La violente crise Miss.Tic d’Avignon

Elle voulait « la France au Maliens », ne croyait qu’en « un Éternel féminin » et partageait volontiers les dernières nouvelles de ses organes reproductifs avec le monde entier. « Elle », c’est Miss.Tic, Radhia Anouallah de son vrai nom, dont l’œuvre est à l’honneur tout au long du parcours de visite du palais des papes d’Avignon jusqu’en janvier 2025. C’est ici, dans ce bâtiment somptueux que la tête de l’Église catholique avait fui l’instabilité politique de Rome entre le XIVème et le premier quart du XVème siècle. 

Spectaculaire collision, cette première exposition post-mortem de l’artiste parisienne est présentée comme son « ultime provocation » sur un panneau disposé au début de la visite, à quelques pa(pe)s de la machine à café Lavazza. Mieux, l’obligation de se coltiner l’œuvre de cette « enragée » nous est même assénée comme « un dernier pied-de-nez à l’histoire et au pouvoir dans un lieu de la puissance masculine ».  Preuves indubitables du caractère sulfureux du programme : les logos de soutiens étatiques de l’exposition, ainsi que celui de la FNAC.

Quand le misérable rencontre le colossal.

Face à un menu si peu alléchant, le visiteur un brin délicat se décidera peut-être à contourner les créations de cette « poétesse de la ville et artiste dans la cité ». Espoir rapidement déçu : dès la première chapelle, sublime, une vidéo tourne en boucle où la nouvelle maîtresse des lieux explique puiser son inspiration « dans son vécu ».  Quelle audace ! Comment se concentrer sur des fresques qui ont traversé les siècles quand une artiste au nom de sorcière (le pseudo de l’artiste est tiré des aventures de Picsou) nous dit cent fois que son œuvre est éminemment subjective et qu’elle fait la part belle à quelque synergie ? Alors on se force, et on se dit que l’on pourra faire abstraction de l’écran pour se noyer dans la beauté des lieux. Mais si la beauté sauvera le monde (d’après Dostoïevski et beaucoup de tatouages de ceux qui ne l’ont pas lu), elle ne nous libèrera pas de Miss.Tic. Au vrai, l’artiste n’est de toute façon pas la seule nuisance de l’endroit, qu’il convient de visiter en portant un histopad, sorte d’iPad encombrant et reproduisant la réalité médiévale des pièces grâce à des QR codes situés sur des bornes.

L’histopad porte l’estocade

Remarquable, ce travail de restitution n’en a pas moins pour effet de rendre les visiteurs totalement étrangers à la réalité qui les entoure, particulièrement les plus jeunes. Ainsi la figure de cet enfant, dans un minuscule escalier médiéval, qui s’engage sans prêter attention à l’endroit où se poseront ses pas – sans doute dans le vide. Mourir pour des idées, ironisait Brassens, l’idée est excellente, mais mourir pour un histopad, voilà qui jetterai un froid chez les modernes. 

Rien que ça.

Et modernes, nos jeunes visiteurs le sont assurément, à croire ce garçon de huit ou neuf ans qui demande à sa génitrice « il porte quoi le monsieur » devant une représentation du Portement de la Croix. Plus facile, en effet, de comprendre la prose de Miss.Tic qui, avec ses pochoirs, nous indique sur un mur voisin qu’on n’est « ni de droite ni de gauche » mais bel et bien « dans la merde ». Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites ! Les plus politisés apprécieront aussi à sa juste valeur l’affirmation selon laquelle « nous sommes tous en situation irrégulière ». On regrettera simplement que la glorieuse épopée créatrice de la dame, décédée en 2022, ait eu lieu à une période où le masculin générique sévissait encore librement. Mais peu importe puisqu’une touriste aux cuisses de dinosaure s’enthousiasme pour tant de vista, au point de discuter de la portée philosophique de chaque slogan avec un mari à moustache dépassé par les événements. Lui qui espérait une ambiance Da Vinci Code, quelle douleur de se retrouver face à sa moitié désormais investie d’une mission de rééducation ! 

Pour lire la suite de ce reportage, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement :: https://lepeuple.ch/sabonner/

De quoi se souviendront les hommes…

Il est temps de nous diriger vers la grande chapelle, non sans avoir appris en route que le sexe est « au cœur de la vie » et l’amour « au cul de l’existence ». Le ton reste cru, mais c’est qu’à l’époque où elle réalisait cette nouvelle série, Miss.Tic exposait en galerie, mais en ayant abandonné « ni la rue, ni la révolte », comme l’indique un nouveau panneau. 

Nous découvrons l’espace rituel principal du palais des papes, immense vaisseau de pierre débarrassé des symboles de l’ancienne religion. Tout autour de nous, des pièces reproduites sur de faux murs recréent une ambiance de Street Art. Dans une sacristie, des enfants regardent une vidéo de l’artiste en train de réaliser des découpages de sa seule main valide tandis que, réduits au silence pour l’éternité, des gisants de papes se trouvent à quelques centimètres. L’un d’eux – un enfant, donc, pas un pape – se réjouit soudain : sur son histopad, il vient de remporter un trophée d’enquêteur en herbe. Non pas pour avoir bien observé les fresques ou l’architecture des lieux, mais parce qu’il a trouvé des éléments cachés dans la recomposition 3D des pièces qu’il a visitées par écran interposé. 

Le monde comme il ne va pas.

Anesthésiés par la transformation de l’histoire en jeux vidéo, abreuvés de révolte conformiste, de quoi se souviendront les plus jeunes ? Sauront-ils qu’à une époque, des hommes affreusement cisgenres sont morts sur les chantiers d’édifices religieux aujourd’hui colonisés par les poncifs contre la domination masculine de Miss.Tic ? Comprendront-ils que notre civilisation était plus belle lorsque les artistes croyaient toucher le Ciel avec le pinceau ou la truelle ? Sauront-ils encore rêver de temps où des tableaux commandés avec de l’argent public ne servaient pas à appeler à la « turlutte générale » et à « arrêter de tout avaler » ?  Toute époque, sans doute, s’achève en carnaval. Mais le nôtre est triste. 

La visite, saccagée par l’acouphène Miss.Tic, touche à sa fin. Les enfants, trois par trois, sont encore invités à perdre un peu de leur part de rêve sur l’autel de la rébellion ludique.  Une dernière pièce est consacrée à une œuvre collaborative. L’expérience se déroule sous la férule d’une jeune collaboratrice – une saisonnière sans doute – certaine de participer à l’avènement d’un monde meilleur en portant plus loin le message d’une Miss.Tic sans réaliser qu’il est aujourd’hui le discours dominant des castes lettrées. Un message boboïsant, sans frontièriste, sans passé et sans futur. Un message que l’on aimerait jeter dans la même benne que l’ histopad qui vient de nous cogner deux heures contre les genoux.

Tuer le réel ne suffisait pas

Une fois sortis de la boutique souvenirs, nous regardons vers le sommet des murs de l’édifice, en quête de nuages bien absents en cette fin juillet. Et l’on se dit qu’aux dimensions colossales des réalisations de nos ancêtres, notre époque n’a de cesse d’opposer l’intime, le minuscule, quand ce n’est pas le misérable. Quelque part, une commissaire d’exposition s’est-elle dit « On va leur faire payer leur machin hétéronormé, à ces touristes » ? Nul doute en tout cas que quelque tête pensante à anneau dans le nez a dû trouver un tel projet « disruptif » lors d’une discussion de café avec son collègue vegan.

L’écrivain Philippe Muray, dès les années 1990, avait annoncé la « festivisation du réel », c’est-à-dire sa colonisation par un mélange de régression enfantine et de judiciarisation des rapports sociaux pour les réfractaires. À ce virage dans une hyperréalité de substitution s’ajoute aujourd’hui un processus de destruction systématique et quasiment industriel de la longue mémoire des peuples. Alors que les autres civilisations se refusent à entrer dans un tel processus suicidaire, la permanence d’un fond culturel commun semble pourtant seule à même de permettre aux Européens de traverser les temps d’épreuves auxquels ils semblent destinés. 

La culture comme entreprise de démolition.

À la Révolution française, les nihilistes arrachaient les têtes des saints pour se faire quelques sous et souiller les Églises de leurs pas. C’était encore bien artisanal. Désormais, des expositions parallèles et des écrans effectuent un travail remarquable pour que jamais plus un enfant sache où ceux qui l’ont précédé avaient placé leurs espérances. On peut bien sûr juger ces espérances absurdes, quand on n’a pas la foi, mais elles avaient fait traverser des océans, peindre la chapelle Sixtine et bâtir des cathédrales.   

Ce n’est donc pas à une exposition un peu audacieuse que nous avons été soumis. Elle est le symptôme des moyens colossaux dont disposent aujourd’hui les rebelles subventionnés pour qu’à la sortie d’un édifice religieux, les enfants en sachent davantage sur le sexe oral que sur la figure fondatrice de leur civilisation, un homme qu’on appelle le Christ.  




Voyage dans la cinquième dimension 

Prenons le cas de ce qui se fait de mieux en vulgarisation scientifique en langue française : l’astronome d’origine vietnamienne Trinh Xuan Thuan. Auteur sérieux, il mentionne l’hypothèse de Kaluza, mais croit que son auteur était « un physicien polonais » (Le chaos et l’harmonie, page 559 de l’édition Bouquins de 2022). Or, c’était un mathématicien allemand. Triste destin d’un génie, déjà méconnu de son vivant. Certes, le nom de Kaluza est polonais (kałuża = flaque, mare), et il était catholique romain dans une Prusse-Orientale plutôt luthérienne. Mais il était Allemand – qui plus est, décoré de la Croix de Fer en 1917. Il était donc un produit du système éducatif mis en place par Wilhelm von Humboldt, qui avait réorganisé l’enseignement secondaire prussien pour construire des hommes complets, connaissant les sciences exactes, les langues et le travail manuel. (C’est ainsi que Kaluza fit un apprentissage de relieur.) Ce système a, au bout de quelques décennies, donné à l’Allemagne une avance scientifique et technique impressionnante sur le reste du monde, dont elle fit ensuite l’usage déplorable que l’on sait.

Kaluza, qui n’appréciait guère l’armée, en 1918.

Au-delà de l’enseignement obligatoire, dans le système scolaire allemand de l’époque, des trois langues classiques (grec ancien, hébreu et latin) et d’une langue vivante (dans le cas de Kaluza, ce fut le français), le jeune lycéen Kaluza apprit l’anglais, le hongrois et l’italien dans ses loisirs (Wuensch, p. 51), ce qui, ajouté à l’allemand, représente déjà la pratique de 8 langues. (Le hongrois, une performance pour un étrangerNyelvében él a nemzet! ) Toutefois, de telles connaissances n’en faisaient pas pour autant un linguiste, comme certains l’ont cru. De formation, Theodor Kaluza était mathématicien. Ce profil atypique de mathématicien passionné par la physique a gêné sa carrière, puisqu’il entrait difficilement dans un moule. Il dut attendre 20 ans entre son habilitation en 1909 et sa nomination comme professeur en 1929. Kaluza enseigna à Königsberg comme privat-docent. Il fut ensuite professeur à Kiel, puis à Gottingue à partir de 1935. De sa vie, je ne dirai ici, faute de place, que le strict minimum. Je renvoie à la lecture de sa biographie par Daniela Wuensch, qui souligne l’importance du milieu familial et géographique. Milieu géographique : Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) et son université Albertina fondée en 1544, là où Immanuel Kant avait enseigné et où David Hilbert et Hermann Minkowski avaient fait leurs études. Milieu familial : un père professeur d’anglais à l’Albertina ; une fortune évanouie lors de la première Guerre mondiale ; une femme, Anna Beyer (1885-1974), de santé fragile, mais qui lui survivra vingt ans, et deux enfants, Theodor junior (1910-1994) et Dorothea (1916-2006) ; des difficultés financières. Deux points qu’il faut souligner : 1) le fait qu’il dut, en 1925, s’éloigner de la physique pour obtenir une chaire de mathématiques et survivre (Wuensch, p. 339) ; 2) son absence totale de compromission avec le nazisme.

La gloire de Kaluza tient à un article, Zum Unitätsproblem der Physik, envoyé à Albert Einstein en avril 1919. Après l’avoir longtemps examiné, Einstein accepta d’en faire communication à l’Académie des Sciences de Prusse à Berlin le 8 décembre 1921 ; il fut ensuite publié dans les Sitzungsberichten de l’Académie du 22 décembre 1921, pp. 966-972 (article aujourd’hui accessible en ligne).

L’idée fondamentale de Kaluza peut être résumée en une phrase : pour unifier les deux interactions fondamentales que sont la gravitation et l’électromagnétisme, il faut postuler un espace-temps à cinq dimensions. (En 1919, l’interaction faible et l’interaction forte n’avaient pas encore été découvertes.)

Ces idées ne sortent pas du néant. La réflexion sur les dimensions commence avec le Timée de Platon. Dans son roman de maths-fiction Flatland (1884), Edwin Abbott imaginait des dimensions que nous ne percevons pas, mettant à la mode l’idée d’un univers à plus de trois dimensions. En 1903, le lieutenant-colonel Esprit Jouffret, professeur d’artillerie… et actuaire, publie un Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions (cf. Wuensch, p. 209). C’est à Minkowski que reviendra l’honneur, dès 1907, de développer une nouvelle base mathématique pour la relativité spéciale publiée par Einstein en 1905, donnant ainsi une réalité physique à l’espace à quatre dimensions. Dans la conception de Minkowski, la quatrième dimension était le temps, l’espace ne contenant que trois dimensions. Les univers à plus de trois dimensions d’Abbott et de Howard Hinton semblaient oubliés.

Quant à la recherche d’une théorie unitaire de la physique, elle a commencé avec Héraclite (Wuensch, p. 228) et a suscité le vif intérêt de Bernhard Riemann, fondateur en 1854 de la géométrie à dimensions dont il faut rappeler qu’elle a fourni le cadre et les outils mathématiques indispensables à la relativité générale présentée par Einstein en 1915 (cf. Rouvière, p. 140).  En 1914, Gunnar Nordström publie une théorie unifiée de la gravitation et de l’électromagnétisme dans un espace à cinq dimensions. On commence à se rapprocher de l’hypothèse de Kaluza, qui, dans son article de 1919, se réfère à l’article Gravitation und Elektrizität publié en 1918 par Hermann Weyl, alors professeur à Zurich (in Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1918, p. 465), mais atteint le même objectif par d’autres moyens. En effet, il reformule les équations du champ gravitationnel d’Einstein, en ajoutant une dimension qui sera associée à l’interaction électromagnétique.  

La condition du cylindre

Kaluza pose (p. 967) la « condition du cylindre » (Zylinderbedingung) : sa théorie exige qu’aucun élément de la métrique en cinq dimensions ne dépende de la cinquième dimension elle-même, mais uniquement des quatre dimensions perceptibles. Au demeurant, l’univers kaluzien est un monde cylindrique, dans lequel la cinquième dimension indique l’axe du cylindre (Wuensch, p. 285).  En tout état de cause, l’article de Kaluza représente un grand pas vers la géométrisation de la physique.

Wuensch, p. 286, et Vladimirov, p. 66, résument les résultats de Kaluza, en termes de langage mathématique moderne, sous la forme d’une matrice d’ordre 5×5 du tenseur métrique.  En fait, il s’agit de la combinaison d’une matrice centrale d’ordre 4×4 qui représente la gravitation et d’une cinquième ligne et d’une cinquième colonne qui représentent l’électromagnétisme. La composante métrique g55 = 2g à l’intersection de la cinquième ligne et de la cinquième colonne, est un nouveau champ, que Kaluza, page 970, qualifie de « potentiel de gravitation négatif ». (Dans son article, Kaluza n’utilise pas de matrice.) 

Einstein n’a jamais approuvé ou condamné la théorie de Kaluza, mais il a vérifié qu’elle était juste sur le plan formel, et c’est pour cette raison qu’il l’a présentée à l’Académie de Berlin. Elle l’a impressionné dès le début : dans une lettre du 21 avril 1919, Einstein écrit à Kaluza que sa pensée lui plaisait („Ihr Gedanke gefällt mir zunächst außerordentlich“) (Wuensch, p. 303). Einstein est d’ailleurs revenu à plusieurs reprises sur l’hypothèse de Kaluza, en 1930, 1931, 1938 et 1941 (Ivanov, p. 72). Citons notamment l’article, co-écrit en 1938 avec Peter Bergmann, où Einstein explique que la cinquième dimension est contre-intuitive, mais qu’il faut la prendre au sérieux (Wuensch, p. 369). Louis de Broglie a lui aussi consacré en 1927 un travail à la cinquième dimension. Cela fait beaucoup de sommités au chevet d’une théorie qu’on a surtout enterrée parce que son fondateur ne pouvait plus la défendre. Un des derniers à prendre la défense de la cinquième dimension de Kaluza fut Kurt Gödel dans un article de 1946, d’ailleurs d’inspiration kantienne (Wuensch, p. 373).

Kaluza en 1928. Il sera nommé professeur un an plus tard.

En 1926, le physicien suédois Oskar Klein a démontré que la composante métrique g55 de Kaluza était une constante et que la cinquième dimension introduite par Kaluza doit être enroulée et de très faibles dimensions, de l’ordre de la longueur de Planck (1,6 x 10-35 m). Ce développement est appelé hypothèse de Kaluza-Klein.

Malgré sa perfection formelle et sa génialité, l’hypothèse de Kaluza n’est pas devenue un « instrument de travail » pour les physiciens (Vladimirov, pp. 72-77). Elle paraît rocambolesque. La cinquième dimension n’est pas observable. On a obtenu des résultats plus probants et plus rapides dans le domaine de la mécanique quantique. Enfin, Kaluza avait travaillé à l’unification des deux interactions connues à son époque : quid de l’interaction forte et de l’interaction faible ?

Et pourtant, après une trentaine d’années, l’hypothèse de Kaluza a ressurgi de l’oubli. Puisqu’il s’agit maintenant de travailler à l’unification de quatre, et non plus de deux interactions, on s’est mis à raisonner au-delà de la cinquième dimension, en modèle Kaluza-Klein à 4+n dimensions (Wuensch, p. 375). Force est dès lors de constater que toutes les versions de la théorie des cordes sont du type Kaluza-Klein (Wuensch, pp. 380 et 632). Exemple : la théorie des supercordes suppose 10 dimensions, dont 9 spatiales et 1 temporelle (Gubser, p. 65). Au fond, ne serait-ce pas du Kaluza avec 5 dimensions en plus ?

Peut-être qu’un jour, les progrès de nos moyens d’observation permettront d’infirmer ou de confirmer la théorie de Kaluza. Après tout, la théorie de Nicolas Copernic, publiée en 1543, n’a eu de confirmation expérimentale que lorsque Friedrich Bessel a fait la première mesure de la parallaxe d’une étoile en 1838.

Qu’elle soit vraie ou fausse, l’hypothèse de Kaluza a le mérite de nous inviter à penser différemment, et à accepter l’idée que l’univers puisse être différent de ce que nous en percevons. C’est le premier bienfait que nous pouvons retirer d’un voyage dans la cinquième dimension, et c’est déjà remarquable. 

En accord avec sa biographe (Wuensch, p. 628), je crois qu’il faut rendre hommage à un grand savant qui a eu une vie difficile et n’a pas connu la reconnaissance scientifique dont ont bénéficié ses contemporains Einstein et Heisenberg.

Steven Gubser, traduit de l’anglais par Julien Bambaggi, Petite introduction à la théorie des cordes, Dunod, Malakoff 2012, 181 pages.

François Rouvière, Initiation à la géométrie de Riemann, Calvage & Mounet, Paris 2018, 343 pages.

Youri Sergueïevitch Vladimirov, Пространство-время, URSS, Moscou 2016, 202 pages.

Daniela Wuensch, Der Erfinder der 5. Dimension. Theodor Kaluza. Leben und Werk, Termessos, Gottingue et Stuttgart 2008, 716 pages.




Les « marins des montagnes » naviguent sur leurs toits de tavillons

On appelle ça « la bouteille du mort ». Les tavillonneurs la trouvent presque chaque fois qu’ils refont
un toit. Leur prédécesseur, qui avait fait de même 30 à 50 ans plus tôt, a laissé dedans un message
manuscrit spécialement pour eux. Ce « testament » jauni indique son nom, pour le compte de qui il
avait refait ce toit, d’où provenait le bois utilisé, quand avait-il été coupé et quel avait été le premier
jour de pose. François Krummenacher n’a pas trouvé de « bouteille du mort » sous le toit du chalet
d’alpage – Fromagerie l’Etivaz « Les Leysalets », qu’il est en train de rénover, à 1’331 m d’altitude,
avec ses collègues au cœur du Pays d’Enhaut, pour le compte de la fondation Sandoz. Mais l’artisan
de 40 ans, dont l’entreprise Tavillons Sàrl est située à Montbovon (FR) et qui est ébéniste de
formation, promet de laisser la sienne.

C’est une manière de respecter la tradition et de s’inscrire ainsi dans la longue lignée des
tavillonneurs qui ont rendu nos Alpes plus belles encore au fil des siècles. Ce chantier, situé dans un
pâturage idyllique au bord d’un ruisseau ronronnant et au pied de l’imposante Gummfluh qui nous
domine de ses 2’457 mètres, durera environ six semaines. Ces 300 m² de toit, répartis sur quatre
pans, seront recouverts de l’équivalent d’un volume de 35 m³ de tavillons en épicéa local superposés
en douze couches. Il faut quelque 250 tavillons par mètre carré de toit et il en coûte environ 175 francs
chacun au client final. Quand tout sera fini, le Gruérien ne poussera pas « une petite youtze » comme
le font certain de ses collègues mais il sera empli de la même grande fierté joyeuse.

Envoûtantes répétitions

Mais avant cela, il en reste des tavillons à poser et des clous à planter ! Ils sont six travailleurs à s’y
employer aujourd’hui âgés de 16 à 71 ans, preuve que la chaîne n’est pas prête d’être rompue !
Chacun utilise en moyenne 3 à 4 kg de clous par jour. « Ils sont électrozingués et lisses ce qui permet
au tavillon de coulisser dessus sans se fendre au fil des variations de températures et d’humidité »,
explique François Krummenacher. Refaire un toit est un travail de bénédictin. Les artisans sont assis
sur leur « chaule », une sorte de banc dont les pieds sont crantés pour éviter la glissade, et
inlassablement ils déplient une poignée de tavillons, comme s’il s’agissait d’un jeu de cartes, les
posent délicatement sur le toit et les crucifient de leur « martèle ». Cet esthétique outil « trois en un »
est à la fois un marteau, une hachette et un arrache-clous. La répétition aiguise la présence et
confinerait même à une sorte de méditation. « Pas un tavillon n’est pareil et pas une pose non plus.
On a donc l’esprit toujours focalisé sur ce que l’on fait », explique Patrick Jamper. Le tavillonneur
jurassien de 42 ans, généreusement tatoué, est venu prêter main forte sur ce projet depuis Neuchâtel.
Tout comme François Krummenacher, il a appris le métier un peu sur le tard, grâce au regretté Olivier
Veuve (1954-2017). L’Ormonan de la Forclaz (VD), auteur d’un livre de référence sur son art et héros
d’un documentaire de Jacqueline Veuve, était d’avis qu’il fallait être un peu fou et marginal pour se
faire tavillonneur. Patrick Jamper ne le contredit pas. « On dit parfois de nous qu’on est ‘‘les marins de
montagne’’ et en un sens, c’est un peu vrai. Notre saison s’étale d’avril à octobre. On est alors
souvent loin de la maison. Les nuits sont alors passées sur place au cœur de la nature. Les journées
sont traversées au contact des éléments au grand air. » On s’y fatigue mais on y gagne en force
aussi. Il faut d’ailleurs être un solide gaillard pour tenir le rythme sur la durée et il faut évidemment
aussi avoir le pied sûr pour esquiver les chutes ! Disposer d’un bon pot de crème solaire constitue
également une aide précieuse et même indispensable les jours de grand beau.

La «chaule», la martèle et la boite à clous à ceinturon sont des outils indispensables aux tavillonneurs.

À nouveau dans l’air du temps

Dans les années 80, le métier a traversé un passage à vide mais ces dernières années, il a
l’air écologique du temps avec lui et on compte un dizaine d’entreprises actives dans ce secteur de
niche rien qu’en Suisse romande. Et diverses subventions mises à disposition par les Biens culturels,
Fonds Suisses ou certains cantons permettent de réduire les factures de 20 jusqu’à parfois 55% !
Cela encourage la clientèle des tavillonneurs. Point commun de ces artisans? L’amour du travail bien
fait. Leur art existe dans sa forme actuelle depuis au moins 350 ans et ils mettent un point d’honneur
à se montrer à la hauteur de ce trésor du patrimoine helvétique. Lequel est cultivé aussi au Japon
ainsi que dans certains pays de l’Est mais dans des variantes un peu différentes. Le tavillon diffère du
« simple » toit en bardeau, constitué d’une seule couche plus épaisse, que l’on retrouve ailleurs dans
les Alpes. « L’artisanat du tavillon a pris un essor avec la révolution industrielle qui a permis de passer
de la production de clous par un forgeron à une production à la chaîne. Avant, les matériaux étaient
chers et la main d’œuvre bon marché et désormais c’est l’inverse», analyse Patrick Jamper.

Les précieux tavillons sont produits à la mauvaise saison, le plus souvent à la main. Ils sont à 95% en
épicéa mais on en trouve aussi en châtaignier ou en mélèze. La durée de vie de ces derniers peut
être de 20 ans supérieure mais ils sont plus difficiles à produire. Ces « écailles de chalets » mesurent
environ 45 cm de long pour 8 à 15cm de large et ont une épaisseur de 5 à 6 millimètres. Selon la
charte de l’Association Romande des Tavillonneurs, ce bois doit être coupé dans des versants nord,
dit « ubac », et au-dessus de 1000 m d’altitude. « Pour maximiser la durée de vie de nos toits,
l’expérience des anciens nous a appris qu’il est important de couper ce bois à la bonne lune, soit à la
lune descendante », rappelle Hervé Schopfer. Le tavillonneur de Château-d’Oex, également actif sur
ce chantier, s’y connaît puisqu’il produit ses propres tavillons lui-même.

La fée des Leysalets

Il profite de l’occasion pour nous raconter une célèbre légende des Alpes vaudoises à laquelle le
chalet « Les Leysalets » servit de décor. Cette histoire explique l’origine des chutes de pierres qui ont
donné son nom à la réserve naturelle de la Pierreuse où nous nous trouvons. Il y est question d’une
fée, à qui le paysan local déposait chaque matin une seille de lait. Un jour, ce lait avait tourné
provoquant la colère de la fée, laquelle avait alors déclenché un gigantesque éboulement dans la
zone… Le septuagénaire est ravi d’avoir sa place dans ce beau folklore. Malgré une opération au
cœur toute récente, il a le pied sûr sur ce toit. Comme ses collègues, il s’enorgueillit de ce plaisir
simple mais finalement assez rare : « Quand je partirai, je laisserai quelques chose derrière moi. Ces
tavillons vivront 35 à 50 ans encore ! »

Malgré une opération au cœur récente, Hervé Schopfer a le pied sûr sur ce toit.

Le métier de tavillonneur ne fait pas l’objet d’un CFC. Il s’apprend sur le tas au contact de passionnés,
aux airs de vieux sages, du genre d’Hervé Schopfer. C’est un savoir-faire ancestral dont certaines
origines remontent au néolithique. Il reste vivant, utile et précieux. Précieux comme l’exigence de ré-
enracinement qu’il porte en lui. Précieux comme ce conseil que les tavillons susurrent parfois à
l’oreille de ceux qui les caressent : « Seul celui qui a un passé a un avenir… »




Comprendre la décadence

Après avoir publié de nouvelles traductions de Max Scheller (L’homme du ressentiment) et de G.K. Chesterton (Orthodoxie), ainsi que la première version française de L’État servile d’Hilaire Belloc, les éditions Carmin poursuivent leur œuvre de salubrité intellectuelle en éditant deux œuvres de Théodore Darymple. Quel est l’intérêt de cet auteur britannique inconnu du public francophone ?

Depuis bien longtemps j’apprécie et goûte presque quotidiennement à la prose de Bossuet, l’intraitable et pourtant irénique évêque de Meaux. Je garde précieusement dans ma sabretache un petit volume de l’auteur du Grand Siècle, que ce soient les Oraisons funèbres, les Discours sur l’histoire universelle, les Elévations ou encore l’Histoire des variations des églises protestantes. Dans les transports publics, lors de pauses ou en compagnie de raseurs, je sors mon « Bossuet ». Il y a quelques semaines je suis tombé sur une phrase toujours mal citée et souvent tronquée du grand évêque : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ». Ce constat clair et sans appel n’a pas pris une ride et vaut pour nous aujourd’hui. Force est de constater que peu d’auteurs vont au-delà de la déploration de ce qui ne va pas. Les deux livres de Théodore Darymple : Life at the Bottom (Zone et châtiment) et Our Culture, What’s left of it (Culture du vide), que viennent de traduire et de publier les éditions Carmin, nous ouvrent un chemin sans concession ni prise de tête afin de comprendre les causes de la décadence de notre société.

Theodore Darlymple, de son vrai nom Anthony Malcolm Daniels est un auteur, psychiatre et critique culturel britannique. Loin de se contenter de théories et de vaticinations convenues, il nous propose des analyses profondément influencées par son expérience de médecin et de psychiatre dans les quartiers les plus défavorisés et les prisons anglaises. Il ne s’agit pas de résumer les ouvrages qui viennent de paraître en français, mais plutôt d’explorer les idées centrales de la pensée de Darymple.

Darlymple propose des analyses influencées par son expérience de médecin et de psychiatre dans les quartiers les plus défavorisés et les prisons anglaises

Littérature et philosophie

Bien que les écrits de Darymple fassent référence à ses riches expériences professionnelles, il s’appuie fréquemment sur des œuvres littéraires pour illustrer ses points de vue et fournir des perspectives plus approfondies tant sur la société que sur la nature humaine. Des auteurs tels que Fiodor Dostoïevski, Georges Orwell et Joseph Conrad comptent parmi ses influences clefs, offrant ainsi des perspectives sur la complexité de la condition humaine ainsi que les dilemmes auxquels sont confrontés les personnes et les sociétés.

L’utilisation de la littérature par Darymple n’est pas décorative mais elle sert à souligner ses arguments et à fournir un contexte plus riche à ses critiques. Par exemple, il fait souvent référence à Dostoïevski sur les questions existentielles, ceci afin de souligner l’importance de la clarté morale et les dangers du nihilisme. De même, la critique d’Orwell sur le totalitarisme et la manipulation de la vérité font échos aux préoccupations de Dalrymple concernant l’érosion des normes et l’impact du relativisme. Selon Darymple, « la littérature nous offre un miroir de la condition humaine, nous aidant à comprendre les profondeurs de l’âme et les enjeux moraux de nos actions ». (La Culture du vide – 2005)

Philosophiquement, Darymple s’inscrit dans la tradition conservatrice anglaise qui valorise la responsabilité individuelle, l’ordre social et la préservation de l’héritage culturel. Il est influencé par des penseurs tels qu’Edmund Burke, qui a mis en avant l’importance de la tradition et les dangers du changement radical. Darlymple partage le scepticisme de Burke à l’égard des grands projets utopiques et les réformes radicales, soulignant plutôt la nécessité de maintenir les structures sociales qui ont prouvé leur efficacité au fil du temps : « Les leçons du passé, incarnées par nos traditions, sont les guides indispensables pour affronter les défis du présent et du futur » (Spoilt Rotten : The Toxic Cult of Sentimentality – 2010)

Les malheurs de l’État-providence

La critique de l’État-providence est un thème récurrent de la pensée de Darlymple. Bien que l’État-providence soit conçu pour aider les nécessiteux, il crée souvent une culture de dépendance qui prive les individus de leur sens des responsabilités et de l’initiative personnelle. Dans Zone et châtiment, Darlymple illustre comment le système de protection sociale peut piéger les personnes dans un cycle de pauvreté et de désespoir, favorisant ainsi un microcosme où la dépendance à l’aide de l’État devient une façon de vivre.

Pour Dalrymple, l’État-providence encourage malgré lui une mentalité de droit plutôt qu’une mentalité de responsabilité. Il n’hésite pas à raconter de nombreuses anecdotes tirées de sa pratique médicale, décrivant des patients habitués à vivre des prestations sociales et perdant toute motivation pour améliorer leur situation. Cette dépendance éroderait la dignité et le respect de soi, conduisant à un sentiment d’apathie et de résignation inconscient. 

De plus, Darymple soutient que l’État-providence affaiblit les liens communautaires et familiaux. En effet, traditionnellement, les familles et les communautés locales fournissaient un soutien à leurs membres, développant un sens des obligations mutuelles et de l’interdépendance. L’État-providence remplace les réseaux traditionnels, conduisant à une atomisation sociale et à une diminution de la cohésion communautaire et sociale.  

Le relativisme comme nouvelle valeur

Un aspect significatif de la pensée de Dalrymple réside dans la critique sans concession de la décadence culturelle et morale de la société contemporaine. Il observe que l’érosion des valeurs traditionnelles telles que la discipline, le respect de l’autorité et la responsabilité personnelle a conduit à un malaise sociale généralisé. Dans La Culture du vide, Dalrymple déplore la montée du relativisme, qu’il considère comme une excuse et même une incitation aux comportements destructeurs.

Dalrymple soutient que l’abandon des normes mène à une société où tout est permis, ce qui entraîne une perte d’ordre et de cohésion sociale. Il critique les élites intellectuelles et culturelles autoproclamées, qu’il appelle les « mandarins », pour avoir promu le relativisme et sapé le tissu moral de la société. Ces pseudo-élites justifient trop souvent les comportements et les attitudes nuisibles sous prétexte de tolérance et de compréhension, affaiblissant ainsi les normes sociales qui maintiennent l’ordre et la civilité.

Les conséquences ne se font par attendre et sont évidente selon Dalrymple. L’auteur note une augmentation de l’incivilité, du manque de respect ainsi que de l’agressivité pure et simple dans la vie publique. Il attribue cela à l’affaissement de l’éducation et à l’absence de règles éthiques claires. A son avis, lorsque la société échoue à inculquer le sens du bien et du mal à ses membres, elle prépare le chemin à une augmentation des comportements antisociaux.

Dalrymple relève que cette décadence morale est souvent la plus visible dans les environnements défavorisés où il a travaillé. Pour lui, les attitudes permissives et l’absence de ligne éthique explicite contribuent à perpétuer les problèmes sociaux (toxicomanie, désintégration familiale, violence, etc.).

L’échec de la famille et de l’éducation

Dalrymple accorde une grande importance à la famille en tant que pilier de la stabilité sociale. Il critique les politiques et les « questions sociétales » qui sapent la structure familiale traditionnelle.  Dans un grand nombre de ses écrits, il souligne les effets néfastes de la désintégration de la cellule familiale, en particulier la montée des foyers monoparentaux, qu’il associe à divers maux sociaux, y compris la délinquance juvénile et l’échec scolaire.

N’en déplaise aux bien-pensants, Dalrymple croit que les enfants élevés dans des familles stables à deux parents sont plus susceptibles de développer les valeurs nécessaires à une vie réussie. Il soutient que la famille traditionnelle offre un environnement propice à l’apprentissage du respect, de la responsabilité et de la maîtrise de soi. Au contraire, la désintégration de la famille conduit souvent à des environnements où les enfants manquent de références et de soutien approprié : « La désintégration de la famille est à la racine de nombreux problèmes sociaux, privant les enfants d’un cadre stable et discipliné » (Spoilt Rotten : The Toxic Cult of Sentimentality – 2010)

En parallèle à la famille, l’éducation est un autre domaine où Dalrymple voit les problèmes les plus significatifs. Il critique les pédagogies modernes qui, selon lui, se sont éloignées de la transmission des connaissances fondamentales et des valeurs traditionnelles. Dalrymple est particulièrement critique avec les théories éducatives progressistes qui mettent l’accent sur l’expression et l’estime de soi au détriment des savoirs académiques et de l’éducation morale.

Il soutient que de telles approches n’arrivent pas à doter les étudiants des compétences et de la discipline nécessaires pour réussir dans la vie : « L’éducation moderne, centrée sur l’estime de soi plutôt que sur la rigueur académique, produit des individus mal préparés à affronter les défis de la vie» (idem). En fait, Dalrymple croit qu’un retour aux valeurs éducatives traditionnelles, accompagné d’une éthique du travail, de respect de l’autorité et de la transmission de l’héritage culturel sont essentiels pour inverser cette tendance mortifère.

Les causes de la délinquance

Dalrymple, ayant travaillé dans des prisons et des quartiers défavorisés, offre un autre regard sur les causes de la criminalité. Il rejette l’idée que cette dernière soit principalement causée par des facteurs économiques. Il soutient que la criminalité résulte bien souvent de déficiences éthiques et culturelles. Dans The Knife Went in (2014), examinant les parcours de vie des criminels, il trouve que beaucoup sont issus de milieux marqués par des dysfonctionnement familiaux et sociaux plutôt que par des difficultés économiques. Pour lui, « la criminalité n’est pas simplement une conséquence de la pauvreté, mais souvent le résultat de choix moraux et de contextes culturels défaillants ».

Dalrymple soutient que la vision habituelle des délinquants comme victimes de leurs circonstances ignore le rôle des choix individuels et éthique. Il soutient qu’en se concentrant trop sur les explications socio-économiques, on empêche la société de traiter les problèmes moraux et culturels sous-jacents qui conduisent à la délinquance. Cette constatation l’amène à plaide pour des actions sociales qui mettent l’accent sur la responsabilité personnelle et la réforme morale plutôt que sur une simple intervention économique.

Un thème récurrent dans l’analyse de la criminalité et de la délinquance est ce que Dalrymple appelle la « culture de l’excuse ». Il soutient que la société contemporaine cherche à excuser le comportement délinquant en l’attribuant à des facteurs externes tels que la pauvreté, le manque de chance ou des traumatismes psychologiques. Tout en reconnaissant que de tels facteurs puissent jouer un rôle, Dalrymple insiste sur le fait qu’ils ne déchargent pas les personnes de leur responsabilité.

Dalrymple n’est pas tendre avec le système de justice pénale ainsi qu’avec les services sociaux pour avoir adopté une approche thérapeutique bienveillante plutôt que punitive face à la criminalité. Cette tendance à excuser le comportement criminel conduit à un manque de responsabilité et perpétue un cycle de récidives. A rebours de la pensée dominante, il en appelle au retour d’une justice qui met l’accent sur la punition et la dissuasion, soutenant qu’une telle approche serait plus susceptible de réduire la criminalité et de préserver l’ordre social.

La faillite des élites

Dalrymple est très critique avec les élites intellectuelles et culturelles. Il les accuse d’avoir joué un rôle significatif dans la promotion d’idées et de politique qui ont sapé et affaibli les valeurs traditionnelles et l’ordre social. Il soutient que ces élites vivent de vies isolées, déconnectées de la réalité à laquelle sont confrontées les classes populaires. Cette déconnexion les conduit à endosser des idéologies et des politiques progressistes qui exacerbent les problèmes sociaux au lieu de les atténuer.

Dans Le Nouveau Syndrome de Vichy : pourquoi les intellectuels européens abdiquent face à la barbarie (2010), Dalrymple décrypte comment les intellectuels européens, animés par un sentiment de culpabilité et un désir de paraître compatissant, ont embrassé le relativisme culturel et l’anti-occidentalisme. Il soutient que cet état d’esprit affaiblit l’identité culturelle de l’Europe et sa capacité à relever efficacement les défis sociaux.

Les valeurs traditionnelles

La pensée de Dalrymple est fondamentalement conservatrice. Elle met l’accent sur l’importance des valeurs traditionnelles et la méfiance envers les grands projets « sociétaux ». Il croit que des principes tels que l’éthique du travail, l’autodiscipline et le respect de l’autorité sont essentiels pour maintenir une société stable et prospère. 

Le conservatisme de Dalrymple se méfie aussi de l’implication étendue de l’État dans la vie des personnes, soutenant que de telles interventions font souvent plus de mal que de bien. Il préconise des solutions plus petites et locales aux problèmes sociaux, mettant l’accent sur le rôle de la communauté et la responsabilité personnelle plutôt que sur les approches bureaucratiques centralisées.

La pensée de Dalrymple offre une critique profonde et provocatrice de la société moderne. Une chose est certaine on ne sort pas indemne d’un de ses ouvrages.

Paul Sernine

Commander sur le site de l’éditeur : https://editions-carmin.com

Darlymple explique de façon fascinante comment les intellectuels progressistes aiment à nier les vérités encombrantes. Pour le découvrir, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement.

« Les mécanismes mentaux utilisés par les intellectuels progressistes pour se cacher la vérité à eux-mêmes et aux autres » 

Tout d’abord, il y a le déni pur et simple. L’augmentation de la criminalité, par exemple, a longtemps été considérée comme un simple artefact statistique, avant qu’il devienne impossible de la nier sous le poids des preuves. À l’époque, on nous disait que ce n’était pas tant la criminalité qui augmentait que la volonté ou la possibilité pour les gens de la signaler — par la diffusion du téléphone. Quant à la baisse du niveau scolaire, elle a longtemps été niée par le recours aux statistiques montrant que de plus en plus d’enfants réussissaient les examens. Cette demi-vérité omettait de dire que ces examens avaient été délibérément rendus si faciles qu’il était pratiquement impossible d’y échouer (le concept d’échec ayant été aboli), sinon en refusant de s’y présenter. Cependant, même le plus progressiste des professeurs d’université ne peut plus nier que ses étudiants ne maîtrisent ni l’orthographe ni la ponctuation. 

Deuxièmement, on trouve la comparaison historique tendancieuse avec une lointaine époque. Oui, on l’admet, violence et vulgarité font partie intégrante de la vie britannique moderne, mais cela a toujours été le cas. Lorsque les supporters anglais se sont déchaînés en France pendant la finale de la Coupe d’Europe de football (comportement désormais systématiquement attendu de leur part), même le très conservateur Daily Telegraph a publié un article affirmant qu’il n’y avait là rien de nouveau et que l’Angleterre hanovrienne avait été une époque de révoltes et d’ivrognerie — laissant ainsi entendre qu’il n’y avait dès lors pas lieu de s’inquiéter. Pour quelque étrange raison, la persistance ininterrompue, durant des siècles, de comportements antisociaux est censée faire office de réconfort, voire de justification. De la même manière, les intellectuels décrivent le sentiment d’insécurité́ comme irrationnel (et ceux qui l’expriment comme manquant de connaissances historiques), parce qu’il n’est pas difficile de trouver des époques historiques où la criminalité́ était pire qu’aujourd’hui. J’ai même vu des gens moquer l’inquiétude causée par l’augmentation du taux d’homicide, au prétexte que, dans l’Angleterre médiévale, ce taux était bien plus élevé qu’actuellement. Ainsi donc, la comparaison historique avec une période remontant à plusieurs siècles est jugée plus pertinente que celle avec une période remontant à trente ans, ou même seulement dix ans — du moins, tant que cette comparaison relativise la gravité de phénomènes sociaux indésirables. 

Troisièmement, une fois les faits finalement admis sous la pression de l’accumulation des preuves, on en nie ou pervertit la signification morale. Vous vous inquiétez que les enfants sortent de l’école aussi dépourvus de connaissances qu’ils y sont entrés ? Enfin, voyons, c’est parce qu’on ne les oblige plus à apprendre par cœur, mais qu’on leur apprend à trouver par eux-mêmes les informations dont ils ont besoin. Leur incapacité à écrire lisiblement ne diminue en rien leur capacité à s’exprimer, bien au contraire. Au moins, ils ont évité l’horreur de l’apprentissage de règles arbitraires. La vulgarité ? C’est la libération des carcans malsains qui déforment le psychisme ; c’est simplement le renouveau vivifiant de la gouaille populaire, et ceux qui s’y opposent sont des rabat-joie élitistes. Quant à la violence, on peut la justifier, quelle qu’elle soit, par la « violence structurelle » de la société capitaliste. 

Théodore Dalrymple, Zone et châtiment, p. 29-31.




Matlosa, l’étranger

Ce roman de Daniel Maggetti raconte l’histoire de son grand-père maternel, un charbonnier italien des Préalpes lombardes, qui a fini par émigrer au Tessin où sa descendance s’établit. Le « je » du texte est l’auteur lui-même, Daniel Maggetti, né en 1961 dans un village suisse, dans les Cento valli, Borgnone, au pied de « la montagne qui hurle ». Il n’en parle pas par pudeur ici, mais Daniel Maggetti devra émigrer à son tour pour faire des études universitaires, destin de tout Tessinois embrassant cette voie. Il ira à Lausanne et y accomplira une brillante carrière le menant à son poste de professeur de littérature romande à l’université de Lausanne et de directeur du Centre des littératures en Suisse romande. Il aura aussi émigré dans une autre langue, le français, dont la maîtrise est devenue limpide. Lui-même a dû quelque part procéder à un périple d’expatriation semblable à celui de son grand-père, Cecchino, de son épouse, Rosa, et de sa mère, Irma. Changement de lieu, de culture, de mondes, de langues presque surtout. On pourra noter incidemment que la vie d’un expatrié n’est pas forcément, de nos jours en particulier, plus dure que celle d’un autochtone, car la vie présente des défis et des périls autres que ceux du déracinement. Et si sur les autres plans, il y a plutôt réussites, développement et équilibre, que ce soient sur les plans professionnels, du développement personnel, d’un épanouissement psycho-affectif, etc., le défi d’être déraciné peut être moins pénible à gérer, bien moins lourd à porter que ce que Cecchino, Rosa et Irma durent porter, affectés de leur statut de matlosa pour le dire dans le dialecte tessinois, emprunt à l’allemand « Heimatlos », qui signifie « sans partrie », « étranger », venu de nulle part dans une époque où la xénophobie était plus ou moins violente selon l’autochtone concerné, parfois absente par l’éclat de personnes humanistes. 

L’auteur indique précisément qu’une des questions qui l’a beaucoup travaillé fut celle de l’appartenance et de l’identité. Et, ce jeune homme qu’il était, après être allé quelques jours dans le village d’origine des Bologne, celui de ses grands-parents et de sa mère, à Mura, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Brescia, et donc à une bonne centaine de kilomètres à vol d’oiseau du Tessin, vécut une sorte d’« initiation », cette visite, dit-il, « m’obligea à me questionner sur l’appartenance et l’identité, sur leur réalité et leurs intermittences, puis à interroger mon lien jusque-là indiscuté avec la vallée tessinoise où j’étais si enraciné qu’il me semblait y être à ma place autant que les pierres du chemin » (p. 128).

Cette chronique est très vivante et enseigne une foule de choses au lecteur de manière subtile et claire, avec un esprit on pourrait dire maupassantien, et l’auteur de reconnaître parfois pêcher par « excès de réalisme » (p. 98), mais le réalisme n’est-il pas fondamental pour qui veut voir le réel tel qu’il est, sans illusion, faux-semblant ou autres hypocrisies ? Ce roman se lit d’une traite grâce à sa langue intelligente et fluide.

Une communauté doit conserver sa culture, son ethos, mais celui-ci mérite d’évoluer aussi, peut-être plutôt lentement, et la communauté doit être capable d’accueillir l’étranger, de bien traiter le matlosa.

Enfin, son message est certainement humaniste en ce qu’il incline à trouver peut-être un équilibre entre identité et différence, entre enracinement et déracinement, amenant à de nouveaux enracinements. L’homme est comme une plante, il a besoin de racines. Et cet arbre que nous sommes aussi a besoin de respect, d’amour, d’eau, de bonne terre, pour bien s’enraciner et se développer, allonger et épaissir ses branches, avoir un beau feuillage et donner de beaux fruits. 

L’identité est un tissu subtil qui lie tradition et nouveauté, qui lie paradoxalement identité et altérité. Une communauté doit conserver sa culture, son ethos, mais celui-ci mérite d’évoluer aussi, peut-être plutôt lentement, et la communauté doit être capable d’accueillir l’étranger, de bien traiter le matlosa. Assimilation, enrichissement réciproque et chaleur humaine, pour ne pas dire amour. Du reste, l’importance de ce thème dans ce témoignage est finement montrée par son début qui présente la xénophobie de l’Eufemia — une forme de la méchanceté —, une femme habitant le village suisse de Verscio, près de Locarno, où le grand-père fit venir sa famille. C’est la grande question de l’identité culturelle. Une communauté semble avoir besoin d’une certaine culture partagée et traditionnelle, et l’étranger devra s’y assimiler petit à petit. Mais la communauté doit aussi être accueillante et veiller à ne pas être xénophobe, ni raciste. La communauté doit être humaniste pour tout homme venant d’ailleurs, tout matlosa, qui a décidé de « suspendre son chaudron à polenta » là où il est, ici, dès lors qu’il se comporte bien avec la communauté qui l’accueille aussi. Et le matlosa, le déraciné, devient alors un ami, un frère.

Daniel Maggetti, Matlosa, éd. Zoé, 2023.
Sur le site de l’éditeur : https://editionszoe.ch/livre/matlosa




Visite à « Tradiland » #reportage

Bonnes sœurs habillées comme dans les vieux films, curés en soutanes dignes de Don Camillo et célébration entièrement en latin… Pour une personne peu au fait des divers courants qui traversent l’Église catholique, un passage à la Maison du Cœur eucharistique des Côtes, à côté du Noirmont (JU), aurait de de quoi surprendre toute l’année. Mais à l’occasion de la Fête-Dieu, le jeudi 30 mai dernier, un élément supplémentaire allait frapper le visiteur : l’affluence importante, malgré un temps tout bonnement exécrable. 

Venus du village voisin comme de l’autre bout du canton, des dizaines et des dizaines de fidèles, jeunes comme vieux, sont en effet venus prendre part à une messe célébrée selon les usages antérieurs aux Concile Vatican II. Pour faire simple : curé dos à l’assemblée, communion exclusivement sur la langue et même quelques voiles (qu’on appelle les mantilles) sur les têtes de certaines dames. Quant aux chants de l’assemblée, n’allez pas chercher des airs des années 70 joués à la guitare, mais bien des chants religieux codifiés au long des siècles pour coller fidèlement au rite. On est ici en plein dans ce qu’on appelle, dans le jargon, la « forme extraordinaire ». Une forme extraordinaire dont l’usage est souvent limité dans l’Église depuis une récente décision du pape François.

Promis, ça en jette. (Image : Le Peuple)

L’unité malgré tout

Vu comme ça, difficile d’imaginer qu’un tel programme trouve son public. Et pourtant : comme en France, où le très traditionnel pèlerinage de Chartes vient de déplacer à nouveau les foules (18’000 personnes), bien des jeunes se tournent actuellement vers des cadres à la liturgie stricte en Suisse. « Parfois, pour m’éviter de faire trop de route, je me rends à la paroisse principale de ma ville », nous expliquait un Neuchâtelois, la vingtaine. Et d’expliquer : « Mais à chaque fois, j’en ressors énervé et je comprends pourquoi je n’y vais pas plus souvent ». Résultat, d’autres communautés traditionalistes, pourtant bien plus distantes, ont droit à ses visites, que ce soit au Noirmont ou à Fribourg. L’objectif, se « réfugier » dans une messe figée au début des années 1960 pour ne pas faire face à un discours jugé trop écologiste ou trop à gauche, notamment. Comme si l’usage du latin, finalement, entravait la créativité de prêtres trop désireux de répondre aux défis de leur époque. « Bien sûr que j’ai un souci de justice sociale, et bien sûr que je pense qu’il faut respecter l’environnement, nous dit un autre fidèle. Mais le cœur de ma foi, ce n’est pas cela. »

Jeudi 30 mai, la communauté avait pourtant très à cœur de rappeler son attachement au Vatican, très engagé sur le terrain écologiste, notamment, sous le pontificat de François. Signe de cette union, des Gardes suisses en uniforme veillaient sur la messe, hallebarde en main. N’allez donc pas demander aux prêtres présents de se lâcher à propos du Saint Père : ce serait peine perdue, malgré des sentiments qu’on imagine facilement contrastés. Et du reste, à quoi bon ? Ici comme ailleurs, beaucoup de croyants disent se passer facilement de l’enseignement d’un pape au style de gouvernance jugé autoritaire. Chez certaines personnes, le lobbysme du pape argentin en faveur du vaccin Covid semble aussi être resté en travers de la gorge.

Déjà de bon matin, on sentait que la journée serait peu printanière. (Image : Le Peuple)

Pas une fête vegan

Reste une interrogation : alors que tant de paroisses « classiques » doivent faire travailler leurs valeureux serviteurs bien au-delà de la retraite, voici un monde traditionnel où les vocations paraissent se multiplier chez de jeunes gens aux allures de sportifs. Comment expliquer un tel attrait pour la tradition ?  Peut-être qu’au-delà des questions strictement religieuses, des éléments de réponses se trouvent dans l’esprit de la kermesse organisée après la cérémonie religieuse. Steaks de cheval à profusion (on n’est pas aux Franches-Montagnes pour rien), saucisses de veau, libations et tirs à la carabine en présence de militaires en costumes de sortie… Autant dire que pour le néo-puritanisme vegan et non-binaire, on repassera. « Si vous voulez, on vous laisse tirer contre le mur et après on déplace la cible », nous charrie même un prêtre, constatant nos limites crosse en main. Bon, pour la crédibilité turbo-virile, peut mieux faire mais heureusement, la présence apaisante et toujours souriante des sœurs vient rapidement nous redonner le sourire.

Une belle constance dans l’échec, (Image : Le Peuple)

Venu de France, un couple de sexagénaire nous interpelle en milieu d’après-midi, tandis que le moment de lever le camp approche : « Vous avez vu, c’est incroyable comme les sœurs rayonnent », en désignant les convives, riches et modestes, visiblement « tradis » ou nous. » Car à la différence de certaines paroisses traditionalistes, ce jour-là sont venus de simples habitants, désireux de profiter de leur jour férié auteur de bonnes sœurs qu’on nous dit très appréciées au Noirmont.

Tandis que nous regardons une voiture s’enliser dans un terrain de foot détrempé, l’aumônier fond sur nous comme un officier sur une recrue qui aurait commis un impair : « Je tenais à vous saluer, Monsieur, avant que vous partiez », nous dit-il grand sourire, ignorant tout des raisons de notre visite. Lui encore si pénétré par le sacré, il y a encore quelques heures, le voilà qui se penche alors pour prendre en charge une animation pour enfant impliquant un lapin. Polyvalence admirable pour cet homme de Dieu.

Il est temps pour nous de quitter une authentique contre-société, dont les usages traditionnels finiront peut-être par l’emporter sur un désir de « faire moderne » qui, lui, vieillit de plus en plus mal au sein de l’Église.

La Maison du Cœur Eucharistique accueille les personnes et les familles désireuses de découvrir leur vie dans son hôtellerie : https://adoratrices.icrss.org/fr/maisons/cotes

Commentaire : un désir d’unité

Depuis deux ans, Le Peuple s’est donné pour ligne directrice de soutenir et défendre tous ceux qui, à leur niveau, s’engagent pour faire vivre et transmettre les traditions de notre civilisation. Peu importe la foi des acteurs concernés – ou l’absence de foi, d’ailleurs – il s’agit de montrer que notre patrimoine est riche, protéiforme, et mérite lui aussi d’être protégé face au rouleau compresseur de la McDonaldisation du monde.

Avec leur attachement à un rite pluriséculaire, les catholiques dits « traditionnalistes » sont porteurs d’une singularité qui leur vaut une solide dose d’hostilité. Pour vous en convaincre, cherchez un article qui leur soit favorable dans les médias, y compris catholiques… Les exceptions seront rares. C’est bien dommage : malgré le déclin des langues dites « mortes », voici en effet des gens qui défendent l’usage d’un latin qui ne laisse pas entrer les bruits du monde dans la liturgie. Quel délice, même en simple visiteur, de passer une ou deux heures loin de la vulgarité, du bruit et des indignations en vogue. Mais dans ce petit monde, ce sont aussi des gestes, des attitudes et des usages qui nous rappellent au souvenir d’un moment où notre civilisation ne flanchait pas, pas encore blessée en son cœur. Soutenir les uns n’est pas abaisser les autres. Dans les églises réformées, évangéliques ou catholiques « modernes » aussi, des hommes et des femmes s’engagent pour le bien commun et pour que subsiste autre chose qu’un sentiment de vide civilisationnel. Puissent-ils un jour surmonter les divisions qui minent l’intelligence conservatrice.




Quelques livres d’un écrivain nommé François Mitterrand

Au cours de l’été 2022, je prenais un café en contemplant le beau paysage de Crans-Montana, lorsqu’un fou rire irrésistible s’empara de moi à la lecture du pamphlet de Michel Onfray contre François Mitterrand. (La cible est morte depuis un quart de siècle ; j’ignore ce qu’Onfray écrivait du vivant du personnage.) Une telle mauvaise foi confinait au talent.

Onfray exécutait en quelques lignes l’œuvre littéraire de François Mitterrand et exaltait celle du général de Gaulle au motif que celui-ci était publié dans La Pléiade : « Sauf Le Coup d’État permanent, son œuvre est en effet essentiellement constituée de bric et de broc avec des livres d’entretien ou des articles. Il y a loin de ces livres d’occasion à la Pléiade » (Onfray, page 280). 

Certes, mais la prestigieuse collection de la Pléiade n’est qu’une marque d’une entreprise privée qui s’appelle Gallimard. De même que le Prix Nobel reste une récompense décernée par l’Académie suédoise, qui récompense des personnalités selon des obsessions propres à la Suède – pangermanisme jusqu’en 1918, gauchisme depuis 1945.  Rien de tout ceci ne présage du jugement de la postérité. Onfray me pousse aussi à souligner que les œuvres de son idole Charles de Gaulle sont aussi des « livres d’occasion » : sans la deuxième Guerre mondiale, pas de Mémoires de guerre

Au demeurant, Onfray, qui s’enorgueillit de ce que le général de Gaulle soit entré dans la Pléiade, a-t-il lu cette édition ? On y trouve, page 432, la réfutation de sa thèse, lorsque le Général énumère François Mitterrand au nombre des chargés de mission qui faisaient la liaison entre le gouvernement français d’Alger et la France occupée. Le jugement de Charles de Gaulle sur l’action de Mitterrand dans la Résistance m’importe plus que celui de Michel Onfray.

Le travail d’un agent publicitaire qui s’ignore.

Onfray aura réussi à être le meilleur agent publicitaire de feu le leader de l’Union de la gauche, puisque cette attaque en règle m’a donné une envie que je n’avais jamais eue auparavant : lire François Mitterrand dans le texte. J’aime juger sur pièces.

Pour découvrir notre analyse de l’œuvre, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement.

Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Tout ce que Mitterrand a publié a fait l’objet d’une édition annotée, en quatre volumes d’Œuvres, aux éditions des Belles-Lettres. Cette maison était naguère connue pour ses éditions bilingues de classiques grecs et latins ; Mitterrand ferait-il désormais partie du cabinet des antiques ?

Je me suis donc procuré le premier volume des Œuvres de François Mitterrand et j’en ai lu les 648 pages. J’ai l’intention de lire les volumes suivants, mais j’estime que je peux déjà, à ce stade, exprimer une opinion sur les « livres d’occasion » moqués par le philosophe christophobe. 

Ce premier tome réunit quatre textes d’une longueur et d’un intérêt variables, mais qui ont tous en commun le souci de la qualité littéraire. Mitterrand ne se moquait pas du lecteur.

Dans le premier texte, Les Prisonniers de guerre devant la politique, un Mitterrand âgé d’à peine 29 ans raconte sa guerre, son expérience de la captivité, son engagement dans la Résistance avec d’autres prisonniers de guerre évadés. On y voit apparaître, page 33, un certain « Roger Pelat (colonel Patrice) », actif dans la Résistance en région parisienne. Il s’agit de l’industriel Roger-Patrice Pelat, impliqué dans le délit d’initiés de l’affaire Péchiney-Triangle en 1988 et dont l’amitié de cinquante ans faillit coûter cher au président Mitterrand. Sans compter que l’inépuisable imagination de Pierre Plantard de Saint-Clair fit du même Pelat un grand maître du mythique Prieuré de Sion – avis aux lecteurs du Da Vinci Code.

Le corps de ce volume est constitué de deux textes, Aux frontières de l’Union française (1953) et Présence française et abandon (1957), qui sont d’un tout autre calibre. Je tiens à le dire en toute sincérité : j’ai rarement rencontré, sous la plume d’un homme d’action, une telle puissance d’analyse jointe à une écriture aussi belle. Quand Mitterrand écrit ces deux livres, il a déjà connu une ascension politique fulgurante et a occupé des fonctions de premier plan, comme le ministère de l’Intérieur ou celui de la Justice. Mais le vrai tournant de la carrière de Mitterrand, c’est le passage au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950. 

Catherine Nay a eu raison d’écrire, dans Le Noir et le Rouge, que la IVe République avait donné une carrière à Mitterrand, et que son opposition aux débuts de la Ve République lui avait donné un destin.

Pourtant, je crois tout aussi pertinent d’affirmer que c’est bien son implication dans les affaires coloniales qui a changé la stature de François Mitterrand. Je ne suis pas sûr que l’on retiendra de lui qu’il a présidé pendant quatorze ans au lent déclin de son pays (la chute verticale ne commencerait qu’avec son successeur). Qu’est-ce que cette performance toute quantitative par rapport à son action des années 1950, quand il a préparé l’indépendance de quatorze États et évité à la France autant de guerres coloniales ?

Un spécialiste avisé des affaires coloniales

L’homme qui s’exprime dans ces deux livres est avant tout un spécialiste avisé des affaires coloniales. Il a exercé des responsabilités régaliennes, mais il n’a jamais cessé de réfléchir. Le premier livre est une démonstration implacable de l’inutilité de la guerre d’Indochine, où la France a d’ores et déjà cédé à ses alliés nationalistes du type Bảo Đại ce qu’elle avait refusé à ses adversaires communistes du type Hô Chi Minh, et ne se bat donc plus pour ses propres intérêts, alors que ceux-ci sont en Afrique. Il démontre aussi les contradictions et les absurdités de la politique menée par la France dans son protectorat tunisien. 

Quatre ans plus tard, la France a perdu l’Indochine, la Tunisie et le Maroc. Mitterrand a beau jeu d’opposer ces échecs à la politique dont lui-même s’est fait l’artisan en Afrique noire, en acceptant de négocier avec les nationalistes menés par Félix Houphouët-Boigny. Une politique qui supposait le refus du racisme, la promesse d’un développement économique et social et l’acceptation du beau risque que constituait la victoire du Rassemblement démocratique africain dans des élections libres. Le récit de la fête de l’inauguration du canal de Vridi, pièce maîtresse du port d’Abidjan (pages 431-436), illustre tous ces aspects du grand dessein mitterrandien, puisque cette célébration du progrès technique en Afrique fut aussi l’occasion de témoigner aux élus nationalistes africains le respect qui leur était dû, et qu’on leur avait auparavant refusé.

Mitterrand lors de l’inauguration du canal de Vridi, en 1951.

Si la langue française a encore un avenir, et si cet avenir est en Afrique, c’est à Mitterrand que nous le devons, et au fait que la politique qu’il avait impulsée, malgré l’opposition de sa propre administration, ait été maintenue par les gouvernements d’une Quatrième injustement décriée. C’est moins que le grand État transcontinental franco-africain capable de rivaliser avec les USA et l’URSS dont rêvait le patriote Mitterrand. C’est infiniment mieux que la disparition de notre langue en Asie.

« La droite la plus bête du monde »

On entrevoit le déchirement de Mitterrand, rejeté vers la gauche par son milieu d’origine, la droite française, la « droite la plus bête du monde » (avec la genevoise, peut-être…). Une droite incapable de retenir quand il faut retenir et de lâcher quand il faut lâcher, chaque manifestation de force n’ayant été que le prélude à une nouvelle reculade. Des partisans de la « présence française », roseaux peints en fer-blanc, dont la vaine agitation aura à chaque fois mené à « l’abandon ». 

Mitterrand est aussi sans illusions sur les « alliés » de la France : à part la Grande-Bretagne, qui fut un partenaire loyal en Asie, mais n’hésita pas à semer la sédition en Afrique, il n’y a qu’ambitions impérialistes (les États-Unis) ou hostilité revancharde (l’Allemagne).

Dans son récit de voyage, La Chine au défi (1961), Mitterrand pressent la montée en puissance de la Chine populaire et la voit déployer ses pions en Afrique. Il est partagé entre l’admiration pour la capacité d’organisation du parti communiste chinois et la sidération devant le schématisme de son idéologie. Les pages consacrées à la méthode de l’autocritique et au cinéma de propagande sont des joyaux. Il est drôle de relever qu’à l’époque, on prenait au sérieux le titiste yougoslave Kardelj, critique de ses cousins maoïstes (page 516). Par ailleurs, Mitterrand cite Deng Xiaoping comme un des quatre successeurs potentiels de Mao (page 610) ; c’était bien vu.

S’agissant du style de ces « livres d’occasion », je me contenterai de soumettre au lecteur impartial, parmi des dizaines de passages qui m’ont enchanté, ce paragraphe de Présence française et abandon (pages 376-377) :

« Quand les cent un coups de canon qui devaient célébrer l’indépendance commencèrent d’ébranler le ciel admirable que teintaient de feux consumés les approches de la nuit, j’étais encore sur le sol tunisien. Ils n’avaient pas fini d’égrener leur solennelle et monotone antienne que notre avion piquant vers le nord laissait derrière lui, aux limites de l’horizon, la courbe étincelante de cette terre aimée. Tous nous la regardions en silence s’enfoncer dans les brumes du soir. Mais nous n’avions pas perdu courage. »

Je le confesse sans honte : j’aimerais être capable d’écrire comme François Mitterrand.

  • Charles de Gaulle, Mémoires, La Pléiade, Gallimard, Paris 2008, 1505 pages. J’invite volontiers Michel Onfray à lire au moins la page 432.
  • François Mitterrand, Œuvres, tome I, Les Belles-Lettres, Paris 2016, 648 pages.
  • Catherine Nay, Le Noir et le Rouge, in Le grand théâtre du pouvoir, Bouquins, Paris 2022, pp.267-606.
  • Michel Onfray, Vies parallèles De Gaulle-Mitterrand, J’ai Lu, Paris 2022, 504 pages.




Oskar Freysinger : « Jamais le monde n’a basculé dans le totalitarisme – certes « mou » – en si peu de temps »

  • Oskar Freysinger, vous signez peut-être le livre le plus politiquement incorrect de l’année avec Animalia. Pourquoi avoir choisi une fable animalière pour décrire la bêtise contemporaine ?

Parce que les animaux, dans leur infinie sagesse, ne risquent pas de me faire subir un « shit storm » mâtiné d’indignation. Les animaux ont leur dignité, eux. Blague à part, comme c’était le cas pour Ésope, La Fontaine, Ionesco et Orwell (« dans « animal farm »), les animaux sont un vecteur de mise en abîme. La deuxième mise en abîme est assurée par le rire. Conjointement, la fable et le rire tirent le lecteur de la torpeur de l’illusion référentielle collective dont les médias officiels lui battent et rebattent les oreilles jusqu’à le rendre sourd. En prenant distance, il est forcé de se remettre en question par l’effet de miroir auquel le texte le soumet. 

  • Si certains dénoncent le « grand remplacement », vous dénoncez quant à vous le « grand chambardement » dans la première moitié de l’ouvrage. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit ni plus ni moins que la description délirante et hilarante d’un monde qui devient fou parce que certains « sauveurs » autoproclamés prétendent vouloir le rendre parfait. Il ne saurait y avoir le moindre écart, la moindre fantaisie dans ce « Gestell » (dispositif) déshumanisé postulé par le philosophe Heidegger. Dans notre monde et la jungle du livre, les êtres n’ont plus que le choix entre le bien et le bon, le vertueux et l’intègre, le gentil et l’aimable, des non-choix dictés par des pharisiens et des tartuffes qui ont ouvert la chasse aux mauvais sujets pour tromper l’ennui qu’ils s’inspirent eux-mêmes.

Le « livre premier » intitulé dégénérescence, décrit la descente aux enfers, forcément collective, le « livre second », intitulé régénérescence, va mettre en scène quatre animaux cabossés par la vie – des individus s’assumant, donc – pour esquisser une voie de salut. Au contraire des dystopies d’Orwell et Huxley, la mienne n’est pas désespérante. Au contraire, elle est hilarante et se termine plutôt bien.   

  • WEF, vegans, LGBTQIA+, partisans d’Exit… Vous n’épargnez personne. Est-ce que vous vous sentez aigri ?

Que voulez-vous, j’ai tenté d’être équitable dans la distribution de mes « bontés ». Mais si j’étais aigri, j’aurais écrit un texte revanchard, moralisateur et indigné. Or, j’ai choisi de décrire une décadence joyeuse, fofolle et grotesque. Je me suis fendu la malle tout au long de l’écriture. Pour le style, j’ai été inspiré par ma lecture du moment, « l’homme sans qualités » de Robert Musil, à mes yeux le plus grand roman de langue allemande jamais écrit, qui traite de la lente déchéance de l’empire austro-hongrois avant la première guerre mondiale avec ses psychoses, ses faux-semblants, ses petites traîtrises, son hypocrisie et sa vacuité. Quant au déclencheur de mon écriture, ce fut une phrase de Dürrenmatt qui m’a profondément marqué. Elle postule qu’une histoire n’est vraiment finie que lorsqu’elle a trouvé la pire fin possible. Il ajoute que la pire des fins que puisse prendre une histoire, c’est de basculer dans le grotesque.

« Sans l’occident et sa politique désastreuse au Moyen-Orient et au Maghreb l’islamisme serait resté embryonnaire. »

Oskar Freysinger

  • Avec seulement deux pages à leur sujet, les islamistes (représentés par un dromadaire) s’en tirent plutôt bien avec vous, pour une fois…

Depuis que les USA se sont avérés être (avec les Saoudiens) les bailleurs de fonds principaux de l’État islamique, qu’ils ont initialement formé et soutenu Bin Laden et qu’Israël fut l’un des soutiens financiers majeurs du Hamas (par l’intermédiaire du Qatar) pour tuer dans l’œuf la solution de deux états par la division de l’autorité palestinienne, je me dis que l’islamisme n’est que l’idiot utile de l’histoire. Deux pages suffisent pour en esquisser les limites. Sans l’occident et sa politique désastreuse au Moyen-Orient et au Maghreb l’islamisme serait resté embryonnaire. Désormais, il est l’alibi parfait pour toute sorte de forfaitures, d’invasions, de massacres et de lois liberticides (anti-terroristes). Rien de tel qu’un ennemi taillé à la hache pour faire peur au citoyen qui préfèrera toujours la sécurité à la liberté. Depuis que l’islamisme a cédé la place à l’intégrisme qui préfère le combat du ventre fécond au combat des tripes à l’air, les Russes l’ont remplacé en tant qu’ennemi idéal à haïr sans modération. 

  • En page 82, vous écrivez : « Les derniers hommes honnêtes sont les prétendus complotistes, les asociaux, les négationnistes et les emmerdeurs. » Vous recherchez les procès ?

À mes yeux, une personne qui dit oui à tout ne peut être honnête. Soit elle manque de courage, soit elle veut plaire à tout le monde, soit encore elle a été lobotomisée. Qui a fait avancer l’histoire humaine ? Qu’est-ce que des gens comme Socrate, le Christ, Spinoza, Galilée, Voltaire, Victor Hugo et Zola ont en commun ? Ils ont osé dire non. Or, ce refus fut le point de départ d’un bouleversement dans l’esprit des gens qui transforma profondément et durablement la société humaine. À tous, on leur fit le procès. J’en conclus que si « Animalia » devait me valoir un procès, je serais en bonne compagnie.

  • On a parfois l’impression que vous faites du Covid la matrice de toutes les absurdités modernes, dans votre récit. N’est-ce pas un peu exagéré ?

Vous verrez que les historiens du futur ne parleront pas d’une césure civilisationnelle de l’an 2000, mais de l’an 2020 ! Jamais dans l’histoire humaine, un tel mouvement de panique planétaire assorti de mesures liberticides n’a eu lieu. Jamais le monde n’a basculé dans le totalitarisme – certes « mou » – en si peu de temps. Puis s’ensuivit, coup sur coup, l’hystérie climatique, la sanctionnite aigüe contre la Russie et l’aplatissement de Gaza. Résultat : la ruine financière, intellectuelle et morale de l’occident s’est révélée au grand jour et accélérée de telle sorte que les citoyens se sentent fragilisés, abandonnés et insécurisés au point d’accepter la gestion bureaucratique planétaire que les « buveurs d’âme du mont Kibo » dans mon livre, et les « Davosiens du WEF », de l’OMS et du Deep State américain dans la réalité, proposent en remède comme ils l’ont fait avec les vaccins Covid. Ils commencent déjà à mettre au goût du jour le virus H1N1 et trouveront autre chose s’il s’avère insatisfaisant à légitimer leur prise de contrôle absolu.

  • Vers la fin du livre, on peut lire : « Quand le monde est fou, seul le ridicule fait sens. » Est-ce qu’il ne faudrait pas, au contraire, redonner à nos société un sens de la dignité ?

Qu’y a-t-il de plus digne que d’oser rire à la face hideuse d’un pouvoir dévoyé ? Le rire et l’humour le déstabilisent et fragilisent son univers carcéral spirituel et matériel. Le pouvoir veut et doit être pris au sérieux s’il entend durer. Narcissique et mythomane, il n’a que sa carapace bardée de pointes acérées pour se défendre. L’autodérision lui est interdite et le rire est son pire ennemi. On peut trancher la gorge des gens, les torturer, s’ils parviennent à rire devant leur bourreau, ils font preuve de la plus grande des libertés. La dignité, elle, est noble en soi, mais elle ne peut rien contre celui qui n’en a pas. La dignité bâtit des temples dans l’invisible, le rire est une arme concrète qui fait vaciller les trônes dans le monde réel. J’ai voué toute ma vie aux lettres parce que je suis convaincu que le verbe finit toujours par triompher de la force brute. 

  • Achevé en 2021, votre roman sort chez Selena Éditions, une maison française, trois ans plus tard. Est-ce que cela signifie que personne n’a eu le courage de vous publier en Suisse ?

J’ai effectivement envoyé mon manuscrit à plusieurs dizaines d’éditeurs de tout bord. Les bien-pensants, voyant mon nom, faisaient la moue et trouvaient mille excuses formelles pour ne pas me publier. Les éditeurs de droite, quoiqu’admiratifs du texte (« c’est un ovni littéraire », « c’est La Fontaine ayant fumé du crack » et j’en passe) eurent au moins l’honnêteté d’avouer que le risque était trop grand et qu’ils ne voulaient pas mettre en péril leur maison d’édition. C’est finalement une femme, Aleksandra Sokolov des éditions Selena, qui fit preuve d’un courage et d’une détermination hors du commun et, faisant abstraction de mon passé, des cris d’orfraie outrés des bienpensants et du caractère explosif de mon texte, décida de le publier afin « d’être digne de sa vocation d’éditrice ». Je lui voue une admiration sans bornes. Voilà quelqu’un qui n’a pas besoin de transplantation « pour en avoir ».

L’autre sortie de Freysinger aux éditions Selena. Plus apaisée…

  • En même temps qu’Animalia, vous sortez un autre livre : il s’agit d’un récit, L’Oreille aveugle, livré avec une réédition du Nez dans le soleil. Vous vouliez montrer aussi un visage plus apaisé ? 

L’idée vient de mon éditrice. Lui ayant envoyé la vingtaine d’œuvres que j’ai fait publier depuis plus de deux décennies, elle a été subjuguée par la grande variété de styles et la diversité de mes écrits. Elle a voulu montrer, par cette double-publication, deux types d’écriture totalement différents quoiqu’issus de la même plume. Pierre-Yves Luyet, sourd-muet de naissance, menacé de cécité totale, autiste (asperger) et souffrant de problèmes d’équilibre a commencé à voyager par le vaste monde dès le moment où les médecins lui ont annoncé son inéluctable cécité. Son histoire a été relatée dans une émission de la TSR : le voyage aveugle. 

C’est une histoire qui démontre que le sort peut bien s’acharner sur certaines personnes, elles trouveront toujours un moyen pour ne pas désespérer et même s’épanouir malgré les difficultés.

L’autre histoire, un monologue court, fleure bon le terroir valaisan, les vignes, les bisses et les pâturages entre le serpentement scintillant du Rhône et les arêtes enneigées mordillant le bleu du ciel.

Les deux textes se complètent parfaitement en raison de la démarche opposée des deux protagonistes principaux : L’un, le multi-handicapé prisonnier de son « bocal » trouvera la liberté par le mouvement et la découverte de lointaines contrées, l’autre, Vital Héritier dit « pépé », vigneron valaisan à l’ancienne enraciné dans sa terre natale, va attirer le vaste monde à lui en renaturant le bisse de Lentine pour le transformer en un jardin botanique luxuriant. Il n’y a pas de voie tracée vers le bonheur. C’est chacun la sienne.  

En librairie dès le 17 mai 2024 en France et dans tous les pays francophones.
Cliquer ici pour commander les livres sur le site de la maison d’édition.

Pour découvrir les raisons qui ont poussé son éditrice à sortir Animalia, ainsi que notre chronique du livre, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement.

Le témoignage de l’éditrice, Aleksandra Sokolov

j’ai été d’abord convaincue par les qualités littéraires d’Oskar Freysinger qui est un personnage d’une multipotentialté extraordinaire dans bien des domaines de créations et j’ai aimé Animalia car c’est le monde dans lequel nous vivons même si il est évidemment exagéré dans les extrêmes… nous n’en sommes toutefois pas si loin… 

J’ai toujours défendu l’œuvre littéraire même des auteurs les plus enviés ou détestés, mais avec un talent indéniable ! J’ai publié les oeuvres d’un grand expert en avant-garde russe, Andréi Nakov, aujourd’hui décédé et auquel le Centre Pompidou rend hommage ce mercredi. Ses publications m’ont valu des menaces de mort mais je suis encore là…

Je pense que le métier d’éditeur et d’être un « passeur » de savoir et d’opinions… je n’ai aucune prédispositions, ni politique ni culturelle mais je pense qu’il faut mettre en avant les gens qui le méritent.

L’édition est devenue une passion et ne me permet pas de vivre depuis plusieurs années mais j’équilibre et je publie en toute liberté ce qui me paraît intéressant de mettre en avant. Néanmoins, il est difficile de se frayer un chemin dans les médias en tant que petite structure d’édition ! Il faut garder espoir ! C’est mon chemin de vie…

Notre chronique

Avec Animalia, Oskar Freysinger nous propose dystopie dans la ligne de Orwell et Huxley, mais postmoderne et souvent drôle. Achevé en juin 2021, le livre est fortement marqué par l’épisode du Covid et par les restrictions de liberté qui s’étaient alors abattues sur la population durant la pandémie. 

Pour autant, dans un récit saturé de jeux de mots grivois et d’allusions vachardes, il arrive régulièrement à l’auteur de toucher à l’intemporel avec ses histoires de bestioles. Ainsi, dans la jungle égalitaire et dystopique où se déroule l’action surviennent des personnages évoquant tantôt le Rebelle de Jünger, tantôt le Zarathoustra de Nietzsche, quand ce n’est pas le moraliste chrétien. Dans le fond, la fresque d’Oskar Freysinger semble dirigée vers un but central : nous apprendre à « rétro-développer » (comme il l’écrit en page 238) des réflexes naturels que nous aurions perdus sous un certain totalitarisme suave et maternant.

On peut juger la méthode parfois « populiste », pour ceux qui tiennent ce mot pour un reproche, parfois un peu « bourrine » pour les autres, mais reste une certitude : il y a une joie certaine à voir le vieux lion envoyer paître tous ceux qui, misant sur notre instinct grégaire, nous croient plus bêtes que nous le sommes. 




Netflix

“All political lives end in failure” (Enoch Powell). Certains prennent un raccourci et échouent avant d’avoir commencé. Depuis les poubelles de l’Histoire où j’ai établi mon séjour, je vais vous entretenir d’un prodigieux voyage au pays merveilleux de Netflix.

Je commence par une confession. J’ai regardé un feuilleton sur Netflix. Je pourrais vous dire que c’était parce que j’étais très malade, mais ça, ce n’est vrai qu’à partir du 2e épisode. Le 1er épisode, je l’ai regardé parce que j’ai été accroché par les premières minutes. Une reconstitution impressionnante de la Révolution culturelle chinoise de 1966. Un physicien pékinois est battu à mort pour avoir enseigné la relativité et le Big Bang. Jarnicoton, de l’anticommunisme sur Netflix ! S’achèteraient-ils une conduite ?

Ça s’appelle Le Problème à 3 corps et c’est l’adaptation Netflix d’une trilogie de romans de science-fiction chinois. D’où le fait qu’ils ont dû garder un début à Pékin sous la révolution culturelle. Pour le reste, les romans se passent en Chine et les personnages sont chinois, alors Netflix a « internationalisé » pour le public « international ». Autant s’intéresser à ce que veut dire « internationaliser » à la sauce Netflix.

Bon. L’action est transposée au Royaume-Uni, un pays certes un peu moins woke et « internationalisé » que le Canada, mais Netflix s’est sans doute rendu compte que c’était trop ridicule d’imaginer le Canada défendre la Terre contre une invasion extraterrestre (ou faire quoi que ce soit d’important, d’ailleurs). Les physiciens d’Oxford sont chinois, latino-américains ou « africains ». Eh oui, la différence entre les wokes et moi, c’est que les wokes sont racistes. Pour eux, un Noir, fût-il originaire de la Beauce, de l’Alentejo ou du Wisconsin, c’est toujours un « Africain ». Pour moi, Gaston Monnerville, c’était un Français ; pour les wokes, un « Africain ». Les wokes ne s’encombrent pas non plus trop de faire la différence entre un Ivoirien et un Sénégalais, un Angolais et un Mozambicain, un Ghanéen et un Botswanais. Donc, on saura juste que le physicien est originaire « d’Afrique » (c’est dit dans un des épisodes). 

À un moment, on apprend que la physicienne chinoise est en couple avec un officier de marine britannique, donc forcément d’origine indienne. Elle va dîner dans la famille de son promis. (Heureusement, ils continuent à cuisiner indien et ne se sont pas convertis à la « cuisine » anglaise ; la fiancée fera donc un bon repas.) Et là, il y a une scène qui montre l’ampleur de la tragédie qu’est la transformation d’un roman de science-fiction écrit pour un public chinois en un feuilleton TV destiné aux Barbares. Là où je suppose que le roman – que je n’ai pas lu – doit contenir des pages d’explications scientifiques, on a droit à une minute d’une sorte de Kaluza-Klein pour les Nuls, avec un plagiat du Flatland d’Abbott, sous la forme d’une démonstration que la fiancée chinoise fait avec des galettes, démonstration forcément ridicule, puisque, dans l’univers de la télévision occidentale, tous les scientifiques et tous les érudits sont ridicules. Le père du fiancé raconte un affrontement avec les Pakistanais. Tiens ? Tous les Noirs sont « Africains », mais les Indo-Pakistanais sont soit Indiens, soit Pakistanais ? Serait-on mieux informé de ce côté-là chez Netflix ?

Les seuls pays qui comptent sont l’Anglosphère et la Chine. Pas besoin de faire des sourires aux esclaves allemands, français ou italiens des USA. Mais comme la production est étasunienne et que les USA sont dans l’ALENA, on doit faire risette au Québec et au Mexique. On a donc une physicienne sud-américaine qui parle à un moment en espagnol, et un dialogue en français d’une rare débilité entre le guide américain des amis des extraterrestres et une fillette embarquée sur le bateau qui prépare leur accueil.

Au denier épisode, on apprend que le monde peut être sauvé, sous l’auspice de la secrétaire générale des Nations-Unies ( !), par trois Wallfacers, mot qui viendrait du bouddhisme ( !!) :  un général chinois, une combattante kurde du PKK, et le physicien « africain » nommé plus haut. Tiens, deux communistes sur trois sauveurs de l’humanité ? Netflix n’est peut-être pas si anticommuniste que le laisserait supposer le premier épisode. Il faudrait que je demande aux maoïstes français qui ont « démontré », sur leur site Internet, qu’Enver Hoxha n’était pas communiste (https://vivelemaoisme.org/l-albanie-et-enver-hoxha/ publié en ligne le 28 août 2018). Peut-être que Netflix cherche à désorienter la vraie gauche en faisant l’éloge du révisionnisme façon Deng Xiaoping aux dépens de la pure doctrine maoïste.

En résumé, le monde selon Netflix, c’est un univers dans lequel personne n’a de religion, où tout le monde parle anglais, où la vie se limite à des objectifs de carrière et les loisirs à des jeux vidéo, et où tout le monde prend au sérieux l’Organisation des Nations-Unies. Ça va pour décrire le canton de Genève, mais pour appréhender la complexité du reste du monde ?

Il y a d’ailleurs une scène hilarante qui se passe à Genève, au CERN, avec un policier genevois qui parle anglais… avec l’accent britannique. Sans doute une fleur de Netflix aux Genevois, les montrant tels qu’ils se voient (et ne s’entendent pas). Parce que pour la réalité… Procurez-vous une archive sonore de Tocard d’Estaing croyant s’adresser en anglais à la « presse internationale » le soir de son élection à la présidence de la République française en 1974, et vous comprendrez ce que je veux dire. 

Quant à l’ONU comme solution de tous les problèmes… L’ONU, c’est plutôt le fonctionnaire international qui, à Genève, le 29 février 2024, m’a menacé d’appeler la police parce que je lui avais demandé de s’adresser à moi en français. Universalisme ou impérialisme ?

Je reste en admiration devant la magie de Netflix. Ou comment transformer un roman de science-fiction chinois en un manifeste impérialiste anglo-saxon… mais si politiquement correct.




Oscar Wilde : Histoire d’une âme

J’ai toujours un ou deux livres avec moi. Il y a bien des années, à la suite d’un départ précipité, j’oublie d’emporter mon viatique. Sur le quai de la gare, j’ouvre ma musette et je constate avec effroi mon erreur. Que faire ? Je décide d’aller examiner ce que le kiosque à proximité propose. Les revues m’intéressant peu, j’examine le tourniquet à livres et mon regard s’arrête sur Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Faute de mieux, j’achète le roman et commence sa lecture en attendant le train. Le trajet terminé, saisi par cette œuvre, je décide d’acquérir l’édition de la Pléiade d’Oscar Wilde, qui fut suivie quelques jours plus tard par le volume de sa correspondance. 

Un provocateur dans l’Angleterre victorienne

Parmi les éclats de la société victorienne émerge une figure à la fois énigmatique et captivante : Oscar Wilde. Né sous les cieux d’Irlande, dans la paisible effervescence de Dublin, le 16 octobre 1854, il fut, dès sa jeunesse, marqué par une éducation raffinée. Après un passage au Trinity College de Dublin, la scène littéraire londonienne l’accueillie en lui ouvrant ses portes dorées et ses salons enivrants. Ses mots d’esprit captivent les esprits et enflamment les cœurs, révélant un talent sans égal dans l’art de l’écriture.

Ses œuvres, telles que Le Portrait de Dorian Gray ou L’importance d’être Constant, une comédie jouant avec les masques de la société, demeurent des œuvres intemporelles de la littérature anglophone. À travers elles, Wilde se révèle non seulement comme un conteur exceptionnel, mais aussi comme un observateur subtil des paradoxes de la condition humaine.

Sa destinée, telle un drame shakespearien, connaît une chute tragique. Sa relation avec Lord Alfred Douglas le conduit sur les routes tumultueuses de la condamnation sociale et de la tragédie personnelle. Après avoir affronté les tourments de la prison suivis des rigueurs de l’exil, Oscar Wilde trouve refuge à Paris où il meurt le 30 novembre 1900 à l’âge de 46 ans.

Condamnation d’Oscar Wilde à cause de son homosexualité.

Une éthique qui ne dit pas son nom

Il semble facile d’appliquer la citation de Dorian Gray à la vie d’Oscar Wilde : « Je n’ai recherché le bonheur. Qui désire le bonheur ? J’ai recherché le plaisir. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 537) Il serait aisé de faire de lui un autre Lord Henry ou un Dorian Gray de surcroît. Que nenni ! Une clef de lecture, autant intéressante que mystérieuse, se trouve dans la préface du Portrait de Dorian Gray : « Tout art est à la fois surface et symbole. Ceux qui plongent sous la surface le font à leurs risques et périls. Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 347). En abordant la vie et l’œuvre du dandy scandaleux, on peut rester à la surface ou plonger à nos risques et périls. On ne s’approche pas sans crainte de la vérité mystérieuse et déroutante de l’âme humaine.

L’éthique de Wilde ne se résume pas une existence exclusivement hédoniste tournée vers les plaisirs sensibles. Certes, il y a bien un côté jouisseur chez lui qui n’hésiterait pas à se faire « tuer pour une sensation » (Lettre 59, 12 décembre 1885, p. 118). La fascination qu’il ressent pour « le mystère des goûts » (idem) et ses vertiges lui laisse cependant parfois une saveur amère. Une sorte de nostalgie des moments d’extases sensibles, les ombres de ce qu’il a éprouvé et de ce qu’il aspire à éprouver. Son regret d’un autre monde, d’une autre vie, n’est pas quelque chose de spirituel ou de métaphysique. Il s’en défend ardemment. Pour Wilde « la citta divina n’a pas de couleur, et la fruitio Dei pas de signification » (Le Critique comme artiste, p. 873). Il ferme alors ostensiblement la porte à la métaphysique et à « l’extase religieuse ». Refusant toute forme de transcendance, Wilde oriente volontairement son désir intime, sa nostalgie vers le monde sensible.

Cependant Wilde regrette de n’avoir « plus accès au parvis de la cité de Dieu » (idem). On peut se faire une idée de la portée de ce renoncement, un véritable drame intérieur dans la vie de Wilde, en le rapprochant de celui que doit faire le jeune Dorian Gray qui « sentait que le moment était véritablement venu pour lui de faire un choix. Mais son choix n’avait-il pas déjà été fait ? Oui, la vie avait décidé pour lui – la vie, mais aussi la curiosité infinie qu’il portait à la vie » (idem).

Wilde est conscient de cette quête du bonheur. Des deux voies qui se sont offertes à lui, il a choisi la moins fréquentée. Peut-être que cela a fait toute la différence ? Pour atteindre ce à quoi il aspire, il partage avec Lord Henry « l’un des grands secrets de la vie : guérir l’âme par les sens et les sens par l’âme » (ibid. p. 368). Mais devant l’impossibilité de guérir les sens par l’âme, il se contente de guérir l’âme par les sens. C’est là que prend naissance l’hédonisme ou « le nouvel hellénisme » prôné par Wilde. Contrairement aux apparences, le plaisir n’est pas premier dans cette option fondamentale. Il n’est que « la pierre de touche de la Nature, le signe d’approbation qu’elle nous donne » (ibid. p. 423).

Un nouvel hellénisme

Le « nouvel hellénisme » est en fait une éthique de la sculpture de soi. Wilde prend à son compte une idée antique qui lui a été enseignée à Oxford par Walter Pater via la Renaissance : « (Dieu) prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, (…) il lui adressa la parole en ces termes : (…) si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence » (Pic de la Mirandole, Oratio de hominis dignitate, trad. Y. Hersant, Paris 1993, p. 9).

L’Artiste comme homme accompli

L’éthique est en même temps une esthétique. Le geste beau est un geste moral et vice-versa.  Les personnes qui peuvent poser des actes beaux et moraux, se sont déjà réalisées elles-mêmes : « les poètes, les philosophes, les hommes de science, les hommes de culture, en un mot les hommes véritables » (Le Critique comme artiste, p. 891). Wilde appelle ce type de personne des « Artistes », puisqu’ils sont les artisans de leur propre devenir, de leur propre personnalité. 

L’Artiste « passe, non du sentiment à la forme, mais de la forme à la pensée et à la passion » (idem). C’est cela guérir l’âme par les sens. Toutefois, il reste faible et limité derrière sa prétention à se sculpter soi-même. Wilde pense qu’il « ne peut qu’en être ainsi. Cette concentration même de la vision et cette intensité du projet, qui caractérisent le tempérament artistique, sont par elles-mêmes une forme de limitation » (La plume, le crayon, le poison – Etude en vert, p. 806). Il a bien pressenti l’incomplétude et l’imperfection de l’Artiste, lequel est une sorte d’être en crise, un perpétuel « adolescent solitaire, aux traits déjà formés, au cœur sans oreilles ou aux yeux sans entrailles, il détonne. Attiré, attirant, fait pour séduire, il sent sa tête trop lourde, sa peau trop fine, ses membres étrangers à l’étreinte » (F. Dolto, Le dandy, solitaire et singulier, Paris 1999, p. 18-19). Sans cette imperfection innée qui l’empêche de réaliser pleinement son idéal, l’Artiste ne serait plus un Artiste, mais un vague artisan qui marchande sa vie, un nouveau Sisyphe condamné à se sculpter perpétuellement. Cette tragédie, qui se joue dans l’âme de l’homme, est une tension permanente qui permet à l’Artiste d’exister quasi funambuli entre le déjà et le pas encore. 

Le refus de l’ascétisme

Comment se manifestent l’incomplétude et l’imperfection ? L’Artiste évacue de son éthique la souffrance, l’esprit de sacrifice, c’est-à-dire la dimension ascétique de l’existence humaine. Celle-ci « n’est qu’une méthode permettant à l’homme d’interrompre sa marche en avant » (Le Critique comme artiste, p. 849-850). L’ascèse est un obstacle parce qu’elle empêche d’avancer librement, et surtout parce qu’elle veut orienter la sculpture de soi. Il existe bien un type d’ascèse dans l’éthique wildienne ; elle est « d’ordre esthétique et non plus morale » (ibid., p. 841-842).

Le rejet de la souffrance implique automatiquement un refus clair et net de la compassion et de la charité. Telle est la vertu principale du « nouvel hellénisme » : l’individualisme. On serait porté à croire que l’individualisme s’identifie à l’égoïsme. Pas tout à fait. N’oublions pas que Wilde aime à manier le paradoxe qui « est le chemin de la Vérité » (Le Portrait de Dorian Gray, p. 386). En réalité, il opère ici un changement de paramètres éthiques qui représente une véritable inversion des valeurs morales traditionnelles de la société victorienne : « Lorsque l’homme réalisera l’individualisme, il réalisera la sympathie et la manifestera librement et spontanément. Jusqu’à présent l’homme n’a guère cultivé la sympathie. Il se contente de sympathiser avec la souffrance, et sympathiser avec la souffrance ne représente pas la forme de sympathie la plus haute. Toute sympathie est noble, mais la sympathie face à la souffrance en représente la forme la moins raffinée. Elle est entachée d’égoïsme. Elle court le risque de devenir morbide. Nous y révélons une certaine terreur à l’égard de notre propre sort. Nous redoutons de devenir nous-mêmes comme le lépreux ou l’aveugle, sans que personne prenne soin de nous. Elle est aussi curieusement restrictive. » (L’Âme de l’homme sous le socialisme, p. 962)

On ne peut donc qualifier cette éthique d’égoïste, mais plutôt de narcissique. L’Artiste ne doit s’occuper que de lui-même. Il se contemple, jamais satisfait, afin de tailler et de retailler sans cesse dans le marbre blanc son existence pour devenir une personne accomplie, une œuvre d’art. Le burin qui lui permet de tailler sa propre statue n’est autre que l’esprit critique face au monde extérieur mais aussi face à lui-même. La critique est le guide de l’Artiste dans sa marche vers le perfectionnement.

Wilde ne réussira pas à tenir en équilibre sur la corde raide du « nouvel hellénisme » et la chute sera d’autant plus douloureuse qu’il est brillant.

Couverture de la traduction russe de La Ballade de la geôle de Reading, en 1904 (portrait par Modest Durnov (1868-1928).

Le creuset de la souffrance

La vie de l’Artiste devait être « un long et ravissant suicide » (Lettre 59, 12 décembre 1855, p. 118), c’est ce qui est arrivé à Wilde. Il a assassiné sa réputation, sa vie mondaine, par les sens. Au lieu de guérir son âme, les sens l’ont emprisonnée et tuée : « Tandis que le corps mange, boit et prend ses plaisirs, l’âme dont il est la demeure peut mourir entièrement » (De Profundis, p. 290). Il n’est pas dupe de l’orientation erronée de son désir qui, au lieu d’assouvir son âme, l’a affamée. 

Au travers des événements qui ont signifié ce suicide aux yeux du monde et à ses propres yeux, effarés et consentants malgré lui, Wilde fait l’expérience de ce qu’il avait rejeté jusque-là : la souffrance. Ce dandy maniéré découvre la souffrance, tant physique que morale. Elle est « un terrible feu » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398) qui purifie et détruit.

Loin de la société mondaine de Londres, Wilde laisse tomber un à un ses masques, ses parures de séducteur pour se voir tel qu’il est. L’expérience carcérale l’invite à faire un retour sur lui-même afin de quitter « le vice suprême : être superficiel » (De Profundis, p. 280). Il analyse avec une réelle acuité sa situation et en tire les conséquences : « (…) Si ma vie semble ruinée aux yeux du monde extérieur, aux miens elle ne l’est pas. Vous aurez, je le sais, plaisir à savoir qu’à ce qu’il paraît, de toutes mes épreuves – du silence, de la vie solitaire, de la faim, des ténèbres, de la douleur, de l’abandon, de la disgrâce – de tout cela je peux extraire quelque bien » (Lettre 180, 22 mai 1897, à Mrs Bernard Beere, p. 398).

Par la souffrance, Wilde découvre un « nouveau monde » (De Profundis, p. 306). L’orgueil et le narcissisme sous-jacents dans le « nouvel hellénisme » font place à l’humilité qui est la ligne d’horizon de son « nouveau monde ».

La découverte du Christ

Alors que « les prêtres et les gens qui pérorent sans sagesse parlent parfois de la souffrance comme d’un mystère » (ibid. p. 306), Wilde la découvre comme une révélation. Ce qu’il avait d’instinct deviné de l’art, « de la vie ; il va le saisir » (idem) avec « une parfaite clarté de vision et une compréhension totale » (idem). Il tend à discerner ce qu’il n’avait pas encore aperçu auparavant, ce qui était plus intime à lui-même que lui-même : le Christ.

Il est vrai que Jésus-Christ n’est pas un inconnu pour Wilde. Il en parle dans d’autres de ses écrits avant la rédaction du De Profundis. Ce qui est curieux, c’est qu’il l’appelle « Jésus » ou « Jésus-Christ » mais rarement « Christ » avant ses dernières épreuves. Jésus est pour lui un grand homme historique qu’il n’hésite pas à comparer à César. Il n’admire en Jésus que le philanthrope, l’homme accompli mais jamais le Sauveur, le Christ. Dès ses écrits de prison, on assiste à un changement, Jésus est appelé simplement « Christ ». Ce changement de vocabulaire me porte à croire que Wilde, du tréfonds de sa misère, a quitté le Jésus de Renan pour le Christ des Évangiles : le Rédempteur. Il est d’ailleurs regrettable que dans la traduction française de la Pléiade on ait systématiquement remplacé « Christ » par « Jésus » dans le De Profundis, ceci afin de « souligner l’influence de l’ouvrage de Renan » (traduction française de la Pléiade, notice au De Profundis, p. 1691).

Wilde parle à demi-mot de sa rencontre avec le Christ : « Une fois au moins dans sa vie, tout homme chemine avec le Christ vers Emmaüs » (De Profundis, p. 326). Cette confession implique une réelle épiphanie du Sauveur dans la vie du prisonnier, comme dans celle des deux disciples qui reconnaissent Jésus au cœur même de leur doute et de leur souffrance. Les doutes, Wilde les a connus quand il écrit avec amertume : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin » (ibid. p. 300-301). Loin d’être purement et simplement un iconoclaste, Wilde vit une crise profonde, où il se trouve aux prises avec la foi nue qu’il nomme agnosticisme. Tout lui est inutile, rien ne l’aide : ni la morale, ni la religion, ni la raison.

Il prend, peu à peu, conscience que Jésus est le Rédempteur de l’humanité, ce qui éveille en lui une profonde réflexion : « Il me reste encore presque incroyable qu’un jeune paysan galiléen ait imaginé qu’il pourrait porter sur ses épaules le fardeau du monde entier, tout ce qui avait déjà été fait et souffert et tout ce qui serait encore fait et souffert : (…) que ce jeune paysan galiléen l’ait non seulement imaginé, mais accompli, de sorte qu’à l’heure présente tous ceux qui découvrent sa personnalité (…) se voient (…) libérés de la laideur de leur péché et se voient révélés à la beauté de leur souffrance » (ibid., p. 312-313).

L’expérience de la charité et de la miséricorde

Même si Wilde tâtonne quelque peu avant d’envisager réellement le fait que le Christ ait accompli l’œuvre de Rédemption, il s’agit bien pour lui d’une rencontre avec la personnalité du Christ qui le sauve au plus intime de sa souffrance. En s’approchant du Sauveur, il découvre la charité. L’amour que le Christ enseigne « est le secret primordial du monde, le secret perdu qu’ont cherché les sages (…). C’est seulement par l’amour qu’on peut approcher du cœur du lépreux et des pieds du Seigneur » (ibid. p. 315).

En lien avec cette charité, Wilde fait l’expérience de la miséricorde du Christ. Pour Jésus, « il n’était pas de lois : il n’existait que des exceptions » (ibid. p. 323) qui ne sont autres que les personnes qu’il rencontre et qu’il sauve. Les lois sont bonnes pour ceux que Wilde appelle les philistins, qui jugent et condamnent. Jésus, lui, regarde jusqu’au plus intime des cœurs. Il connaît le désir de l’homme, c’est pourquoi il n’existe pour lui « que des exceptions ». « Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que doit être la morale » (idem). Et Wilde de prendre en exemple le passage évangélique de la femme adultère. Cette sympathie du Sauveur est une invite au repentir. « Mais pourquoi ? Pour cette simple raison qu’autrement il serait incapable de se rendre compte de ce qu’il a fait. Le moment du repentir est le moment de l’initiation (…). Le Christ prouve que le pécheur le plus ordinaire pourrait le faire, que c’est la seule chose qu’il puisse faire » (ibid. p. 325-326). Wilde va plus loin en sous-entendant que le Christ aurait dit au fils prodigue que ses débauches avec les prostituées sont les beaux et saints épisodes de sa vie. Le Christ ne regarde que le désir d’amour même s’il est parfois mal orienté et il pardonne. Comment ne pas reconnaître ici la confession à peine voilée de Wilde ? N’est-il pas ce nouveau fils prodigue condamné par tous mais pardonné par le Christ ? N’est-il pas une figure de cette courtisane, Marie-Madeleine, qui a été pardonnée car elle avait beaucoup aimé ?

Dans un élan quasi-mystique Wilde condense son expérience du Christ en quelques lignes : « Tout ce que le Christ nous enseigne par de petits avertissements c’est que chaque instant de notre vie doit être beau, que l’âme doit toujours être prête pour la venue de l’époux, toujours attentive à la voix de l’amant » (ibid. p. 325). 

Peut-on réellement parler d’une conversion dans le cas de Wilde ? Je crois que ce serait le faire mentir lui-même. Dès lors, il appelle son existence une vie nouvelle qui est simplement la continuation, l’évolution de sa vie première. Il ne renie pas son passé : « Rejeter le souvenir de ses propres épreuves, c’est arrêter sa propre évolution ; la renier, c’est mettre un mensonge sur les lèvres de sa propre vie. Ce n’est rien de moins que le reniement de son âme » (ibid. p. 302). 

Une conversion qui n’en est pas une

Il ne croit pas à la conversion morale et théologique, cette « résolution d’être meilleur est un acte empirique et hypocrite » (ibid. p. 328-329), tout juste bonne pour les philistins. Sa vie nouvelle réside simplement en ce qu’il est « devenu plus profond » (ibid. p. 329). C’est-à-dire qu’il a découvert la dimension spirituelle et transcendante de son existence grâce au Christ, le seul vrai Artiste, « le suprême individualiste » (ibid. p. 316), « le poète » (ibid. p. 313). 

Au cœur de la vie de Wilde peut réapparaître alors la cité de Dieu, longtemps rejetée, « semblable à une perle parfaite » (ibid. p. 308). « La vue en est si merveilleuse qu’il semble qu’un enfant puisse l’atteindre en une journée d’été » (idem). Malgré tout, Wilde se sent faible. Il sait que ses penchants ne se résorberont pas miraculeusement.

A sa sortie de prison, il vivra encore trois ans d’un exil douloureux où il doit apprendre à se laisser pénétrer par la grâce, « les effluves du ciel » (ibid. p. 309). Il a bien conscience qu’il peut tomber « maintes fois dans la boue et souvent s’égarer dans la brume » (idem). Finalement peu lui importe, du moment qu’il a son « visage tourné vers la porte qui est appelée la Belle » (idem).

A travers les souffrances de sa vie errante, condamné à mendier de l’argent à ses amis, privé de ses enfants, Wilde va discrètement se rapprocher du catholicisme. Dans la matinée du 29 novembre 1900, le Père Cuthbert Dunne reçoit Oscar Wilde dans la pleine communion de l’Église catholique. D’aucuns auront vu dans ce geste in articulo mortis un pied de nez de l’hédoniste impénitent aux philistins qui l’ont condamné. Comme si Wilde collectionnait sur son lit de mort les chasubles et les calices, symboles du faste catholique, à la manière de Dorian Gray. Peut-être a-t-il simplement réalisé son désir d’adolescent « de rendre visite à Newman, puis de contempler le Saint-Sacrement dans une église nouvelle et de connaître ensuite le calme et la paix de l’âme » (Lettre 8, 3 mars 1877, à William Ward, p. 46).

Bibliographie

  • Daniel Salvatore Schiffer, Oscar Wilde, Folio biographie, Paris, 2009.
  • Oscar Wilde, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1996.
  • Lettres d’Oscar Wilde, Gallimard, Paris, 1994.
  • The Complete Letters of Oscar Wilde, 4th Estate, London, 2020.