Paul Deschanel, ou quand la lucidité détruit

En 1988, j’allais sur mes treize ans, et pour la première fois (et la dernière avant 2022), je me passionnais pour une élection présidentielle en France. (Il est vrai que quand on a connu François Mitterrand, la plupart de ceux qui sont venus après paraissent un peu fades.) Cet intérêt me conduisit à lire l’histoire des présidents de la République française. S’en détachait un personnage grotesque, nommé Paul Deschanel, qui avait dû démissionner au bout de sept mois de présidence, après avoir sauté d’un train en marche, s’être baigné tout habillé dans un étang, s’être pris pour Napoléon, etc. Bref, un fou.

Aussi ai-je été très étonné lorsqu’en 2022 a paru une biographie consacrée à Paul Deschanel par Thierry Billard (en fait la réédition d’un livre paru à l’origine en 1991). Que pouvait-on écrire sur un personnage aussi insignifiant et qui n’avait laissé d’autre trace dans l’histoire que celle du comique de service ?

À ma grande surprise, la vie de Deschanel est passionnante, même s’il s’agit d’un grand destin raté. Il s’inscrit dans un temps que nous ne pouvons plus imaginer, où il était possible de faire une carrière politique en étant de sexe masculin, beau, bien habillé, père de trois enfants, académicien français et courtois. Encore plus extraordinaire : il fut élu député à neuf reprises consécutives, dont quatre élections où il n’y eut même pas de candidat contre lui, tant sa popularité était évidente dans sa circonscription d’Eure-et-Loir.

Deschanel visait la présidence de la République, et pour gagner cette élection qui se faisait à l’époque par le vote des députés et des sénateurs réunis en Congrès, il évita avec le plus grand soin les portefeuilles ministériels qui auraient pu lui valoir des ennemis. Cette absence d’expérience du pouvoir exécutif devait se retourner contre lui lorsqu’il eût enfin atteint son objectif.

En revanche, il occupa la fonction, très importante dans ce régime parlementaire presque pur qu’était la IIIe République, de président de la Chambre des Députés, et ceci pour deux longues périodes, de 1898 à 1902 et de 1911 à 1920. Il joua donc un rôle non négligeable lors de la première Guerre mondiale.

Ce qui rend la vie de Paul Deschanel intéressante malgré son absence d’expérience gouvernementale, c’est que cet homme a beaucoup écrit (dix-huit livres !) et beaucoup parlé. Le but d’un parti politique n’est pas que d’avoir des élus (pour quoi faire ?) et de peupler les conseils d’administration des entités étatiques et parastatales. Il n’est pas entièrement anormal qu’un parti fasse de la politique, ait un programme et défende des idées. Et des idées, Deschanel en avait beaucoup.

Paul Deschanel, alors député d’Eure-et-Loir, représenté chez lui en 1893 par l’illustrateur Frédéric Régamey.

Il était une figure de proue de ce qu’on appelait les républicains opportunistes, mais qui se qualifiaient eux-mêmes de progressistes. Il s’agissait d’une droite attachée à la forme républicaine des institutions, libérale sur le plan économique, laïque, conservatrice sur le plan social, nationaliste en politique étrangère, et absolument pas hostile à des réformes dans tous les domaines, pour autant que ces réformes fussent possibles. Comme, à l’époque, on réservait le terme de droite aux monarchistes, cette tendance se disait de centre gauche, tout en se considérant comme un équivalent français du conservatisme britannique (le « torysme »). Oubliés de nos jours, ces républicains progressistes dominèrent la vie politique française pendant une vingtaine d’années, de 1879 à 1899, et eurent un excellent bilan dans la plupart des domaines. Leurs positions étaient bien résumées par Deschanel dans une interview qu’il donna au Matin (page 94) : « Je ne refuserai mon vote à aucune loi qui adoucira la condition des travailleurs. Mais je repousserai toute loi qui portera atteinte à la liberté et à la propriété individuelle. » Comme quoi on peut être modéré et avoir des principes.

À peu près toutes ses prises de position publiques au cours de sa longue carrière politique font apparaître une conscience aiguë du déclin de son pays et une remarquable capacité d’analyse. Par exemple, il insista toute sa vie sur le fait que les faiblesses de la IIIe République ne venaient pas des lois constitutionnelles de 1875, mais de la lecture erronée qui en était faite, et qu’il fallait rendre à la présidence de la République ses pouvoirs constitutionnels dont elle avait été privée par la coutume. Bien que député, il était très soucieux de rétablir les prérogatives du Sénat et conscient de ce que le bicamérisme était le meilleur rempart « contre les entraînements soudains, contre les mouvements passionnés et violents, soit dans un sens, soit dans l’autre » (17 novembre 1896). Une phrase que peut particulièrement méditer le lecteur suisse, qui vit sous un régime où les deux Chambres ont des pouvoirs égaux.

Quand on voit la France de 2023, on se rend compte qu’elle n’a toujours pas réglé les maux que dénonçait Paul Deschanel, partisan de l’équilibre budgétaire, de la représentation proportionnelle (il proposait un système de vote cumulatif qui rappelle celui que la Suisse connaît pour l’élection du Conseil national), de la décentralisation, du référendum communal et de la liberté absolue de la presse. Un siècle de perdu ?

Il percevait bien le problème du socialisme. Il avait de la sympathie pour les socialistes utopiques français (Saint-Simon et Fourier), mais il avait prédit que le marxisme ne pouvait aboutir qu’à l’échec économique. Plus encore, il avait vu, dès 1894, ce que serait trente ans plus tard la réalité de l’Union soviétique, premier État socialiste : la dictature de la « paperasserie bureaucratique, lente, compliquée, coûteuse » (page 130). Convaincu de la nécessité de réformes sociales, il défendait la solidarité entre les classes, qui amènerait la prospérité économique, et donc les ressources financières nécessaires à une politique sociale. Toute réforme devait se faire par étapes, en tenant compte des possibilités et des circonstances.

Bien loin d’être un discoureur de salon, il avait des idées bien arrêtées en matière économique : mutualités, coopératives, impôt sur le revenu calculé sur les signes extérieurs de richesse, syndicalisme agricole, syndicalisme ouvrier non révolutionnaire, protectionnisme lorsqu’il fallait défendre des secteurs fondamentaux de l’économie.

Au bout de trente ans de vie politique, c’est la Grande Guerre qui décida de son destin et qui scella une carrière brillante par un échec dévastateur. Il fut l’un des premiers, avec Jacques Bainville, à comprendre qu’une victoire militaire allait se transformer en défaite diplomatique. Il était bien conscient que le traité de Versailles n’offrait aucune garantie de sécurité à la France, et que rien n’empêcherait une nouvelle guerre. Il comprit que l’Europe avait été jouée par les Anglo-Saxons. Il s’indigna des affronts infligés aux amis de la France – la Belgique, l’Italie, la Roumanie. Il fut l’un des rares à comprendre qu’en acceptant que le traité de Versailles eût aussi une version anglaise, Clemenceau avait porté un coup irréparable au prestige de la France au moment où elle aurait été en droit de réclamer le prix du sang versé et des victoires remportées.

 Cette lucidité devait le broyer, et finalement le tuer.

Lors de l’investiture, en février 1920.

C’est un homme déjà désespéré qui est élu à la présidence de la République en janvier 1920. Il se rend alors compte de ce que cette tâche épuisante est de pure représentation et qu’elle ne s’accompagne d’aucun pouvoir réel. Cet ultra-sensible découvre trop tard l’étendue de son impuissance. Il ne pourra pas corriger les erreurs de politique étrangère de Clemenceau. Ce contexte de surexcitation et de dépression explique la fameuse chute du train présidentiel dans la nuit du 23 au 24 mai 1920. Tout le reste n’est qu’invention d’échotiers et de chansonniers. Un état anxio-dépressif n’est pas un délire. Deschanel a été dans l’impossibilité d’assumer sa charge, mais il n’a jamais été fou.

Moins de quatre mois après sa démission, il fera son retour comme sénateur en janvier 1921. Il est de plus en plus atterré par « le servage » (page 331) dans lequel l’Angleterre tient la diplomatie française. Faut-il rappeler que, de 1933 à 1939, la France se retrouvera seule face alors que l’Angleterre ne ménagera pas ses complaisances envers l’Allemagne nazie ? Il mourra le 28 avril 1922, avant d’avoir pu prononcer le discours où il allait attaquer la politique anglaise. De pleurésie. Et sans doute aussi d’avoir eu raison avant tout le monde, de l’avoir su, et de ne pas l’avoir supporté.

Il ne suffit pas, en politique comme dans les affaires, d’avoir toutes les qualités requises. Il faut aussi de la chance, un corps et des nerfs. Untel n’aura pas de carrière politique parce qu’il doit se consacrer à son fils autiste. Un autre ne deviendra pas un capitaine d’industrie parce qu’il est torturé par la maladie du côlon irritable. Paul Deschanel, lui, n’a pas exercé le pouvoir, parce que ses nerfs n’ont pas pu soutenir un esprit trop clairvoyant.




La grande subversion

Depuis début octobre, je suis pris de nausées. L’Église catholique et ses abus font régulièrement la une des médias suisses. Les tentatives désespérées de certains milieux pour relativiser ou poursuivre le déni m’interpellent : « Ce sont des cas isolés », « La majorité des affaires sont anciennes », « Il faut lisser les abus dans le temps », « Il n’y a rien de systémique », j’en passe et des plus belles.

Loin de moi d’instruire le procès d’une institution ou de personnes, je voudrais simplement essayer de comprendre. Je ne prétends pas donner de réponse définitive sur le sujet, mais simplement apporter un éclairage, une certaine hauteur, tout cela sans oublier les victimes.

Le triple silence

Comment comprendre ces dénis ? Comment comprendre ces silences multiples ? Mutatis mutandis, permettez-moi d’avoir recours à André Neher qui s’interroge sur le silence abominable de la Shoah.

Il distingue le silence de l ’institution concentrationnaire « repliée sur elle-même, sur ses victimes et sur ses bourreaux, séparés du monde extérieur. (…) tout s’est déroulé, accompli, consommé, durant des semaines, des mois et des années, dans le silence absolu, à l’écart et à la dérive de l’histoire. » Vient ensuite le silence « des quelques-uns qui avaient fini par saisir et qui se sont cantonnés, eux aussi, dans un repli de prudence, d’incrédulité, de perplexité. C’est le silence des spectateurs (…) ». Enfin le silence de Dieu, « qui persiste au-delà de la rupture des autres cercles de silence et qui, par là même, n’en est que plus grave et plus alarmant ».

Et André Neher de conclure que « les approches de ce triple silence conduisent sinon à l’impasse, du moins au renversement intégral des valeurs, dont aucune ne peut plus prétendre exprimer la réalité en tant que telle, sauf à changer intégralement de signe, en obligeant l’homme à la chercher là où rien ne peut être découvert. » (cf. André Neher, 1970)

Ce triple silence est aussi celui qui entoure les phénomènes d’emprise et les abus en tout genre dans l’Église catholique : silence d’une institution qui cultive l’entre-soi, silence de ceux qui savaient mais qui se taisent et silence de Dieu. De ces silences un cri doit jaillir, une espérance doit luire, mais avant tout une compréhension de ce qui a pu engendrer de si grandes souffrances et entraîner une naissance en Dieu avortée chez les victimes.

En relisant saint Paul

Bien souvent, face aux médias, l’exclamation tranchante de Léon Bloy me revient en mémoire et j’ai envie de m’écrier comme lui : « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis saint Paul. » Et c’est précisément ce que j’ai fait. L’apôtre des Nations n’écrivait-il pas aux Galates : « Êtes-vous insensés à ce point ? Ayant commencé par l’Esprit, vous finissez par la chair ? » (Galates 3, 3).

Il est évident que saint Paul ne se référait pas aux abus tant sexuels que spirituels, mais tout comme saint Jean Chrysostome (344/349-407) qui commentait l’épître aux Galates en référence aux problèmes de son temps (les hérésies anoméennes et manichéennes), je pense que l’Apôtre a une parole pour nos temps troublés. « Insensé », littéralement cela signifie « à contresens ». Il s’agit d’une régression de l’union à Dieu vers son contraire. Les verbes « ayant commencé » et « finissez » signifient ce chemin à rebours qui part de la perfection divine

pour revenir vers la « chair ». Cette foi dévoyée et détournée de sa finalité ne peut conduire qu’à la déchéance : la corruption du meilleur engendre le pire.

Comment comprendre cela ?

Ce qui a « commencé dans l’Esprit » ne peut finir que « par la chair » quand le spirituel devient psychologique et que le sens du mystère se transforme en culture du secret.

Et le spirituel devient psychologique

Dès la fin du Moyen Âge, on peut assister à une séparation entre une vie morale placée sous le régime des vertus, une vie ascétique qui vise à la purification des passions et une vie d’union à Dieu qu’on appelle communément la mystique. À part quelques exceptions, la vie spirituelle va donc se résumer à l’ascétisme et aux phénomènes extraordinaires. L’éthique, quant à elle, sous l’influence du nominalisme, va se réduire à une morale du devoir : Dieu impose sa volonté toute puissante. L’homme est réduit à se poser la question : « Que dois-je faire pour être en règle ? »

Malgré le renouveau de l’École de Tübingen avec Jean-Michel Sailer (1751-1832) et Jean-Baptiste Hirscher (1788-1865) et avec des auteurs spirituels tels que Dom Vital Lehoday (1857-1948) et Dom Columba Marmion (1858-1923), le manuel d’enseignement des séminaires et des communautés religieuses fera sienne et entérine cette séparation fallacieuse. Il s’agit du célèbre Précis de théologie ascétique et mystique d’Adolphe Tanquerey (1854-1932), publié en 1923. Il connaîtra de multiples rééditions et traductions.

Dans les années qui précèdent et qui suivent le Concile Vatican II (1962-1965), on comprend aisément que la psychologie va séduire le milieu ecclésiastique et insidieusement transformer la spiritualité en une sorte de « déisme éthico-thérapeutique » (cf. Rod Dreher, 2017).

Le constat du psychologue William Kirk Kilpatrick semble sans appel : « Vers la fin des années soixante et au cours des années soixante-dix, un nouveau climat d’idées psychologiques s’installa dans les assemblées catholiques et protestantes libérales. Beaucoup parmi le clergé, les religieuses et les dirigeants laïques, commencèrent à partir de bonnes intentions, à mélanger leur foi avec la sociologie, la psychologie et autres causes séculières. Au même moment, beaucoup d’entre eux élevèrent le développement personnel à un rang sans rapport avec le développement spirituel. » (William Kirk Kilpatrick, 1985).

La culture du secret supplante le mystère

Le christianisme n’est pas une religion, une confession ou une religiosité. C’est, selon saint Paul, un « mysterium », un mystère. (cf. Odon Casel, 1964). Que signifie ce terme ?

Étymologiquement le mot « mystère » vient du verbe grec mueô qui se traduit par « rester bouche bée ». Dans l’antiquité païenne, les mystères étaient inexprimables car ils étaient du domaine de l’indicible et lié à une expérience culturelle. Avec l’hérésie gnostique qui resurgit périodiquement dans le christianisme, les mystères deviennent quelque chose d’inexprimable parce que partagés secrètement par des initiés et ignorés du commun des mortels.

Dans le catéchisme de saint Pie X, dont se servait les religieuses de mon enfance, on pouvait lire, au sujet des mystères, que ce « sont des vérités supérieures à la raison, que nous devons croire bien que nous ne puissions les comprendre ». (Catéchisme de saint Pie X, V, 1, 3). Un peu court tout de même.

En fait, dans le christianisme, le mystère n’est pas une énigme, encore moins un secret ou une connaissance ésotérique. Il n’est même pas lié à un culte. La religion chrétienne est un mystère comme le relève l’auteur de la lettre à Diognète (fin du IIe siècle) : « (…) ce qu’est leur religion à eux, c’est un mystère (…). » (Lettre à Diognète, IV, 6) Et ce mystère c’est le Christ accueilli, vécu et célébré, « car il n’y a pas d’autre mystère de Dieu que le Christ » (saint Augustin, Lettre 187, XI, 34).

Un rationalisme théologique saupoudré de sciences humaines et mêlé à un gnosticisme résurgent, a dénaturé le mystère chrétien : « La méthode des sciences mathématiques, le fruit le plus achevé de la raison abstraite, fut appliqué aux sciences spirituelles et même à la théologie sacrée. Les sciences naturelles prétendaient appliquer aussi aux dogmes de l’Église la loi de l’évolution qu’elles découvraient partout dans la nature. » (Odon Casel, 1964).

De mutations en mutations le mystère chrétien va se transformer en une culture du secret et de l’isolement.

Il est évident qu’une certaine séparation du monde est nécessaire pour qui désire se consacrer à Dieu.

Afin de préserver la vie intérieure, il semble juste et bon de placer des limites et de vivre une certaine séparation d’avec le monde. Ne lit-on pas dans l’Évangile selon saint Jean : « Si vous apparteniez au monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais vous n’appartenez pas au monde, puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde ; voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous » (Jean 15, 19). Notons cependant que cela s’adresse à tous les chrétiens !

Bien des communautés cultivant le culte du secret présentent une double face, une pour le monde extérieur et une pour la vie à l’intérieur de la communauté. Ce qui se passe entre les murs doit rester secret car « il faut laver son linge sale en famille » et de toute façon le monde extérieur « ne comprendrait pas ». Comme le relève Dom Dysmas de Lassus : « Dans la pratique, ce type de dérive se traduit par l’interdiction d’échanger avec les personnes de l’extérieur, en particulier la famille ou les confesseurs, sur tout ce qui concerne la vie de la communauté et la vie personnelle du religieux. » (Dysmas de Lassus, 2020).

Un témoignage est paru récemment dans la presse : il s’agit d’un ancien religieux dont le supérieur a dit à la mère « qu’elle n’avait pas à poser des questions » car son fils était « désormais à eux » et qu’il « leur appartenait ». Dans ce contexte, toute remise en question devient l’œuvre du diable et surtout il ne faut pas jeter des « perles aux pourceaux » de l’extérieur (ndlr en dénaturant Matthieu 7,6).

La négation de la personne

Les phénomènes d’emprise et d’abus mènent à la négation de la personne humaine. Le Père Pavel Syssoev en dresse le tableau : « S’emparer de la volonté de l’autre, assujettir sa vie de prière, ses décisions, ses rêves, sa relation avec Dieu – sans doute le domaine le plus intime qui soit – et aliéner sa conscience : tous ces abus ne mènent pas nécessairement à des sévices sexuels, mais peuvent blesser une personne très profondément. » (Pavel Syssoev, 2020). Comment ne pas penser ici au témoignage de ces jeunes religieux en formation qui se font explicitement traiter de « merdes » et de « sous-merdes ». Et que dire des abus sexuels qui s’inscrivent dans la même logique mortifère !

Cette négation de la personne est terrible autant qu’ignoble. À mes oreilles résonne l’exhortation de saint Léon le Grand (vers 390-461) : « Chrétien, reconnais ta dignité. Puisque tu participes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en revenant à la déchéance de ta vie passée. Rappelle-toi à quel Chef tu appartiens et de quel Corps tu es membre. Souviens-toi que tu as été arraché au pouvoir des ténèbres pour être transféré dans la lumière et le Royaume de Dieu. » (Sermon de Noël 7, 6).

Essayer de détruire cette dignité, c’est nier la réalité que l’homme est l’icône de Dieu sur terre.

Que faire pour que de tels abus ne se reproduisent plus, pour que cela ne soit plus systémique ? Parler, bien évidemment, mais avant tout écouter et reconnaître les victimes. Dans un même temps se convertir, c’est-à-dire « (…) se tourner vers la source d’où jaillit le salut, car ce n’est que par le Mystère de Dieu que le monde revivra. C’est en lui que le souffle de la vie divine passe et agit, c’est de lui que coule le sang du Christ pour guérir et sanctifier, pour racheter et pour transfigurer le monde. » (Odon Casel, 1964)

Psychologie et vie spirituelle

« Ne vous analysez pas : s’analyser c’est se trouver et se trouver c’est trouver le trouble. Tâchez toujours de briser le cercle qui vous ramènerait pour quelque prétexte que ce soit, sur vous-même, et partez comme une flèche vers Dieu. Un gloria Patri… dit dans la foi profonde pacifie plus d’âmes que toutes les analyses. La réponse à tout cela est dans le mot de sainte Catherine de Sienne que lui dit Dieu : « Occupe-toi de Moi. Je m’occuperai de toi ». »

Charles Journet in Revue Carmel 1994/4, p. 71-72

« (…) la pensée positive semble avoir remplacé la foi. Presque partout, le salut est progressivement assimilé au développement personnel ou à un sentiment que tout va bien. En résumé, les chrétiens ont laissé leur foi s’embarrasser d’idées populaires sur l’estime de soi et l’épanouissement personnel qui ne sont nullement chrétiennes. »

William Kirk Kilpatrick, Séduction psychologique, CBE, 1985, p. 12

Pour approfondir :

  • Odon Casel, Le mystère du culte dans le christianisme (1944), Le Cerf, 1964
  • Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, Artège, 2017
  • Dysmas de Lassus, Risques et dérives de la vie religieuse, Le Cerf, 2020
  • William Kirk Kilpatrick, Séduction psychologique (1983), CBE, 1985
  • André Neher, L’exil de la parole, Seuil, 1970
  • Pavel Syssoev, De la paternité spirituelle et de ses contrefaçons, Le Cerf, 2020



Montaigne, Coluche et le Christmas pudding

Il y a quelque temps, un mien ami engagé dans la politique locale me disait qu’il puisait force, réconfort et soutien en la lecture des Essais de Montaigne. Bien plus, cet ouvrage était devenu son livre de chevet. Cela a de quoi étonner. En général, les lecteurs de Montaigne se divisent en trois groupes : les traumatisés d’une lecture imposée durant leur scolarité, les découragés face à l’épaisseur des Essais et les passionnés. Je n’avais jamais entendu parler de politiciens s’inspirant du Seigneur de Montaigne. Et pourtant l’action politique n’est pas étrangère à celui qu’on a trop vite fait d’enfermer dans sa librairie. Michel de Montaigne (1533-1592) fut maire de Bordeaux deux fois, soit pendant une période de quatre ans. Durant son second mandat, la ville de Bordeaux fut touchée par une épidémie de peste. En ces temps de guerres civiles sous couvert de guerres de religion, le Seigneur de Montaigne demeure à la fois proche d’Henri de Navarre (le futur Henri IV) et du roi Henri III. Il joua à diverses reprises un rôle de négociateur entre les deux camps.

Anatomie d’un marchandage

Récemment, au parlement vaudois, il a fallu huit jours d’échanges de courriels et de marchandages pour arriver à une déclaration de principe sur l’antisémitisme, l’islamophobie et l’antiracisme. Tout commence le 6 novembre, quand le député vert libéral David Vogel propose une déclaration contre l’antisémitisme aux autres députés du Grand Conseil. Après quatre jours d’échanges de courriels et des retouches dues à la plume de la députée Mathilde Marendaz (Ensemble à Gauche), le président du groupe socialiste, Jean Tschopp, annonce à David Vogel qu’il a mis ce texte à l’ordre du jour du 14 novembre… Ces marchandages de caravansérail ainsi que les multiples versions du texte ont fini par lasser l’UDC, qui devait se choisir un nouveau président de groupe et dont les députés estimaient ne pas être payés par le contribuable vaudois pour verser dans la vertu ostentatoire. Comme nous le rapportait le journal Blick, Yvan Pahud, président sortant du groupe UDC, affirmait : « Nous partons du principe que nous faisons de la politique cantonale et ne voulons pas prendre position sur un conflit international. Cette déclaration n’apporte rien, sauf faire une sorte de récupération politique. »

Quelle leçon tirer de cette mascarade ?

Entre Coluche et le Christmas pudding

Dans le sketch « La cancer du bras droit », Coluche termine en disant « (…) ça a plus de classe quand on vous demande qu’est-ce que c’est comme maladie : le cancer… hah ! Et vous ? La cirrhose… beuah! » Il en va de même avec cette déclaration inutile. Il semble plus exaltant de s’occuper de Gaza que de la gestion des STEP et des déchetteries du canton, mais est-ce plus utile ? Finalement, qui peut bien s’intéresser à la condamnation du racisme ? En tout cas pas les racistes eux-mêmes.

Cette déclaration indigeste me fait penser à l’abominable Christmas pudding de ma grand-tante que nous mangions contraints et forcés à la Noël : « Le vrai pudding, le grand, le seul pudding vraiment britannique, doit laisser dans la bouche une saveur mélangée de gant de chevreau et de culotte tyrolienne, un parfum de haute tradition, de cirage fin, de chaussure vernie, de Moyen Âge et de soulier de bal, en un mot de pharmacie bien tenue. Avec un rien de genou de pauvre et de crypte presbytérienne » (Alexandre Vialatte, La Montagne, 20 octobre 1955).

Revenons à Montaigne

Un lisant les Essais, on peut dégager quelques règles de base afin de mener une action politique authentique. Il faut rester libre de toute influence, surtout de celle des puissants : « Les princes me donnent assez s’ils ne m’ôtent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal : c’est tout ce que j’en demande » (III, 9). Il ne faut pas suivre ses sentiments, qui peuvent aveugler et rendre impatient et maladroit : « Cette âpreté et violence de désir empêchent plus qu’elles ne servent à la conduite de ce qu’on entreprend » (III, 10). L’homme politique doit refuser de confondre fonction et personne. C’est-à-dire qu’il faut maintenir une distance avec soi-même : « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire » (III, 10). Être loyal et respecter ses propres valeurs, tout en refusant une vision manichéenne du monde qui diabolise l’adversaire : « Ne craignons point (…) d’estimer qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemis mêmes (…) » (III, 1). Pour finir Montaigne recommande de rester soi-même, de ne pas chercher à se faire remarquer par des actions autant bruyantes qu’inutiles qui attirent l’attention des gens : « Non pas la chose, mais l’apparence les paie. S’ils n’entendent du bruit, il leur semble qu’on dorme » (III, 10).

Il serait peut-être bon de mettre à disposition des membres du Grand Conseil vaudois, dans la salle des pas perdus par exemple, des exemplaires des Essais de Montaigne ou peut-être simplement de leur dire avec le maire de Bordeaux : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul » (Essais, III, 13).

À bon entendeur salut !

Lire les Essais de Montaigne

« Lorsque je prends en main les Essais, le papier imprimé disparaît dans la pénombre de la pièce. Quelqu’un respire, quelqu’un vit en moi, un étranger est venu à moi, et ce n’est plus un étranger, mais quelqu’un que je sens aussi proche qu’un ami. (…) bientôt j’entrevois à nouveau son sourire : pourquoi prends-tu tout cela tellement au sérieux ? Pourquoi te laisses-tu affecter et abattre par l’absurdité et la bestialité de l’époque dans laquelle tu vis ? (…) Rien ne peut abaisser ou rehausser ton moi, si ce n’est toi-même, la plus forte pression de l’extérieur elle-même est facilement vaincue par celui qui reste intérieurement libre et sûr ».

Stefan Zweig, Montaigne (1941), PUF, 2018




« Ni les émeutes de Nahel ni l’assassinat de Thomas ne m’ont surpris…»


Il porte un nom à particule, une chevalière aux armes de sa famille à l’annulaire, un scapulaire discrètement posé sur son torse et un chapelet toujours à portée de main et de prières. Henri d’Anselme a du sang bleu dans les veines. Celui d’une famille catholique française de la noblesse d’épée qui n’a pas honte de qui elle est ni ne s’en vante. Mais la noblesse du jeune diplômé en philosophie et management de 25 ans est avant tout de cœur et de courage. Fin juin dernier, une journée durant, j’avais eu le privilège d’accompagner « le héros d’Annecy » sur son Tour de France des Cathédrales. C’était du côté de l’Abbaye d’Hautecombe, splendide nécropole néogothique des Comtes de Savoie, érigée sur les bords du lac du Bourget au XIIe.  

Ce fut une belle occasion de constater l’immense popularité dont jouissait déjà celui qui, avec son sac à dos Eastpack pour seule arme, venait de s’illustrer en faisant fuir Abdalmasih H, empêchant ainsi ce requérant d’asile syrien chrétien de 31 ans à la dérive, de faire plus de victimes encore lors de sa folle et sanglante attaque au couteau le 8 juin dernier sur une place de jeux des bords du lac d’Annecy en Haute-Savoie voisine. Par miracle, ses victimes, Ennio, 2 ans, Alba, 2 ans, Ettie, 3 ans, Peter, 22 mois, Youssouf, 78 ans et Manuel, 62 ans, avaient toutes survécu. Mais l’anonymat d’Henri, lui, avait succombé ce jour-là.

Promu héros national malgré lui, interviewé en boucle sur les grandes chaines de télévision, le jeune catholique, originaire de Le Pecq dans les Yvelines, y avait déployé avec calme, intelligence et sincérité un argumentaire clair, précis et rassembleur. Soit en résumé : « Chaque Français est capable d’agir comme je l’ai fait. S’il y a bien une leçon à retenir de cette histoire, c’est qu’il faut arrêter de rester passif face à de telles attaques. Il faut se nourrir de ce qu’il y a de grand et de beau dans notre pays et notre Histoire, relever la tête et décider d’arrêter de subir. » Ou encore, comme il nous l’avait confié lors de notre rencontre : «Mon message est en réalité hautement politique, mais au sens noble du terme: pour retrouver une société unie autour de la recherche du bien commun, il faut se nourrir du Beau, du Bien et du Vrai. Si un jour mes petits-enfants me demandent ce que j’ai défendu durant ma vie, je ne veux pas leur répondre que je me suis battu pour La France insoumise ou pour Les Républicains. Ces combats seront si vite totalement dépassés. Je leur préfère de loin la défense des grandes valeurs universelles et immuables » !

Ce discours avait touché juste, soufflant sur les braises d’une fierté nationale mise à rude épreuve ces dernières années par les repentances historiques à répétition et les déclassements économiques et géopolitiques notamment. Et cet admirateur de Jeanne d’Arc était ainsi devenu à son corps défendant un symbole de la résistance tricolore au mal. Sa bravoure avait été récompensée d’une légion d’honneur, ce qui l’avait beaucoup gêné, lui dont le « grand père général l’avait vraiment méritée ». Cette médaille lui avait d’ailleurs valu d’être reçu par « Manu » Macron, un Président anormal, plus à un ‘’coup de com‘’ ni à un ‘’en même-temps’’ près, et dont Henri ne pense pas forcément que du bien.

En même temps, cette bravoure et ce discours en avaient dérangé certains du côté gauche de l’échiquier politico-activiste hexagonal. Une petite partie de la « grande » Presse française avait ainsi cru déceler dans le passé scout d’Henri, dans les messes en latin auxquelles il assiste parfois et dans son expérience de journaliste au sein du magazine catho conservateur « L’Homme Nouveau » des relents d’ « ultra droite ». le ridicule de cette étiquette en forme de néologisme orwellien censée discréditer le héros, assorti à la hargne de ces journalistes, qu’on imagine assez mal dégainer un Eastpack en invoquant Arnaud Beltrame et la Vierge Marie pour parer des coups de couteau d’un fou furieux, n’ont très majoritairement suscité que du mépris chez les Français.

Tout ça et bien d’autre choses nous ont donné envie de revenir vers Henri d’Anselme, à moi le premier, qui suis Suisse d’adoption mais Français de nationalité et qui plus est originaire d’Annecy… Car à l’heure où notre grand voisin s’enfonce à vue d’œil dans l’ensauvagement et les compromissions, il semble qu’un peu de la droiture du « héros au sac », même dégustée avec recul et par interview interposée, pouvait se révéler un brin salutaire. Entretien :

Bonjour Henri. Comment se sont passés les six mois nous séparant de l’attaque au couteau d’Annecy, au cours de laquelle vous vous étiez illustré par écrans interposés jusqu’en Suisse romande ?

Très bien. Il m’a fallu accepter mon nouveau statut. Lequel ne m’a pas empêché de continuer à me déplacer en partie en auto stop. Je suis monté vers le Jura, les Vosges puis le Grand Est. Souvent mais moins qu’au début, je suis reconnu dans la rue. Les gens m’abordent avec beaucoup de bienveillance et me félicitent. Avec le recul, je me suis rendu compte que mon message a porté plus que mon geste. J’en suis ravi car tel était mon souhait. Je suis passé de 12’000 followers sur mon instagram avant l’attaque d’Annecy à près de 142’000 aujourd’hui…

Sur votre chemin, vous dites avoir compris aussi pourquoi les Français sont des râleurs, une réputation d’ailleurs bien vivace ici en Suisse… Alors pourquoi le sont-ils donc ?

(Rires) Car les vrais Français sont des gens qui ne supportent pas la médiocrité quand bien même sont-ils eux-mêmes parfois médiocres par moment. Dans son héritage et son environnement immédiat, le Français perçoit tant de grandeur que la petitesse lui devient forcément insupportable !

Les médias continuent-ils de s’intéresser à vous aujourd’hui?

Je viens de donner une interview dans la Croix. Un documentaire en quatre épisodes centré sur mon tour de France des cathédrales, tourné sur quatre semaines d’août à novembre dernier pour la chaine télé C8, y sera diffusé début 2024. Ces professionnels ont découvert avec moi un peu à leurs dépens le monde des cathédrales (Rire). Et leur œil neuf m’a poussé dans mes retranchements en m’obligeant à vulgariser de mon mieux. En parallèle, j’ai ciselé des pastilles vidéo de 1mn30 pour CNews. Au total, 25 seront diffusées. Si je fais ça, c’est que cela a du sens. Mon intention n’a jamais été de surfer sur la popularité pour nourrir mon égo ou mon compte en banque mais de faire partager au plus grand nombre la beauté de nos cathédrales. Je bosse aussi sur un livre dans le même esprit à paraître l’année prochaine chez un grand éditeur français…

Mais en quoi transmettre la beauté de ce patrimoine architectural, artistique, historique et religieux serait-il donc si important ?

Mon tour de France répondait d’emblée à une triple dimension à laquelle je suis resté fidèle : aventure – découverte, pèlerinage et transmission. Mon envie est de transmettre une beauté qui est notre héritage dans l’idée qu’elle nous élève et pose les bases de l’unité dans le contexte d’une société très divisée. Toute société se construit autour de valeurs communes. On parle souvent de Fraternité et du « vivre-ensemble » mais ce sont finalement des concepts assez creux dans lesquels certains injectent de généreuses doses d’idéologie. Moi, je veux valoriser des valeurs communes réelles ! La France a peut-être le plus beau patrimoine construit au monde, des paysages époustouflants et divers, compte le plus grands nombres de Saints avec l’Italie… Quelle richesse ! Ma démarche relève de la Politique avec un grand P. Je ne m’inscris pas dans une fiction rousseauiste du contrat social qui se pique d’inventer l’unité. La véritable unité s’ancre dans le concret…

Certaines des personnes que vous croisez sur votre route rejettent-elles cette vision ?

Bien sûr, mais pas souvent et en général de façon idéologique. On m’a dit plusieurs fois : « Je ne suis pas dans la religion », une expression qui en réalité ne veut pas dire grand-chose. Mais ces même personnes me disent aussi : « Je rentre parfois dans une église car je sais que c’est beau et que ça nous appartient ». Les gens sont touchés par la gratuité de cet héritage. Une cathédrale, ça ne sert à rien au fond. C’est un trou financier pour l’état et les communes mais c’est très beau et ce n’est pas l’utilité matérielle qui est importante. Ce beau gratuit touche nos âmes. Nos ancêtres se sont inscrits dans le temps long pour ériger ces chefs d’œuvres. Certaines pierres ont exigé douze jours de travail à deux compagnons. Le comprendre donne de la densité au temps. Cela nous ramène à l’échelle d’une cathédrale, soit un bâtiment qui sera là 500 ans voire à jamais. Cela invite à privilégier la qualité sur la quantité. Le beau sur l’utile.  

Le jeune homme prend le temps et du plaisir à échanger d’égal à égal avec tous ceux qui l’abordent.

Lors de votre entrevue avec le Président Macron en juin, il vous avait invité à l’inauguration de Notre Dame de Paris dans sa version restaurée. Irez-vous ?

Evidemment. La catastrophe de Notre Dame est intéressante. Notre Dame qui brûle, c’est symboliquement la civilisation chrétienne qui brûle… Si ce drame a tant touché les Français, croyants ou non pour la plupart, c’est qu’ils ont senti intuitivement que c’était leur héritage profond qui avait été touché. Ce bâtiment a 800 ans et sa charpente datait du moyen-âge. Sa destruction par les flammes a ému le monde entier. Même des Américains sont venus pour la restaurer ! J’honorerai donc l’invitation du Président. Ce sera le 8 décembre 2024. Après l’incendie, il avait promis de reconstruire en cinq ans. On avait besoin de cette promesse et elle sera tenue. C’est fort ! Pour lui, c’était évidemment aussi un coup de com mais pas que. Je crois qu’Emmanuel Macron, quoique peu croyant, a senti intuitivement ce que cet évènement représentait, tout comme aurait su le faire De Gaulle en son temps.

Que vous ont inspiré les émeutes ayant embrasé la France en juin suite à la mort du jeune Nahel tué par un policier alors qu’il tentait de se soustraire à un contrôle ? Et l’assassinat en novembre du jeune Thomas par une bande de délinquants venus de banlieue avec des couteaux pour s’incruster à une fête de village à Crépol dans la Drôme ?

De la tristesse peut-être. Tout sauf de la surprise en tous cas. Car cela fait des années que je vois venir ce genre d’évènements. Cela fait des années aussi que les politiciens n’apportent aucune solution à la hauteur de ces enjeux. Le rôle d’une véritable politique, c’est pourtant de proposer un idéal aux gens pour bâtir dessus un projet. Aucun parti ne le fait. À droite, on ne voit que des références à une grandeur passée et à gauche des projections imaginaires sur un hypothétique futur fait de  progressisme voire de transhumanisme. Mais nulle part, je ne vois d’idéal ancré dans le réel et permettant de réinventer un vrai futur ensemble. Que certains s’étonnent encore que le ministre de l’intérieur Darmanin ait tenté de cacher les prénoms à consonance maghrébine des assassins, c’est plutôt ça qui m’étonne ! Je n’attends plus rien de ces « élites » mais il est difficile pour moi d’en dire davantage sans sortir du rôle que je me suis fixé et qui est de contribuer à rassembler. Mon premier réflexe, c’est peut-être de dire : ok, ça existe ! Ok on vit dans un pays où ça existe ! Mais comment va-t-on s’en nourrir pour s’élever, se transcender et pouvoir agir ?

Et quelle est votre réponse à cette grande question ?

Ma réponse est qu’il faut relever la tête, arrêter de subir et que pour ça, on doit se recentrer sur ce qu’on a de beau et de grand dans notre pays et chez nous. Il y a des jeunes français qui sont « plantés ». Des bébés aussi à Annecy. Et nous n’avons pas le droit d’accepter cette fatalité ni de nous y soumettre. Mais en même temps, on n’a pas le droit non plus de s’en servir pour attiser le chaos ! L’urgence c’est de reconstruire une unité autour de notre héritage et lorsque ce sera fait, toutes ces affaires vont nous devenir plus insupportables encore. Mais nous serons alors armés pour proposer quelque chose de plus beau et de plus grand et pour avoir infiniment plus de résilience. Cela dit, la colère est légitime et elle est juste aussi. Moi aussi, je suis en colère et c’est même pour ça que je fais le tour de France des cathédrales…

L’immigration est-elle encore « une chance pour la France », comme le clamait le politicien Bernard Stasi ?  Voilà en substance la question que se posent de plus en plus ouvertement nombre de vos compatriotes.  Cette question est-elle légitime ? Quelle réponse lui donnez-vous ?

Oui évidemment qu’elle est légitime mais pour l’instant ce n’est pas du tout mon rôle de donner mon avis là-dessus… Si on accueille des migrants en France, il faut qu’ils puissent être abreuvés à la grandeur française et ainsi en mesure de suivre un idéal qui les élèvera aussi. Ce constat d’ailleurs est valable pour tout Français. Car ces dernières décennies,  beaucoup de mes concitoyens ont été comme amputés de leur passé, notamment via une éducation nationale défaillante, et je pense que ce fut en partie un mouvement volontaire que je juge d’ailleurs criminel. Ce n’est pas pour rien si les écoles libres (ndlr : catholiques) ont tant de succès aujourd’hui. J’ai eu la chance de passer par là moi-même et ce fut édifiant car ces structures ont été fondées par des gens nourris à la grandeur française et qui ne pouvaient donc que la transmettre à leurs enfants.

En Suisse comme en France, de sordides affaires d’abus sexuels dans l’église sont mis en lumière. Qu’est ce que cela vous inspire ?

Il est bon que ces histoires émergent. Cela permet une purification de l’Église. Un chrétien n’a rien à cacher. Il ne peut qu’être heureux de voir la vérité émerger. La vérité est toujours bonne à dire pour lui. Seuls les crétins se gargarisent de ces scandales. Ils sont ravis de tirer sur l’ambulance sans comprendre qu’ils le font comme des jeunes de cités caillassant le camion de pompiers qui venait précisément chez eux éteindre un incendie … La nature a horreur du vide. Or la déchristianisation de nos sociétés en a creusé un béant. S’est immiscé dedans le choc des civilisations entre notre christianisme dépressif et un Islam conquérant. Ce n’est pas criminel de le dire. Cela relève du constat. La chrétienté a été l’une des plus grandes civilisations du monde. Pour qu’elle redevienne grande, il faut qu’elle redevienne la Chrétienté. Et c’est là qu’il faudra se poser la question de la vocation de la France qui est d’être « fille aînée de l’église », comme le rappelait en son temps le Pape Jean-Paul II. Elle fut en effet le premier pays institutionnellement chrétien, avec l’Arménie mais à une tout autre échelle.

Quel est votre avis sur le Pape François ?

(Sourire) Par souci de respect filial, je ne vous le donnerai pas. Ce serait trop facile de le critiquer et ce n’est pas mon rôle. Je ne suis pas un expert. Je dirais des bêtises et puis ça reste le pape…

En septembre, vous avez participé à la soirée des éveilleurs, une association conservatrice née de « La Manif pour tous ». Vous avez aussi tenu plusieurs chroniques patrimoniales dans Valeurs Actuelles, hebdomadaire conservateur à succès que ses détracteurs se plaisent à enfermer à l’extrême droite. Ne craignez-vous pas que ces collaborations aillent à l’encontre de votre volonté de rassembler ?

Je me fiche de me mettre des gens à dos tant que mon discours reste en adéquation avec mon rôle de rassembleurqui ne veut pas non plus rassembler à tout prix… Cette collaboration dans « VA » m’a valu autant de nuits blanches que de chroniques et je l’ai donc abandonnée faute de temps… Mais là, ça va mieux et j’ai bien envie de la reprendre tiens…

L’ensauvagement ne concerne pas que certains jeunes de banlieue. Il semble rampant un peu partout. En tant que Chrétien, voyez-vous là un élément du combat eschatologique?

Un peu oui mais cela ne me fait pas peur. On a déjà gagné la grande guerre entre l’ombre et la lumière. Le Christ est mort sur la croix pour ça. Quand on a compris ça en tant que chrétiens, on a compris qu’on n’a plus rien à perdre. Notre génération est condamnée à l’héroïsme et pour ceux qui sont chrétiens à la sainteté. Soit on décide de se battre et nos descendants nous béniront soit on ne le fait pas et ils nous maudiront. Qu’a-t-on à perdre ? Notre confort bourgeois ? Notre civilisation chrétienne est déjà morte mais renaitra autrement. Un vrai chrétien devrait penser et réagir comme ça. Tout juger à l’aune de la Vie éternelle, c’est là toute la radicalité de la sainteté…

TEXTE ET PHOTOS Laurent Grabet




Nicolae Ceauşescu, despote mal éclairé

J’avais quatorze ans lors de cet inoubliable « printemps en automne » de 1989. Alors que les dictatures communistes tombaient l’une après l’autre en Europe centrale, je savais désormais que, grâce à Ronald Reagan et surtout à Mikhaïl Gorbatchev, mon destin ne serait pas celui des hommes des générations précédentes et que je ne mourrais pas au champ d’honneur. (Si les féministes ne vous disent pas pourquoi cette angoisse n’étreignait que les garçons, visitez Verdun ou scrutez un monument aux morts dans un village de France ou d’Italie.)  Au cours de ces merveilleuses semaines, seuls Nicolae Ceauşescu et son épouse Elena, co-dictateurs de la Roumanie socialiste, semblaient s’accrocher au pouvoir à n’importe quel prix. Jusqu’à leur fin misérable, fusillés en direct par leurs propres soldats le jour de Noël pour l’édification des téléspectateurs du monde entier.

(À l’époque, je ne pouvais pas imaginer que, trente ans plus tard, les foules d’Europe occidentale rêveraient d’un communisme dont elles avaient oublié la réalité, comme je ne savais pas que les services secrets français et leur agent Vetrov, dit Farewell, avaient joué un rôle si important dans la chute du bloc.)

La biographie de Traian Sandu vient maintenant nous rappeler que le cadavre du Conducator bouge encore. On trouvera certes dans ce livre les préjugés qui semblent requis pour pouvoir publier sur la Roumanie à l’intention d’un public francophone, comme les antiennes habituelles sur le césaro-papisme de l’Église orthodoxe roumaine (alors que l’opposant le plus haï par le couple Ceauşescu était le prêtre orthodoxe Gheorghe Calciu-Dumitreasa) et sur le développement plus avancé de la Transylvanie, ce qui fait sourire quand on sait à quel point cette province fut pillée quand elle se trouvait sous la domination de Vienne, puis de Budapest. Mais pour le reste, ce livre impressionne par la volonté d’appréhender le tyran du Danube sous toutes ses facettes, y compris les rares fois où il eut raison.

Un timbre réalisé pour les 70 ans de Ceauşescu, en 1988.

La volonté d’objectivité de Sandu nous permet aussi de relativiser certains éléments de la légende noire du couple Ceauşescu. C’est surtout parce qu’ils avaient enfoncé leur peuple dans une misère noire que leur mode de vie paraissait d’un luxe insultant. En réalité, Nicolae Ceauşescu semble avoir été, dans sa vie privée, un homme simple, poli, et d’une stricte moralité.  Ceci aussi doit être dit, avant de parler de tout le mal qu’il a fait.

Étrange itinéraire, par sa logique devenue folle, que celui de Ceauşescu. La volonté de maintenir le stalinisme pour l’éternité, jusqu’à finir seul, absolument seul, désavoué par ses chers camarades, et traqué par eux jusqu’à la mort. Et pourtant cette folie s’explique aussi par les conditions particulières de la Roumanie.

Il s’agissait en effet d’une tâche prométhéenne que de vouloir imposer une idéologie slave, athée et industrialiste à un pays latin, orthodoxe et agrarien. Dans les années 1930, à l’époque où le jeune cordonnier valaque adhéra au Parti communiste roumain, celui-ci ne comptait qu’un millier de membres. Même en comptant les compagnons de route et les membres des organisations de masse, on arrivait à un total de 10’000 sympathisants dans un pays de 18 millions d’habitants. Sans occupation par l’Armée rouge en 1944, il n’y aurait jamais eu de socialisme dans ce pays-là.

L’absence de communisme autochtone et l’étroitesse de la base sociale du régime expliquent aussi la violence de la soviétisation de la Roumanie, ainsi que l’incapacité de l’équipe dirigeante à s’adapter aux évolutions des autres pays socialistes.

Le pays était si peu prédisposé à l’expérience communiste qu’au bout de vingt ans d’athéisme d’État, de répression et de gouvernement par des athées militants, la Roumanie avait toujours le taux d’encadrement religieux le plus élevé de toute l’Europe, avec un prêtre pour 1’318 baptisés orthodoxes, contre un prêtre pour 1’666 baptisés catholiques romains en Italie (page 129) !

Ceauşescu était un militant communiste depuis l’âge de quinze ans, et il n’était que cela. D’où son accession au grade de général sans avoir jamais fait son service militaire. Dans ce pays rural, qui a sans doute, jusqu’à nos jours, conservé la culture paysanne la plus riche de toute l’Europe, il devint spécialiste du Parti communiste pour les questions agricoles, c’est-à-dire chargé de la besogne la plus importante dans tout État socialiste qui se respecte : la destruction de la paysannerie.

Ceauşescu sut mener la collectivisation des terres à coup de fusillades. Dès ce moment, la ruine inexorable de la Roumanie était en marche. Mais, pour l’heure, son mentor Gheorghe Gheorghiu-Dej avait donné de tels gages de fidélité communiste qu’il avait obtenu l’impensable – l’évacuation, en 1958, du territoire roumain par l’Armée rouge. Cette relative émancipation par rapport à Moscou devait être la clef de la destinée de Ceauşescu, qui se verrait désormais comme l’homme destiné à maintenir la ligne socialiste la plus pure face aux déviations des Khrouchtchev et des Brejnev, même si cela devait l’amener à rechercher la protection des capitalistes.

En 1965, l’aide du Premier ministre Maurer fut décisive pour permettre à Nicolae Ceauşescu de s’emparer du Parti et de l’État à la mort de Gheorghiu-Dej. Comme il fallait bien se démarquer de la période précédente, Ceauşescu inaugura une relative période de libéralisation culturelle et religieuse et de desserrement de l’étreinte qui étouffait toute la société depuis deux décennies. L’ouverture vers les capitaux occidentaux facilita aussi une brève hausse du niveau de vie.

Fut en particulier cultivé un lien avec la France, qui explique que la Roumanie ait été le seul pays communiste à maintenir l’enseignement du français comme langue étrangère. En mai 1968, la visite du général de Gaulle, manifestement séduit par ce pays latin et depuis toujours ami, fut un grand moment de la diplomatie roumaine. 

Un attrait incontestable du livre de Sandu est de montrer que Ceauşescu, avant de finir en tyran à la fois grotesque et tragique, eut lui aussi son moment de grâce, ses jours de gloire, l’heure où il sut se montrer à la hauteur des circonstances. Sa révolte face à l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968 n’était pas feinte. Il était prêt à résister les armes à la main, et il avait tout son peuple derrière lui. Le dictateur qui serait plus tard l’objet d’une haine et d’un mépris universels incarna alors l’honneur, la dignité et le nationalisme. Contrairement à ce que l’on a souvent écrit, l’opposition de Ceauşescu à l’impérialisme soviétique n’était pas une comédie destinée à berner les Occidentaux. Cette année-là, il joua sa peau.

Mais le paradoxe d’un stalinien qui s’opposait à l’Union soviétique et recherchait l’amitié des pays capitalistes au nom de la fidélité à la ligne dure ne pouvait que se terminer par un désastre. Industrialisation à marche forcée, surestimation de ses propres forces, volonté de rembourser à tout prix la dette extérieure contractée auprès des bailleurs de fonds occidentaux et gestion socialiste aboutirent à une chute verticale de l’économie et des conditions de vie au fur et à mesure que les pays capitalistes avaient de moins en moins besoin de ce dissident du bloc soviétique qu’était le dictateur de Bucarest. Sandu montre aussi que la fortune politique de Ceauşescu a diminué au fur et à mesure que s’établissait l’alliance par laquelle les États-Unis d’Amérique et la République populaire de Chine allaient prendre en étau les pays d’Europe occidentale, le Japon et l’Union soviétique.

Les années 1980 tournèrent au cauchemar pour le peuple roumain, désormais plongé par son maître dans une économie de guerre permanente, caractérisée par la pénurie, le rationnement et la paupérisation, tandis que le dictateur rêvait de croissance économique et d’explosion démographique. Il croyait que le communisme lui donnait la clef du succès ; c’était bien entendu le sésame de l’échec. La répression et l’omniprésence de la police politique s’aggravaient au moment même où la parole commençait à se libérer en URSS. Une telle évolution à contre-courant, accompagnée de souffrances monstrueuses pour la population, ne pouvait qu’aboutir à un épilogue sanglant. La Roumanie de Ceauşescu n’était plus la Hongrie de Kádár, la Pologne de Jaruzelski ou la RDA de Honecker, et il ne pouvait plus y avoir de transition pacifique au bout du chemin.

Quant à l’exutoire du nationalisme culturel, il s’affaiblissait au fur et à mesure que Ceauşescu, lâché par ses partenaires anglo-saxons, allemands, français et israéliens, devait quémander l’aide de Moscou, et donc se soumettre à l’ennemi traditionnel.

Ceauşescu, comme tous les grands mégalomanes, savait, même dans ses dernières années, se montrer lucide s’agissant des erreurs des autres. Il avait prédit que les pays d’Europe occidentale regretteraient d’avoir sacrifié leur industrie lourde sur l’autel de la mondialisation. Nous y sommes.

Une image des derniers instants du couple Ceauşescu.

Aujourd’hui, la Roumanie a fait des pas de géant depuis la chute du communisme. Son PIB par habitant s’établit à peu près à 80% de celui de la Pologne et, comme celle-ci et d’autres pays de l’ancien bloc soviétique, elle constitue désormais le dernier carré de l’industrie sur le continent européen. Mais ce rattrapage a été trop lent et trop modeste et, là encore comme la Pologne, elle sert aussi de réservoir de main d’œuvre pour l’Europe occidentale, avec un tel niveau d’émigration que se pose désormais la question de la survie du pays.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que surgisse une nostalgie du temps où Ceauşescu parlait d’indépendance, de grandeur et de développement par ses propres forces.

Tant il est vrai qu’il ne suffit pas de gérer un pays. Il faut aussi savoir le faire rêver.

Traian Sandu, Ceauşescu, Perrin, Paris 2023, 569 pages.



Citoyens des cieux

Sur le même palier que ma tante maternelle vivait un étrange personnage. Enfants, mes cousins et moi étions intrigués par cet homme d’âge mûr à l’accent espagnol. Sa porte était toujours ouverte et des gens venaient souvent le voir. Un jour, nous nous sommes hasardés à jeter un bref coup d’œil à travers la porte entr’ouverte et c’est alors que sa tête est apparue face à nous. Surpris, nous avons hésité entre la fuite ou de plates excuses. Loin d’être énervé le vieil homme nous a invité à entrer dans son modeste logis dont les parois étaient couvertes de livres. « Bienvenue chez moi !  Je suis le Père Angel. » Après nous avoir offert une citronnade et une part de tarte, il nous a raconté sa vie de missionnaire en nous montrant des timbres d’Extrême-Orient. Nous sommes souvent revenus chez le Père Angel. À chaque fois, j’étais intrigué par le Christ crucifié sans bras, sans croix et tout cabossé qui ornait le mur. « Père, pourquoi ce Christ est-il tout cabossé ?» ai-je dit en désignant l’objet. Et le vieux prêtre de m’expliquer, les larmes aux yeux, que sa mère avait arraché ce Christ à des soldats républicains qui jouaient avec au football lors de la guerre civile espagnole. Je me vois encore dans la fougue de la jeunesse lui dire que les franquistes c’était bien mieux. Il y a eu un grand silence et, le regard rempli de douceur, le prêtre m’a dit : « Non » et il a ajouté « Vois-tu, Paul, si je ne répare pas ce Christ c’est pour me souvenir que nous sommes citoyens des cieux. »

Une méprise fatale

On pourrait considérer que l’anarchisme chrétien cherche à concilier la foi chrétienne avec les idées anarchistes. Bien que cela semble contradictoire, Jacques Ellul (1912-1994) a tenté de trouver des points de convergence entre ces deux idéaux. Bien plus, il propose un christianisme « authentique » qui serait par essence anarchiste.

Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions - Wikimedia Commons)
Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions – Wikimedia Commons)

Dans son ouvrage, Anarchie et christianisme, Ellul part du constat que « les anarchistes sont hostiles à toutes religions (et le christianisme est de toute évidence classé dans cette catégorie), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l’anarchie, source de désordre et négation des autorités établies ». C’est précisément ce qu’il veut remettre en question.

Ellul découvre l’anarchisme par sa fréquentation et son étude des saintes écritures : « Plus j’étudiais, plus je comprenais sérieusement le message biblique (et biblique entièrement, pas seulement le « doux » Évangile de Jésus !), plus je rencontrais l’impossibilité d’une obéissance serve à l’État, et plus j’apercevais dans cette Bible les orientations vers un certain anarchisme. »

En fait, il semble qu’Ellul instrumentalise la Bible en faisant une lecture réductrice inspirée de l’anarchisme mondain : « Nous devons maintenir cette claire certitude que la Bible nous apporte une Parole antipouvoir, antiétatique et antipolitique. »

Dans La subversion du christianisme, Ellul poursuit sa déconstruction en remettant en cause la société, la culture et la civilisation chrétienne qui représentent « une culture en tout inverse de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ».

En fait Ellul se comporte comme un enfant gâté qui fait sa crise d’adolescence en rejetant tout ce qu’il a reçu afin de soi-disant s’émanciper. Ellul ne s’émancipe pas, il ne fait qu’appliquer une grille de lecture mondaine à la Bible en rejetant tout ancrage dans la Tradition.

Un exemple contemporain de cette méprise est celui du journaliste Falk van Gaver. Ce dernier a remis sur le devant de la scène le concept d’anarchisme chrétien en publiant, entre 2012 et 2015, deux ouvrages sur le sujet avec Jacques de Guillebon. Actuellement, il se proclame athée et il se dit proche de l’écologie radicale, de l’antispécisme et du véganisme.

Comment éviter cette méprise et concilier anarchisme et christianisme ?

La riante figure de Chesterton

Une fois de plus nous nous retrouvons face à Chesterton. De prime abord, on ne peut pas le qualifier d’anarchiste et pourtant comme le relevait Henri Massis : « Bien décidé à jeter bas le mur maussade qui cache la splendeur de l’univers créé, Chesterton se fit (…) une belle réputation d’anarchiste et de démolisseur » (De L’homme à Dieu – 1959).

Contre l’anarchisme sans Dieu, ce roman fabuleux.

Dans son roman Le nommé Jeudi, Chesterton réduit en poussière l’anarchisme sans Dieu. Pour lui, l’anarchisme n’est pas une pensée rationnelle, elle relève d’une utopie sociétale qui n’est que la caricature de la volonté du Créateur. Veut-elle réduire les injustices ? Elle ne fait que les venger. Elle est faite pour retourner au néant qui l’a engendré.

Pourtant grâce à son ancrage dans la réalité, et sa conversion au catholicisme, il évite les écueils d’un anarchisme mondain. En effet, « l’Église catholique est la seule chose qui épargne à l’homme l’esclavage dégradant d’être un enfant de son temps » (L’Église catholique et la conversion – 1926).

Bien qu’étant inclassable, Chesterton fait siennes un bon nombre d’idées anarchistes. Dans Orthodoxie(1908), Chesterton critique et s’oppose à la concentration du pouvoir, que ce soit dans les mains d’un gouvernement ou d’autres institutions. Chesterton a aussi valorisé la liberté individuelle. Ses critiques des systèmes qui restreignent la liberté personnelle peuvent résonner avec les idées anarchistes. La défense de la propriété locale et la critique du capitalisme est aussi à prendre en compte. Enfin, comment ne pas songer au distributisme qui promeut la distribution équitable de la propriété productive. Chesterton soutient l’idée que la propriété doit être plus largement répartie pour éviter de trop grandes inégalités.

Les Béatitudes

Comme je l’ai déjà relevé, l’anarchisme chrétien s’enracine dans la tradition et la vie ecclésiale. Chesterton a été bouleversé par la lecture du Sermon sur la Montagne : « À la première lecture du Sermon sur la Montagne, vous avez l’impression qu’il bouleverse tout, mais la deuxième fois que vous le lisez, vous découvrez que cela remet tout à l’endroit. La première fois que vous le lisez, vous sentez que c’est impossible ; la deuxième fois, vous sentez que rien d’autre n’est possible. »

Le Sermon sur la Montagne, qui débute par les Béatitudes, ne pourrait-il pas être considéré comme la feuille de route de cet anarchisme ?

Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d'un autre anarchisme ?
Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d’un autre anarchisme ?

Dans l’Église orthodoxe, quand on célèbre la liturgie de saint Jean Chrysostome, avant l’entrée de l’évangéliaire, on chante les Béatitudes dans l’ordre où on les trouve dans l’Évangile de saint Matthieu (5, 3-12). Au début, on ajoute un verset reprenant les paroles du bon larron sur la croix. Bien plus, quand on ne célèbre pas la liturgie chaque jour, on retrouve les Béatitudes lors de l’office des Typiques. Je ne me lasse jamais de revenir aux Béatitudes qui chaque jour me rappellent le message réellement révolutionnaire du christianisme : la pauvreté spirituelle et ses rapports avec l’humilité, la douceur qui n’est pas faiblesse, la charité sous ses différentes formes, la pureté du cœur, la paix, l’acceptation patiente des persécutions pour la justice, la joie imprenable.

Les Béatitudes

« Dans ton Royaume, souviens-Toi de nous, Seigneur.
Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux les affligés, car ils seront consolés.
Bienheureux les doux, car ils hériteront la terre.
Bienheureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés.
Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous outragera et qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de Moi.
Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. »

Une question de style

Comment vivre les Béatitudes au quotidien ?

Un texte de la fin du IIème siècle, l’épître à Diognète, nous rappelle que le style de vie des chrétiens n’est pas à chercher dans l’originalité mais dans une fidélité vécue au quotidien. Ni copie, ni imitation servile et encore moins conformité au monde mais renouvellement de la façon de penser « pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Romains 12, 2).

L’épitre à Diognète décrit la vie chrétienne comme étant radicalement différente de celle du monde environnant. Les chrétiens sont appelés à vivre dans la justice, la charité et l’amour, démontrant ainsi la transformation intérieure opérée par leur foi. Elle encourage à éviter la séparation physique des communautés chrétiennes, mais souligne une séparation morale. Les chrétiens sont appelés à vivre de manière à ce que leur caractère et leurs actions les distinguent positivement. Les chrétiens sont encouragés à vivre une vie morale exemplaire. Ce mode de vie moral devrait être un témoignage positif qui attire l’attention des non-croyants. L’épître aborde également la question de l’obéissance aux autorités. Les chrétiens sont appelés à être loyaux envers les gouvernants et à respecter les lois de la terre, mais sans jamais compromettre leur obéissance à Dieu.

Épître à Diognète

Cette lettre est une apologie adressée à un païen nommé Diognète. Elle semble dater du deuxième siècle.

« Les Chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes ; seulement ils ne se livrent pas à l’étude de vains systèmes, fruit de la curiosité des hommes, et ne s’attachent pas, comme plusieurs, à défendre des doctrines humaines. Répandus, selon qu’il a plu à la Providence, dans des villes grecques ou barbares, ils se conforment, pour le vêtement, pour la nourriture, pour la manière de vivre, aux usages qu’ils trouvent établis ; mais ils placent sous les yeux de tous l’étonnant spectacle de leur vie toute angélique et à peine croyable.

Ils habitent leurs cités comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens, ils souffrent tout comme voyageurs. Pour eux, toute région étrangère est une patrie, et toute patrie ici-bas est une région étrangère. Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. Ils ont tous une même table, mais pas le même lit. Ils vivent dans la chair et non selon la chair. Ils habitent la terre et leur conversation est dans le ciel. Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies, supérieurs à ces lois. Ils aiment tous les hommes et tous les hommes les persécutent. Sans les connaître, on les condamne. Mis à mort, ils naissent à la vie. Pauvres, ils font des riches. Manquant de tout, ils surabondent.

L’opprobre dont on les couvre devient pour eux une source de gloire ; la calomnie qui les déchire dévoile leur innocence. La bouche qui les outrage se voit forcée de les bénir, les injures appellent ensuite les éloges. Irréprochables, ils sont punis comme criminels et au milieu des tourments ils sont dans la joie comme des hommes qui vont à la vie.

(…)

Pour tout dire, en un mot, les chrétiens sont dans le monde ce que l’âme est dans le corps. »

L’audace de vivre différemment

À la fin de son livre Après la vertu (1981), Alasdair MacIntyre nous offre une comparaison entre notre propre temps et la fin de l’Empire romain au Vème siècle. Il affirme qu’un tournant s’est produit lorsque les citoyens ont cessé d’essayer de sauver la société et le gouvernement romains et ont commencé à bâtir de nouvelles communautés dans lesquelles la vie morale et la civilité pouvaient être vécues malgré les temps troublés. Pour MacIntyre, nous avons atteint le même point, à la différence que les barbares ne viennent pas de l’extérieur ; ils dirigent nos écoles et nos universités et adoptent nos lois. Il faut reconnaître notre sort sans nostalgie ni jérémiades inutiles et commencer à vivre différemment. Comment ? « Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. […] Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît ».

Peut-être est-ce ce qu’il faut entendre par « anarchisme chrétien » ? Peut-être que c’est cela être « citoyens des cieux » ? J’aime à le croire.

Paul Sernine

Bibliographie

  • A Diognète, trad. H.-I. Marrou, Les éditions du Cerf, 1997.
  • Alasdair MacIntyre, Après la vertu, PUF, 2013.
  • G.-K. Chesterton, Le nommé Jeudi, Gallimard, 2002.
  • Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, 2018.
  • Jacques Ellul, La subversion du christianisme, La Table Ronde, 2022.



« La littérature romande compte bien assez d’écrivains engagés ! »

Après Septembre éternel, en 2021, vous revenez avec Agnus Dei, un roman beaucoup plus court, sec et nerveux. Pourquoi ce choix ?

Quelle est la bonne longueur d’un texte ? Question moins triviale qu’il n’y paraît. Je pourrais répondre qu’un récit finit par trouver, par un processus assez mystérieux (ou du moins peu réfléchi) la taille qui doit être la sienne. Tout dépend du projet : avec Septembre éternel, la France constituait le point de départ : je voulais écrire sur ce pays, le décrire en profondeur, évoquer son histoire contemporaine, remettre en lumière plusieurs événements marquants ou anecdotiques. Agnus Dei est une autre bête : je raconte une histoire en focalisant sur un personnage, le récit est construit comme une succession de scènes (j’avais d’abord en tête la dernière, avant d’avoir écrit la moindre ligne). Et puis, au risque de fissurer le décorum entourant l’acte d’écrire, je ne vis pas de ma plume, comme la très grande majorité des auteurs d’ici : pour produire un gros livre, il faut avoir le temps. Il faut que les planètes professionnelles, familiales, amicales, amoureuses soient alignées : souvent, cela n’arrive pas.

Dans votre roman, vous décrivez une Broye poisseuse et franchement sinistre. Vous qui défendez les gens du commun, ne cédez-vous pas là à un certain snobisme citadin ?

Je ne suis pas sûr de défendre les gens du commun, ni même de défendre qui ou quoique ce soit : j’espère en tous les cas ne pas apparaitre comme un écrivain engagé, au sens sartrien et adolescent du concept. La littérature romande compte bien assez d’écrivains engagés, révoltés, éveillés, conscientisés, indignés et que sais-je encore ; sans renier mes propres années de lutte, j’ai toujours cru qu’embrasser la cause de la littérature implique de renoncer à toute posture partisane et militante. Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon, la quête du beau et la politique.

On sent presque une pointe, sinon de tendresse, du moins de charité, dans votre portrait de ce forgeron criminel. Comment l’expliquez-vous ?

J’ai entendu la même remarque, pour ne pas dire critique, à propos de mon livre consacré à la fille du fondateur de l’Ordre du Temple solaire. Dans Agnus Dei comme dans L’Enfant aux étoiles, j’évoque des faits à la fois réels, choquants et sanglants, et pourtant je me refuse à endosser l’habit du juge ou du moraliste. La condamnation et le rejet sont des réflexes légitimes et attendus mais qui, s’agissant de l’écrit, appartiennent plutôt au registre journalistique : je crois que l’écrivain peut — et doit — ne pas s’en contenter et viser plus loin. La condamnation, qui ne coûte pas grand-chose, m’a toujours semblé constituer une démarche aussi confortable qu’intellectuellement paresseuse. Je peux être ce qu’on voudra, mais pas un homme paresseux.

La question théologique semble toujours se nicher derrière le drame que vous racontez : êtes-vous définitivement passé d’élu communiste à écrivain catholique ?

Les écrivains catholiques, qu’on pense à la sainte trinité Bernanos-Bloy-Péguy,  ont donné quelques-unes des plus belles pages de la littérature française : être associé, de près ou de loin, à ces auteurs serait flatteur. Et pourtant tout m’éloigne d’eux : je n’ai pas leur talent, et le contexte moral, politique et esthétique que nous connaissons n’a plus rien à voir avec le leur. Je n’écris pas en tant que catholique mais en tant que témoin vivant dans un monde en profonde mutation : quand tout semble s’écrouler, quand les socles hier inamovibles vacillent, la question des valeurs qui permettent de (re)fonder une société devient centrale.A défaut d’être engagé, je suis un écrivain écroulé.

Profond, votre roman est aussi très sombre, à l’image de ceux de Chessex ou Ramuz qui semblent vous avoir inspiré. Croyez-vous encore à la possibilité d’un bon roman joyeux ?

Absolument, et j’adorerais l’écrire… mais je crois qu’il est plus facile d’être triste que d’être drôle. Etre drôle nécessite d’avoir ce qu’on pourrait appeler de l’esprit, un sens de la formule, toutes choses qui doivent être entrainées… De solides références également, parce que le comique ne s’invente que rarement, ce qui explique sans doute pourquoi les livres réellement drôles sont si rares. La conjuration des imbéciles m’a beaucoup fait rire il y a quelques années : j’aimerais retrouver un même charme dans la production actuelle.

Agnus Dei, roman
Ed. de l’Aire, Vevey, novembre 2023
ISBN: 9782889563449
Prix: CHF 20.-

Commander l’ouvrage sur le site de l’éditeur

Propos recueillis par Raphaël Pomey




Hilaire Belloc, le chevalier du distributisme

Traversant les dernières années du règne de Victoria jusqu’aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, Hilaire Belloc est un géant de la littérature et de la culture anglaise : poète, romancier, essayiste, historien, polémiste, apologiste du catholicisme et même penseur économique. Bref, il est incontournable et nous l’avons oublié. Pourtant, au propre comme au figuré, Belloc demeure un roc sur lequel on s’achoppe. De taille moyenne, il était plutôt costaud. Sa mise était négligée ; vêtu de noir, ses poches débordant de papiers, de journaux et parfois même de pain. Avec ses avis tranchés et ses phrases coupantes, Belloc avait le don d’énerver et de pousser dans leurs retranchements ceux qui ne partageaient pas ses avis et pourtant l’homme aimait la nuance. Qui est Hilaire Belloc ?

Collection privée de l’auteur.

Premières années

C’est en 1870, à La Celle-Saint-Cloud en France, que celui qu’on allait surnommer « Old Thunder » voit le jour. Après le décès de son père, alors qu’il n’a qu’un an, sa mère emmène ses enfants en Angleterre, sa patrie. Il étudie à l’école de l’Oratoire de Birmingham fondée par le célèbre converti au catholicisme John Henry Newman qui exerce une certaine influence sur le jeune homme.

Une belle histoire d’amour

En 1890, il rencontre Élodie Hogan, une jeune Californienne en vacances en Angleterre. Très amoureux, Belloc part rejoindre sa bien-aimée en Californie en traversant une grande partie du pays à pied. Laissons-le décrire ce périple : « Traverser les déserts et parcourir des canyons étranges et profonds. Passer par le talus de chemin de fer en voyant passer des trains avec des gens à l’intérieur. Dormir dehors et marcher péniblement le lendemain matin en s’émerveillant devant les rochers et les nouveaux paysages. Dormir dans des maisons étranges et ainsi de suite, sans fin, mais arriver d’une manière ou d’une autre à Denver. Vendre des dessins en chemin. S’interroger sur des choses qui n’ont pas d’importance et écrire des vers dans sa tête. Perdre de l’argent aux cartes sur le Rio Cimarron, ensuite n’en avoir plus. Boiter jusqu’à Canyon City, puis récupérer de l’argent, traverser le col de Pike’s Peak jusqu’à Florence (Colorado). Me lever la nuit dans un wagon de marchandises et ainsi de suite jusqu’au bout. » (Lettre à Georges Wyndham du 5 février 1910). La mère de la jeune fille refuse d’accorder la main de sa fille au jeune prétendant. Belloc épouse finalement Élodie en 1896, après le décès de sa mère.

Écrivain et conférencier

Après son service militaire en France, il étudie l’histoire, spécialement le Moyen Âge et les Temps Modernes, à l’université d’Oxford. Ne trouvant pas de poste à l’université du fait de son catholicisme et certainement aussi à cause de son tempérament de feu, il se lance dans l’écriture ainsi que dans une carrière de conférencier. Comme j’aurais voulu assister aux conférences d’Hilaire Belloc ! Son ami Chesterton décrit l’une d’elles dans une lettre à sa fiancée : « Dès qu’il a commencé à parler, on s’est senti sorti des vapeurs étouffantes de disputes quarante fois répétées pour entrer dans des réflexions vraiment réfléchies, nobles et originales sur l’histoire et la nature. Quand je vous dis qu’il a parlé de l’aristocratie anglaise ; des effets de la crise agricole sur leur moralité ; de son chien ; de la bataille de Sadowa ; de la révolution puritaine en Angleterre ; du luxe des Antonins dans la Rome antique ; d’un de ses amis qui, grâce à un travail infâme, avait obtenu un poste politique pour lequel il était totalement inapte ; des bandes dessinées australiennes ; des péchés mortels de l’Église catholique romaine (…). Cela a duré une demi-heure et je pensais que c’était cinq minutes » (M. Ward, Return to Chesterton).

Le « Chesterbelloc »

Sous le terme « Chesterbelloc », forgé par Georges Bernard Shaw, se cache la grande amitié littéraire de Belloc et Chesterton. Ils se rencontrent dans une taverne en 1900. Chesterton décrit la rencontre en affirmant que Belloc était de mauvaise humeur ce soir-là et ajoute que « la mauvaise humeur de Belloc était et est beaucoup plus bruyante et vivifiante que la bonne humeur de n’importe qui d’autre. » La soirée se prolonge tard dans la nuit et, après quelques pintes de bière, Chesterton peut dire que Belloc a apporté « son grand appétit pour la réalité et la raison en action et (…) une odeur de danger (…) ». Cette amitié tant humaine, spirituelle que littéraire va mener les deux hommes à lutter contre tous les maux de la modernité avec l’arme du sens commun.

L’engagement politique

En janvier 1906, Belloc, naturalisé anglais depuis quelques années, est élu à la Chambre des Communes sous l’étiquette libérale pour la banlieue industrielle de Manchester. Orateur autant apprécié que redouté, il ne suit pas toujours les mots d’ordre de son parti, ce qui l’amène à siéger comme indépendant. Il provoque même un certain émoi dans les rangs de l’assemblée quand il réclame le contrôle des fonds des partis. Après cinq ans de vie parlementaire, il renonce à son mandat. Le cirque politique l’a profondément navré : discussions inutiles, opérations douteuses, jalousie, intrigues, trahisons, etc. Il valait mieux lutter par la plume.

Une longue fin

L’année 1914 marque le début de la fin pour Hilaire Belloc. Sa femme Élodie, meurt. « The Old Thunder » en est bouleversé. Il ne se relève pas de cette perte. La chambre de sa femme est fermée à clef et devient le sanctuaire de son amour. Chaque soir en allant se coucher, Belloc s’arrête devant la porte close et y trace un signe de croix. Il éprouve souffrance et tristesse qu’il exprime avec justesse dans un poème où il convie le lecteur « aux eaux répugnantes de l’Achéron, / Là où sont les ténèbres et où les personnes en deuil confuses dépriment ». Ayant perdu sa joie de vivre, il ne quitte plus les habits de deuil et se jette à corps perdu dans la rédaction de ses ouvrages. Les deuils se succèdent : son fils Louis lors de la Grande Guerre, ses amis, dont Chesterton en 1936, son fils Peter lors de la Seconde Guerre mondiale. Malade, usé et vieilli, Hilaire Belloc cesse d’écrire dès 1942. Il passe les dernières années de sa vie dans le silence. Laissons Evelyn Waugh nous raconter sa visite à Belloc quelques mois avant sa mort : « Traînement de pieds. Entre le vieil homme, barbe blanche hirsute, vêtements noirs garnis de nourriture et de tabac. Plus mince que je ne l’ai vu la dernière fois, avec une lueur bienveillante dans les yeux. Il ressemble à un vieux paysan ou à un pêcheur de cinéma français. Il se traîne sur une chaise près du feu. Pendant toute la visite, il a été occupé par des tentatives infructueuses pour allumer une pipe vide. Il ne pouvait pas suivre ce qu’on lui disait, mais aimait prononcer les grandes vérités sur lesquelles il réfléchissait vraisemblablement. » 

Hilaire Belloc, « The Old Thunder », meurt le 16 juillet 1953. Sur sa tombe, on peut lire un de ses quatrains : « J’ai combattu et j’ai gardé la foi, / J’ai parcouru seul le chemin sanglant ; / Il fait sombre. / Tenez-vous près de mon spectre, / Et protégez-moi, Dieu tout-puissant ». 

Une économie au service de la personne

Inspiré par l’enseignement social de l’Église catholique, en particulier par l’encyclique Rerum Novarum (1891) de Léon XIII, Hilaire Belloc propose une voie différente et non une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme : le distributisme. Il s’agit d’une pensée sur la manière dont l’économique et le politique doivent fonctionner pour le bien commun. Belloc se tourne vers l’histoire pour comprendre les dysfonctionnements du système capitaliste dominant. Il essaie aussi de discerner et d’analyser ce qui fut déjà tenté pour éviter les dangers du capitalisme. Les plus importants travaux d’économie politique de Belloc sont:  An Examination of Socialism (1908), The Church and Socialism (1909), The Party System (1911), Socialism and the Servile State (1911), The Servile State (1912), The Catholic Church and the Principle of Private Property (1920), Catholic Social Reform versus Socialism (1922), Economics for Helen (1924) et An Essay on the Restoration of Property (1936). 

Collection de l’auteur.

Au commencement

Remontons au XVIe siècle. En Angleterre, le mouvement des enclosures qui prive les paysans des terres communes et la suppression des monastères ainsi que la confiscation de leurs biens par la Couronne et les grands seigneurs marquent les débuts d’une sorte de proto-capitalisme. Belloc pense que la révolution industrielle, qui commence en Angleterre, est financée par cette classe de capitalistes : « (…) le grand propriétaire de la Réforme, s’élevant sur les ruines de la religion, était économiquement dominant, puis le capitaliste marchand est arrivé à la tête des affaires » (The Church and Socialism).

De plus, le passage d’une économie productrice à une économie mercantile achève le mouvement de perte de la propriété. Selon Belloc, « une économie productrice favorise la stabilité et la bonne division de la propriété. Une économie mercantile favorise la concurrence, la concentration croissante des moyens de production, de transport, d’échange, etc. entre quelques mains et la réduction d’un nombre toujours plus grand de citoyens à la condition de prolétaires » (Pour mieux comprendre l’Angleterre contemporaine).

La négation de la petite propriété conduit à la mise en place d’un État servile. Mais qu’entend Belloc par « État servile » ?

L’État servile

L’État servile s’impose progressivement par une sorte de compromis dynamique entre la pensée socialiste et l’économie capitaliste. Il s’agit d’une « société dans laquelle ceux qui ne possèdent pas les moyens de production produisent, de manière ordonnée et sous la contrainte, des richesses dont le surplus est socialement garanti aux propriétaires des moyens de production » (Le socialisme et l’État servile). Pour calmer les masses productives, l’État doit organiser le bien-être et le divertissement de ces citoyens. Une sorte d’État Providence maternant et moralisateur qui veut notre bien malgré nous.

Comment lutter contre cet État servile ?

L’éloge de la petite propriété

Si l’on veut lutter contre la mise en place de l’État servile, il faut restaurer la petite propriété. En effet, à travers l’histoire de l’Angleterre, Belloc voit que la petite propriété est progressivement évincée au profit d’un modèle économique où une minorité détient le contrôle des entreprises et des terres. Il considère que la petite propriété, en particulier la petite propriété agricole et artisanale, est essentielle pour préserver la liberté des personnes. Pour Belloc, « (…) à chaque fois que la propriété se concentre et devient le privilège de quelques-uns, la culture comme la citoyenneté finissent par se déliter. Les cellules constitutives du corps social s’atrophient et on arrive à ce point de déraison : la plupart des gens n’ayant même plus d’opinion propre à exprimer, ils ne font que répéter celle de leurs maîtres. Ainsi, la propriété se révèle essentielle à une vie pleine (…) » (La Restauration de la Propriété).

La subsidiarité

La petite propriété répandue implique une décentralisation et la mise en place du principe de subsidiarité. Cela signifie que les décisions sont prises au niveau le plus proche des personnes concernées et l’État ne doit intervenir qu’en dernier recours. Cela garantit l’autonomie des individus et des communautés qui peuvent ainsi répondre au besoin « de se défendre et d’influencer, de modeler voire, dans les circonstances les plus favorables, de diriger concrètement les pouvoirs de l’ensemble » (Le socialisme et l’État servile). Belloc pense ici aux corporations, aux guildes ainsi qu’à la coutume qui représente des « trésors coopératifs ». La raison d’être de ces institutions, qui loin de restreindre les libertés les protègent, « est de sauvegarder le droit de posséder, de veiller à ce qu’il soit consolidé et de garantir que son expérience soit étendue à l’ensemble de la communauté » (Le socialisme et l’État servile).

Et si on essayait ?

Force est de constater que les propositions distributistes sont ignorées par les économistes et dans les différents lieux de formation. Bien plus, à chaque fois que j’essaie d’en parler, j’entends les mêmes remarques condescendantes : « Tu es un idéaliste, cette théorie remet en question des fonctionnements économiques bien établis », « Quelle utopie ! Tes idées sont impossibles à mettre en œuvre dans un monde globalisé » ou encore « Avec des guildes et des corporations on va retourner au Moyen Âge ! ». La seule réponse possible est simplement : « Et si on essayait ? ». Essayer non pas avec des experts ou des économistes, mais avec de petites communautés locales qui veulent reprendre leur existence en main.

Paul Sernine


Un étrange capitalisme

Dans le roman satirique La grâce d’Allah, Belloc décrit avec un humour grinçant les pratiques et les dérives d’un certain capitalisme de connivence. Avec l’histoire Le Pont, il met en scène un « promoteur » qui réussit à faire péricliter une entreprise familiale, un bac, qu’il va remplacer par un pont.

 « L’établissement du nouveau pont avait eu pour conséquence un accroissement considérable de la population de la ville. Ses gouverneurs ainsi que ceux des districts voisins, se préoccupaient à juste titre de sa bonne réglementation.

Les autorités de la région étaient entièrement d’accord avec moi sur la nécessité d’établir un régime plus régulier. Je leur fis observer qu’avant d’aller plus loin, ce serait agir sagement et courtoisement que de consulter à grande échelle ceux qui se servaient régulièrement du pont, surtout les marchands de la place et des villes plus lointaines au-delà de la rivière, qui passaient et repassaient à intervalles réguliers avec des caravanes importantes. Aussi les convoqua-t-on fort poliment. On considéra qu’ils représenteraient aussi la masse des petits usagers, et notre assemblée institua un excellent arrangement.

D’abord, nous nous constituâmes en conseil. Ensuite, nous nous votâmes les pleins pouvoirs pour agir à notre guise en ce qui concernaient l’exploitation du pont.

Il fut décidé que les marchands qui se servaient régulièrement du pont, et qui passaient et repassaient avec leur suite une fois par mois en moyenne, seraient quittes de tout péage, à condition de verser un droit annuel pour contribuer à l’entretien de l’ouvrage. Ce droit revenait, en moyenne, pour chacune de leurs bêtes de somme, à environ le quart du péage normal et à moins de la moitié pour chacun de leurs serviteurs.

Les citadins et villageois du commun des mortels, les pâtres et toute la masse des petites gens qui faisaient usage du pont d’une façon moins lucrative, furent taxés le double du péage primitif. Ce n’était que justice, après tout, étant donné qu’ils étaient obligés d’emprunter le pont, n’ayant pas d’autre moyen pour passer la rivière. J’ajoute que les autorités locales qui avec nous faisaient partie du conseil, établirent, après la police générale, un règlement particulier empreint de bon sens et d’esprit pratique. Ce règlement particulier interdisait l’emploi pour traverser la rivière, de tous bateaux, quels qu’ils fussent, sous l’excellent prétexte que ces engins avaient parfois causé des noyades, et que, de toute façon, il y avait maintenant un pont, ce qui faisait disparaître toute nécessité de revenir à un mode de transport si démodé et si arriéré.

Il fut également interdit de passer à la nage entre le coucher et le lever du soleil, pour des raisons de sécurité et de contrôle de la police, et entre le lever et le coucher du soleil pour des raisons de bienséance.

Après que ces nouveaux règlements eurent été votés, on renforça les barrières, et on nomma des fonctionnaires officiels pour percevoir les péages. Je manifestai encore mon dévouement au bien public en autorisant le conseil à licencier mes hommes, et à nommer – en les payant- ces fonctionnaires, ne conservant pour moi-même que le droit de recevoir le produit des péages, et assumant naturellement la charge d’entretenir le pont en contrepartie des sommes que me versaient les marchands réguliers. Je me réservai également le droit, chaque fois que le conseil ou les autorités locales l’estimeraient nécessaire, de renforcer le pont, de le réparer, de le peindre, de l’orner, de le décorer pour les jours de fête, ou de le faire recouvrir d’un vélum pendant les grandes chaleurs, d’assurer l’exécution de ces divers services, moyennant un prix à débattre avec le conseil et les autorités locales, à la tête desquelles se trouvait mon vieil ami le Cheik. »

Hilaire Belloc, La grâce d’Allah (1922), Durendal, 2020. 


La première traduction française de la bible du distributisme

Après avoir publié une nouvelle traduction d’Orthodoxie de G.-K. Chesterton, Radu Stoenescu fait œuvre de salubrité intellectuelle en traduisant, pour la première fois, en français L’État servile de Belloc. Il sera publié prochainement aux Editions Carmin. Vous pouvez souscrire à l’édition papier pour la modeste somme de 25 Euros sur Tipeee (fr.tipeee.com/vous-ne-possederez-rien).


Biographie :

  • Joseph Pearce, Old Thunder – A life of Hilaire Belloc, Harper Collins, 2002.

Ouvrages traduits en français :

  • Marie-Antoinette (1909), trad. S. Campaux, Payot, 1932.
  • La grâce d’Allah (1922), Durendal, 2020.
  • M. Wells et Dieu (1926), trad. J. Fournier-Pargoire, Le Roseau d’Or, Plon, 1928.
  • Jeanne d’Arc (1929), trad. M. Faguer, Firmin-Didot, 1931.
  • Richelieu (1930), trad. T. Varlet, Payot, 1933.
  • Le génie militaire du duc de Marlborough (1933), trad. commandant Rinon, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 1934.
  • La restauration de la propriété (1936), trad. B. Ferrando, Perspectives libres, 2022.
  • Pour mieux comprendre l’Angleterre contemporaine (1937), Desclée de Brouwer, 1939.
  • Les grandes hérésies (1938), trad. B. Ferrando, Artège, 2022.
  • Au temps d’Elisabeth – Renaissance et Réforme en Angleterre (1942), Trad. J.-M. Lavalette, La Renaissance du Livre, 1946.   



« Killers of the Flower Moon » : une idylle entachée par le crime et la culpabilité

Le cinéaste new-yorkais, contemporain de Steven Spielberg et autre artiste notoire de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nouvel Hollywood », a enchanté son public depuis les années 1970 avec des films comme Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), Casino (1995), ou encore Gangs of New York (2002) pour ne citer que quelques œuvres célèbres.

L’histoire de Killers of the Flower Moon (titre poétiquement macabre) nous amène dans l’Amérique des années 1920 : un vétéran de la Première Guerre mondiale, Ernest Burkhart (interprété par Leonardo DiCaprio), arrive dans l’état d’Oklahoma pour rendre visite à son oncle William « Bill » Hale (joué par Robert De Niro). Il devient chauffeur de taxi pour gagner sa vie et rencontre une riche héritière de la tribu osage durant l’une de ses courses : Mollie (Lily Gladstone). Après lui avoir fait la cour, Ernest se marie avec Mollie. Le foyer des Burkhart semble ne plus toucher terre jusqu’à ce que des décès au sein de leur famille se succèdent à un rythme inquiétant. Existerait-il une conspiration qui viserait à les assassiner ?

Le film est tiré d’un roman reportage du même nom, écrit par David Grann. Scorsese en fait son premier western, quoique nullement son premier film historique. C’est un projet mâtiné de caractéristiques issues de divers genres cinématographiques (par exemple le film policier). L’adaptation cinématographique diffère toutefois du roman : alors que le livre présente les aspects variés de l’affaire nommée « Règne de la terreur » (c’est-à-dire des assassinats successifs qui visaient les membres de la tribu osage), le long-métrage prend le parti de particulièrement se concentrer sur le destin d’Ernest. Il est d’ailleurs à noter que la mise en scène ainsi que la production design (en résumé les décors) sont d’une efficacité redoutable : les costumes à mi-chemin entre deux époques, les automobiles de collection, ou les plaines sauvages à perte de vue immergent instantanément les spectateurs dans cette fresque américaine. Cette seule qualité mérite d’être applaudie. En introduisant ainsi son récit, Scorsese se range du côté de metteurs en scènes comme Michael Cimino (réalisateur de l’éprouvant mais magnifique Voyage au bout de l’enfer) ou Clint Eastwood. Ces derniers se sont évertués à peindre sur grand écran des événements monumentaux, tout en interrogeant les mythes fondateurs américains.

Quand on parle de scénario, il est nécessaire de s’attarder sur les personnages. Une autre qualité de Killers of the Flower Moon est son apparente aisance à présenter des individus complexes et attachants, aux prises avec la tragédie de l’Histoire. Sans surprise, Leonardo Di-Caprio excelle dans son interprétation d’Ernest : des mimiques aux gestes les plus anodins, de l’accent sudiste au vocabulaire employé, ce vétéran porté sur la boisson fascine aussi bien par son authenticité que par sa vulnérabilité. De même, Lily Gladstone convainc par la sobriété de son attitude, cependant enrichie d’une intensité émotionnelle qui surgit à quelques moments clefs du déroulé narratif. Il faut de même saluer les performances des acteurs secondaires qui contribuent au réalisme, à la consistance de cette épopée où la corruption et la culpabilité (deux thématiques chères au cinéaste) sont omniprésentes. Autrement dit, le film est une réussite du point de vue théâtral.

Toutefois, il est regrettable que la performance de Robert De Niro soit en deçà du niveau général, surtout quand on pense à ses magnifiques apparitions dans des films comme Raging Bull (1980) ou La valse des pantins (1982), deux autres classiques de Scorsese. Le comédien est en mesure de donner vie à des personnages fascinants. Cela ne fait aucun doute. Il est donc fort dommage que le personnage de Bill Hale, oncle d’Ernest et individu diabolique par excellence, n’ait pas bénéficié d’un traitement plus minutieux. La pauvreté du jeu tranche avec l’éloquence du travail de DiCaprio et de Gladstone. Un jeu trop convenu de la part du légendaire acteur américain, « étalon-or » théâtral comme DiCaprio le considérait durant sa formation de comédien. De Niro aurait-il négligé la préparation de son rôle ? Il existe peut-être un âge auquel un artiste n’est plus autant disposé à s’investir.

La mise en scène, malgré l’ampleur de la trame, souffre d’un classicisme un brin suranné. Efficace sans faire preuve d’originalité, Scorsese nous avait habitué à plus d’innovations en termes de réalisation – par exemple les plans chaotiques de Mean Streets qui donnaient l’apparence d’un reportage tourné dans le Little Italy de New York. Le cinéaste semble s’être assagi au fil des années.

En somme, Killers of the Flower Moon est le captivant récit d’un homme, Ernest Burkhart, découvrant une culture indigène par laquelle il cherche à être accepté. Il s’agit aussi d’une œuvre de qualité qui immerge naturellement l’audience dans cette épopée où trahison et violence sont légion. Les échanges entre les comédiens, la bande-son plus sobre qu’à l’accoutumée car basée essentiellement sur la musique amérindienne, et la production design font partie des points forts du film. Moins subversif que le fameux Dead Man (1994) de Jim Jarmusch et moins comique que le Little Big Man (1970) d’Arthur Penn, Killers of the Flower Moon apporte un éclairage inédit sur les relations entre américains blancs et amérindiens. Bien plus qu’une simple fable portant sur le racisme et les effets délétères du capitalisme, il est une œuvre fascinante à mi-chemin entre film historique et histoire de pègre, un film-fleuve (près de 3h30) dont la durée ne se fait que très peu sentir.




« Coup de chance » : les cruelles vertus du hasard

Une femme à la tenue élégante déambule dans les rues de Paris. Soudain une voix douce et masculine l’interpelle : la première interaction entre Maude (jouée par Lou de Laâge) et Alain (interprété par Niels Schneider) se joue. Ils ne s’étaient pas revus depuis le lycée, à New York. Une relation est-elle sur le point de se renouer ? Plus tard, Maude retrouve son petit-ami Jean (Melvil Poupaud) dans leur appartement luxueux. Au fil de leur conversation, elle semble pensive, lointaine : un tel ménage lui correspond-il réellement ? 

Aussitôt la trame amorcée, les spectateurs sentent qu’Allen s’aventure en terre connue : potentiel triangle amoureux, la capitale parisienne idéalisée – comme c’est le cas pour le nostalgique Minuit à Paris (2011), et un humour mâtiné d’amertume. Coup de chance est une œuvre représentative du cinéaste, mais qui introduit une nouveauté de taille : il s’agit d’un film joué en français. Bien que cet aspect mérite d’être relevé, il passe rapidement inaperçu tant ce cadre européen semble convenir à l’auteur. Allen a en effet confessé à de nombreuses reprises sa passion pour des cinéastes comme l’italien Federico Fellini, le suédois Ingmar Bergman ou encore le franco-suisse Jean-Luc Godard. 

Concernant ses influences, le scénario de Coup de chance s’avère un curieux mélange de Truffaut et de Hitchcock. Dans une interview (datant du 3 septembre) accordée au magazine Variety, Allen remarque que l’une des raisons pour lesquelles les films du second sont aussi appréciés est l’omniprésence du glamour : bien que peuplés de meurtres et de trahison, ses films conservent une esthétique agréable, voire séductrice. En d’autres termes, les histoires peuplées de macchabées mêlées à des intrigues amoureuses rendent les œuvres de Hitchcock populaires. Le dernier travail d’Allen suit cette logique : un film à suspense aux relents romantiques, un récit idyllique où la violence et l’horreur affleurent.  

De la comédie au drame : une formule qui capture parfaitement non seulement le style mais aussi l’univers du New-yorkais. Coup de chance n’échappe bien sûr pas à la règle. On y voit évoluer des personnages complexes dépeignant la condition humaine, des individus aux prises avec l’ironie de l’existence. Il offre aux spectateurs des réflexions philosophiques qui enrichissent le scénario. Les blagues et le ton décalé qui parsèment l’histoire suggèrent bien souvent le drame ; Coup de chance est bel et bien un récit tragique, macabre même, mais raconté avec un ton léger – largement exprimé par une musique jazz que Woody Allen affectionne particulièrement. 

Se mariant parfaitement à la bande-sonore du film, l’esthétique sobre et classe contribue significativement à cet univers certes caractérisé par le confort matériel et le prestige de la bonne société parisienne, mais également par la trahison et la tromperie. Le directeur de la photographie Vittorio Storaro (auquel on doit la sublime identité visuelle d’Apocalypse Now(1979)) contribue subtilement à ce drame citadin.   

S’il existe bien une thématique dominante au sein du film, c’est bien celle de la chance (d’où le titre du film). A l’instar de Match Point (2005), considéré comme une des œuvres les plus réussies de Woody Allen, le récit fait la part belle à la prédominance des aléas dans le destin des individus. Ils semblent s’immiscer à tous les moments clefs, faisant basculer inexorablement la marche des événements. On imagine aisément le metteur en scène sourire douloureusement en dehors du champ de la caméra, observant avec une parfaite lucidité les affres de ses personnages. 

En somme, Coup de chance est un travail séduisant, à l’humour parfaitement dosé. Il offre une intrigue certes sombre, mais contée avec douceur. Bien qu’il n’atteigne pas le génie de films comme Annie Hall (1977), Manhattan (1979), ou encore le très original La rose pourpre du Caire (1985), le film jouit d’une intrigue sophistiquée où les rebondissements sont toujours bien amenés. On espère qu’Allen nous offrira de nouveau le privilège de savourer d’autres aventures européennes.