sans forcément avoir des réserves d’or ? Faut-il parfois la détruire ? Que sont les chiffres sur les billets ? Qu’est-ce que le crédit ? Le prêt à intérêt (usure) est-il légitime ? Qu’est-ce que la « valeur » ? Qu’est-ce que le « capital » ? Qu’est-ce que l’investissement ? Pourquoi y a-t-il des milliardaires ? Que doit-être une « banque » ? Etc.

Unwin répond à toutes ces questions. Mais surtout, il définit et distingue clairement le concept d’argent (les chiffres sur les billets, vos comptes en banque, etc.) et le concept de monnaie (le moyen d’échanger ces chiffres : pièces, billets, chèques, virement bancaire, etc.). Ensuite, Unwin propose une classification des différentes monnaies. On sent poindre tout cela dans Le Capital de Marx, mais la distinction y reste très floue et ses conséquences ne sont pas identifiées. Enfin, Unwin fait de nombreuses suggestions visant à reconstruire un système économique conçu pour empêcher le fléau de l’usure. Je pense qu’un jour ou l’autre, une telle refonte adviendra.

– Comment acquérir les deux livres ?

Pour le moment, les livres sont disponibles directement auprès de l’imprimeur, et sont aussi proposés à la vente sur Amazon et Rakuten.

Les versions électroniques sont disponibles gratuitement sur archive.org

Pour d’éventuelles questions, je suis joignable à benoit.londin@proton.me. Merci !

Propos recueillis par Raphaël Pomey




De la télévision à Hollywood : hommage à William Friedkin 

Dans la fraîcheur de la nuit, un homme en soutane approche inexorablement d’une résidence du quartier aisé de Georgetown, à Washington D.C. En plein cœur des ténèbres, il fait face, seul, à l’horreur : des cris démoniaques, vociférés d’une fenêtre baignée d’une lueur sépulcrale. 

Quel spectateur n’a pas souvenir de l’arrivée du père Merrin (interprété par Max von Sydow), protagoniste de L’Exorciste(1973), qui est sur le point d’affronter le démon qui a pris possession de la petite Regan MacNeil (Linda Blair) ? Le film est toujours considéré par certains comme la meilleure histoire d’horreur jamais tournée ; sa mise en scène est signée par un nom devenu légendaire : William Friedkin (1935-2023). 

Auteur phare du Nouvel Hollywood, ce mouvement cinématographique qui a favorisé l’émergence de grands noms comme Steven Spielberg (1946) ou Martin Scorcese (1942), Friedkin est l’héritier de deux mondes bien distincts : celui de la télévision d’une part, et celui du théâtre de Broadway d’autre part. Cet héritage s’est clairement reflété au fil de sa filmographie. En effet, son travail ne se résume pas à French Connection (1972) ou à L’Exorciste, quand bien même ces films constituent des œuvres clefs du cinéma des années 1970. Rappelons qu’il est également l’auteur de plusieurs adaptations de pièces de Broadway telles que le fantasque Les garçons de la bande (1970) ou le paranoïaque Bug (2006), probablement un de ses films les plus réussis. 

Friedkin en 2017. (GuillemMedina/Wikimedia Commons)

Le cinéma de William Friedkin, c’est en résumé la mise en scène de personnages acculés, se trouvant dans des situations apparemment inextricables. Des individus dos au mur autrement dit. On connaît la passion et la nature opiniâtre du metteur en scène : tirer le meilleur de ses comédiens en leur faisant travailler minutieusement leur rôle, les pousser à bout de temps en temps afin qu’ils libèrent leur énergie créatrice. À cet égard en tout cas, il est bien proche de David Lynch (1946) ou encore, pour établir un parallèle plus exotique, de Kenji Mizoguchi (1898-1956), un des grands noms du cinéma japonais. Peut-être qu’il n’exprime pas une vision du monde aussi définie que des artistes comme Clint Eastwood (1930), mais il est assurément en mesure de raconter des histoires émotionnellement intenses, prenantes, et qui donnent souvent à réfléchir. Il a affirmé avoir adapté un film comme L’Exorciste parce qu’il souhaitait se poser des questions sur l’importance de la foi (juive dans son cas) ; le film peut être interprété comme un récit où la laïcisation grandissante de la société américaine va de pair avec la propagation des forces du mal. Les seuls personnages pouvant lutter contre cette menace se trouvent être des prêtres, des représentants de la foi chrétienne par excellence. Dans Bug, Agnes White (Ashley Judd) et Peter Evans (Michael Shannon) forment un couple mortifère. Ils sombrent progressivement dans la folie en s’isolant du monde extérieur, donc de la réalité. Ils sont convaincus qu’ils sont les victimes d’une machination qui vise à les éliminer. Le scénario du film fait référence aux théories du complot qui ont essaimé à la suite de la tragédie du 11 septembre ; les protagonistes s’enferment dans un délire de persécution que l’audience finit par partager grâce à une mise en scène immersive et déroutante.

De manière générale, le cinéaste mise sur des scénarios peuplés d’êtres troublés, en demi-teinte ; anti-héros illustrant à merveille la condition humaine. Il les tourne avec une esthétique proche du documentaire, viscérale et authentique. Friedkin est un véritable conteur d’images, un homme qui demeure une influence certaine pour les apprentis cinéastes. Un auteur à (re)découvrir, assurément.




Une autre gauche est-elle possible ?

Un des murs de la salle de séjour de mes aïeuls maternels était recouvert de cadres divers et variés. Autour d’un crucifix, on pouvait admirer des photographies de tous les membres de la famille allant des trisaïeuls aux petits-enfants. On remarquait aussi d’autres photographies, en fait des cartes postales, des différents souverains pontifes de Pie XII à Jean-Paul II. Tout à droite, il y avait deux portraits d’inconnus. L’un d’eux, qu’enfant j’appelais le Père Noël, m’intrigua. Il s’agissait de Jean Jaurès. Pourquoi était-il là ? Et mon grand-père, syndicaliste, de m’expliquer que c’était quelqu’un qui avait fait beaucoup de bien pour les ouvriers et qu’il était mort assassiné au début de la Première Guerre mondiale. « C’était un intellectuel, murmura-t-il, mais il était des nôtres ». Étonnant Jaurès côtoyant les membres de ma famille et les papes. En fait, pour mon aïeul, il faisait partie de la famille et c’est plus tard que je compris.

Une vie pour les autres

Jean Jaurès naît en 1859 à Castres, dans le Tarn. Issu d’une famille modeste, enfant, il veut devenir receveur des postes. Élève brillant, il passe par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm puis est agrégé de philosophie. Professeur et journaliste, il est élu député à l’Assemblée nationale en 1885. La grève des mineurs de Carmaux en 1892 rend explicite son engagement socialiste. Militant pour la justice sociale et la solidarité, il fonde le journal « L’Humanité » (1904). En 1905, il unifie les socialistes français en participant activement à la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Pacifiste convaincu, il tente d’empêcher la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être assassiné le 31 juillet 1914.

Conscient de ne pouvoir aborder tous les aspects de la pensée de Jean Jaurès, et comme un message à mes amis de gauche, je choisis d’aborder son réalisme pragmatique, sa vision d’un socialisme ancré dans la tradition politique et la culture locale, sa défense de la propriété privée, son ouverture à la transcendance et sa passion de l’unité.

Le sens de la réalité 

Pour Jaurès, « il faut aller à l’idéal en passant par le réel ». Face au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde, qui voyait dans la lutte des classes un fait, Jaurès préfère y voir un principe d’action, un « principe si général, (qui) vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt ». 

Jaurès n’est pas un doctrinaire sectaire, c’est un réaliste qui a une profonde compréhension des conditions de vie des travailleurs et des classes défavorisées. Son réalisme est enraciné dans les souffrances et les difficultés auxquelles sont confrontées les masses populaires. Partant de ces réalités concrètes, il propose des réformes économiques et sociales, visant à améliorer la vie quotidienne. 

Un des exemples est la fondation de la verrerie d’Albi en 1895. À la suite du renvoi de deux délégués syndicaux et d’une grève, tout le personnel de la verrerie de Carmaux est licencié. Jean Jaurès, assisté d’un comité de soutien, va collecter des fonds et créer une verrerie à Albi sur un modèle coopératif.

Le socialisme comme tendance naturelle

La philosophie socialiste n’est pas imposée de l’extérieur à une société. Selon Jaurès, cette dernière porte en elle une tendance naturelle vers le socialisme. En effet, « la tendance au socialisme est inséparable de l’évolution de la société moderne. La démocratie et le socialisme sont deux termes inséparables, non point parce que la démocratie mène nécessairement au socialisme, mais parce que les principes démocratiques et socialistes sont deux termes également nécessaires de l’évolution moderne. » Que faut-il comprendre ?

L’évolution de la société et les conditions économiques tendent à favoriser l’émergence du socialisme. Jaurès pense que les inégalités et les injustices du système capitaliste conduisent inévitablement à la recherche de solutions plus équitables et collectives.

Cette tendance naturelle n’est pas seulement sociale, elle est aussi individuelle. À mesure que les travailleurs prennent conscience de leur exploitation et de leur condition commune, ils chercheront des moyens collectifs de faire valoir leurs droits et de lutter contre les inégalités. Cette prise de conscience conduira à une mobilisation croissante en faveur du socialisme, qui vise à transformer les structures économiques et sociales en faveur de plus d’égalité et de solidarité.

Un socialisme incarné

Jaurès veut et défend un « socialisme français », c’est-à-dire un socialisme « adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays. »

Pour le député du Tarn cela se caractérise par le fait qu’il doit épouser la forme politique du pays, c’est-à-dire la République, car « jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ».

Le « socialisme français » doit aussi être autant scientifique qu’idéaliste, c’est-à-dire que Marx n’en sera pas la seule grille de lecture et que Jaurès s’appuie aussi sur Proudhon et les penseurs socialistes français.

Pour finir, cette inculturation doit aussi s’appliquer « à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel ».

La défense de la petite propriété

Jaurès pense que la socialisation des moyens de production, notamment des grandes entreprises et industries, peut contribuer à créer une société plus équitable. Cela signifie que la propriété collective des secteurs clefs de l’économie permet de mieux répartir les richesses et de donner aux travailleurs une plus grande influence sur la gestion et les bénéfices de ces entreprises.

Cependant, Jaurès ne prône pas une abolition radicale de la propriété privée pour tous les biens. Les réformes économiques et sociales doivent garantir que la propriété privée ne soit pas utilisée pour exploiter les travailleurs ou pour maintenir des inégalités profondes. Jaurès envisage la propriété privée comme subordonnée au bien commun. En effet, « les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreur au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres ».

Une fois de plus, on peut admirer le pragmatisme et l’équilibre de la pensée de Jaurès, même si cela semble contraire à la vulgate marxiste. 

Une action guidée par la transcendance

Bien que de culture et d’éducation catholiques, Jean Jaurès perd la foi en le Dieu des chrétiens lors de son passage à l’École normale supérieure. Cela ne l’empêche pas de se réclamer d’une certaine transcendance : « dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu » ou « c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence de la réalité ». 

En fait, Dieu est la colonne vertébrale de son action politique. Il suffit de lire sa thèse de doctorat, De la réalité du monde sensible, pour s’en rendre compte. Plus tard, Jaurès n’hésitera pas à affirmer que toute son action est contenue dans cette thèse. Bien plus, en 1910, il se défend de renier aucun des mots de cette dernière. Oui, le rédacteur en chef de L’Humanité reconnaît l’existence d’un Dieu partout présent : « Il y a donc pénétration du monde et de Dieu ».

Il n’est pas faux d’affirmer que les combats et l’engagement de Jaurès sont d’ordre spirituel, terme que l’on euphémise en « humanisme » ou en « idéalisme » car cela gêne. Pour Jaurès, « tout effort dans la justice est une prise de possession de Dieu ». Par son action pour plus de justice et de solidarité, Jaurès accomplit une tâche spirituelle, car il continue l’œuvre de ce qu’il appelle « Dieu ». Il n’hésite pas à parler d’épanouissement de l’âme humaine, de sens de la vie et de perfection : « Je crois d’une foi profonde que la vie humaine a un sens, que l’univers est un tout, que ses forces, tous ses éléments aspirent à une œuvre et que la vie de l’homme ne peut être isolée de l’infini où elle se meut et où elle tend ».

Bien plus, pour Jaurès, le socialisme donne un sens religieux à la vie : « le socialisme ne créera pas la religion, il ne sera pas une religion, mais il mêlera la religion à la vie, à toutes les manifestations de l’humanité. » 

Le socialisme « serait peu de chose » s’il ne devait apporter que des changements politiques et sociaux. Le député de Carmaux ose affirmer qu’« élevant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les autres murs de l’usine, nous voulons ouvrir à nouveau les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu ». Nous sommes loin de la mesquinerie et des petits calculs de la politique politicienne.

L’unité avant tout 

Jean Jaurès est un apôtre de l’unité, que ce soit entre les différentes tendances socialistes, dans la société ou entre les nations. Pour lui, l’action politique socialiste, bien qu’elle puisse être source de division, n’est pas une œuvre de rancœur ou de haine : « Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple ». D’où l’importance du dialogue et de la compréhension entre les différents acteurs sociaux : point de sectarisme, point de dogmatisme, juste le bien commun.

Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, Maurice Barrès, son adversaire politique, écrit dans ses cahiers : « Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était, car les défauts n’empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme ! Adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer ». Oui, avec Jaurès, une autre gauche est possible. Cette gauche-là pourrait redevenir crédible. Elle aurait mes suffrages et mon respect ; bien plus, elle aurait mon engagement et ma fidélité.


La décence commune selon Jaurès

« L’idéalisme instinctif qui porte la classe ouvrière vers la vérité est d’accord avec son intérêt profond, lance-t-il. Il y a, à coup sûr, dans le prolétariat, bien des cerveaux encore obscurs opprimés par un travail servile et encombrés de préjugés bourgeois. Il y a en dehors du prolétariat bien des penseurs hardis et intrépides qui mettent au-dessus de tout la vérité. Mais, dans l’ensemble, c’est le prolétariat seul qui est en harmonie complète avec la vérité. La vraie classe intellectuelle, malgré ses inconsciences et ses ignorances, c’est la classe ouvrière, car elle n’a jamais besoin du mensonge. »

« La classe intellectuelle », La Petite République, 7 janvier 1899.

La liberté

« Si dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions. (…) Plutôt la solitude avec tous ses périls que la contrainte sociale ; plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit ! Mais encore une fois, quand on s’imagine que nous voulons créer un fonctionnarisme étouffant, on projette sur la société future l’ombre de la société actuelle. La justice est pour nous inséparable de la liberté. »

« L’État socialiste et les fonctionnaires », La Revue socialiste, avril 1895.

Biographies

  • Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2008.
  • Max Gallo, Le Grand Jaurès, Tallandier, 2020.

Œuvres

  • Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ?, Fayard, 2019.
  • Jean Jaurès, Discours et conférences, Flammarion, 2014.
  • Jean Jaurès, Le socialisme et la vie, Payot & Rivages, 2011.

Anthologie

  • Ainsi nous parle Jean Jaurès, Fayard, 2014.



Une guerre peut-elle être juste ?

Si dès l’Antiquité, Aristote avait déjà posé quelques bases en la matière, c’est saint Augustin qui posera véritablement les premiers jalons de la doctrine de la guerre juste. Confronté à la barbarie des invasions païennes de son temps, l’évêque d’Hippone et saint patron des brasseurs conclut que l’usage de la violence pour se défendre est malheureusement une nécessité morale pour mettre en place une société organisée, préalable nécessaire à toute forme de rédemption divine. De ce point de départ dérivent deux principes : Augustin réprouve les guerres qui sont le fruit d’une convoitise excessive des biens de ce monde et celles qui perturbent l’harmonie de la cité terrestre. À ses yeux, une guerre ne peut être juste que si elle contribue à rétablir l’ordre naturel et harmonieux voulu par Dieu.

Ruines d’Hippone et basilique Saint-Augustin. (Oris/ Wikimedia Commons)

Sa pensée sera affinée et complétée tout au long du Moyen Âge, notamment par le moine Gratien, lequel développera le principe de l’immunité nécessaire des non-combattants. Mais c’est saint Thomas d’Aquin qui, bien que convaincu qu’aucune guerre ne puisse être entièrement juste, mettra en forme les fondements de la doctrine dans sa Somme théologique. Dans son optique, les guerres défensives sont celles qui se rapprochent le plus de l’inatteignable idéal de justesse, alors que les autres s’échelonnent sur divers degrés de justesse. Pour les évaluer, il reprend et affine la pensée de ses prédécesseurs jusqu’à énumérer les conditions qu’une guerre doit remplir pour tendre vers le juste. La première d’entre elles réside dans la légitimité de l’autorité qui déclenche les hostilités. Pour saint Thomas en effet, seule une autorité qui ne possède aucun supérieur hiérarchique est habilitée à user de la force pour régler un problème. Il ne dit cependant pas que cette légitimité suffise à prendre les armes et amène immédiatement une seconde condition, à savoir que la cause poursuivie doit être juste. Dans la foulée, il précise que la justesse de cette cause  se mesure aux préjudices causés par l’action de l’adversaire que l’on souhaite punir. Autrement dit, c’est le niveau de culpabilité de ce dernier qui justifie ou non l’utilisation de la force, et ce, uniquement lorsque toutes les options diplomatiques et pacifiques ont été épuisées. La guerre doit impérativement rester un moyen d’ultime recours. De là découle une nouvelle exigence qui consiste à déclarer la guerre en bonne et due forme, permettant ainsi d’identifier de manière claire et précise les différentes parties en conflit, mais aussi et surtout de donner à l’adversaire une ultime chance d’offrir réparation de ses exactions. Il précise en outre que les guerres ne doivent pas être menées à l’unique bénéfice des victimes de l’injustice, mais également pour le bien des coupables, pour les ramener dans le droit chemin.

Au sujet du déroulement des hostilités, Thomas précise que les bienfaits attendus de l’intervention armée doivent être mis en balance avec les dégâts pouvant être raisonnablement anticipés. Car si une guerre s’avère plus destructrice que réparatrice, alors elle ne trouve aucune justification crédible. Enfin, il postule en dernier lieu qu’une guerre ne doit pas viser à satisfaire des ambitions personnelles ou servir des intérêts privés, mais poursuivre le bien commun.

La question de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique donnera une nouvelle impulsion à la réflexion sur la notion de guerre juste. (Illustration: représentation des Espagnols dans le Codex Azcatitlan)

L’apport de saint Thomas continuera à être pensé et repensé au travers des siècles, et notamment au tournant du XVIe siècle avec le problème de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique. Francisco de Vitoria donnera alors une nouvelle impulsion à la doctrine et en affinera les contours. En termes de cause juste ou de proportionnalité entre les maux de la guerre et ses bienfaits, Vitoria précisera que ces problématiques doivent être considérées du point de vue de tous et non uniquement à partir de ceux des peuples ou des nations directement concernés. Ce qui signifie qu’une cause qui peut sembler juste de prime abord, peut ne pas l’être au regard du bien commun universel. À ce propos, il admet également que dans certains cas les deux parties peuvent prétendre être dans leur bon droit et qu’il est parfois difficile de juger qui a raison. Il suggère alors de déplacer l’attention sur le processus décisionnel et propose que les souverains impliqués dans la question guerrière consultent un maximum d’avis divergents, surtout ceux opposés à l’intervention, avant de prendre leur décision.

À sa suite, avec la formation d’États modernes peu enclins à admettre des limitations à leur droit de faire la guerre, la doctrine de la guerre juste va décliner et même subir un certain nombre de déformations afin de coller à certaines considérations clairement idéologisées.

En résumé

On peut donc récapituler les critères mis en évidence par la pensée catholique pour évaluer la justesse d’une guerre de la manière suivante :

–       L’autorité impliquée dans le conflit est une autorité légitime.

–       L’autorité est mue par des considérations pures et non par d’autres objectifs moins avouables.

–       La cause du conflit, comprise comme les préjudices dus aux exactions de l’adversaire, est une cause juste dès lors qu’on se place du point de vue de l’humanité tout entière et non uniquement des parties en conflit.

–       L’autorité ne déclenche les hostilités qu’en ultime recours après avoir épuisé toutes les autres options.

–       L’autorité déclare la guerre en bonne et due forme, afin d’ouvrir une ultime chance à l’adversaire de faire machine arrière et de délimiter précisément le périmètre du conflit.

–       Les bénéfices escomptés en termes de bien commun surpassent les malheurs que l’on peut raisonnablement attendre du conflit.

–       Les militaires s’emploient à faire tout leur possible pour distinguer les combattants des non-combattants.

Nous vous avons proposé les critères, à vous d’attribuer les coches. N’hésitez pas à venir nous dire si ces critères vous semblent utiles ou suffisants pour vous faire une opinion plus fondée sur les conflits d’aujourd’hui.

Stev’ LeKonsternant
Illustration principale: l’après-guerre en Irak. (Levi Meir Clancy/Unsplash)

Bibliographie non exhaustive :

Armelle Le Bras-Chopard, La guerre, théorie et idéologies, Paris, Montchrestien, 1994

Alex Bellamy, Just wars, from Cicero to Iraq, Cambridge, Polity, 2006

Guillaume Bacot, La doctrine de la guerre juste, Paris, Economica,1989

Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 3, Paris, Le Cerf, 1985

Saint Augustin, La Cité de Dieu, tome 3, Paris, Éditions du Seuil, 1994




Plaidoyer pour les vacances en Suisse

« Quand j’étais enfant, le glacier d’Aletsch remontait encore jusqu’au lac de Märjelen », lance un sexagénaire alerte, entouré de ses petits-enfants, tout près de la sortie du tunnel du Tälligrat, sur les hauts de Fiesch (VS). Alors que le grésil sévissait encore la veille, il fait bon en ce jeudi de la fin du mois de juillet, et les VTT électriques ne se privent pas de faire régner leur loi sur les chemins pédestres. Au risque, parfois, d’emporter un jeune garçon remuant ou une grand-mère trop pensive aux yeux des nouveaux caïds sur deux roues.

C’est pas mal et c’est chez nous.

Dans ces lieux peut-être davantage propices à la contemplation, le fun sévit comme partout, et la technologie poursuit son œuvre sinistre. Transformés en aventuriers, les adeptes des sensations fortes passent à côté de tout, mais ne voient plus grand-chose. Peu importe ! Dans vingt minutes, deux jeunes enfants, sept et dix ans, découvriront le plus grand glacier des Alpes, juste après avoir longé son petit frère de Fiesch dans une vallée parallèle durant deux premières heures de randonnée. Moraines, névés, pierriers… Tout un vocabulaire s’imprime dans leurs esprits, soudainement très éloignés des transformations de Pokémons. Pikachu se trouve assurément très loin, mais si la famille monte à l’Eggishorn, plus tard dans la journée, une figure autrement plus mythique fera son apparition : le Cervin, que le ciel dégagé permettra d’admirer dans toute sa majesté. Pour l’heure, on se contentera de s’amuser de l’interminable séance photo d’un couple d’amoureux déterminés à inonder les réseaux sociaux d’un bonheur reconnaissable à des poses aussi grandiloquentes qu’un slogan des Jeunes Socialistes Suisses.

Le sens de l’émerveillement

Tout au plus un peu de tristesse s’impose sur les visages lorsque l’ainé des enfants s’interroge sur l’étrange ligne qui indique l’endroit que touchait jadis le glacier sur la montagne en face. Que voulez-vous ? Sur cette autoroute à vacanciers, on vient voir un chef-d’œuvre de la nature, mais il faut bien avouer que l’on a parfois aussi l’impression de se trouver au chevet d’un mourant. Est-ce à dire que des vacances en famille près d’un glacier incitent forcément à basculer dans la vision la plus autoritaire de l’écologie ? Ce serait rendre politique une chose qui doit en être préservée : le sens de l’émerveillement. Ce précieux sens de l’émerveillement qu’il s’agit de transmettre aux enfants pour qu’ils décident librement du genre de vie qu’ils veulent adopter à l’âge de raison. Le propos peut sembler très général, d’accord, mais n’est-il pas plus à même de transmettre un souci environnemental que la mise en scène de 600 figurants nus naguère organisée en ces lieux par Greenpeace ?

Un pays en héritage.

Certains militants climatiques bloquent des routes puis prennent l’avion pour aller au Mexique. D’autres s’arrêtent devant un glacier et ne savent honnêtement plus quel serait le bon dosage entre respect des libertés individuelles et défense de la Création. Comment trancher ? Des vacances dans son propre pays ne donnent ni la solution ni une position de surplomb moral. Mais elles permettent de comprendre ce que les étrangers viennent trouver chez nous : une Suisse fière et protectrice de ses richesses naturelles, une Suisse qui n’a pas honte de ses dialectes ou de son patrimoine culturel et religieux. Partir en vacances dans son propre pays, par choix ou par contrainte, c’est redécouvrir un style de vie qui faisait la joie de nos anciens : gravir des cols, traverser des vallées, visiter des chapelles qui, à trois heures de train de chez soi, font partie de nos âmes. 

À trente minutes en train de Fiesch, un ossuaire – celui de Naters – annonce :« Was ihr seid, das waren wir / Was wir sind, das werdet ihr ».« Ce que vous êtes, nous l’étions / Ce que nous sommes, vous le serez ». Surmontant des milliers de crânes, la devise peut sembler terrible ; nous la trouvons pleine d’espérance. Quelques heures de rail nous ont permis de redécouvrir un lien avec des personnes reposant en ces lieux depuis 500 ans, et pour l’éternité.

Des vacances toutes bêtes, auxquelles on aurait d’abord préféré la dégustation d’un poulpe grillé sur une plage de Crète, nous ont rappelé que nous vivons dans un beau pays. Et qu’il faut, en trouvant un compromis entre nos diverses sensibilités, en préserver la grandeur.




En souvenir de notre héritage : « Le cuirassé Potemkine »

Le cuirassé Potemkine (1925), un des films les plus célèbres et mythiques du 7e art, demeure une œuvre clé de l’histoire du cinéma. Son réalisateur Sergueï Eisenstein (1898-1948) peut être considéré comme un des « inventeurs » (ou plutôt théoriciens) du montage, aux côtés de son alter-ego américain David Wark Griffith (1875-1948), metteur en scène du pionnier Naissance d’une nation (1915). Eisenstein s’est fait connaître grâce à ses films de propagande au rythme frénétique, faisant la part belle aux effets spectaculaires du montage. Sorti une année avant Le cuirassé Potemkine, La grève, son premier long-métrage, dépeint une grève violemment réprimée par les autorités tsaristes. Eisenstein est également l’auteur d’un biopic en deux volets (le premier en 1944 et le deuxième en 1958) consacré à la figure historique d’Ivan IV de Russie : Ivan le terrible.

Bien que Le cuirassé Potemkine soit avant tout un travail admiré pour ses qualités artistiques, il a aussi été considéré lors de sa sortie (et peut toujours l’être de nos jours) comme un outil de propagande politique. C’est un film qui met en avant une des idéologies qui a le plus influencé la tournure de l’histoire : le communisme. Dès lors, est-il concevable de faire la promotion d’un film en dépit d’idéaux délétères dont il fait la promotion ; idéaux qui ont causé près de cent millions de morts selon l’historien Stéphane Courtois, co-auteur de l’ouvrage Le livre noir du communisme (1997) ?

Lors de la sortie du film en 1925, la Russie a déjà traversé les violents événements de 1917 qui l’ont fait devenir communiste. En intellectuel confirmé, Vladimir Lénine (1870-1924), à la tête du nouveau gouvernement, avait appréhendé les vertus communicatives d’un médium comme le cinéma : ce dernier allait être très utile à la propagation de l’idéologie communiste au sein de la population russe.

De la même manière, le réalisateur Sergueï Eisenstein, lui-même soutien des bolchéviques, a fait usage de ses talents narratifs en exploitant un art qui n’avait que quelques décennies d’âge – les premières projections organisées par les frères Auguste et Louis Lumière (1862-1954 pour le premier et 1864-1948 pour le second) avaient eu lieu dans les années 1890. Il remarque instantanément que le montage est une manière puissante de susciter toutes sortes d’émotions chez le spectateur. Après s’être évertué à filmer de manière bouleversante la sanglante répression de la classe ouvrière dans La grève, c’est vers une mutinerie qui s’est déroulée sur un cuirassé russe en 1905 que le metteur en scène décide de tourner sa caméra. Les spectateurs sont captivés et se laissent porter par un cinéma de propagande au service d’un régime spécifique (soviétique dans ce cas).

Une scène fameuse de massacre de civils à Odessa.

Ce qui est fascinant avec Le cuirassé Potemkine, et qui contribue manifestement à lui avoir garanti une place de choix au panthéon des classiques du 7e art, ce sont surtout ses qualités formelles et narratives. D’abord, le montage trépidant qui est devenu la marque de fabrique du réalisateur nous entraine dans un récit qui s’apparente à une tragédie des temps modernes : le destin des mutinés du Potemkine face aux colonels et autres gradés ; symboles du régime tsariste et donc oppressif. Même si cet aspect est propre aux films de propagande, voire typique des films à thèse (c’est-à-dire dont le but est de promouvoir un message social ou politique en particulier), on peut regretter le fait que les protagonistes fonctionnent davantage en tant que représentations de classes sociales plutôt qu’en tant que personnages attachants et profonds. En d’autres termes, les individus à l’écran servent surtout à incarner l’éternel lutte entre opprimés (les matelots) et oppresseurs (les commandants du navire). Ensuite, un effet de montage dont Eisenstein a le secret consiste à créer un nouveau sens en assemblant deux images de prime abord non liées. Cette association picturale (« d’idées » serait-on tenté de dire) a la vertu d’exprimer un message donné de manière plus éloquente en faisant usage du pouvoir des images. Par exemple, on peut citer la succession de plans entre le médecin du navire (clair antagoniste au sein du récit) qui est jeté par-dessus bord et celui des asticots logés dans la viande avariée ; par cette simple association, le film suggère que la classe dominante corrompt la société et qu’il faut à tout prix la renverser. Dernière chose mais non des moindres, l’usage des différentes échelles de plan est à relever. Le cuirassé Potemkine fait la part belle à des plans d’ensemble et larges (c’est-à-dire des plans où les personnages sont placés au sein de décors imposants). Ce choix pictural s’explique par la volonté du cinéaste d’insuffler une atmosphère grandiose et imposante au récit qu’il raconte : ces plans agissent en effet comme des fresques cinématographiques qui plongent le spectateur dans le feu de l’action. Le but de cette narration est bien sûr de le faire sympathiser avec le destin des personnages. À cela le metteur en scène mêle savamment des gros plans (c’est-à-dire cadrés sur le visage) de différents individus de « la masse » afin de susciter chez l’audience de vives émotions. Ces dialogues continuels entre différents types de plan représentent une démarche clé dans la promotion des idéaux communistes (par exemple la prise de pouvoir par la classe ouvrière). Il s’agit aussi d’un outil redoutable qui permet de légitimer la révolution de 1917, dont le résultat a été l’instauration d’un régime totalitaire.

Une affiche de 1927. Crédit: Russian Public Libray

Pourquoi encore voir aujourd’hui le film d’Eisenstein alors qu’il date d’il y a près de cent ans et que le « socialisme scientifique », pour citer Karl Marx (1818-1883), a été à maintes reprises fatalement discrédité par nombre de penseurs dont Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), le célèbre dissident soviétique et auteur de L’archipel du Goulag (1973) ? Parce qu’il demeure encore et toujours un cas d’école en ce qui concerne la parfaite maîtrise du montage dans l’art de raconter une histoire, dans celui de happer l’audience dans des événements tragiques qui ont concerné toute une nation à l’approche de la révolution de 1917. D’un point de vue mémoriel et moral toutefois, il est non seulement nécessaire de rappeler les horreurs du passé pour en tirer les leçons nécessaires (sans quoi nous sommes simplement condamnés à les répéter), mais aussi de garder à l’esprit que les bonnes intentions (en l’occurrence la volonté de voir émerger une société plus égalitaire) ne garantissent nullement des conséquences souhaitables pour les individus et les sociétés. « Le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions » comme le dit le proverbe. À cet égard, Le cuirassé Potemkine fonctionne aussi comme le témoignage d’un passé ténébreux.

La question des interactions entre forme et fond occupe depuis toujours les artisans du cinéma, de George Méliès (1861-1938), l’illusionniste pionnier des effets spéciaux, à Martin Scorsese (1942), l’une des légendes du cinéma hollywoodien. Sergueï Eisenstein pour sa part a sans doute apporté sa pierre à l’édifice dans la standardisation du montage. C’est avant tout pour cela qu’il est bon de (re)voir à l’envi son chef-d’œuvre. Il est en réalité tout à fait envisageable d’admirer un film pour ses qualités esthétiques, tout en condamnant si besoin son message politique, philosophique, ou social.




Comment ne pas lire de la fiente 

Aussi régulier que le Beaujolais nouveau à mi-novembre, chaque été voit revenir les listes de livres à lire sur les plages ainsi que l’annonce de la rentrée littéraire de septembre. Face à cette débauche d’ouvrages que lire et surtout comment lire ? C’est l’occasion rêvée de poser la question au poète controversé Ezra Pound (1885-1972).

Imaginez un amphithéâtre universitaire, un cours sur la poésie, une assistance clairsemée et assoupie. Au milieu de ce ronron, le professeur pose une question pour réveiller les étudiants : « Donnez-moi le nom du plus grand poète du XXème siècle ? » Des têtes se redressent, des mains se lèvent timidement et des langues se délient à tour de rôle. Des noms sont lancés : Paul Valéry, René Char, Louis Aragon, etc. Au milieu de cette litanie d’auteurs convenus, une voix crie : « Ezra Pound ! » Le vénérable professeur se raidit et poursuit son cours. Nous n’avons jamais su quel était à ses yeux le plus grand poète XXème siècle.

Qui est donc Ezra Pound ? Pourquoi une telle gêne lors de son évocation ?

Une vie controversée

Issu d’une famille bourgeoise, Ezra Pound naît le 30 octobre 1885 à Halley dans l’Idaho. Tranchant avec son époque, il se spécialise dans la littérature provençale à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie.

A l’âge de vingt-trois ans, il s’installe en Europe : Gibraltar, Venise puis Londres où il demeure jusqu’en 1920. Pound se place au cœur des grands mouvements poétiques que ce soit le modernisme, le vorticisme ou l’imagisme tout en étant attaché à Homère et Dante ou en redécouvrant la poésie chinoise. Confronté au choc de la Première Guerre mondiale, il commence la rédaction des Cantos qui se poursuivront jusqu’en 1966. Nullement concentré exclusivement sur sa propre œuvre, Pound a à cœur de soutenir et promouvoir de nombreux écrivains contemporains, dont T.S. Eliot, James Joyce et William Butler Yeats.

 En 1924, Pound s’installe à Rapallo, près de Gênes. Entre 1941 et 1943, il réalise plus de trois-cents discours radiophoniques en faveur du régime fasciste de Mussolini. Après la chute du Duce et la proclamation du régime fantoche de la République de Salo, Pound s’installe à Milan afin de continuer ses émissions de propagande radiophonique.

Accusé de haute trahison par le gouvernement des États-Unis, il est arrêté le 3 mai 1945. Il est transféré à Washington, mais étant considéré comme mentalement irresponsable, son procès n’aura jamais lieu. Interné treize ans dans un asile psychiatrique, il devra sa libération à la mobilisation d’Ernest Hemingway et de Robert Frost entre autres.

Pound va passer les dernières années de sa vie en Italie, où il va s’enfermer dans un silence interrompu une dernière fois en 1968 par un entretien avec Pasolini. Il rend l’âme le 1er novembre 1972 à Venise où il est enterré.

L’entretien avec Pasolini, tiré des archives de la Rai.

Les errances idéologiques

Les opinions politiques de Pound, en particulier son soutien au fascisme, suscitent de vives critiques et controverses. Il est important de noter que les convictions politiques de Pound étaient souvent contradictoires et changeantes.

En fait l’auteur des Cantos a exprimé des idées anarchistes dans certains de ses écrits et correspondances. Il critiquait le pouvoir centralisé et les structures de gouvernement, préconisant la décentralisation et la liberté individuelle. Il soutenait également des concepts tels que l’autonomie locale et la primauté des communautés autonomes. On est loin du culte de l’État omnipotent et omniprésent.

Bien que condamné par l’histoire, le fascisme de Pound peut être compris plutôt comme une position esthétique au sens que lui donne Jean Turlais en 1943 : le fascisme « c’est une conception subjective du monde et de la vie, une morale ; c’est surtout une esthétique. Il réside tout entier dans une certaine attitude de l’homme, une certaine manière de regarder les choses. »

Il y a un autre problème avec Pound, c’est son antisémitisme foncier, du moins depuis les années 30. Peut-on considérer avec Mary de Rachewiltz, sa fille, qu’Ezra Pound « a fait des erreurs et (que) nous devons prendre son bon côté, comme il le faisait avec les autres. Il est tombé dans certains clichés antisémites qui sévissaient en Europe et aux Etats-Unis à l’époque » ? Je ne le pense pas. Pound s’est clairement fourvoyé et cela restera une tache indélébile sur son œuvre, mais ce n’est pas notre propos ici.

Tout à gauche, la cage dans laquelle Pound sera enfermé trois semaines après son arrestation, avant d’être expédié aux Etats-Unis. Source: (1999) Ezra and Dorothy Pound: Letters in Captivity, 1945–1946, Oxford: Oxford University Press

Que lire ?

C’est la question que se posent les parents quand leur progéniture commence à s’approcher d’une bibliothèque. C’est le casse-tête de l’enseignant qui doit intéresser ses élèves à autre chose qu’à leurs consoles de jeux ou aux séries Netflix. Finalement, c’est l’interrogation de tout honnête homme qui se respecte.

Dans un essai publié en 1934 (ABC de la lecture) et qui reprend les théories d’un essai précédent (Comment lire), Pound joue le rôle d’un professeur atypique. Il nous invite à dépasser la solennité des œuvres dites classiques et à séparer les grands textes des médiocres car « il est indispensable d’arracher les mauvaises herbes pour que le jardin des Muses reste un jardin »

Comment opérer cette discrimination ?

Il faut considérer « que la fonction de la littérature en tant que force dont la production est digne d’éloges est précisément d’inciter l’humanité à continuer de vivre ; elle soulage l’esprit de sa tension et le nourrit, j’entends bien comme nutrition de l’impulsion. » En fait, le classique ce n’est pas l’œuvre construite sur des styles précis et des règles fixes, mais c’est une œuvre habitée par une force, une fraîcheur. En effet, « la grande littérature n’est que du langage chargé de sens ».

Pound nous fournit une liste d’auteurs et d’œuvres incontournables dont Confucius, Homère, Ovide, Properce, le Seafarer, une trentaine de poèmes en provençal, quelques chansons de minnesänger, Dante, Villon, Voltaire, Stendhal et Flaubert, Théophile Gautier, Tristan Corbière et Rimbaud. Ces œuvres ainsi que leurs auteurs peuvent être pris comme aune et gardés à l’esprit avant d’évaluer un livre.

Comment « évaluer » un auteur et son œuvre ?

Pour nous aider Pound identifie six types d’écrivains : les inventeurs, les maîtres, les « dilueurs », les écrivains médiocres et chanceux, les écrivains laborieux, les écrivains à la mode. Il s’agit de lire et de choisir les maîtres, c’est-à-dire ceux qui combinent un grand nombre d’inventions en plus de la leur. Par exemple, Georges Simenon pour le roman policier ou Madame de Lafayette pour le roman dit psychologique. Il serait intéressant de savoir dans quel type on mettrait Annie Ernaux, Michel Houellebecq et Virginie Despentes ? A vous de jouer ! 

Comment lire ?

Pour Ezra Pound la littérature ne s’enseigne pas, elle se ressent, elle se vit. Pound invite les lecteurs à s’engager dans les textes, à participer à l’acte de lecture. La lecture devient une expérience interactive entre le lecteur et le texte : « Un homme ne comprend pas un livre profond avant d’avoir vu et vécu au moins une partie de ce qu’il contient. »

C’est dans ce sillage que Pound conseille l’exploration littéraire et la découverte d’auteurs et d’œuvres variés. Cette découverte engage le lecteur à découvrir l’histoire et la culture qui ont façonné un texte pour en apprécier toutes les dimensions.

On comprend bien que Pound valorise l’expérience émotionnelle et le choc esthétique dans la lecture. Par la puissance évocatrice des mots et des images, la prose tout comme la poésie doivent susciter des émotions et provoquer une réaction chez le lecteur. Pound nous encourage à prêter attention aux images, aux nuances ainsi qu’au sonorité des mots. Tout est important pour s’immerger dans un texte. Pound n’hésite pas écrire : « Je crois en un rythme absolu, c’est-à-dire un rythme qui en poésie corresponde exactement à l’émotion ou au degré d’émotion à exprimer. Le rythme d’un homme doit être interprétatif, c’est-à-dire qu’il sera en fin de compte son propre rythme inimitable et qui n’imite rien. »

Ainsi la lecture peut devenir une expérience esthétique, où la musicalité des mots et la structure du texte contribuent à créer une expérience totale.

Face à l’ouragan

Le constat que Pound dressait de son temps semble, hélas, toujours valable aujourd’hui : « L’Occident tout entier se baigne dans un égout mental, parce que le Journal du matin tiré à dix millions d’exemplaires est chargé d’éveiller chaque jour le cerveau des occidentaux. » Pour sortir de cet « égout mental », il semble important de redécouvrir le sens de la lecture et d’opérer une saine discrimination entre ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui mérite la corbeille.

Pound nous invite à un voyage dans les méandres du temps et de l’esprit humain. Une danse entre le passé et le présent, où les voix des poètes et des philosophes résonnent encore, transcendant les limites des époques et des frontières.

L’auteur des Cantos, nous convie à une danse avec l’imaginaire, où les images prennent vie et les rêves se déploient. Les mots se transforment en mélodie, résonnant dans les recoins les plus profonds de notre être. Les livres deviennent des compagnons fidèles, nous guidant à travers les labyrinthes de la pensée et illuminant les chemins sombres de la connaissance.

Bien plus, Pound nous propose de scander les premiers vers de l’Iliade, le chant XXXIII du Paradis de Dante ou même certains de ces Cantos, torse nu par une nuit de tempête en pleine montagne. Alors, nous apprendrons, selon ses propres mots, à « être des hommes et non des destructeurs ».

Paul Sernine 

Cantos XLV : Par Usura

Par usura n’ont les hommes maisons de pierre saine
blocs lisses finement taillés scellés pour que
la frise couvre leur surface
par usura
n’ont les hommes paradis peint au mur de leurs églises
*harpes et luz*
où la vierge fait accueil au message
où le halo rayonne en entailles
par usura

(…)

sera ton pain de chiffres encore plus rance
sera ton pain aussi sec que papier
sans blé de la montagne farine pure
par usura la ligne s’épaissit
par usura n’est plus de claire démarcation
les hommes n’ont plus site pour leurs demeures.
Et le tailleur est privé de sa pierre
le tisserand de son métier

PAR USURA

la laine déserte les marchés
le troupeau perte pure par usura.
Usura est murène, usura
use l’aiguille aux doigts de la couseuse
suspend l’adresse de la fileuse. (…)
Usura rouille le ciseau
Rouille l’art de l’artiste
Rogne fil sur le métier

(…)

Usura assassine l’enfant au sein
Entrave la cour du jouvenceau

(…)

Les cadavres banquettent
Au signal d’usura.

N.B. Usure : Loyer sur le pouvoir d’achat, imposé sans égard à la production ; souvent même sans égard aux possibilités de production. (D’où la faillite de la banque Médicis.)

Biographies :

  • John Tytell, Ezra Pound, le volcan solitaire, Editions du Rocher, 2002.
  • Humphrey Carpenter, Ezra Pound, Belfond, 1992.

Oeuvres :

  • Les Cantos, Le livre de poche, 1989. (édition abrégée)
  • Les Cantos, Flammarion, 2013. (édition complète)
  • Comment lire, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
  • ABC de la lecture, Bartillat, 2022.

Souvenirs de sa fille :

  • Mary de Rachewiltz, Ezra Pound éducateur et père – Discrétions, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.



En finir avec la culture de l’excuse

Notre société est souvent à l’image d’une cour d’école. Lorsqu’une bagarre éclate et qu’il faut trouver un responsable, c’est toujours la faute de l’autre, bouc émissaire idéal qui évite la remise en question. Prenons de la hauteur avec Ernest Renan (1823-1892).

Jeté malgré moi dans les affres de ce monde, j’apprécie particulièrement le charme de ma bibliothèque. Lorsque j’ouvre un livre, une sensation particulière s’empare de moi. L’odeur du papier vieilli et de l’encre me transporte dans une époque révolue. Les mots imprimés prennent une nouvelle vie, me permettant de voyager à travers les siècles et de découvrir des pensées, des idées et des réflexions qui ont résisté à l’épreuve du temps. C’est ce qui m’est arrivé récemment avec deux petits textes d’Ernest Renan : « La réforme intellectuelle et morale » (1871) et « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882).

Ernest Renan a vécu l’humiliation de la défaite française face à la Prusse en 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Allait-il accuser le nouvel Empire allemand de tous les maux ? Que nenni, il propose à ses compatriotes une réforme morale et intellectuelle. Dans le même sillage, alors que les États-nations et leurs idéologies préparent le terrain de futurs conflits, il propose une définition non essentialiste de la nation. 

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

On ne lit plus Ernest Renan de nos jours. Son œuvre immense ne peut que décourager les lecteurs superficiels que nous sommes. Son érudition hors norme nous effraie : théologie, histoire, philologie, philosophie, archéologie, critique littéraire, etc. Et pourtant il fut un des maîtres à penser de son temps. Qui est cet étranger pourtant si proche, qui semble nous parler d’outre-tombe ?

Né en Bretagne en 1823, le jeune Renan, dont l’intelligence fulgurante est remarquée, se destine au sacerdoce. Étudiant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis au séminaire de Saint-Sulpice, il se détourne de la voie cléricale pour se consacrer à la philologie et à l’histoire des religions. En 1862, Ernest Renan devient professeur d’hébreu au Collège de France, dont il est suspendu quatre jours après sa leçon inaugurale pour injure à la foi chrétienne. Un an plus tard, il publie la Vie de Jésus, où il affirme que la biographie de Jésus doit être étudiée comme celle de n’importe quel homme et que la Bible doit être soumise à une étude critique comme n’importe quel document historique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de l’Église catholique. En 1864, il est destitué de sa chaire au Collège de France. Avec l’effondrement du Second Empire, il retrouve son enseignement et devient administrateur du célèbre collège. Il finit sa vie couvert d’honneurs : élu à l’Académie française en 1878, grand officier de la Légion d’honneur en 1888. Il meurt en 1892. Dans le caveau où il repose, on peut lire ce qui fut sa vie : Veritatem delixi (J’ai aimé la vérité).

Un constat sans appel

À la suite du désastre de Sedan, loin de chercher des boucs émissaires extérieurs, Renan invite les lecteurs de « La réforme intellectuelle et morale » à un examen de conscience aussi douloureux que salutaire. 

Renan considère que l’effondrement de la France a une origine intellectuelle et qu’il faut trouver les médecines adaptées pour soigner le pays. La racine du mal est à chercher dans l’absolutisme monarchique qui usa la France au point d’en faire « une machine politique informe ». La Révolution française, qui fut un sursaut, précipita la chute : « Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide ». Tout le XIXe, jusqu’à 1870, fut une suite de crimes et de malheurs. Loin de toute nostalgie pour une monarchie de droit divin, Renan considère que la monarchie est de droit historique : elle a façonné la France. Elle est la forme de gouvernement qui convient le mieux au pays parce qu’elle fut forgée par l’histoire.

La bonne santé de la nation suppose de l’ordre ainsi que de la continuité et non pas de l’agitation et du changement. Hors de la forme historique de gouvernement c’est l’anarchie et le pays est mené « à pleine voile vers la médiocrité ». La France est devenue « un feu sans flamme ni lumière ; un cœur sans chaleur ; un peuple sans prophète sachant dire ce qu’il sent ; une planète morte, parcourant son orbite d’un mouvement machinal ».

Bien plus, les contemporains de Renan sont aveuglés par leur légèreté et leur inconscience. Ils s’illusionnent sur eux-mêmes, prisonniers de leurs divertissements. Ce qui ne fait qu’aggraver le mal.

Des remèdes salutaires

En bon médecin, après avoir considéré le mal, Renan propose les remèdes. Il est évident que le retour à la forme historique de gouvernement que représente la monarchie est indispensable au rétablissement de la France : « Corrigeons-nous de la démocratie. Rétablissons la royauté (…) ».

Rétablir la royauté suppose qu’il faut rétablir une certaine noblesse. Qu’on ne s’y trompe pas, Renan ne pense pas ici aux petits marquis poudrés et prétentieux de Versailles. Il envisage plutôt une aristocratie morale, car « la civilisation à l’origine a été une œuvre aristocratique, l’œuvre d’un petit nombre (…) ». En fait Renan propose le retour des vrais notables, non pas des affairistes bourgeois, ou comme on dirait aujourd’hui, des technocrates : « La base de la vie provinciale devrait ainsi être un honnête gentilhomme de village, bien loyal, et un bon curé de campagne tout entier dévoué à l’éducation morale du peuple. (…) Cette gentry provinciale ne doit pas être tout ; mais elle est une base nécessaire. »

Finalement, dans cette entreprise de réforme, la priorité est donnée à l’instruction publique. Renan est prêt à laisser l’instruction primaire aux mains du clergé tant que ce dernier ne se mêle pas des degrés supérieurs. Le but de l’enseignement secondaire est de « fortifier l’intelligence ». Il faut favoriser les sciences, car « le résultat de l’éducation doit être que le jeune homme sache le plus possible de ce que l’esprit humain a découvert sur la réalité de l’univers. » En ce qui concerne l’enseignement universitaire, Renan propose de revenir au système médiéval, où une saine émulation existait entre les universités. Pour Renan, ces dernières « seraient des écoles de sérieux, d’honnêteté, de patriotisme. » Elles seraient des « foyers d’esprit aristocratique, réactionnaire (…) et presque féodal, des foyers de libre pensée, mais non de prosélytisme indiscret. » Rien que cela !

Une nation réellement « inclusive »

« Qu’est-ce qu’une nation ? », publié en 1882, prolonge la pensée de Renan. Dans cette conférence, il explore la notion de nation et propose une approche plus subjective et culturelle de la formation et de l’existence des nations, par opposition à une définition purement basée sur des critères ethniques, géographiques ou politiques. Pour l’académicien, la nation est d’abord un principe spirituel : « Une nation est une âme, un principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenir ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

Une nation n’est pas simplement définie par des liens de sang, de race ou de langue, mais plutôt par un sentiment de volonté commune et de solidarité partagée. Renan affirme que la nation est un lien psychologique et moral qui se forme grâce à un héritage culturel commun, des traditions, des valeurs et des aspirations partagées. Il n’hésite pas à écrire que : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. »

« Un plébiscite de tous les jours »

Renan souligne l’importance du consentement librement donné par les individus qui composent une nation, en soulignant que la participation volontaire et le désir de vivre ensemble sont essentiels pour la construction et la pérennité d’une nation : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ».

La nation est donc une construction sociale et historique, en constante évolution. Elle repose sur la volonté de ses membres de se considérer comme une communauté unie. Il insiste sur le fait qu’une nation ne peut pas être définie par des critères immuables ou exclusifs, mais plutôt par des facteurs culturels et sociaux qui permettent la coexistence pacifique et la collaboration entre ses membres.

Osons lire Renan !

Avec Renan, nous nous trouvons face à une pensée et des idées qui peuvent encore façonner l’histoire et influencer notre compréhension du monde. Cela nous rappelle que nous sommes les héritiers de cette richesse intellectuelle, et que nous avons le privilège de la transmettre aux générations futures. L’illustre Breton nous apprend la lucidité et le réalisme : « Ne jamais trop espérer, ne jamais désespérer, doit être notre devise. Souvenons-nous que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est ». Lire Renan c’est comprendre qu’il « n’a pas laissé de doctrine, mais un état d’esprit » (Alain de Benoist). À bon entendeur, salut !

Paul Sernine

La seule vraie patrie

« Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme ; où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. »

Lettre à David Strauss, septembre 1870

Le testament politique de Renan

« Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce qu’une Nation ? J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin : c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. »

E. Renan, Discours et conférences (1887)

Jean Balcou, Ernest Renan, une biographie, Honoré Champion, 2017.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, L’Esprit du Temps, 2021.

Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Perrin, 2011.




J’ai rencontré l’évêque le plus radical du monde

Né sous le communisme, hostile à la ligne du pape François et 100 % à l’ancienne, Mgr Schneider était de passage à Genève à la mi-juin. Mais pourquoi cet évêque auxiliaire d’Astana, au Kazakhstan, est-il un phénomène ?

Il est midi moins dix, en ce mercredi, et le soleil de plomb n’y changera rien : ce sera bien encravaté que nous accueillerons Son Excellence Mgr Schneider d’ici quelques instants. Coqueluche des conservateurs catholiques, l’évêque né au Kirghizistan s’apprête à donner, d’ici quelques heures, une conférence pour le compte de l’association Perspective catholique, emmenée par le politicien de l’UDC Genève Éric Bertinat. Autre artisan de la venue du prélat : Christian Bless, avec lequel nous courrons boire un pastis à l’ombre en attendant l’arrivée du natif de Tokmok. Il y a quelque chose de méditerranéen dans cette campagne genevoise qui s’apprête à recevoir un homme venu des goulags et du froid.

L’office de Sexte derrière nous, voici qu’apparaît enfin sa voiture : comme à l’armée, les personnes présentes se mettent en rang, ou plutôt en demi-cercle, pour présenter leurs respects à l’évêque auxiliaire du diocèse d’Astana. Pour les non-initiés, le rituel consiste à prendre la main de Mgr Schneider, mettre un genou à terre (pour les plus mobiles) et baiser l’anneau symbolisant son statut de successeur des apôtres. Sous nos latitudes, ce geste venu de l’Antiquité ne séduit plus guère, et les évêques eux-mêmes, le plus souvent, se passeraient bien de se plier à un usage qui ne flatte pas leur fibre progressiste. Leur programme consiste plus généralement à jouer au « pote », faire quelques blagues sympatoches et tenir un discours d’ONG sur le bilan énergétique de leur diocèse inclusif. Mais autant dire que Mgr Schneider n’a pas ces audaces inutiles. Courtois, paisible, il laisse faire et salue gentiment notre petit groupe. 

Une situation pire que le communisme

Le repas aura lieu dans un école de la Fraternité St-Pie X (que l’on nomme tout simplement « Écône » dans les médias progressistes), située à Onex. Une sœur, rayonnante dans son habit intemporel, nous y guide vers une salle à manger élégante, évoquant un cadre bourgeois du 19e siècle. Les convives sont placés, dans une ambiance relativement détendue, mais élégante et courtoise. Il y a quelque chose de bon à s’extraire, quelques instants, d’un siècle qui a connu le succès du présentateur Cyril Hanouna, le déclin de la boxe anglaise et Fukushima. C’est dans cette belle atmosphère que nous découvrons le personnage privé, après avoir lu ses ouvrages pour préparer l’événement. À l’aise dans son habit d’évêque, au propre comme au figuré, il semble avoir plutôt bien supporté son voyage vers des terres qu’il juge passablement menacées par l’islam et la franc-maçonnerie. Au-delà des questions directement religieuses, c’est en effet surtout la vision de la société du personnage qui a de quoi interpeller le Béotien. Dans son livre Christus Vincit, de 2019, cet enfant de l’URSS n’hésite par exemple pas à qualifier « la dictature de l’idéologie de genre » de situation pire que le communisme au sein duquel il a grandi. Au moins, Lénine ou Staline n’avaient pas essayé de transformer l’homme lui-même, juge-t-il. Quant à la société européenne, il n’a pas peur non plus d’affirmer qu’elle « n’est plus une civilisation », embourbée « dans une culture de la laideur » ou une « mentalité contraceptive ». Bigre, voilà quelqu’un qui ne craint pas d’utiliser des mots forts. Mais lors du repas, les discussions resteront globalement plus légères, et l’on se concentrera notamment sur le rôle bénéfique de la vodka lors des soirées festives kazakhes. 

Pris au prieuré de la Fraternité St-Pie X, situé à quelques encablures, le digestif prendra cependant la forme d’un excellent limoncello, servi par des abbés à la courtoisie hors du commun. Cultivés, drôles, ils nous font presque oublier qu’un moment important de la journée se rapproche dangereusement. Après seulement quelques mots échangés directement de l’un à l’autre depuis son arrivée, place à un entretien seul à seul avec Mgr Schneider pour préparer la conférence du soir. Nous nous déplaçons alors dans le jardin.

Dire la vérité

D’une sérénité absolue, l’évêque est très agréable et respectueux. Le plan de la conférence du soir, dialoguée, correspond à celui de son livre ? Tant mieux. Mais gageons qu’une autre proposition lui aurait provoqué une réaction guère plus émotive. C’est d’ailleurs sur le même ton qu’il use du terme d’« hérésie » en apprenant la participation récente de l’Église Catholique de Genève à des événements LGBT. À l’envers de tout le discours des sociétés libérales modernes, le voilà qui affirme même, comme dans son livre, que « la santé morale de la société humaine » doit être protégée contre « l’activité homosexuelle », assimilée à un « désordre objectif » conduisant à « l’autodestruction de la personne ». Sait-il que de tels propos sont parfaitement illégaux en Suisse ou dans d’autres pays qu’il visite ? Oui, et ça lui est absolument égal : « Nous devons dire la vérité », tranche-t-il, sans s’énerver. Comme dans son livre, il évoque même la nécessité d’une « sanction pédagogique » pour aider les personnes LGBT à adopter un style de vie plus commun. Les évêques qui vont aussi loin ne sont pas légion. Notre discussion poursuit à propos de la « papolâtrie » qui, à ses yeux, fait un mal énorme à l’Église catholique. À tel point que l’évêque ose affirmer que François et ses successeurs devraient « cesser de voyager » d’un bout à l’autre du monde, cesser aussi de s’occuper de « gestion des déchets plastiques » ou de questions de migration, sans rapport avec leur mission. Il est vrai que lorsque l’on a grandi sous le communisme, avec plusieurs membres de sa famille sacrifiés sur l’autel des lendemains qui chantent, on se méfie assez logiquement de la bureaucratie et de la centralisation.

Pas question non plus de se laisser intimider par des ordres du Vatican : une vague lettre lui a autrefois enjoint de se montrer respectueux du pape François, mais il en faudra davantage pour le pousser au silence. Mais déjà, son agenda le rattrape et un prêtre vient nous demander où nous en sommes dans notre conversation. Pas si loin, en réalité, mais à l’évidence le dialogue est lancé, si bien que nous pouvons garder le meilleur pour la conférence. Alors qu’il est temps de quitter la petite table où nous sommes installés, Mgr Schneider prend subitement la parole, l’air sérieux : « Monsieur Raphaël, êtes-vous marié ? » Puis vient la question du nombre d’enfants. La réponse – deux – fait naître une expression sombre, qui soudain s’illumine à nouveau : « C’est parce que vous êtes encore jeune, voilà pourquoi. »  Oui, voilà pourquoi, sans doute.

Plusieurs heures passeront avant la conférence de l’évêque, devant un auditoire de quelque cent cinquante personnes. Parmi ces dernières, des habitués des messes traditionnelles – en latin –, des curieux, mais un état d’esprit largement hostile au progressisme ambiant. Quant à la figure du pape actuel, elle ne semble pas non plus déchaîner des torrents d’enthousiasme. Mgr Schneider, germanophone par tradition familiale, parle un bon français, mais un temps de rodage est nécessaire. C’est lorsqu’il évoquera la place de la prière dans sa vie et son envie d’évangéliser par la beauté, de la liturgie notamment, qu’il s’animera réellement, au point de frapper la table. Et d’inciter les fidèles à refuser la religion tiède qu’on leur sert aujourd’hui. 

Suivront la séance de dédicaces, avec moult génuflexions devant le successeur des apôtres, puis l’heure des adieux. L’évêque s’approche et prend mes mains dans les siennes : doucement, il demande que Dieu vienne bénir le travail des bons journalistes, au rang desquels il semble me placer. À l’évidence, notre duo semble lui avoir convenu, davantage peut-être qu’à certaines personnes de l’assemblée. Comme toujours dans ces cadres, il y a ceux qui regrettent que nous n’ayons pas davantage parlé vaccins ou franc-maçonnerie, par exemple. Que ne le font-ils pas eux-mêmes en s’adressant directement au prélat, au moment de faire signer ses livres ? C’est un mystère. La tactique du conférencier consiste en principe à faire face, sourire et remercier pour l’excellente suggestion. Mgr Schneider s’est déjà engouffré dans la voiture qui l’emmènera vers un peu de repos. C’est une rencontre que l’on n’oubliera pas de sitôt, notamment au regard du décalage de la radicalité de certaines de ses vues et de la douce humilité générale du personnage privé.

Commentaire

« Tu vas voir ce qu’est un vrai évêque. » Voilà comment un fidèle genevois m’a préparé à la rencontre de Mgr Schneider, peu avant son arrivée. Ce que serait un « vrai » ou un « faux » prélat, il n’appartient pas au journaliste d’en juger. Il y a certes chez Mgr Schneider une majesté qui, trop souvent, fait défaut aux principales figures des Églises, aussi bien protestantes que catholiques. Enraciné dans l’histoire bimillénaire de la foi chrétienne, voilà quelqu’un qui a le sens du ridicule de certaines préoccupations contemporaines face à la tradition qu’il porte avec lui. Au moment de sa venue, on apprenait par exemple que le Vatican allait envoyer un discours du pape François, datant du Covid, dans l’espace : comment ne pas préférer un religieux soucieux de parler, avec des moyens humains, à ses semblables plutôt qu’aux Martiens ?Reste que le discours d’un Mgr Schneider est à des années-lumière de la réalité que vivent ceux-là mêmes qui l’adulent. Combien de femmes de l’assemblée, conformément à ses recommandations, refusent la contraception non seulement mécanique, mais aussi naturelle ? Qui, parmi les plus acharnés, se diront qu’il faut y aller la fleur au fusil et donner vingt-cinq enfants au monde comme les parents de sainte Catherine de Sienne, qu’il cite en exemple ? Peu, à la vérité. Quant à l’idée de sanctionner des comportements privés, parce qu’ils seraient « intrinsèquement désordonnés » (selon le catéchisme), voilà qui ne nous fait pas beaucoup vibrer. Les chambres à coucher ont cela de bien qu’elles peuvent être fermées.

L’évêque auxiliaire d’Astana est un grand monsieur, auquel l’Église devrait donner une place plus importante car il inspire davantage les fidèles que les progressistes accros aux guitares sèches et aux discours creux. Mais est-ce réellement d’un catalogue de règles, plutôt que d’un peu plus de charité, que notre monde a besoin ?