Un voyage en Algérie

Il n’y a pas besoin d’être Français pour aborder l’Algérie avec appréhension. Emprisonnement d’écrivains, tensions diplomatiques récurrentes, réputation de ses ressortissants en Europe… tout concourt à préférer une destination plus accessible et rassurante. La guerre d’Algérie (1954-1962), gagnée par l’armée française sur le terrain, puis sur le front diplomatique par le Front de libération nationale, a provoqué des centaines de milliers de morts et laissé une profonde blessure mémorielle de part et d’autre. Plus proche de nous, la décennie noire (1992-2002) a vu s’opposer un gouvernement algérien jaloux de son pouvoir et différents groupes islamistes violents. Là aussi, plusieurs dizaines de milliers de morts témoignent d’une société dans laquelle le pouvoir se prend par la force. Le pays est du reste tenu d’une main de fer, surtout depuis l’attentat sur le champ pétrolier de Krechba, au centre du pays, en 2016. Très récemment, en octobre de cette année, une touriste suisse a encore été assassinée dans le centre de la ville de Djanet, proche de sites touristiques dans le sud-est du pays. Le DFAE déconseille d’ailleurs la visite de cette région, sans pourtant mentionner l’événement dans ses « Conseils aux voyageurs ». Sur le site du Ministère des affaires étrangères français, la zone est en orange (« déconseillée sauf raison impérative »), tandis que la quasi-totalité des frontières figure en rouge (« zones formellement déconseillées »).

Alors pourquoi participer à un voyage en Algérie ? D’abord parce que cette violence sous-jacente issue de l’histoire intrigue l’observateur curieux. Ensuite, parce que l’Algérie est un grand pays et que, en concurrence féroce avec le Maroc, il n’a de cesse de chercher à étendre son influence, notamment en direction de l’Afrique subsaharienne. Finalement, parce que, pour un chrétien, cette terre est associée à Saint Augustin et Charles de Foucauld, deux figures qui se ressemblent dans leur parcours et divergent par le style. Le premier, originaire de Thagaste, était évêque d’Hippone, deux villes situées à l’Est d’Alger. Quant au second, il n’a cessé de repousser les limites du dénuement et continue d’attirer les visiteurs dans les lieux retirés de ses ermitages successifs : Beni Abbès, Tamanrasset, Assekrem… Et puis, il y a la fascination du désert. 

Le voyage commence à l’aéroport d’Orly, où seuls 6 participants sur 10 se retrouvent, les autres n’ayant pas obtenu leur visa. Le ton est donné. Nous serons donc accompagnés sur place d’un guide local, mais sans le conférencier français prévu. Deux heures quinze de vol Air Algérie pour traverser la France et la Méditerranée. Un bref regard sur la carte permet de réaliser que Marseille est à mi-chemin entre les deux capitales : quelque 760 km séparent la cité phocéenne des côtes algériennes ; c’est un peu moins que la distance d’avec Paris… À l’aéroport, notre guide attend, inquiet, que nous obtenions nos visas. Ce n’est finalement que grâce aux retards successifs de notre correspondance pour Ghardaïa que nous parvenons à la prendre ; les démarches administratives auront pris trois heures quarante-cinq. 

La Mecque du Mozabisme

Ghardaïa, fondée au XIe siècle à 600 km au sud d’Alger, fait partie du Mzab, vallée sainte des Mozabites. Cette population ancestrale a conservé jalousement son mode de vie et d’habillement (voile blanc pour les femmes, pantalons bouffants et calot pour les hommes) et tient l’économie du pays.

Le costume des femmes comporte cette particularité de ne les laisser voir qu’un œil.


Une première nuit sur place nous fait découvrir un ancien fort français reconverti en hôtel d’État. Le matin, la lumière jaune baigne la colline sur laquelle s’étale les quartiers anciens. A l’origine, il y avait un quartier Mozabite (de confession ibadite), un quartier arabe (de confession malékite) et un quartier juif. Cette dernière population a fui après l’indépendance et la situation s’est tendue entre les deux autres. Au cœur de la ville, les Pères blancs tiennent une bibliothèque, une photothèque et un centre de documentation, que nous visitons avec curiosité. Les Pères blancs – congrégation au sein de laquelle les Européens sont aujourd’hui fort rares – ont été fondés en 1868 par le Cardinal Lavigerie et ont évangélisé toute l’Afrique francophone. Dans leurs locaux, l’encyclopédie touareg de Charles de Foucauld tient une place d’honneur : quatre volumes en écriture serrée regroupent toutes ses connaissances réunies sur la vie et la culture touareg, de la coiffure des femmes à la forme de sabots des différents dromadaires. A la chapelle, le père Jean-Marie nous présente une fresque qui représente les 19 martyrs algériens : Charles de Foucauld, les moines de Tibérine, mais aussi toutes les victimes chrétiennes de la guerre civile. 

Sur la place du marché, aucune agressivité et peu d’étrangers. Les rares vendeurs ne semblent pas pressés de se défaire des objets qu’ils proposent. Les cartes postales jaunies attendent preneur depuis la fin du siècle dernier. Ici, le temps s’est arrêté. Les ruelles étroites et sinueuses permettent de casser le vent tempétueux, de créer des courants d’air lorsque celui-ci est immobile, et d’abriter du soleil. Les murs sont crépis à la chaux pour créer de minuscules zones d’ombre qui empêchent les façades d’accumuler trop de chaleur. Les ruelles sont d’ailleurs partiellement couvertes. Pour monter à la mosquée, il y a 114 marches, comme les 114 sourates du Coran : un hasard ? 

Une histoire humaine loin des récits militants

Prochaine étape à El Menia, à 300 km à l’ouest en bordure de l’Erg occidental. L’erg, c’est le désert de sable, par opposition au reg, qui est un désert de pierre. Le Grand Erg occidental est un massif de dunes dans le Sahara algérien qui s’étend sur 78 000 km2 (presque deux fois la Suisse). En route, roche et sable s’alternent, avec un paysage souvent plat et monotone. A l’abord des localités, le relief apparaît. Parfois, des plateaux érodés se détachent sur le ciel. Au loin, de rares taches de verdure indiquent que le désert est irrigué. Selon le guide, la terre manque de sels minéraux, mais l’eau des nappes l’alimente avantageusement. Une irrigation continue permet de planter des fruits, du maïs ou des légumes et, grâce aux conditions climatiques favorables, deux récoltes sont possibles, contrairement au nord. D’année en année, l’Algérie produit une proportion plus conséquente du blé qu’elle consomme. 

À l’origine, la ville d’El Menia s’appelait de son nom tamazight Terwrirt ; puis El Golea à l’époque française. Les différents noms font tous référence au château qui domine la palmeraie, ou Ksar, c’est-à-dire une ville fortifiée. Construit au Xe siècle par les Berbères Zénètes, il a été pris au cours des siècles par différentes tribus. La ville a gardé le souvenir d’une reine nommée Mebarka Bent El Khas, très convoitée par les chefs de tribus des alentours, qui a défendu le lieu contre de nombreuses agressions. Les Français sont arrivés ici en 1873. Au sommet, une plaque commémorative et un mess des officiers témoignent de leur passage. L’Etat, seul habilité à rénover le château, se fait attendre depuis 2006. 


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Le soir, notre guide se révèle un fabuleux conteur : intelligent, sensible, cultivé, équilibré dans ses jugements et plein de cœur. Il nous parle des relations franco-algériennes à travers les récits de sa grand-mère. Elle avait été touchée par le fait que les femmes françaises apprennent aux jeunes filles à tricoter pour pouvoir ensuite habiller les enfants ; par l’idée de planter en bordure des chemins des fruits amers pour que les enfants ne les touchent pas et que les mères puissent en faire des confitures ; par ce coiffeur français qui mettait sa télévision dans la vitrine de son échoppe le dimanche soir pour que les enfants du quartier puissent en profiter… Toutes ces anecdotes illustrent des relations infiniment plus complexes que celles que nous racontent les histoires officielles des deux camps, colonial et indigéniste. Sidi nous parle aussi de son amour pour la musique « raï » et nous dit son dépit face aux productions actuelles. Il nous traduit les textes des anciennes chansons et nous explique que la langue algérienne se prête peu à la poésie.  Il paraît qu’il faut lire « Ce que le jour doit à la nuit » avant de voir le film… 

Réveil en douceur : le coq, puis le muezzin. Les dattes sont à nouveau au cœur du débat. Il faut dire que nous logeons dans une palmeraie. Selon notre hôte, il existe trois variétés principales : la « degla » se mange et s’exporte ; la « guers » se travaille et se transforme, notamment en farine ; la « nouaia » permet de nourrir le bétail sans acheter de blé. Le travail des champs se fait principalement par les migrants illégaux en provenance du Mali et du Niger, mais ceux-ci sont tolérés jusqu’à ce que l’Etat les reconduise à la frontière. Pourtant, toute l’économie repose sur eux : artisans, commerçants, ouvriers, ils font tous les travaux auxquels rechigne la population locale. Une fois refoulés, ils reviennent souvent. 

La tombe du « marabout blanc ». 

Clou de la visite avec la tombe de Charles de Foucauld, près de l’église St Joseph. L’évêché a tenu à ramener ici le corps du saint pour le rapprocher des communautés chrétiennes. Pourtant, l’ermite n’y a jamais résidé. Selon le guide, son cœur est resté à Tamanrasset. Image ou miracle ? Dieu seul sait. Par un singulier concours de circonstances, ce sont des Sœurs de La Salette venues de Madagascar qui assurent une présence chrétienne. Elles s’occupent notamment des femmes et des handicapés venus d’Afrique subsaharienne. Elles accueillent aussi les pèlerins. Sur les conseils de leur évêque basé au Nord, elles ont laissé l’habit et la croix… Leur maison est entourée de barbelés. Une goutte d’eau dans le désert, mais quelle goutte !

Un alphabet qui divise

Après plusieurs heures de route, découverte de Timimoun, capitale du Gourara. Nous passons la nuit dans un hôtel d’État, un de plus, qui vit sur son monopole. Visite d’une oasis à quelques kilomètres au nord. Un guide local nous explique le système d’irrigation traditionnel, appelé « foggara », qui permet de conduire l’eau dans toute la palmeraie à partir d’une seule source, et de la répartir selon un quota alloué par famille. Le système moderne consiste à pomper les napes phréatiques, ce qui a l’avantage de fonctionner en continu. Ici on plante surtout des céréales, blé et orge notamment. 

Visite de l’oasis d’Ighzar, du Ksar et des habitations troglodytes abandonnées. L’agglomération moderne s’est construite en dur et s’approvisionne grâce aux pompes à eau. Toujours ce souci premier de boire et de manger. Puis passage en ville de Timimoun. Le Centre algérien du patrimoine culturel bâti en Terre, ancienne auberge, est fermé le samedi, mais notre guide obtient de l’ouvrir après notre saut au marché traditionnel. Ce dernier est appelé « quotidien », car il couvre les besoins de première nécessité, contrairement au marché « hebdomadaire », dont les produits viennent souvent de beaucoup plus loin. 

Un débat commence à propos des langues en Algérie : le berbère est en principe une langue officielle, mais il n’y a pas d’accord sur l’alphabet à utiliser ! Les Kabyles, les Touaregs, les Mozabites et les Amazirs ne sont pas d’accord entre eux. En revanche, l’administration continue de fonctionner en arabe et en français. Et c’est l’anglais qui devient la première langue étrangère dans l’enseignement, tandis que de nombreux mots français font partie intégrante du langage oral… Voilà qui brouille nos idées simples ! 

Thé et viande de dromadaire

A l’oasis de Taala, visite des maisons traditionnelles abandonnées par les habitants à la suite des inondations survenues il y a une dizaine d’années. Elle sont construites en « adobe », briques durcies au soleil à base de terre argileuse et de paille, et consolidées aux angles par des pierres. Le guide nous fait un laïus sur cette différence entre le Nord et sa région : ici on consomme de la viande de dromadaire et du thé, tandis que le Nord préfère le bœuf et le café. Les gens du Sud sont aussi plus robustes physiquement, car habitués à des températures extrêmes et à de longs déplacements à pied.

Oasis de Beni Abbès, le premier ermitage de Charles de Foucauld.

A quelque 350 km au nord-ouest, Beni Abbès est aussi appelée la perle de la (vallée de la) Saoura. C’est une superbe oasis dont les habitations grimpent en escaliers sur la colline Les Français sont arrivés ici en 1901, Charles de Foucauld six mois après les soldats. C’est sa première station dans le désert. Il vit ici trois ans avant de descendre à Tamanrasset. 

Un capucin et un spiritain nous accueillent. Survol par le guide de la vie de Charles de Foucauld : service militaire et campagnes, dont une partie en Algérie, démission, exploration du Maroc déguisé en juif, retour en France et rédaction de son rapport, dialogue avec sa cousine Marie de Bondy, rencontre de l’abbé Huvelin, conversion (dans l’église St Augustin !), voyage en Terre sainte, visite de monastères, séjour à la trappe de Notre-Dame des neiges, puis d’Akbès en Syrie, homme à tout faire chez les sœurs de Nazareth, arrivée en Algérie, prêtre en 1901, puis arrivée en novembre à Beni Abbès. A l’époque, Beni Abbès est le point le plus avancé de la présence française. Charles de Foucauld y développe l’idée d’une Zaiwia (hôtellerie religieuse) dans l’esprit de la Kaoua (fraternité), dans laquelle il reconnait un embryon de charité chrétienne. L’idée de l’ancien officier, c’est de vivre l’esprit de Nazareth. Il est vite envahi par le monde. En 1905, il voyage à Tamanrasset, à la demande de son ami Laperrine. Le Père nous raconte la difficulté actuelle pour les religieux d’obtenir des visas. A Taghit, plus au nord, visite d’une nouvelle oasis, escarpée cette fois. Charles de Foucauld est passé par là en descendant vers Beni Abbes. Puis, de Béchar, vol pour Alger.

La capitale se révèle une belle surprise. Alger la Blanche dépasse les attentes. Si l’illumination nocturne de la baie peut sembler caricaturale à notre goût occidental, le plein jour révèle des jeux de lumière saisissants sur la mer et les façades blanches. Le style haussmannien, l’art ottoman et les maisons arabes se côtoient à quelques dizaines de mètres autour de la place des Martyrs. Tous ces mondes se croisent et témoignent d’un passé complexe, souvent marqué par l’usage de la force.

La place des Martyrs, qui doit son nom aux combattants morts pour l’indépendance.

Pourtant, quelle douceur de vivre émane du littoral scintillant et de ce port de pêche ! Par miracle, il semble figé dans le temps depuis un siècle, bien qu’on murmure que ses jours seraient comptés. La Casbah, cette vieille ville qui grimpe face à la Méditerranée, porte encore les stigmates de la guerre, des combats de rue et des morts. Mais les échappées sur l’eau offrent un dégradé de bleus et de verts qui s’étire vers l’horizon.

Les rues marchandes fourmillent d’une population jeune, effervescente. L’hôtellerie, fidèle au reste du pays, est étrangement conçue et mal entretenue.

Puis, départ en vol interne pour Tamanrasset. (à suivre)

Lire notre édito : https://lepeuple.ch/terre-des-hommes/




Une étrange cassata spirituelle

Quand j’étais enfant, mon aïeule nous servait souvent en dessert une cassata glacée légèrement arrosée de marasquin. J’avais horreur de ce dessert au goût indéfinissable mêlant vanille, safran, betterave rouge, pistache, fruits confits et chocolat. En lisant l’ouvrage de Luc Ruedin, j’ai eu l’impression de me retrouver à table devant une cassata glacée. Accrochez-vous, ce n’est pas triste.

Une approche utilitaire de la contemplation

Introduire des éléments profanes, comme l’hypnose, pour faciliter l’entrée dans la contemplation. Telle est le pari de Luc Ruedin, pour qui : « L’hypnose peut offrir un tremplin vers une immersion dans la prière du cœur. » Ce faisant, il réduit la contemplation à une expérience psychologique ou un état de conscience modifié, dénaturant ainsi sa nature théologique.

Notre bon père oublie que, dans la tradition chrétienne, la contemplation (theoria) n’est pas un processus psychologique, mais une rencontre vivante avec Dieu, rendue possible par la grâce divine. Saint Grégoire Palamas (1296-1357), dans ses écrits sur la lumière incréée, insiste : « La lumière divine n’est accessible qu’à ceux qui se purifient par la prière incessante et le repentir. Elle n’est ni produite ni manipulée par des moyens humains. » (Triades, I.3.21).

Grégoire Palamas (1296 – 1359), saint de l’Église orthodoxe (crédit: arts-museum.ru).

Une approche utilitaire est donc incompatible avec l’enseignement patristique. En l’ignorant, le père Ruedin passe à côté de cette dimension essentielle.

L’absence de dimension liturgique

Autre omission regrettable : l’absence complète de la dimension liturgique. L’auteur omet que la prière individuelle est inséparable de la prière communautaire, en particulier de la Divine Liturgie, où le fidèle participe directement au mystère du Christ.

Saint Nicolas Cabasilas (1322-1391), dans Explication de la Divine Liturgie, écrit : « La Liturgie est le sommet de la prière, car elle nous unit à Dieu non seulement par des paroles, mais par la communion même à Son Corps et à Son Sang. »

En négligeant cette dimension liturgique essentielle, les Exercices de contemplation proposent une spiritualité individualiste et subjective, déconnectée de la communauté ecclésiale et des sacrements.

Une anthropologie chrétienne inadéquate

Comme je l’ai déjà relevé, le jésuite s’appuie sur des techniques modernes, telles que l’hypnose, pour explorer les profondeurs de la conscience humaine. Cependant, cette approche est étrangère, voire opposée, à l’anthropologie chrétienne, qui voit l’homme comme une créature faite à l’image et à la ressemblance de Dieu, appelée à transcender son état psychologique pour atteindre la communion avec le divin.
Saint Maxime le Confesseur (580-662) souligne cette vocation transcendante : « L’homme ne trouve sa plénitude qu’en dépassant ses passions et en s’unissant à Dieu, source de toute vie. » (Questions à Thalassios, 22).

L’insistance de l’auteur sur des méthodes psychologiques entraîne une confusion entre introspection humaine et communion divine, affaiblissant ainsi la finalité eschatologique de la prière. Ce qui est fort regrettable.

Une approche syncrétique problématique

Bien qu’il ne soit pas le premier à le faire, Luc Ruedin intègre des éléments de traditions spirituelles orientales dans sa démarche. Cela peut sembler enrichissant, mais cela relève du syncrétisme, où les distinctions essentielles entre les spiritualités chrétiennes et non chrétiennes sont floues.

La tradition chrétienne met en garde contre une telle confusion. Saint Justin Popović, un théologien orthodoxe du XXe siècle, critique les tentatives de fusion des traditions spirituelles : « Le Christ n’est pas une vérité parmi d’autres. Il est la Vérité, et toute tentative de le mêler à d’autres systèmes réduit l’Évangile à une philosophie humaine. » (Philosophie et religion orthodoxes).

En adoptant sciemment une telle approche, les Exercices de contemplation compromettent la singularité du christianisme comme chemin vers le salut. On attend avec impatience l’introduction du Kâmasûtra dans une prochaine édition !

La négligence de l’ascèse et du combat spirituel

Autre « oubli » de l’auteur : la nécessité du combat spirituel et de l’ascèse, pourtant au cœur de la tradition chrétienne. Dans l’hésychasme, une tradition ascétique et spirituelle de l’Église orthodoxe, la prière de Jésus est inséparable d’une ascèse intense incluant le jeûne, le silence et la vigilance. Saint Isaac le Syrien le rappelle : « Sans le labeur du corps et la contrition du cœur, nul ne peut voir Dieu. » (Discours ascétiques, 1).

L’absence de cette dimension donne une vision édulcorée et simpliste de la vie spirituelle, qui convient certainement aux aficionados du développement personnel et du coaching de vie.

Un détournement de la prière du cœur

Le plus abracadabrantesque est que Luc Ruedin revendique l’héritage de la prière du cœur, mais sa présentation en détourne le sens originel. En effet, dans l’Orthodoxie, la prière du cœur est avant tout une invocation constante du Nom de Jésus, guidée par l’humilité et l’amour.

Saint Sophrony (1896-1993), dans Sur la prière, insiste : « La prière du cœur n’est pas une technique, mais un cri de l’âme vers Dieu, une relation vivante et personnelle. Toute tentative de mécanisation détruit son essence. »

En cherchant à « moderniser » cette prière qu’il ne connaît pas, le jésuite en réduit la portée spirituelle et théologique, en la ramenant à une simple pratique méditative.

Conclusion

Les Exercices de contemplation de Luc Ruedin, malgré une intention pastorale peut-être louable, présentent des insuffisances majeures lorsqu’ils sont mis en perspective avec la tradition chrétienne. Tout en favorisant des outils modernes et des influences syncrétiques, le jésuite réduit la contemplation chrétienne à une expérience psychologique, négligeant sa dimension théologique, liturgique et ascétique. Ce livre, c’est un peu comme du café décaféiné : cela ressemble à du café, cela a le goût du café, mais ce n’est pas du café. À choisir, je préfère boire un bon arabica.

Commander sur le site de l’éditeur: https://editions-salvator.com/christianisme/11959-exercices-de-contemplation-luc-ruedin-invite-a-decouvrir-sans-confusion-comment-lhypnose-peut-offrir-un-tremplin-pour-celui-qui-.html




« Dark romance » : poison ou miroir de la condition humaine ?

La voix de la députée verte Nathalie Jaccard s’est récemment fait entendre dans les travées du Grand Conseil vaudois. Est-ce au sujet de l’inflation ou de la paupérisation de la classe moyenne ? Non, mais à propos de la « dark romance », ce genre littéraire contemporain décrié pour son exaltation de l’homme brutal, dominateur, et de la femme soumise et passionnée. Scandalisée, écœurée par les séquences d’humiliations et d’actes relevant du code pénal, elle réclame une prévention qui fleure bon la censure. N’assistons-nous pas, sous couvert d’une néo-morale bien-pensante, au retour d’une censure que nous croyions reléguée aux poubelles de l’histoire ?

Un procès littéraire récurrent

Le procureur Pinard n’aurait certainement pas apprécié la dark romance. (Photo: Bibliothèque nationale de France)

Comment ne pas songer ici aux procès instruits contre la littérature « immorale » du XIXe siècle par le procureur Pinard ? Quand Flaubert publie Madame Bovary en 1857, il ne nous entretient pas seulement d’une histoire provinciale, d’une quête désespérée d’émotion pour contrer l’ennui : c’est une attaque en règle contre l’hypocrisie bourgeoise. Pour le procureur Pinard, Emma Bovary est un modèle d’amoralité, cette femme adultère dont la chute finale ne saurait être dévoilée en public. Flaubert défend bien vite son droit de peindre le laid : « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant. »

Baudelaire, avec Les Fleurs du Mal, est lui-même poursuivi par Pinard pour « offense à la morale publique ». Le poème « Les Bijoux » est en effet un défi pour la société puritaine de l’époque, mais Baudelaire, visionnaire, rappelle que la poésie ne consiste pas qu’en la glorification de l’innocence, mais aussi dans la mise à nu des turpitudes de l’âme.

Les débats autour de la « dark romance » ne sont qu’un écho de ces procès littéraires. Faut-il condamner et faire un autodafé des œuvres jugées dérangeantes et subversives ? Ou leur accorder une fonction cathartique, comme le défend Aristote dans sa Poétique ?

La littérature comme catharsis

Le philosophe grec expliquait que la tragédie, et par extension toutes œuvres artistiques, à travers sa catharsis, aide à purger les passions au lieu de les glorifier. L’art, exposant les passions dans toute leur laideur, encourage le spectateur ou le lecteur à trouver un équilibre. Ainsi en va-t-il de la « dark romance », montrant des pulsions débridées et dominatrices, pourvu qu’elles soient accompagnées d’une prise de distance critique. Cette fonction cathartique est néfaste seulement au pays des merveilles où règne un idéalisme primaire. La « dark romance » ne fait qu’illustrer les conséquences néfastes d’une passion égocentrique ou d’une dynamique dominatrice.

Le spectre de la censure

Le projet de censure camouflée suggéré par Nathalie Jaccard semble paradoxal dans une époque inclusive louant la diversité. En attaquant la « dark romance », les censeurs ne font-ils pas le jeu d’une idéologie moralisatrice ? Cette même mouvance dite « progressiste » se manifeste aussi par l’introduction et la diffusion d’histoires LGBTQIA+ dans les écoles et par une relecture militante des œuvres classiques. L’exclusion de la « dark romance » représente simplement un cas de contrôle idéologique où tout ce qui ne correspond pas parfaitement à l’orthodoxie contemporaine est tenu pour suspect.

N’est-il pas ironique de dénoncer les violences de ces récits tout en imposant une autre forme de violence : celle de la censure ? En fait, l’interdit en littérature est toujours un aveu d’angoisse morale et intellectuelle. Ce que nous refusons de regarder en face a toujours un impact plus fort.

Éduquez sans interdire

L’éducation vaut mieux que l’interdiction. Parents, enseignants et éducateurs devraient lire, enseigner, expliquer les processus critiques et les implications d’une telle littérature avec les adolescents. La « dark romance » n’est pas un modèle à imiter, mais un miroir déformant, sur une partie de la réalité humaine. Mieux vaut guider les lecteurs à travers ces labyrinthes littéraires que leur en interdire l’accès.

La « dark romance », à l’instar de Baudelaire et Flaubert au XIXe siècle, nous rappelle que la littérature n’est pas censée être confortable. Elle est là pour troubler, questionner, déranger et nous rendre plus humains.

À bon entendeur, salut !

Paul Sernine




« Comment l’espèce humaine a-t-elle pu laisser la haine germer et se répandre ? »

Avec « Un carnet vert », l’auteur vaudois Luc Zbinden nous fait découvrir le destin croisé de plusieurs familles victimes de la Shoah. Riche en rebondissements, cette enquête est aussi un hommage à l’action discrète du grand-père de l’auteur, pasteur dans les Cévennes, qui a sauvé des Juifs au péril de sa vie durant la Deuxième Guerre. C’est un ouvrage parfois poignant sur la transmission d’une culture familiale et le besoin pour tout homme de reconstituer le puzzle de son identité. Mais dans un monde divisé, est-ce que ces choses se partagent encore si facilement ? Luc Zbinden nous répond.


Votre livre plonge dans les racines philosémites du protestantisme, une thématique qui vous touche profondément. Comment votre récit peut-il résonner chez des lecteurs moins familiers de cette tradition ? 

Si le livre est naturellement ancré dans une filiation de souche protestante, tant par la fonction même du personnage de mon grand-père, pasteur, que par l’un des lieux clés du récit, les Cévennes et leur histoire huguenote, il s’adresse à chacun, par-delà origines, convictions ou traditions. 

Saint-Jean du Gard, berceau de l’engagement philosémite de deux pasteurs, dont le grand-père de l’auteur. (Ed. Favre)

Citons par exemple, le cas des Justes parmi les Nations, figures centrales du récit. Ils regroupent en effet des profils fort divers aux motivations très variées : catholiques ou protestants, agriculteurs, enseignants, commerçants, concierges, gendarmes, médecins, pères et mères de famille, syndicalistes etc. Dans le dernier chapitre, je cite le cas de ces musulmans albanais, ayant sauvé des Juifs au péril de leur vie et nommé Justes. Ces figures inspirantes ont résonné au plus profond des élèves arabophones rencontrés lors de mes conférences, en les amenant à réfléchir aux enjeux du dialogue et de l’altérité.

Sur un autre plan, mon récit aborde également la proximité historico-biblique des traditions judéoprotestantes, et souligne l’importance et la portée de l’héritage juif pour notre culture occidentale. Le livre est donc un carrefour de traditions et d’héritages.

 « Un carnet vert » véhicule en outre des valeurs universelles, sans frontière, ni identité, comme le courage, la résilience, l’intégrité, la persévérance. 

La meilleure réponse à cette question se trouve peut-être dans le projet pédagogique né de mon enquête et de mon livre. Je le développe dans la dernière partie :  il visait à engager des élèves sur les traces de leur mémoire familiale, en les encourageant à remonter le fil de leur héritage à l’aide d’un objet trouvé dans leur maison. En ouvrant les yeux sur l’importance de la transmission intergénérationnelle, ces jeunes, issus de cultures et de traditions multiples, ont appris à devenir historiens de leur famille, et à redécouvrir leurs racines, jusque-là méconnues. Mon enquête est devenue la leur. 

Je pense encore à ces lignes, rédigées la semaine dernière par un lecteur : « Arrivé à la fin de votre livre, une petite graine a germé ; peut-être qu’il est temps pour moi aussi de chercher mes racines. Merci pour ce livre- étincelle ! »


Stylistiquement, vous avez choisi de mettre beaucoup d’emphase dans votre texte. Un ton « clinique » n’est-il pas plus indiqué pour raconter l’histoire ?

Je ne suis pas sûr que le terme d’emphase soit bien choisi. Il faut avant tout contextualiser mon travail de rédaction et de composition. Le livre ne se veut pas un témoignage historique sur la Shoah : loin de moi l’idée, ou la prétention, de rivaliser avec l’écriture épurée d’un Lévi ou d’une Delbo, parfaitement légitimés par leur statut de témoins victimes. 

Mon livre raconte avant tout un cheminement, une enquête faite de méandres, d’impasses, de tâtonnements et de surprises. Mon texte se lit de l’intérieur, il place le lecteur dans mes pas, dans mes joies, mes impasses et mes passions. Le rythme et le style sont nés naturellement, imposés, dessinés par ce que je ressens à chaque mot. 

Le « carnet vert » est un livre-rencontre, osmose : j’ai voulu devenir chaque personnage, y entrer, et y inviter celle et celui qui me lit. Nous sommes Marion, Hans, Peter ou Paul.

La figure lumineuse de Marion, rescapée d’Auschwitz, traverse l’ouvrage de Luc Zbinden. (Ed. Favre)

Un petit commentaire additionnel sur les verbes à l’infinitifs (qui portent très bien leur nom !) : dès le premier chapitre, ils agissent comme une pause, un temps d’arrêt dans cette partition musicale très personnelle où je me livre, cœur et âme. J’ai éprouvé le besoin de m’arrêter, comme pour faire le point. Brève méditation avant de reprendre ma route. 

Cette forme verbale, intemporelle, impersonnelle, universelle, vient aussi chercher le lecteur, pour qu’il s’identifie à mon parcours, et s’engage à son tour sur le sien.  


Vous partagez régulièrement le sentiment d’être guidé par un « grand Architecte » (p. 142) « parfaitement maître de sa partition » (p. 159) pour recoller les morceaux de votre histoire familiale. Comment comprendre que la Providence ait veillé pour que vous puissiez raconter un bout de la Shoah, mais qu’elle n’ait pas empêché la Shoah elle-même d’avoir lieu ? Il y a d’étranges priorités du côté du Ciel, non ?

Distinguons tout d’abord les deux temps de cette question : primo, les balises déposées sur mon chemin d’enquêteur, puis les « priorités » du Ciel. Ce que d’aucuns appelleraient « miracles », que d’autres ramèneraient à « des hasards et des coïncidences », trouvent une explication dans le terme hébraïque « nes » qui recouvre les notions de bannière, de signe divin, signal, et action surnaturelle. J’avoue que ce système de guidage m’a surpris plus d’une fois et j’en reconnais aujourd’hui la Source. L’une des finalités de cette enquête-témoignage pourrait bien être apparentée à un pont, une main et un cœur tendus vers les « frères aînés de la foi », trop longtemps haïs, discriminés ou méprisés.  

Puis-je pour autant décrypter voire expliquer les mystères, plans et priorités de l’Eternel, comme le suggère la deuxième partie de la question ? Moïse lui-même, sur le mont Sinaï, a demandé à voir le visage du Créateur et entrer ainsi dans le « secret du Dieu », cette requête lui a été refusée, et c’est caché derrière un rocher qu’il a vu passer le dos, et non le visage, de Celui dont Il était si proche… Je ne suis donc pas sûr d’obtenir ce privilège.

Conséquemment, la question de la place de Dieu dans la Shoah nécessiterait la rédaction d’une encyclopédie, sans parvenir toutefois à y répondre. Voltaire a crié son désarroi dans le poème sur le désastre de Lisbonne, Elie Wiesel dans  la Nuit. Qui suis-je donc pour oser effleurer cette question ? Il n’existe aucune réponse à l’horreur de l’Holocauste. Mon enquête m’a conduit à rencontrer des survivants, des hommes et des femmes dont toute la famille avait disparu dans les cendres. Que pouvais-je leur dire ? Comment pouvais-je témoigner de ma relation avec un Dieu de grâce et de compassion, face à leur réalité ?  Confronté à la maladie, et aux décès incompréhensibles de proches, j’ai été habité par cette interrogation : Pourquoi ? Pourquoi ? Je ne peux dès lors qu’ébaucher et vous proposer des pistes de réflexion. 

Pourquoi par exemple ne pas renverser la problématique ?  Ne pas se poser la question de savoir « Où était Dieu pendant la Shoah », mais plutôt de chercher « Où était l’humanité »… Qu’avons-nous fait de ce qu’Il nous avait confié ? à nous et à nos prochains ? Comment l’espèce humaine a-t-elle pu laisser la haine germer et se répandre ?

Lors d’une visite bouleversante à Auschwitz, le rabbin Jonathan Sacks a interpellé Dieu : « Où donc étais-tu, ô Dieu ? ». Il entendit alors cette réponse. « J’étais dans les paroles : « Tu ne tueras pas. » ; J’étais dans les mots : « Tu n’opprimeras pas l’étranger ». Le rabbin commenta cela ainsi » « Lorsque Dieu parle et que les hommes refusent de l’écouter, même Dieu, d’une certaine manière, est désarmé, impuissant. Il savait que Caïn tuerait son frère Abel, mais ne l’a pas arrêté ; Il savait que le Pharaon allait tuer des enfants innocents, mais Il ne l’a pas arrêté. Dieu nous a donné la liberté et ne la reprend jamais, mais il nous explique comment utiliser la liberté qu’Il nous a accordé. »

Un autre éclairage sur cette question provient de survivants de l’Holocauste : certains ont dit avoir senti Dieu était à leurs côtés, leur donnant la force de tenir au cœur de l’horreur et de la souffrance. Si certains ont perdu la foi à Auschwitz, d’autres encore l’ont gardée, et plus étonnant encore, d’autres disent l’avoir (re)trouvée à Auschwitz. Des témoignages d’espoir viennent ainsi éclairer ces insupportables ténèbres. Mon livre en fait partie.

Enfin, le prophète Esaïe écrit « Dans toutes leurs détresses, Il a Lui-même été dans la détresse » : et si, au milieu de cette indescriptible souffrance, Dieu lui-même avait souffert, ni par impuissance, ni par incapacité, mais par choix ? L’artiste Rick Wienecke, dans sa sculpture magistrale, « La Fontaine des Larmes » établit un parallèle très interpellant entre la Shoah et la crucifixion, allant jusqu’à évoquer la restauration d’un peuple et d’une nation, trois ans après l’insupportable supplice. A l’extérieur du bâtiment où se trouve cette œuvre, six oliviers ont été plantés. Les gouttes d’eau qui coulent sur la sculpture viennent les irriguer. Ce symbole, comme une esquisse de réponse : des larmes de souffrance naissent des arbres millénaires.

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On sent parfois une assimilation de la minorité protestante française, et des minorités persécutées en général (les Arméniens face aux Turcs, au chapitre V) au peuple juif. N’y a-t-il pas chez vous le risque d’une lecture romantique, voire un peu partiale, de l’histoire ? 

En préambule, je dirai que ma formation en littérature française et anglaise, et ma longue expérience d’enseignant m’ont appris à pratiquer la distance critique et le croisement des sources. Je ne me peux me reconnaitre dans une forme de « lecture romantique » de l’Histoire : comme aurait pu le dire aujourd’hui Jean-Louis Bory, « Gardons-nous de romanticiser les génocides » ! Ces souffrances se suffisent à elles-mêmes, et c’est parfois dans leur indicible que réside leur force.

La convergence entre les persécutions des protestants et celles subies par les Juifs ont été soulignées par de nombreux historiens, qui insistent néanmoins et avec raison sur l’unicité et l’incommensurabilité de la Shoah. Si j’aborde la question arménienne, c’est essentiellement pour introduire le personnage d’Emma et son action auprès des persécutés, comme une chambre d’écho, probable inspiration pour mon grand-père. 

J’ajouterai que les choix d’œuvres étudiées avec mes classes illustrent mon souci d’universalité, loin de toute partialité : qu’il s’agisse du Rwanda ou du sort des Amérindiens, j’ai toujours souhaité ouvrir mes élèves à la condition humaine en souffrance, victime de sa propre violence, dépeinte aussi bien par Rouaud que par Kourouma.

Le livre se présente comme une enquête sur l’œuvre discrète et courageuse du grand-père de l’auteur, le pasteur Paul Zbinden, ici photographié en 1953. (Ed. Favre)

À plusieurs reprises revient l’assimilation presque inconsciente de la montée du nazisme à un retour du paganisme. Pourquoi un tel rejet d’un monde qui nous a donné Platon et Aristote ? Le paganisme n’est-il pas, selon le mot de l’auteur Nicolás Gómez Dávila, l’autre Ancien Testament de l’Église ?

Il convient ici de nuancer ce « rejet », dont je ne vois pas grande trace dans le texte, ni dans mon cheminement chrétien. Nous le savons, le Nouveau Testament est né dans un contexte où cultures romaines, hellénistiques et juives débattaient avec vigueur. Ce carrefour culturel se matérialise très symboliquement sur l’inscription fixée en dessus de la croix. L’apôtre Paul n’a-t-il pas cité et donc intégré Aratos de Soles, Ménandre ou encore Epiménide à ses epîtres ? Face aux philosophes stoïciens et épicuriens athéniens, Paul se fait pédagogue pour les conduire avec finesse et stratégie au Dieu qui se révèle. 

Je pourrais me réclamer de CS Lewis ou de Tolkien, convaincus que l’Evangile répondait à toutes les aspirations et questions des hommes en quête de sens, choisissant de nourrir leurs récits de mythologies d’inspirations multiples. Lewis illustre d’ailleurs cette complémentarité par la progression linéaire de son parcours : d’athée, devenu déiste, il trouva enfin sa voie et son accomplissement comme chrétien. S’il convient donc d’ouvrir le dialogue avec notre monde, ses théories, ses idéologies et ses philosophies, il s’agit pour moi de prendre une distance nécessaire et salvatrice lorsque le néo paganisme ambiant conduit à des revendications et des pratiques mortifères, ou à toute forme d’occultisme, auxquelles le texte biblique oppose une mise en garde indiscutable. 

A l’image du voyage intérieur de Lin Yutang, la confrontation raisonnée et raisonnable au paganisme, son « détour païen », comme il le décrit, ne peut que conduire (sur)naturellement à accepter Celui qui se définit comme le Chemin, la Vérité et la Vie. 

À une époque marquée par des débats géopolitiques tendus, vous avez choisi de garder une certaine distance avec l’actualité dans votre récit. Pensez-vous que la mémoire doive être revisitée en dehors des enjeux contemporains ?

Le propos du livre porte sur la mémoire personnelle, sur le trajet d’un homme, refusant le secret, le silence et les absences. Un homme qui cherche. Un homme sans agenda ou manifeste idéologiques. Un homme qui mène une enquête haletante.

Mon livre se veut rassembleur, engendreur et éveilleur. Une prise de position politique l’aurait vidé de son sens, et affaibli sa portée universelle. Cela étant, « Un carnet vert » visite et touche des enjeux contemporains : l’appel au courage de se lever avec compassion, foi et conviction ; le choix d’actions désintéressées pour le bien d’autrui ; la force morale, verbale et active face à la haine et à l’antisémitisme. On comprendra dès lors combien les figures emblématiques de Ruth et d’Esther tissent le fil rouge de ce livre.

Commander le livre sur le site de l’éditeur en cliquant ici: https://www.editionsfavre.com/livres/un-carnet-vert/




Un Trump avant l’heure ?

Mercredi 6 novembre au matin : surprise, stupéfaction, consternation, enthousiasme, défaite, victoire… C’est selon ! Toujours est-il que Donald Trump deviendra le 20 janvier 2025 le 47e président des Etats-Unis d’Amérique. Il donne l’impression d’un homme fort, d’un « mâle alpha ». Son retour aux affaires est qualifié d’extraordinaire. Pourtant, rien de nouveau sous le soleil : la prise de pouvoir d’un homme plébiscité par le peuple au détriment des « élites » a connu un précédent dans l’Antiquité, à Athènes plus précisément. Tentons un parallèle.

Athènes, 565 avant J.-C., le polémarque – chef de guerre ou général en bon français – Pisistrate s’empare du port de Mégare et devient un héros dans sa cité. Ce n’est pas n’importe qui : il prétend descendre de Nestor, le vieux sage de la guerre de Troie. Né en 600, il est âgé de 35 ans et se trouve donc, selon les critères de l’époque, dans la plénitude de l’âge. Athènes est alors régie selon les réformes de Solon. La société est répartie en quatre classes fondées non sur l’hérédité mais sur la richesse. Les neuf archontes dirigeant l’exécutif ne peuvent être élus que parmi les citoyens les plus riches. Les plus pauvres n’ont quasiment rien à dire. Nous sommes donc loin d’une démocratie. Notons au passage qu’en Amérique mieux vaut être milliardaire que chômeur pour pouvoir se présenter à la présidentielle. Solon a aussi aboli l’esclavage pour dette, chose admirable, mais qui qui a eu pour conséquence de grossir de façon notable la dernière classe des défavorisés. Ces derniers se plaignent d’être des laissés-pour compte de la politique, des méprisés de l’élite riche. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelques commentaires récents sur l’élection américaine ? Bref, Athènes est profondément divisée.

Bien que fort riche, Pisistrate est admiré par les classes populaires et devient leur défenseur. Est-il sincère ? On ne le sait pas, ou plutôt on ne veut pas le savoir. En 561, un incident domestique va bouleverser l’ordre politique. L’esclave chargé de le raser lui fait une profonde entaille et le sang coule abondamment. Pisistrate montre son état à des témoins et la rumeur court aussitôt qu’il a échappé à une tentative d’assassinat. Le peuple gronde… et les autorités, pour faire baisser la tension, lui accordent le droit d’avoir une garde personnelle armée non pas d’épées, mais de gourdins. Qu’à cela ne tienne ! Pisistrate l’utilise pour s’emparer de force de l’Acropole – le Capitole athénien – et se proclame tyran. Notons tout de même que ce mot n’a pas le sens péjoratif d’aujourd’hui. Il signifie simplement que la personne n’a pas été élue légalement. Première prise de pouvoir, mais qui dure peu de temps, son assise populaire n’étant pas assez assurée. Il est exilé. 

En 555, Pisistrate le premier retour ! Il s’allie à l’homme fort d’Athènes Mégaglès et use d’un stratagème que nous conte le « père de l’histoire » Hérodote : « Mégaclès, assailli de toutes parts par la faction contraire, fit proposer par un héraut à Pisistrate de le rétablir, s’il voulait épouser sa fille. Pisistrate accepta ses offres ; et, s’étant engagé à remplir cette condition, il imagina, de concert avec Mégaclès, pour son rétablissement, un moyen d’autant plus ridicule, à mon avis, que dès la plus haute antiquité les Hellènes ont été distingués des barbares comme plus adroits et plus éloignés d’une sotte crédulité, et que les auteurs de cette trame avaient affaire aux Athéniens, peuple qui a la réputation d’être le plus spirituel de la Grèce. Il y avait à Pæonia, bourgade de l’Attique, une certaine femme, nommée Phya, qui avait quatre coudées de haut moins trois doigts (environ 1,74 m, taille considérable pour l’époque), et d’ailleurs d’une grande beauté. Ils armèrent cette femme de pied en cap ; et, l’ayant fait monter sur un char, après lui avoir appris l’air et le maintien qu’elle devait prendre, ils la conduisirent dans la ville. Ils étaient précédés de hérauts qui, à leur arrivée, se mirent à crier, suivant les ordres qu’ils avaient reçus : « Athéniens, recevez favorablement Pisistrate ; Athéna, qui l’honore plus que tous les autres hommes, le ramène elle-même dans sa citadelle. » Les hérauts allaient ainsi de côté et d’autre, répétant la même proclamation. Aussitôt le bruit se répand qu’Athéna ramenait Pisistrate ; et les habitants de la ville, persuadés que cette femme était réellement Athéna, se prosternèrent pour l’adorer et accueillirent Pisistrate. Pisistrate, ayant ainsi recouvré la puissance souveraine, épousa la fille de Mégaclès. »

Buste de Pisistrate (Statens Museum for Kunst).

Pisistrate a donc recouvré le pouvoir grâce à une « opération de com » que n’aurait pas reniée un certain Elon Musk ! Malheureusement pour lui, Mégaclès est lui aussi un « mâle alpha » et leur alliance ne dure pas. Deuxième exil d’une durée de dix ans. Pisistrate en profite pour reconstituer sa fortune et surtout pour lever une force armée. Depuis son exil, il manœuvre habilement pour rallier les classes défavorisées à Athènes même. En 546, il débarque à Marathon et aussitôt de nombreux Athéniens se rallient à lui. Grâce à ces partisans et surtout à ses mercenaires, il reconquiert le pouvoir. Mégaclès et à son tour exilé.

Ce troisième retour est le bon. Pisistrate redevient « tyran » et le reste jusqu’à sa mort survenue en 527 après 19 ans de règne. Il gouverne avec modération et bienveillance. Il crée un impôt sur la richesse qu’il redistribue aux plus pauvres. Il développe le commerce du vin, de l’huile et surtout de la poterie et fait d’Athènes une plaque tournante du commerce grec. Il fait construire des routes permettant ainsi aux campagnes de se rapprocher de la ville principale. Il assure aussi l’approvisionnement en eau de la cité et il embellit la cité de nouveaux bâtiments. Et enfin il organise des concours littéraires qui permettent de fixer de manière stable les poèmes homériques. 

En résumé, il fut un admirable homme d’état. C’est lui qui fit d’Athènes l’une des principales cités de la Grèce antique, précurseur de Périclès. Sa mort fut vécue comme une catastrophe par les Athéniens. Quel parallèle avec Donald Trump ? On retrouve bien des éléments semblables : hommes à forte personnalité, admiration ou détestation, champions des classes populaires, retours au pouvoir, charisme hors du commun etc. Reste une question encore sans réponse : le 47e président des Etats-Unis sera-t-il un bon tyran pleuré de tous à son départ ? Seul l’avenir nous le dira. 

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L’Église orthodoxe et la science

L’existence du christianisme orthodoxe est, au cours des dernières décennies, sortie de la conscience des populations francophones. Certes, cette religion n’est plus majoritaire que dans trois pays peu peuplés, Chypre, la Grèce et la Roumanie. Certes, elle n’a pas de visibilité en Europe occidentale, en dehors de l’Italie où l’immigration roumaine et moldave et les conversions d’autochtones en ont fait la deuxième religion. Il est toutefois inquiétant, pour les francophones, de constater que ce qui faisait encore partie de la culture générale quand Albert Barillé, en 1978, créait la série de dessins animés Il était une fois…  l’Homme (la gloire de l’Empire d’Orient, la construction de Sainte-Sophie par Justinien), soit ignoré. Il est aujourd’hui possible d’être étudiante à Oxford et de croire que les orthodoxes sont une variété de protestants, ou d’être avocate au barreau de Genève et d’affirmer que Byzance était musulmane. Ne plaident toutefois pas en faveur de l’ouverture d’esprit des francophones les masses de touristes qui vont bronzer en Grèce sans remarquer l’omniprésence de l’Orthodoxie dans ce pays. Alors, pourquoi s’intéresser aux rapports entre la science et une Église aussi minoritaire ?

La réponse se trouve dans un ouvrage d’Efthymios Nicolaïdis, publié en anglais à Baltimore en 2011, et traduit en français en 2018 à Paris. Ce livre nous décrit un contexte où les rapports entre la science et le christianisme furent différents de ceux qui prévalurent en Italie, en France ou en Espagne. Deux facteurs principaux sont à l’origine de cette différence : la langue grecque et la continuité institutionnelle. Les auteurs grecs de l’Antiquité ont pratiquement toujours été lus et commentés, et l’Empire romain d’Orient, contrairement à celui d’Occident, ne s’est pas effondré. « (…) l’éducation scientifique ne fut jamais ignorée, comme elle le fut dans la chrétienté occidentale au début du Moyen Âge. Même si à certaines périodes les écoles déclinèrent ou même fermèrent, globalement le pouvoir séculier byzantin maintint un système éducatif qui comprenait les sciences. » (p. 270).  Le choc provoqué en Europe de l’Ouest par les invasions barbares et l’effondrement de l’Empire romain au Ve siècle, l’Empire d’Orient ne le connaîtra qu’avec le viol de Constantinople par la IVe Croisade en 1204. 

Le siège de Constantinople dans un miniature du XVe siècle (source: gallica.bnf.fr).

Il faut ajouter que, précisément depuis 1204, l’Église orthodoxe a toujours été en lutte pour sa survie face à un pouvoir politique fondamentalement hostile, que ce soit celui des Ottomans, des Habsbourg, des Romanov ou des communistes, et même celui des USA en Alaska. C’est déjà une histoire fort différente de celle de l’Église catholique romaine ou des Églises protestantes, qui ont en général connu la paix, et qui ont parfois eu le pouvoir. Or, bien entendu, on ne peut abuser d’un pouvoir que l’on n’en pas. Ceci contribue aussi à expliquer les rapports plus apaisés de l’Église orthodoxe avec la science.

L’influence de la langue et de la culture grecque se manifeste dès que les auteurs chrétiens commencent à aborder la question de la Création. En effet, pour Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, la Terre est évidemment sphérique, au rebours des croyances des anciens Hébreux qui croyaient à une terre plate, et de la cosmologie que sous-tend le livre de la Genèse (p. 27).

Nicolaïdis se penche sur la cosmologie du célèbre voyageur Cosmas Indicopleustès, partisan d’une terre plate. En effet, la propagande communiste, au XXsiècle, devait faire un usage immodéré des écrits de Cosmas Indicopleustès pour souligner l’incompatibilité entre l’Orthodoxie et la science, en oubliant soigneusement de rappeler que ledit Cosmas n’était pas orthodoxe, mais nestorien, et raisonnait en nestorien. Cette idée de l’incompatibilité entre christianisme orthodoxe et science a ainsi été inculquée aux populations de l’ex-Yougoslavie et de l’ex-URSS. Toutefois, le prosélytisme communiste s’est aussi exercé à l’encontre des populations orthodoxes de Roumanie, de Grèce, du Kenya et de l’Orient arabe, puisque l’Encyclopédie universelle des jeunes, monument de l’enseignement communiste dans ce domaine, fut traduite du russe et publiée en Grèce en 1961 (p. 12).

La seule période de véritable désintérêt pour l’enseignement des sciences dans l’Empire romain d’Orient correspond à la crise iconoclaste des années 726-843, ce que Nicolaïdis résume en une formule saisissante : « Pas d’icônes, pas de science » (p. 65). Il voit dans cette régression scientifique une conséquence de l’idéologie iconoclaste, qui néglige la matière et s’éloigne du savoir profane (p. 72).

La restauration de l’Orthodoxie à Constantinople, en 843, sera assez vite suive par celle du savoir scientifique. En 855, le pouvoir fonde l’université de la Magnaure, où la direction du département de philosophie est confiée à l’ancien métropolite de Thessalonique, par ailleurs fabricant d’automates et créateur du télégraphe optique qui assurait la défense de l’Empire, Léon le Mathématicien. Étaient aussi enseignées la géométrie, l’astronomie et la grammaire. Ce fut la floraison du premier humanisme byzantin, représenté entre autres par le patriarche de Constantinople Photios le Grand, par Michel Psellos et par Jean Italos, lequel fut anathématisé en 1082 pour avoir nié la création ex nihilo. Le plus ancien quadrivium byzantin qui nous soit parvenu date de 1008 (p. 68). 

Une leçon de philosophie à l’université de la Magnaure dans un manuscrit du XII e siècle. (Source : granger.com)

Le développement des sciences dans l’Empire d’Orient a été freinée par trois facteurs principaux : une révérence excessive envers les auteurs de langue grecque par rapport aux savants arabes, persans ou syriaques ; la faible autonomie de l’Université par rapport à l’État ; la primauté donnée par les savants byzantins au calcul sur l’observation. C’est dans le domaine de la médecine que les Byzantins excellèrent. À la suite d’une longue tradition de création d’hôpitaux depuis le IVe siècle, Constantinople vit en 1136 la fondation par l’empereur Jean II Comnène de l’hôpital Xénon au sein du monastère du Pantocrator. Considéré comme un monument au Christ guérisseur, cet hôpital de cinquante lits avait sa propre pharmacie et employait, entre autres, des femmes médecins (p. 103).

Après la IVe Croisade, l’Empire orthodoxe fut refondé en exil à Nicée (1204-1261) avant de reprendre Constantinople jusqu’à la conquête turque (1261-1453). L’État des Lascaris et des Paléologues connut la floraison du deuxième humanisme byzantin, à tel point que les milieux des savants et de la haute hiérarchie orthodoxe finirent par se confondre (p. 109). Au XIVe siècle, Constantinople s’ouvre à la diffusion des œuvres scientifiques en arabe, en persan et en latin, et encore plus à la science juive diffusée par les karaïtes (p. 166). Les savants grecs réfugiés en Italie après la prise de Constantinople par les Turcs jouèrent un rôle important dans les débuts de la Renaissance italienne (pp. 171-179).

La République de Venise se montrait tolérante envers les chrétiens orthodoxes. Il y eut donc une tradition d’enseignement orthodoxe dans ces territoires qui échappaient à la domination ottomane, avec les collèges orthodoxes de Padoue (1653) et de Venise (1661) (p. 181).  Un grand nombre d’évêques et de patriarches orthodoxes étudièrent ainsi en Italie, et furent ensuite en mesure d’établir des collèges orthodoxes dans l’Empire turc (p. 193). Dès 1665, Alexandre Mavrocordatos enseignait les nouvelles idées de William Harvey sur la circulation sanguine à l’École patriarcale à Istanbul. Dans la mesure où le clergé orthodoxe devait aussi assurer la survie de l’identité nationale des Grecs, Slaves, Arabes et Roumains soumis à la domination ottomane, il n’est pas étonnant que des prélats se soient occupés de questions culturelles et scientifiques. Chrysanthe, patriarche de Jérusalem de 1707 à 1731, issu de l’illustre famille Notaras, avait étudié à Paris, devenue la nouvelle capitale des sciences, et est l’auteur d’une Introduction à la géographie et à la sphère (Εισαγωγή εις τα γεωγραφικά και σφαιρικά) qui, entre autres, présente le « système du monde selon René Descartes » (p. 215). Descartes, qui, sous la plume inattendue de Constance Ier, patriarche de Constantinople après avoir été archevêque du Sinaï, devient en 1820 le héros de la lutte contre la scolastique : « (…) Descartes le Français (…) libéra les prisonniers de la tyrannie des idées préconçues platonico-aristotéliciennes(…) [Descartes et Newton] ont à nouveau conféré à l’espèce humaine le droit, aboli il y a deux mille ans, de penser et juger par soi-même les sujets et de démontrer librement les présentes choses » (p. 235).

Constance Ier, patriarche de Constantinople. (Source : pandektis.ekt.gr)

Le livre contient ici un oubli de taille, puisqu’aucune mention n’est faite de Nicodème l’Hagiorite, mystique et canoniste, qui, à la fin du XVIIIe siècle, insérait dans son Manuel des Symboles (Συμβουλευτικόν εγχειρίδιον) des planches anatomiques d’une exactitude absolue sur la circulation sanguine pour justifier la tradition orthodoxe de la prière du cœur (cf. RP Georges Métallinos, Τουρκοκρατία, Akritas, Athènes 2000, p. 234 ; Un moine de l’Église d’Orient – pseudonyme du RP Lev Gillet -, La prière de Jésus, Livre de Vie, Paris 2000, pp. 48).

La Grèce conquiert son indépendance en 1830 et fonde en 1837 sa première université à Athènes. Il faut souligner que, malgré la pauvreté du pays, un accent important sera mis sur l’enseignement, de telle sorte que la Grèce exportera aussi de la main d’œuvre qualifiée. La France servira de modèle au nouvel État, avec la création d’une École des arts et métiers en 1840 (p. 241) et de l’Observatoire d’Athènes en 1842 (p. 243).  Pour la première fois, les scientifiques grecs, marqués par le saint-simonisme, puis par le darwinisme, vont commencer à s’éloigner de l’Église orthodoxe. Seul l’observatoire d’Athènes restera marqué par la tradition scientifique chrétienne (p. 261). Son directeur Démètre Kotsakis fut un des rares scientifiques à adhérer à la fraternité orthodoxe Zoï (Ζωή – la Vie), laquelle parvint en 1937 à créer l’Union chrétienne des scientifiques qui publia la revue Aktines (Ακτίνες -Rayons). Citons aussi le cas d’Aristippe Kousidis, professeur de béton armée et de résistance des matériaux, chrétien orthodoxe militant qui voyait dans l’équation E= mc2 la victoire sur le matérialisme (p. 260-261). La fraternité Zoï fut souvent critiquée pour avoir été plus puritaine qu’orthodoxe, mais la Déclaration de l’Union chrétienne des scientifiques (Διακήρυξις της Χριστιανικής Ενώσεως Επιστημόνων) publiée sous son influence en 1946 représente un effort intéressant pour faire la part entre Darwin et certaines utilisations idéologiques de ses idées (p.264). 

Le quart de siècle qui va de la défaite des communistes dans la guerre civile grecque (1949) à la chute du régime des colonels (1974) est marqué par une situation très tendue où toute la société est mobilisée contre la menace soviétique. Dans un pays qui lutte pour sa survie, même des scientifiques d’une faible religiosité devront donner des gages à la lutte pour la défense du christianisme orthodoxe contre l’athéisme marxiste. Le généticien américain Theodosius Dobzhansky, figure centrale de la théorie synthétique de l’évolution, qui avait gardé sa foi orthodoxe malgré sa jeunesse soviétique et son exil new-yorkais, fut affligé par les attaques des théologiens grecs lors de la conférence qu’il donna à Athènes en 1969 (p. 265). Les choses s’apaisèrent par la suite.

À quelques exceptions près, les relations entre la science et l’Église orthodoxe ont donc suivi un cours plutôt tranquille depuis deux mille ans. Ceci s’explique, sur la durée, par le maintien de la langue grecque, la survivance de l’État romain jusqu’en 1453, la tradition ascétique et mystique et l’enseignement des premiers Pères de l’Église. Sur les deux derniers siècles, cette « attitude flexible et modérée » (p. 272) a été aussi renforcée par la nécessaire compréhension dont l’Église orthodoxe doit faire preuve à l’égard des gouvernements des trois pays où elle est restée majoritaire, lorsque ceux-ci la laissent en paix. D’où une réticence à s’ingérer dans le domaine de l’instruction publique et des sciences.

Efthymios Nicolaïdis, Science et Orthodoxie, Classiques Garnier, Paris 2018, 310 pages.

(Comme on l’aura constaté, le livre de Nicolaïdis se concentre sur le vaste domaine du christianisme de langue grecque. Sur un autre versant, latin celui-ci, des rapports entre l’Église orthodoxe et l’Orthodoxie, il faudrait consacrer une chronique à la trilogie Théologie orthodoxe & science, écrite en français par le prêtre orthodoxe et docteur en génie biomédical Răzvan Ionescu, qui enseigne l’apologétique orthodoxe à Paris.)




La « fée de l’or vert » a tenu sa promesse de jeunesse

On la surnomme « la fée de l’or vert » ou parfois même « la shamane valaisanne »… Germaine Cousin-Zermatten avait presque 100 ans lorsque nous sommes montés la rencontrer en novembre 2023 là-haut sur sa montagne dans son chalet de Saint-Martin (VS) sur les hauts du val d’Hérens. Plus rare encore : malgré cet âge canonique, la sage valaisanne était belle et lumineuse. Belle et lumineuse car, derrière ses rides évoquant un de ces glaciers crevassé vu du ciel, brillait encore un regard joyeux et plein de vie. Pleinement joyeuse. Pleinement ici et maintenant. Pleinement connectée à sa « source » : la nature. Une fontaine de jouvence. Une fontaine de santé surtout dont l’Hérensarde connait bien des secrets. Et plutôt que de les garder pour elle, la nonagénaire a passé 25 ans de sa vie à les connaître en profondeur et à les partager. Pour cette « encyclopédie vivante », ça coulait de source… « Il y a des plantes pour tous les maux ! » assène-t-elle d’emblée.

Cette conviction a commencé à germer un 22 avril 1925. Ce jour-là, Germaine Cousin voit le jour dans le chalet parental de Saint-Martin à quelque 1400 m d’altitude. Elle est la huitième d’une fratrie de quatorze. Son père est gérant de la Coop locale mais aussi un petit paysan. Elle grandit au milieu des poules, des chèvres, des vaches et des plantes, à 20 km à pied du premier médecin mais à deux pas de connaissances ancestrales le remplaçant fichtrement bien. Celles des plantes médicinales et de leurs propriétés. Elle commencera à les découvrir tout naturellement enfant grâce à sa maman Alexandrine et à son grand-père paternel Pierre-Marie. Ce dernier lui enseigne aussi qu’en enlaçant un mélèze ou un sapin dans ses bras, on peut se recharger. La petite fille écoute fascinée et essaie. 

Une enfance valaisanne.

Et presque un siècle plus tard, cela fonctionne toujours. « Les anciens avaient conscience qu’en visualisant les énergies terrestres et cosmiques circuler en nous à travers ces arbres, on se nourrissait corps et âme », résume comme une évidence Germaine. Au mayen, elle confesse sentir encore la présence des esprits de la nature. Pour elle, ils sont une évidence comme les anges gardiens, les guides et les ancêtres qui veilleraient sur nous depuis les mondes invisibles… Elle l’explique sans essayer de convaincre mais comme une évidence là encore qui a l’écho de la vérité aux oreilles de ses interlocuteurs.

Un accident fondateur

En 1937, à 12 ans, la vie de la Valaisanne bascule sur la route de l’école où elle se rend en luge sur un chemin muletier. Alors qu’elle file à pleine vitesse, elle se retrouve face à face avec le traineau d’un paysan qui remontait. L’adolescente sort de sa trajectoire et chute lourdement. Le genou de sa camarade s’enfonce de plein fouet dans son dos. Une fois à l’école et le temps de se refroidir, elle ne peut plus marcher. Le médecin qui lui fait passer une radio est formel lorsqu’il déclare à sa mère : « Madame Zermatten, on ne peut rien faire pour votre fille. Elle a un tassement de vertèbres et une fissure à la colonne vertébrale. Elle va rester paralysée. » 

« Mais ma mère n’y a pas cru. Moi je pleurais et elle m’a dit : fais-toi pas de souci. Entre le Bon Dieu et moi, on va te sortir de là ! » La matriarche valaisanne prie quotidiennement pour la guérison et frictionne sa fille matin et soir avec la lotion d’arnica, de millepertuis et d’astragale, qui calme l’inflammation et aide à reconstituer les coussinets entre ses vertèbres. « Deux ans après, je n’avais plus mal. Le médecin était estomaqué mais m’a quand même dit que je ne pourrais ni cultiver la terre, ni avoir d’enfant et que je porterai un corset toute ma vie… » Le scientifique aura fort heureusement tort sur toute la ligne ! Germaine Zermatten tire de cette expérience fondatrice une foi profonde « très différente de la religion ». « La foi que je n’avais qu’à demander et que là-haut on m’aiderait ! Et je me suis aussi fait une promesse : que jamais je ne laisserai ce savoir des plantes se perdre » résume-t-elle simplement. 

Partage de connaissances en Haïti.

Dans sa jeunesse, la Valaisanne reste un peu atypique au village. Alors qu’avec ses copines, elle va admirer les étoiles filantes un soir après le chapelet hebdomadaire, toutes les autres font le même vœux : celui de trouver un beau et gentil mari. « Moi, j’ai demandé à connaître le monde et j’ai été exaucé notamment car les plantes m’auront fait voyager jusqu’au Burkina Faso et en Haïti, où j’ai eu la chance d’aller partager mes connaissances… » se souvient-elle joyeusement. Jeune femme, Germaine Cousin fut aussi fille de salle du côté de Crans-Montana et en plaine. Et elle partira même une année et demi travailler comme gouvernante en Angleterre. C’est le décès prématuré de sa maman adorée qui la ramènera au pays. Elle s’y mariera finalement à 29 ans avec Jean Cousin (décédé en 2012) un Lausannois qui fit carrière comme secrétaire au Tribunal cantonal. Elle travaille un temps comme hôtelière.

Son fils comme catalyseur

En 1956, arrive leur fils unique Raymond. Elle le soigne exclusivement par les plantes sans jamais le faire vacciner. « Je ne suis pas contre les médicaments mais contre les abus de médicaments. D’ailleurs, je n’en ai aucun chez moi et je n’ai pas vu de médecin depuis presque dix ans. Je préfère soigner la santé que la maladie en faisant de la complémentation estivale et hivernale et des cures automnales et printanières de plantes… » Une fois adulte, Raymond Cousin part faire de l’exploitation minière en Afrique. De là-bas, il joint souvent sa maman pour résoudre ses problèmes de santé et ceux de ses collègues, lesquels sont souvent corsés ! Une fois de retour, surpris par l’efficacité redoutable de ces recettes de grand-mère, il lui dit : « maintenant Maman, tu vas me mettre tout ça par écrit car, quand tu ne seras plus là, je ne saurai plus à qui les demander ! » 

Germaine Cousin, qui a déjà la cinquantaine bien tassée, fait mieux que s’exécuter : elle se met à faire patiemment le tour de la vallée pour recueillir et si possible tester sur elle les recettes des anciens. « Ce savoir, jadis très répandu, s’était beaucoup perdu et très rapidement avec l’arrivée de la chimie, dont on ne connaissait pas les effets secondaires. Les gens avaient perdu conscience de la valeur de la tradition… » Une émission de télévision lui donnera un sérieux coups de projecteur. Il s’agit de Téléscope, programme phare de la RTS, qui lui consacre un reportage très remarqué intitulé « La pharmacie des Dieux ». Après sa diffusion, son livre de recette se vend comme des petits pains. Son fils se met à fabriquer les pommades, sirops et lotions dont sa mère donne les recettes en conférence ou en séminaire. Il ira jusqu’à fonder son propre laboratoire et à y fabriquer des hydrolats et des huiles essentielles. Et en 2010, il rachète Santissa, la société de son principal fournisseur.

Sa mère et lui ont aujourd’hui huit livres à leur actif, lesquels ont été republiés dans leur propre maison d’édition. Cette œuvre, compilée en trois volumes, a figure de testament. Aujourd’hui encore, Germaine Cousin enchaîne les conférences et les ateliers. Sa sagesse est très demandée. « Je suis contente de pouvoir aider et ainsi de tenir la promesse que je m’étais faite à l’âge de 16 ans de ne pas laisser mourir ce savoir ancestral des plantes ! » Notre monde qui semble vouloir s’enfoncer dans la folie n’enraye guère son optimisme. « Les gens reviennent aux savoirs ancestraux. Ils sont de plus en plus conscients et je reste donc optimiste ! » La mort ? La « fée de l’or vert » ne la craint pas. « On ne meurt pas. On change seulement de plan et de toute façon, je suis prête pour cela. Prête mais pas pressée. Ça se passera bien de toute façon… »

www.santissa.com
www.germainecousin.ch

Six de ses plantes communes pour se soigner

Ail des ours
La feuille et le bulbe de cette plante de la famille des Alliacées ont des propriétés antiseptiques, anthelminthiques, dépuratives, rubéfiantes, hypotenseures et hypolipémiantes. On les utilise en cas de rhumatismes, d’hypertension, de cholestérol, de problèmes gastro-intestinaux. Et ce en teinture, sirop, décoction, jus, cataplasme de pulpe ou essence. Ses feuilles peuvent se préparer en pesto et en soupe ou être utilisées comme épices dans des salades.

Arnica
Les feuilles et fleurs de cette plante ont des propriétés antiseptiques, cicatrisantes, désinfectantes, dépuratives et sudorifiques. On les utilise en cas de brûlures d’estomac, d’abcès, de maladies de la peau, de mauvaise circulation, d’empoisonnement, de plaies, de goutte, de rhumatismes, de pneumonie et de tuberculose. Et ce en alcoolat, huile, pommade, teinture mère et tisane à très faible dose.

Bourrache
Les feuilles, tiges et fleurs de cette plante ont des propriétés adoucissantes, diurétiques, laxatives, dépuratives et sudorifiques. On les utilise en cas de bronchite, constipation, goutte, grippe, rougeole et soins de la peau. Et ce en alcoolat, bain, huile, pommade, sirop, teinture mère et tisane.

Bourse-à-pasteur
Les feuilles, fleurs et graines de cette plante ont des propriétés astringentes, hémostatiques et réduisent l’engorgement. On les utilise en cas de crampes intestinales, de cystite, de diabète, de dysenterie, de gonflement des articulations, de goutte, d’hémorroïdes, de maux de reins, de néphrite, de troubles de la prostate et de varices. Et ce en alcoolat, bain, cataplasme, huile, pommade, teinture mère et tisane.

Consoude
Les racines fraîches ou séchées de cette plante ont des propriétés adoucissantes, astringentes et cicatrisantes. On les utilise en cas d’articulations douloureuses, d’entorses et foulures, d’inflammation des muqueuses, de plaies, de rhumatismes et de varices. Et ce en bain, cataplasme, décoction, huile, pommade et poudre.

Dent-de-lion
Les racines, feuilles et fleurs de cette plante ont des propriétés antiscorbutiques, apéritives, cholérétiques, dépuratives, diurétiques et laxatives. On les utilise en cas d’albuminurie, de calculs biliaires, de calculs rénaux, de cataracte, de dartre, de dépuration du sang au printemps, de jaunisse et d’oreillons. Et ce en alcoolat, bain, cataplasme, en cuisine, poudre, teinture mère, tisane, vin apéritif et dépuratif.




La Marguerite des Marguerites

Cela fera bientôt un demi-millénaire que l’on lit l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Mais la sœur de François Ier fut bien plus qu’une prosatrice admirable et elle ne se limite pas à un seul livre. Une récente biographie par Patricia Eichel-Lojkine lui rend un hommage mérité. Je le confesse : j’ai eu autant de plaisir à lire ce livre que j’en avais eu, trente ans plus tôt, devant les nouvelles de la reine de Navarre. 

Marguerite a vécu dans un monde qui différait du nôtre par l’omniprésence de la mort infantile et juvénile. Il n’est pas de pire expérience que de voir mourir ses enfants, y compris « ceux qui n’ont pas vu le jour », selon la belle expression utilisée pour la commémoraison des morts lors de la proscomidie dans l’Église orthodoxe roumaine. La biographie de Marguerite d’Angoulême est ainsi remplie de décès prématurés, y compris celui d’un fils mort à six mois en 1530.  Nos ancêtres ne s’accoutumaient pas à ces morts ; ils en souffraient autant que nous ; mais ils essayaient de survivre par la foi. Et Marguerite, sœur de roi, souche de tant de rois puisqu’elle fut la grand-mère d’Henri IV par sa fille Jeanne d’Albret, fut avant tout une femme de foi. Mais de quelle foi s’agissait-il ?

Contrairement à sa fille, qui devait implanter la Réforme dans le Béarn en 1560, Marguerite est morte au sein du catholicisme romain – ce que Théodore de Bèze devait lui reprocher dans ses Icones en 1580-1581. Pourtant, toute sa vie s’est déroulée dans des cercles de « mal sentants de la foi », l’évêque Guillaume Briçonnet, Jacques Lefèvre d’Étaples, Clément Marot et bien d’autres. À travers la vie de la reine de Navarre, il est possible de découvrir les sources du protestantisme français, mais aussi de comprendre pourquoi la France du XVIe siècle n’a pas choisi la Réforme.

Les 95 thèses de Luther.

Un certain nombre de conditions semblaient pourtant réunies : un roi modéré ; sa sœur ouvertement réformatrice ; une hostilité permanente envers les champions de la Contre-Réforme qu’étaient les Habsbourg ; un clergé en grande partie ouvert au changement. Entre l’affichage des 95 thèses de Luther à Wittenberg le 31 octobre 1517 et l’affaire des Placards à Amboise dans la nuit dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, il y eut une période où tout semblait possible. La France était sans doute encline à accueillir un protestantisme de type luthérien, c’est-à-dire ouvert au compromis sur ce que Luther nommait les adiaphora (ἀδιάφορα) (cf. notamment l’article X de l’Epitomé de la Formule de Concorde), les choses indifférentes. Ce qui intéressait Marguerite et son entourage, c’était la doctrine luthérienne du salut par la foi, et la large diffusion de la Bible en français. En effet, la Sorbonne manifestait une hostilité fanatique à tout ce qui aurait pu transmettre aux masses la connaissance des Écritures. Il y a d’étranges constantes dans l’Histoire : l’Université, alors bastion du latin, aujourd’hui cheval de Troie de l’anglais, toujours hostile à la langue du peuple.

Tout aussi constant fut le combat de Marguerite pour la langue française. Le français comme langue de traduction des saintes Écritures, comme langue de prière, comme langue littéraire. La rédaction de l’Heptaméron s’inscrit aussi dans cette lutte, puisqu’il s’agissait de faire aussi bien que Boccace, mais en langue française. Cet engagement était partagé par son frère, qui fit enfin du français la langue officielle de ses États par l’édit de Villers-Cotterêts d’août 1539. S’il y a une personne que l’on est en droit de considérer comme la Mère de la Francophonie, c’est bien Marguerite de Navarre, non seulement écrivaine, mais aussi protectrice des arts et des lettres.

Mais ce qui ne pouvait attirer Marguerite, ce qui hérissait le plus grand nombre, ce que ne pouvait tolérer François Ier, c’est ce par quoi les réformateurs de langue française sont allés bien au-delà du luthéranisme : l’iconoclasme (combattu par Luther) et le refus de la présence réelle dans l’eucharistie (alors que Luther défendait la présence réelle – cf. article X de la Confession d’Augsbourg, article 6 des Articles de Smalkade, article VII de l’Epitomé de la Formule de Concorde). 

À cet égard, le lecteur de cette biographie arrivera sans doute à la conclusion que le principal responsable de l’échec du protestantisme dans le royaume de France fut le pasteur picard Antoine Marcourt, qui, depuis Neuchâtel, inondait la France de pamphlets où il prenait plaisir à offenser les croyances de la majorité de la population en matière de sacrements et de liturgie. Lorsque François Ier trouva un exemplaire d’un de ces tracts incendiaires, placardé sur la porte de sa chambre à coucher, il ne restait plus aucune porte ouverte pour une coexistence pacifique : dans les circonstances de l’époque, la moindre apparence de tolérance de la part du souverain lui aurait aliéné l’opinion publique et coûté son trône.

On était toutefois loin des massacres qui allaient accompagner les guerres de Religion sous les derniers Valois, puisqu’il y eut environ 170 exécutions pour cause de protestantisme durant tout le règne de François, et qu’on ne peut pas non plus attribuer au roi tous les arrêts des Parlements. En revanche, plane sur sa mémoire la macule d’avoir autorisé, malgré l’opposition de sa sœur, et après quatre ans d’hésitation, l’exécution de l’arrêt de Mérindol du parlement d’Aix-en-Provence, qui, pour la première fois, condamnait des suspects sans procès ni jugement préalable, et étendait des peines individuelles à une collectivité entière. Cette décision aboutit au massacre des Vaudois du Lubéron (pour éviter toute confusion, on devrait plutôt les appeler Valdésiens, comme en italien) par Jean Maynier, baron d’Oppède et président du Parlement de Provence.

Le massacre de Mérindol, par Gustave Doré (1832-1883).

Dans ce monde où les mariages étaient arrangés, et souvent interrompus par le veuvage (ce fut le cas de Marguerite qui perdit son premier mari en 1525) et où les enfants arrivaient rarement à l’âge adulte, les liens entre frères et sœurs avaient une importance considérable.  À partir du moment où François avait refusé le protestantisme, Marguerite ne franchirait pas le pas, ne pouvant envisager d’infliger une pareille douleur à son frère. Elle fit tout ce qu’elle pouvait pour protéger les protestants persécutés, mais elle ne les rejoignit pas. Marguerite avait toutefois bien d’autres attaches qui la retenaient dans le catholicisme, malgré ses penchants réformateurs, et le premier de ces liens était la foi dans les sacrements. Son cas a probablement été celui de milliers d’autres, et explique comment le protestantisme français s’est condamné à une condition de minoritaire.

Rien n’est plus touchant dans la vie de la reine de Navarre que l’attachement qu’elle éprouvait pour son frère, de telle sorte que la mort de l’autre le 31 mars 1547 présageait la mort de soi le 21 décembre 1549. Comment ne pas citer ici les vers composés par Marguerite à la mort de François :

Mes larmes, mes soupirs, mes cris

Dont tant bien je sais la pratique

Sont mon parler et mes écrits

Car je n’ai autre rhétorique.

Marguerite fut une grande poétesse, même si le jugement de la postérité a donné raison à Claude Gruget, éditeur de l’Heptaméron en 1559, qui avait prévu que c’est ce recueil de nouvelles qui vaudrait à la reine de Navarre de rester dans les mémoires. Un siècle plus tard, elle servait déjà de source d’inspiration à Jean de La Fontaine pour un de ses Contes(La servante justifiée) :

Pour cette fois, la Reine de Navarre

D’un « c’estoit moy » naïf autant que rare,

Entretiendra dans ces Vers le Lecteur.

Parmi ces nombreux visages de Marguerite, c’est la réformatrice religieuse que je voudrais retenir en conclusion. L’Europe connaît depuis le début du XXIe siècle des mutations religieuses importantes, qui ne se limitent pas à l’implantation de l’Islam. Des bastions réputés inexpugnables de l’Orthodoxie (Roumanie) ou du catholicisme (Pologne) se déchristianisent. En revanche, l’athéisme marxiste-léniniste, qui paraissait inébranlable, recule ici ou là au profit de l’Islam (cas de la Russie) ou du protestantisme (cas de l’Ukraine). 

En France, la religion qui progresse le plus vite est le protestantisme. De même, la Réforme s’est solidement implantée dans les anciennes colonies françaises et belges, où la langue française s’est, elle aussi, enracinée. Je possède une édition de la liturgie luthérienne en français réalisée par la filiale canadienne du Synode du Missouri à l’intention de paroisses francophones fondées, non seulement au Québec, mais aussi en Amérique anglophone, par des immigrés africains et malgaches.

Toutefois, il semble que ces convertis d’Afrique et de France aient en grande majorité rejoint des Églises anhistoriques et qu’ils connaissent fort peu les racines du protestantisme de langue française. Ce serait un grand bonheur pour moi si ces quelques lignes consacrées à la Marguerite des Marguerites trouvaient un lecteur dans ces milieux et amenaient l’un de ces nouveaux convertis à s’intéresser à ces grandes figures intellectuelles et spirituelles qui s’épanouirent sous le règne de François Ier

André Birmelé et Marc Lienhard, La foi des Églises luthériennes, Cerf/ Labor et Fides, Paris / Genève 2003, 605 pages.

Carl E. Braaten, Principles of Lutheran Theology, Fortress Press, Philadelphie 1983, 144 pages.

Église luthérienne du Canada, Liturgies et cantiques luthériens, Winnipeg 2009, 864 pages.

Patricia Eichel-Lojkine, Marguerite de Navarre, Perrin, Paris 2021, 395 pages.

Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, édition par Simone de Reyff, GF Flammarion, Paris 1982, 564 pages.




Pour une modernité héroïque : Ernst Jünger 

Évoquez le nom d’Ernst Jünger et immédiatement une silhouette se détache sur l’arrière-plan des tempêtes de l’histoire européenne : celle d’un penseur au carrefour du guerrier et du philosophe, un écrivain fasciné à la fois par le feu des batailles et par les grandes dynamiques de la modernité. Né en 1895 à Heidelberg, Ernst Jünger a vécu en tant que soldat, écrivain et philosophe, incarnant un parcours intellectuel singulier, profondément marqué par les convulsions et les soubresauts du XXème siècle. Son essai Le Travailleur (Der Arbeiter), publié en 1932, constitue l’une des clefs de lecture pour comprendre son rapport complexe à l’époque industrielle et aux forces qui structurent le monde moderne.

Bon nombre de pamphlétaires ont pris la plume pour dénoncer la décadence de notre époque, les maux du progrès déshumanisant ou cette monstrueuse bureaucratie qui enserre l’individu. Jünger, plus qu’un simple polémiste, fait toutefois office de voyant, celui qui perçoit les contours de ce nouveau type humain qu’il nomme le Travailleur. Sous le titre éponyme se profile un essai métapolitique, écrit dans les années de la République de Weimar, alors que l’Allemagne agonise sous les coups de l’inflation, de l’humiliation du Traité de Versailles et de la montée des extrémismes. C’est dans ce contexte d’effondrement que Jünger érige l’idée du Travailleur, qui se rapproche de l’individu absolu de Julius Evola, épousant la dynamique nouvelle de la technique et du pouvoir, quitte à sacrifier son individualité au profit d’une action collective.

Témoin et acteur d’un monde en transformation

Avant d’entrer dans l’analyse du Travailleur, un détour par la biographie d’Ernst Jünger s’impose. Dès son plus jeune âge, Jünger s’engage volontairement dans la Légion étrangère, une aventure qui préfigure déjà son attrait pour l’exploration des limites humaines. C’est cependant pendant la Première Guerre mondiale qu’il se fera connaître, ses carnets de guerre donnant naissance à son ouvrage Orages d’acier, publié en 1920, dans lequel l’expérience brutale des tranchées se transfigure en épopée héroïque. Pour Jünger, la guerre représente une intensité existentielle sans pareille, un phénomène qui, paradoxalement, apporte à l’homme une forme de clarté et de transcendance. Ce rapport au conflit et à la violence marquera toute son œuvre.

Une figure nietzschéenne

« L’ère du Travailleur, écrivait-il, est celle d’une domestication de la technique par un être qui se confond avec elle. » Cette phrase, qui pourrait sembler anodine au lecteur inattentif, est en vérité le cœur battant de la réflexion jüngerienne. Il ne s’agit pas ici d’une simple révolte contre la mécanisation, mais d’une acceptation pleine et entière du fait que l’humain s’efface, non dans la passivité, mais dans une sorte de glorification ascétique du rôle de la machine. Jünger, à l’instar de Nietzsche, admire cette volonté de dépassement. Pour lui, le Travailleur est un type humain qui se distingue non par ses attaches à la culture ou à l’intellect, mais par son endurance, sa capacité à être ce rouage conscient dans la gigantesque machinerie qu’est l’État moderne. En ce sens, le Travailleur n’est ni un prolétaire révolutionnaire, ni un bureaucrate, mais une sorte de surhomme mécanique, froid et implacable, debout au milieu des ruines et prêt à la « révolution silencieuse » (J. Evola).

Les constructeurs, de Fernand Léger, 1950.

Au-delà de la classe ouvrière

Il faut bien admettre que Le Travailleur est l’une des œuvres les plus énigmatiques et puissantes de Jünger. A première vue, ce texte pourrait sembler être une apologie de la classe ouvrière dans la lignée des pensées marxistes. Cependant, la figure du Travailleur chez Jünger dépasse de loin la dimension sociale et économique du prolétaire telle que l’envisage Marx. Le Travailleur de Jünger est avant tout une figure mythique, une nouvelle forme anthropologique, une force transcendante incarnant l’ère de la technique.

Dans cet ouvrage, Jünger voit la technique comme une force autonome qui ne se contente plus d’être un simple outil au service de l’homme mais qui s’impose comme une structure organisée, régissant les sociétés modernes. La forme (Gestalt) du Travailleur s’inscrit dans cette nouvelle réalité : « L’homme contemporain est façonné par la technique plus que par tout autre facteur. Et c’est sous l’influence de la technique qu’il doit aujourd’hui accomplir son destin ». Ainsi, le Travailleur chez Jünger est celui qui incarne cette nouvelle soumission à la technique, mais qui, dans cette soumission, trouve aussi une forme de puissance inédite.

On le voit bien, Jünger n’est pas un marxiste, bien au contraire. Là où les disciples de Marx voient dans la mécanisation une aliénation, Jünger discerne un moyen de transformation et de perfection. « L’homme se fond dans la technique », écrit-il, « et c’est là le seul chemin vers la maîtrise du chaos moderne ». Cette fusion entre l’homme et la machine n’est pas une régression ; c’est une sublimation de l’homme dans l’acier, le béton et l’action. Cela confère au Travailleur une essence qui dépasse celle du simple exécutant : il devient une figure héroïque.

N’oublions pas que Jünger a, lui-même, été un héros de la Première Guerre mondiale, décoré pour sa bravoure. Ses réflexions sur la guerre, dans son œuvre magistrale Orages d’acier, préfigurent déjà cette admiration pour l’acier et la modernité. Quand certains voient dans la Grande Guerre un massacre déshumanisant, Jünger perçoit la naissance d’une nouvelle humanité : celle qui accepte la guerre comme une forme de purification, où l’individu apprend à se fondre dans la masse en embrassant la discipline et l’ordre.

Le dépassement de l’individu bourgeois

Dans Le Travailleur, Jünger se fait aussi le critique acerbe du libéralisme bourgeois. Le Travailleur n’est pas seulement une figure socio-économique, il est surtout le symbole du dépassement de l’individualisme bourgeois, que Jünger associe à la faiblesse morale et à la décadence. Quand le bourgeois se replie sur le confort matériel et son existence personnelle, le Travailleur s’inscrit dans un ordre supérieur, celui de la technique et du destin collectif.

L’idée de l’individu est donc en crise. Jünger postule qu’à l’ère de la technique, l’individu ne peut plus être considéré comme une fin en soi. Au contraire, il doit se fondre dans un collectif, dans une forme qui le dépasse : « Le Travailleur n’est pas seulement une condition sociale, mais une figure universelle de l’homme de l’époque moderne ». 

« Le Travailleur incarne une force anonyme, collective, qui se moque des individualismes désuets et des idéaux bourgeois du XIXème siècle. » En effet, l’homme de cette nouvelle ère n’est plus guidé par la liberté ou la recherche du bonheur individuel, mais par l’efficacité et la productivité. Ce Travailleur est indissociable de la technologie et des structures sociales industrielles qui façonnent l’époque moderne. Jünger, tout en étant critique face à la modernité libérale, n’en fait pas pour autant un réquisitoire réactionnaire. Il ne prône pas un retour à un passé idyllique ; au contraire, il exhorte ses contemporains à embrasser cette nouvelle réalité, même si elle semble implacable et déshumanisante. Dans un certain sens, la modernité est pour Jünger un fait accompli, et il s’agit dès lors de l’appréhender dans toute sa radicalité et de la vivre avec éthique et style.

Le Travailleur face aux idéologies politiques

L’une des dimensions les plus intéressantes de l’essai est la position ambivalente de Jünger face aux idéologies de son temps. Le Travailleur ne peut être facilement classé dans les catégories politiques traditionnelles. En effet, Jünger n’était ni un réactionnaire, ni un conservateur dans le sens strict du terme, ni même un partisan des idéologies totalitaires qui émergeaient à l’époque, bien qu’il ait été courtisé par les nazis.

« L’État totalitaire ne comprend pas que le Travailleur n’a besoin ni de servitude ni de liberté, mais seulement d’une mission et d’un ordre. » Pour Jünger, l’idéal démocratique libéral, centré sur l’individu, est dépassé. Il critique violemment la société bourgeoise et ses institutions, mais ne cède pas non plus au collectivisme d’inspiration marxiste. Le Travailleur ne cherche ni l’égalité ni l’émancipation au sens où l’entend la gauche de son époque, mais se trouve guidé par un principe supérieur d’accomplissement technique et guerrier. Ce qui intéresse Jünger, c’est la manière dont le Travailleur transforme le monde et la façon dont il intègre la guerre, non pas comme une calamité, mais comme un mode d’être au monde, un rituel où l’homme, dans toute son énergie et sa force, peut se transcender.

Sur le plan politique, Le Travailleur est parfois lu comme une apologie des régimes totalitaires, ou du moins des régimes fondés sur une mobilisation totale des masses. Le Travailleur chez Jünger est celui qui accepte de se soumettre à un ordre supérieur, celui de la technique, et qui sacrifie son individualité pour participer à une œuvre collective. Cet aspect a souvent été utilisé pour accuser Jünger de sympathies fascistes.

Toutefois, Jünger reste fondamentalement un penseur ambivalent. S’il voit dans la figure du Travailleur une nouvelle forme d’héroïsme, il n’en reste pas moins méfiant face aux excès totalitaires. Dans ses œuvres postérieures, il se distanciera clairement des idéologies fascistes et autoritaires, tout en maintenant une critique acerbe de la démocratie libérale et de l’individualisme.

Une modernité ambivalente

L’essai ne fait pas l’apologie de la violence ou de la guerre, bien que Jünger n’en nie pas les aspects créateurs. Il s’agit plutôt d’une méditation sur les forces en jeu dans la modernité. Dans cette vision du monde, le Travailleur apparaît à la fois comme une victime de l’évolution technologique et comme un agent puissant de celle-ci. Cette dualité rend la lecture du Travailleur particulièrement complexe. 

Ce qui frappe, c’est l’attitude paradoxale de Jünger face à la modernité. D’un côté, il voit dans le Travailleur une figure qui pourrait représenter une sorte de renouveau spirituel, une force capable de transcender la mollesse du bourgeois et la déliquescence des vieilles valeurs. D’un autre côté, il semble aussi esquisser une dystopie, où l’homme moderne est aliéné par la technique, où la soumission à l’ordre technocratique conduit à une déshumanisation progressive. « L’ère de la technique est celle de l’organisation totale, où l’homme devient à la fois maître et esclave de ses propres créations ».

Le Travailleur d’Ernst Jünger est un essai puissant et complexe, qui continue de résonner dans notre époque marquée par la montée en puissance de la technique et la remise en question des modèles politiques traditionnels. En créant cette figure mythique du Travailleur, Jünger a ouvert une réflexion profonde sur la place de l’homme dans la modernité, sur la manière dont la personne s’efface devant les forces anonymes qui façonnent l’histoire.

Le propos de Jünger n’est jamais univoque. Il faut lire Le Travailleur avec l’œil d’un observateur des paradoxes de la modernité, un penseur fasciné par la technique tout en étant conscient de ses dangers. En cela, Jünger s’inscrit pleinement dans la grande tradition des philosophes critiques de la modernité, aux côtés de Nietzsche, Heidegger ou encore Ellul. 

En somme, Le Travailleur est un texte fascinant qui, tout en plongeant dans l’angoisse de la modernité, cherche à en extraire une forme de transcendance. Jünger y dépeint un monde où l’homme n’est plus libre au sens où l’entendaient les Lumières, mais où il peut encore trouver un sens dans l’action, la technique et la guerre. Que l’on approuve ou non cette vision, force est de constater que Jünger reste une figure incontournable de la pensée européenne du XXème siècle, et que Le Travailleur continue de résonner dans nos débats contemporains sur la place de la personne dans la société de plus en plus technicisée et déshumanisée.

Paul Sernine

Paru en 2019, ce volume permet de suivre l’évolution de la pensée de l’auteur jusque vers l’anarchisme conservateur et l’écologie.

Une vie

Né le 29 mars 1895 à Heidelberg, en Allemagne, Ernst Jünger est surtout connu pour son expérience de soldat pendant la Première Guerre mondiale, qu’il relate dans Orages d’acier (1920). Cette expérience de la guerre a façonné son regard sur le monde et a influencé nombre de ses écrits ultérieurs. Jünger a traversé le XXème siècle comme un observateur critique et parfois engagé de son temps. Après la Seconde Guerre mondiale, il se tourna vers une réflexion plus philosophique, marquée par un intérêt pour la nature, l’anarchisme et la mystique. Il est décédé en 1998 à l’âge de cent deux ans, laissant derrière lui une œuvre riche et originale.

Le travail

« Ce matin en forêt, pour abattre du bois. Je m’y suis pris trop tard dans l’année : les bouleaux saignaient abondamment. Travail fatiguant. Je me suis dit : « Au fond, tu aurais pu envoyer quelqu’un d’autre, en le payant. Pendant ce temps, tu aurais pu gagner chez toi, et confortablement, plusieurs fois ce que tu perdais ainsi ».

Réplique : « Oui, mais tu ne te serais pas mis en sueur. ».

Bien – car dans notre monde, il n’est rien de plus inadmissible que de comparer deux activités en prenant l’argent pour critère. Nous tombons alors au niveau du « times is money », cette devise qui est aux antipodes de la dignité humaine. Au contraire il y a de la vérité dans la réflexion de Théophraste : « Le temps est une dépense précieuse. »

Tout travail comporte quelque chose qui ne peut se payer et donne une satisfaction qui se suffit à elle-même. C’est sur ce principe que se fonde l’économie véritable du monde, l’équilibre en profondeur du gain et de la dépense, le bénéfice assuré.

S’il en était autrement, le paysan devrait se mettre sous la dépendance du cours de la Bourse, et non de la terre, du soleil et du vent. L’auteur devrait étudier l’humeur changeante des masses et adapter son œuvre aux lieux communs reçus. Les fleurs disparaîtraient des jardins, et le superflu de la vie. Il n’y aurait plus ni haies, ni bosquets d’agrément, ni ruisseaux serpentants, ni espace vide entre deux champs.

Le travail devient sacré par ce qui, en lui, ne peut être payé. Nés de cette part divine, bonheur et santé se déversent sur les hommes. On pourrait aussi dire que la valeur du travail se mesure à la part d’amour qui s’y dissimule. En ce sens, le travail devient semblable au loisir : au plus haut niveau, l’un et l’autre se confondent. J’ai vu un laboureur derrière ses chevaux ; devant lui, la glèbe se retournait aux rayons du matin et semblait se revêtir d’or. La récolte n’est qu’un revenu tiré de cette opulence. »

Ernst Jünger, La cabane dans la vigne (Journaux de guerre II 1939-1948), 30 mars 1948.

Le travail comme l’expression d’un être particulier

« Le travail n’est donc pas l’activité en soi, mais l’expression d’un être particulier qui tente de remplir son espace, son temps, sa légitimité. Il ne connaît donc aucune opposition en dehors de lui-même ; il ressemble au feu qui dévore et transforme tout ce qui est combustible et que seul son propre principe peut lui disputer par un contre-feu. L’espace du travail est illimité de même que la journée de travail englobe vingt-quatre heures. Le contraire du travail n’est pas le repos ou l’oisiveté, mais dans cette perspective il n’y a aucune situation qui ne soit conçue comme travail. » 

Le Travailleur (1932)

Pour aller plus loin…

  • Julien Hervier, Ernst Jünger – Dans les tempêtes du siècle, Fayard 2014.
  • Ernst Jünger, Essais, La Pochothèque 2021.
  • Ernst Jünger, Journaux de guerre, 2 tomes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2008.
  • Julius Evola, La Figure du Travailleur chez Ernst Jünger, La Nouvelle Librairie 2020.



Sursum corda !

C’était un samedi de septembre parfaitement banal. Un de ces tout petits matins sur la terre où les fêtards retournent difficilement chez eux, des toxicomanes tentent poliment de nous arnaquer sur les quais, et où les trains arrivent à l’heure. Miracle suisse où même une société épuisée sait encore prendre des airs de haute civilisation. Heureux pays qu’un père et son fils s’apprêtent à remettre à l’Éternel auquel ils croient encore.

Ce samedi-là, à Fribourg, quelque 125 pèlerins – jeunes pour la plupart – allaient se retrouver pour marcher une solide quarantaine de kilomètres sur le week-end, assortis d’une nuit sous tente. Il ne s’agissait pas de marcher pour marcher, mais de faire revivre un vénérable pèlerinage menant jusqu’à Notre-Dame des Marches, lieu de guérisons miraculeuses situé à Broc, en Gruyère. Au menu de ce pèlerinage, que nous vous avions présenté ce printemps, chapelets, ampoules au pied et dépassement de soi. Comme 500 chrétiens évangéliques qui s’étaient réunis une semaine plus tôt à Lausanne, ces quêteurs d’absolu se retrouvaient dans un désir à la fois spirituel, mais aussi identitaire.

Notre compte-rendu en vidéo.

Identitaire : le mot fait peur. Pour beaucoup, il est synonyme d’extrême-droite, d’idolâtrie païenne de la race ou de haine de l’autre. Mais l’homme, et le pèlerin à plus forte raison, n’est pas une espèce que l’on fait pousser hors sol. Il n’est pas, pour citer une belle formule de l’écrivain français George Bernanos, un petit cornichon sans sève que l’on élève directement en pot. Épousant les paysages d’une ville ou de tout un canton lors de son périple, il aime à rappeler que la foi chrétienne, pour universelle qu’elle soit, ne refuse pas les patries charnelles. Le croyant proclame avec ses pieds que son Dieu a voulu que le tout ne manque pas du particulier. Hissant les drapeaux, affirmant sa reconnaissance de vivre en paix et en sécurité, le chrétien rappelle aussi qu’on a le droit de défiler sans dénoncer quoi que ce soit, sans onduler en string sur un char techno et sans se coller la main sur la route.

Crédit photo : notredamedelafoi.ch

D’aucuns pourraient s’étonner que dans une publication comme la nôtre puissent cohabiter des articles élogieux sur des initiatives de chrétiens évangéliques, de catholiques traditionnels et même, comme dans notre entretien de ce mois avec le journaliste Martin Bernard, d’apologètes de l’anthroposophie. C’est que nous sommes toujours du côté de ceux qui s’efforcent de reconstruire une civilisation en ruines. Qu’il y ait parmi eux des personnes qui se sentent en opposition les uns avec les autres ne nous importe peu. « Nous sommes l’un pour l’autre des pèlerins qui peinons vers un même idéal », comme l’avait écrit Saint-Exupéry et nous avons à cœur de cultiver l’amitié par-delà les différences. Toujours.

Besoin de grandeur. Photo DR

Lorsque des chrétiens, identifiables en tant que tels, osent encore proclamer leur foi dans les rues et sur les chemins, lorsqu’unis dans une même cordée, vers un même sommet en quoi ils se retrouvent (Saint-Exupéry, toujours), ils rappellent au monde que leur civilisation est belle, et qu’elle mérite d’être défendue, ils ne font pas de la basse politique. Ils ne désignent pas un ennemi, ne proposent pas de grandes réformes et ne se posent pas non plus en victimes. Lâchant l’écran, quittant leur confort, ils partent simplement à la reconquête de leur identité, et proposent un exemple dans lequel les personnes de bonne volonté pourront se reconnaître. Peu importe à l’observateur que des pasteurs ou des prêtres guident leurs pas, c’est le type d’hommes qui en ressort qui doit nous intéresser.

Effort, dépassement, transmission, gratitude… Toutes ces attitudes appartiennent au grand catalogue des valeurs morales de l’Humanité avec un grand H. Le pèlerinage, d’ailleurs, n’est pas une spécialité chrétienne mais un invariant anthropologique. Il le reste, du moins, tant que les fondations civilisationnelles n’ont pas été corrompues par l’hédonisme et le relativisme. Le déplacement vers l’espace sacré rappelle que tout ne se vaut pas, et que l’homme n’a d’autre choix que de chercher à quitter cette terre en créature plus haute qu’il n’y est entré, comme l’avait rappelé le grand Soljenitsyne. Le pèlerinage, la marche vers une cathédrale ou une chapelle rappelle au croyant comme à l’athée qu’il doit subsister des lieux à l’abri des bruits du monde.

                                                                                       * 

Telle est la leçon du mois écoulé : nourris des sacrements ou de la lecture de la Bible, des Suisses ont peiné sans le savoir, parfois sans bien se connaître, vers un même idéal. Si cette modeste feuille peut leur permettre de se rencontrer et de bâtir, dans l’enthousiasme de la jeunesse et le mépris des divisions inutiles, nous aurons été fidèles à notre mission.

Haut les cœurs !