Combattre dans la joie
« Do you know Chesterton ? » me lançait sans ambages mon vénérable enseignant d’anglais en portant une tasse de thé à ses lèvres. Surpris par cette entrée en matière, l’adolescent que j’étais répondit par la négative. « It’s a mistake young fellow », murmura-il en regardant par-dessus ses lunettes. Je n’avais plus le choix. J’occuperai mon temps libre au Royaume-Uni à lire ce dénommé Chesterton. Je ne sais pas si je progressai réellement en anglais durant ce séjour linguistique. En revanche, j’entrouvris la porte du paradoxe.
Une vie paradoxale
Imaginez, au détour d’une rue, un colosse jovial de cent trente kilos pour un mètre nonante, une cape flottant sur les épaules et ne quittant jamais sa canne-épée. Vous venez de rencontrer Gilbert Keith Chesterton et, à n’en pas douter, vous ne l’oublierez pas de sitôt.
Chesterton vient au monde à Londres en pleine époque victorienne. Après des études où il va, entre autres, développer des compétences artistiques, il s’oriente vers le journalisme. Ses talents de polémistes joints à son style d’écriture autant satirique que spirituel lui valent admiration et célébrité mais aussi quelques solides inimitiés.
Auteur prolifique, il ne cesse d’écrire essais, articles et romans touchant à des sujets divers et variés : poésie, politique, religion, philosophie et littérature.
Cet amateur de vin de Bourgogne aux écrits parfois délirants (Le nommé Jeudi, Le Napoléon de Notting Hill, L’inconvénient d’avoir deux têtes, etc.) est aussi une âme tourmentée par la vérité. Élevé dans un anglicanisme de convenance, il va s’essayer au spiritisme avant d’entreprendre un long chemin qui va le conduire à entrer dans le giron de l’Église catholique en 1922.
Amoureux de la liberté et de la justice sociale, défenseur du peuple dont la voix n’est pas entendue, Chesterton s’éteint en 1936 en laissant derrière lui le souvenir d’un bretteur passionné et courtois.
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A travers ses écrits, Chesterton nous invite à comprendre les faiblesses et les impasses de la pensée moderne. Suivons-le !
Le mythe du progrès
Depuis le Siècle des Lumières, le mythe du progrès est une matrice idéologique qui justifie tous les changements et toutes les transformations. Chesterton s’attaque à ce mythe fondateur de la modernité qui postule un progrès cumulatif et indéfini s’affranchissant de l’ordre naturel.
Chesterton critique cette idée qui n’est un sophisme car « même quand il y a progrès du fait qu’il y a développement, le progrès ne porte pas sur tous les points : il n’est jamais simple, ni absolu » (Chaucer). Bien plus cette croyance en un progrès nécessaire représente une hérésie car elle est simpliste et nuisible. Elle néglige aussi la réalité qui est nuancée et complexe. Chesterton fait ici écho à Hamlet, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, qui voyait plus de chose dans la réalité qu’il n’en est rêvé dans la philosophie.
Chesterton n’est pas misonéiste pour autant. Il refuse que le progrès se fasse au détriment de la sagesse éprouvée par les siècles. Face au progrès aveugle et destructeur, Chesterton propose la prudence et le discernement. Il envisage toujours les conséquences d’un soi-disant progrès pour montrer son inanité. Le progrès ne peut se construire sur les cadavres de ce qui était bel et bon précédemment : « Il m’a paru inique que l’humanité trouve toujours mauvaises tant de choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures, et qu’elle repousse sans cesse du pied l’échelle qui lui a permis de monter. Il m’a semblé que le progrès devait être autre chose qu’un parricide continuel. » (Le Défenseur)
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La pensée captive
Fille du mythe du progrès, force est de constater que la pensée moderne n’est ni libre ni féconde et que « le monde moderne dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques » (L’Homme éternel). En effet, il est courant aujourd’hui d’adopter des idées préconçues et des préconcepts sans remettre en question leur validité. Prisonnier de ses habitudes de pensée et de ses préjugés, l’homme moderne limite sa capacité de découvrir le réel, bien plus il impose sa propre grille de lecture à la réalité.
Pour libérer notre pensée, Chesterton invite tout un chacun à redevenir un homme ordinaire car ce dernier « a toujours été bien portant parce qu’il a toujours été un mystique. Il a permis le crépuscule. Il a toujours eu un pied sur la terre et l’autre dans le royaume des fées. Il s’est toujours gardé la liberté de douter de ses dieux, contrairement à l’agnostique moderne, libre aussi de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique » (Orthodoxie).
La folie intolérante
Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir le journal pour constater que l’homme ordinaire se trouve confronté à une forme de folie intolérante qui ne se dissimule plus.
Qu’est-ce que cette folie ? Selon Chesterton, la folie est « la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide » (Orthodoxie). Bien plus, il s’agit de « penser sans s’appuyer sur les principes premiers et authentiques », en inversant « les points de départ et d’arrivée ». (Orthodoxie)
Cette folie s’impose par l’intolérance de certains groupes qui tout en prônant le dialogue, deviennent intolérants envers ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Pire encore, cette intolérance est justifiée par le « droit » à la différence et elle conduit à l’exclusion des « dissidents ». Et Chesterton de considérer avec brio : « Les vieux fanatiques religieux ont torturé des hommes physiquement pour une vérité morale. Les nouveaux réalistes torturent des hommes moralement pour une vérité physique » (Tremendous Trifles).
La joie comme une arme
Confronté à ce monde, le risque est de devenir « un homme dont le cœur est sevré de toutes les joies ». Si tel est le cas « il ne reste plus que la folie » (Le Napoléon de Notting Hill). En pourfendant ce qui ne va pas, Chesterton ne critique pas seulement la pensée moderne ; il nous offre, par ses œuvres et sa vie, l’arme par excellence : la joie.
La joie n’est pas une simple émotion fugace, c’est une attitude fondamentale de l’être humain. Pour Chesterton, « l’homme est plus lui-même, l’homme est plus homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale et la tristesse la chose superficielle » (Orthodoxie). Le cœur de cette joie c’est la louange, mystérieuse « pulsation de l’âme » ; c’est-à-dire l’action de grâce, la reconnaissance pour la beauté, pour la vie, pour l’amitié, pour une bière partagée dans un taverne enfumée. Par la joie, nous maintenons vivante notre capacité d’émerveillement et nous touchons au mystère même de Dieu. D’ailleurs Kafka ne s’était pas trompé quand il disait de Chesterton que sa joie donnait l’assurance qu’il avait rencontré Dieu.
Paul Sernine
Quand Chesterton annonçait le « wokisme »
« La grande marche de destruction mentale va continuer. Tout sera nié. Tout deviendra objet de croyance. C’est une position raisonnable de nier l’existence des pierres dans la rue ; ce sera un dogme religieux de l’affirmer. C’est une thèse rationnelle que nous vivons tous dans un rêve ; ce sera une preuve de santé mentale mystique de dire que nous sommes tous éveillés. Des incendies seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Des épées seront tirées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons acculés à défendre, non seulement les incroyables vertus et le bon sens de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore : cet immense et impossible univers qui nous regarde en face. Nous nous battrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous regardons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui ont pourtant cru. »
G.K. Chesterton, Hérétiques (1905)
Pour aller plus loin:
Biographies :
· François Rivière, Le divin Chesterton, Rivages, 2015.
· Ian Ker, G.K. Chesterton – A Biography, OUP Oxford, 2012.
Romans :
· Le Napoléon de Notting Hill, trad. Jean Florence, Gallimard, 2001.
· L’Auberge volante, trad. de Pierre Boutang, L’Age d’Homme, 1990.
· Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.
Essais :
· Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Éditions Saint-Rémi, 2008.
· Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, 2023.
· Saint Thomas d’Aquin, trad. Maximilien Vox, Éditions Saint-Rémi, 2006.