Mort d’un personnage

J’éviterai le discours que l’on attend de moi, à savoir la critique du vedettariat, de la vénération portée à un simple comédien, de l’émotion qui saisit tant de gens à l’annonce de la mort d’un homme de 88 ans qu’ils n’avaient jamais rencontré en chair et en os. Car il est normal de s’émouvoir de la disparition de celui qui nous accompagnait depuis si longtemps. La première fois que je me suis senti mal en apprenant la mort d’un acteur, c’était Claude Brasseur en 2020. Le Claude Brasseur d’Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, comédies du temps de l’essor économique. Et puis Jean-Paul Belmondo en 2021. Et maintenant Alain Delon en 2024. Leur départ, c’est la piqûre de rappel des Trente Glorieuses, de la prospérité qui ne reviendra pas. 

Mais revenons à Delon. On nous dira que les plus âgés le pleurent, parce que sa mort est un rappel qu’ils n’ont plus beaucoup de temps avant de rejoindre un monde que j’espère meilleur. C’est vrai. Mais à mon avis, c’est les générations intermédiaires qui pleurent le plus. Quand je suis né, Delon était une vedette planétaire depuis quinze ans ; Michel Sardou était un chanteur connu depuis huit ans ; et Judka Herpstu était Popeck depuis sept ans. Sardou vient de terminer sa dernière tournée ; Popeck a donné son dernier spectacle en Suisse le 10 août 2024 à Crans-Montana ; et Delon vient de trépasser. Contrairement aux plus vieux, moi, je n’ai pas souvenir d’un monde dans lequel Alain Delon n’ait pas joui d’une célébrité universelle (228 millions d’entrées en Union soviétique, nous apprend Wikipédia ; sans parler d’un Tsigane roumain que j’ai rencontré et que ses parents avaient prénommé Alin-Delon). Il va falloir apprendre à vivre sans cette figure tutélaire.

Un procès posthume du Huffington Post, suprême éloge.

J’aurais pu aussi vous dire que Delon a déjà reçu un hommage posthume supérieur à tous les éloges que j’aurais pu écrire, puisqu’au lendemain de sa mort, il a été attaqué par le Huffington Post. Mais laissons les bobos dans la célébration de leur propre insignifiance, abandonnons-leur le monopole du sarcasme et abordons le vrai sujet. Oui, Delon était d’une beauté nonpareille. Oui, Delon, qui se vantait d’être toujours lui-même quand il tournait, avait un jeu d’acteur qui en faisait l’un des plus grands. Mais cela ne suffit pas pour que le Corriere della Sera l’ait proclamé « immortel » le jour de l’annonce de son décès. Delon était plus qu’une méga-vedette du cinéma mondial. Il rappelait tout ce qui avait fait la fierté de la France et de l’Italie.

Il était l’incarnation d’une virilité affirmée qui n’est plus de saison (du moins jusqu’au moment où l’Histoire fera son retour en Europe et nous rappellera que la vie est tragique), mais c’était aussi un homme qui avait connu ses plus grands triomphes dans les années 1960-1976, de Plein Soleil à Monsieur Klein, au temps du gaullo-pompidolisme triomphant (ou de l’apogée de l’ouverture à gauche de la démocratie chrétienne de Fanfani et Moro, puisque c’était aussi un des grands du cinéma italien), et qui était aussi le reflet de ce temps-là. Non pas qu’il ait baissé ensuite. Dans Dancing Machine (1990), il était le même prodigieux acteur que dans Le Samouraï (1967). Mais le public, désormais, le boudait, quoiqu’il fît. Il sut tirer sa révérence en 2008 avec une prodigieuse démonstration d’autodérision dans Astérix aux Jeux Olympiques.

Un apprentissage de charcutier

 Il y a chez Delon un élément qui relève de l’histoire et de la sociologie. Sa vie est un formidable exercice de volonté, mais c’est aussi un hommage au système d’enseignement de la IIIe République française prolongé par la IV. Il avait quitté l’école jeune pour faire un apprentissage de charcutier, ce qui ne l’avait pas empêché d’être à l’évidence un homme cultivé et tourné vers les arts, ce dont témoigne aussi sa filmographie. De tels cas n’étaient pas rares dans cette génération née dans les années 1930, avant que le système scolaire et universitaire reçoive comme principale mission de retarder l’entrée dans le chômage. Quand cette génération s’éteindra, on verra mourir des gens qui avaient quitté l’école à 15 ans et qui avaient plus d’érudition que des doctorants d’aujourd’hui.

Je ne veux pas dire que tout était mieux à cette époque. (Déjà, il n’y avait pas Internet, cette merveille.) Quand j’étais petit garçon, la guerre froide battait son plein. Nous savions que nous étions promis au même destin que les générations précédentes ; que le jour où le Pacte de Varsovie attaquerait, il ne ferait pas dans la dentelle ; et que cette fois-ci même les Suisses partiraient à l’abattoir. C’est à Mikhaïl Gorbatchev, à Edouard Chevardnadze, à Boris Eltsine, et indirectement à Vladimir Vetrov et à Ronald Reagan que je dois de ne pas fini mon parcours terrestre comme chair à canon dans la guerre finale entre les capitalistes et les communistes ; grâces leur en soient rendues jusqu’à la consommation des siècles. (Delon, justement, a joué en 1979 le rôle d’un médecin militaire en pleine troisième Guerre mondiale dans Le Toubib, de Pierre Granier-Deferre.)

De même, plus de 50 ans après la mort de Montherlant, nous pouvons constater que la littérature ne s’est pas éteinte avec lui. Si je réfléchis aux romans de langue française parus depuis le début de la Covid-19, je n’ai aucune difficulté à en citer immédiatement une demi-douzaine que j’ai trouvés excellents – disons À cause de l’éternité de Georges-Olivier Châteaureynaud, La poursuite de l’idéal de Patrice Jean, Comédies françaises d’Éric Reinhardt, Châteaux de sable de Louis-Henri de la Rochefoucauld, Anéantir de Michel Houellebecq, Le grand rafraîchissement de feu Benoît Duteurtre, La Foudre de Pierric Bailly, Le roi est nu de Matthieu Falcone. De ce point de vue, il me semble même que c’est mieux qu’il y a trente ou quarante ans.

Mais, sur le plan du cinéma, il me semble que l’Italie et la France, ça ne sera plus jamais ce que ça a été. Il y avait eu un passage de relais de Jean Gabin à Belmondo et Delon, mais il n’y pas eu de transmission à la génération suivante. Jean Dujardin, certes… mais il n’a pas rencontré son Visconti.  Je ne crois pas que, dans les circonstances actuelles, un film qui serait aussi réussi sur le plan esthétique et aussi enraciné dans la culture italienne que l’était Le Guépard referait 12’850’000 entrées dans la Péninsule. Le cinéma italien et le cinéma français ne sont pas totalement morts – en témoigne le succès de l’adaptation de 2024 du Comte de Monte-Cristo. Mais de là à susciter un mythe connu dans le monde entier comme Delon ?

Je ne vais non plus nier que pendant que nos parents ont connu des possibilités nouvelles au moment des Trente Glorieuses, l’autre partie de l’Europe était maintenue dans la pauvreté, l’oppression et l’obscurantisme par les communistes. La Pologne et la Roumanie, c’est maintenant qu’elles vivent leur passage de la pauvreté à la prospérité. Mais ça ne se traduit pas sur le plan cinématographique.

Je n’ai jamais rencontré Delon. En revanche, dans une autre vie, j’ai eu un contact indirect avec lui, dans un projet dans lequel je jouais un bien modeste rôle, et j’ai pu mesurer sa grande disponibilité et sa fidélité envers le souvenir d’un de ses amis aujourd’hui bien oublié, l’écrivain Jean Cau. À vrai dire, de tous les personnages de la comédie mondiale, les seuls dont je puisse dire avec certitude, qu’ils étaient serviables et accessibles, c’était Alain Delon, Jean-Pierre Chevènement, et le roi Michel de Roumanie. 

Qu’Alain Delon repose en paix. En dehors de nos prières, ce que nous lui devons, c’est de transmettre aux générations suivantes le modèle de qualité que représentaient ses films, et de faire ne sorte qu’on les regarde encore longtemps.




Un conte de septembre, ou la mère des victoires

Je vais vous conter l’histoire authentique d’un pays qui était attaqué par un voisin deux fois plus fort. Un ennemi qui voulait le rayer de la carte et qui était beaucoup plus fort que lui sur tous les plans – économie, démographie, industrie, technique, préparation militaire. Le pays envahi se battait avec bravoure et tout son peuple était décidé à se battre jusqu’à la mort. Mais il venait de subir, le 22 août, le jour le plus sanglant de son histoire millénaire. Depuis dix jours son armée reculait sans interruption – en bon ordre toutefois. Le gouvernement avait déjà évacué la capitale. Le généralissime et le gouverneur militaire étaient décidés à mourir dans l’honneur plutôt que de la déclarer ville ouverte. Un miracle n’aurait pas suffi pour sauver le pays.

Mais voici que l’état-major des envahisseurs donne à sa 1re armée l’ordre de ne plus marcher plein ouest, vers la capitale du pays envahi, mais de se détourner vers le sud.

S’il n’avait pas donné à cette armée l’ordre d’infléchir sa marche…

Mais voici qu’un peloton de cavalerie a pris sur un officier ennemi l’ordre de conversion vers le sud de ladite 1re armée.

Si l’officier n’avait pas croisé la route des cavaliers…

Et voici surtout que les cavaliers, qui se trouvaient en enfants perdus dans les lignes ennemies, arrivent à faire parvenir le document au gouverneur militaire.

Si le document n’avait pas réussi à passer…

Le gouverneur militaire, avant même d’en avoir référé au généralissime, renonce à la défense statique de la capitale : la garnison attaquera l’envahisseur de flanc ; les circonstances font que la meilleure défense, c’est l’attaque.

Si le gouverneur militaire n’avait pas fait preuve d’initiative…

Le généralissime analyse les informations transmises par le gouverneur militaire. Il sait que, si la bataille est gagnée, on disputera du nom du vainqueur, mais que si elle est perdue, il sera le seul à l’avoir perdue. C’est un ancien officier du génie. Il connaît sa trigonométrie. Il sait qu’à partir du moment où la 1re armé ennemie fera un certain angle par rapport à la capitale, elle exposera son flanc à la contre-attaque, sans pouvoir jamais redresser sa marche.

Si le généralissime n’avait pas été un officier du génie…

Il calcule que ce point au-delà duquel plus aucune inflexion vers l’ouest n’est possible sera atteint dans deux jours. La contre-attaque aura lieu le troisième jour. Encore deux jours de patience, de recul et d’humiliation.

Si le généralissime n’avait pas été patient…

Il écrit au ministre de la Guerre, qui est parti avec le gouvernement et qui lui laisse de toute façon carte blanche, que la bataille qui va s’engager sera peut-être décisive, mais qu’elle comprend aussi une probabilité très élevée de défaite finale si l’action que le généralissime a conçue échoue : alors il n’y aura plus d’armée, la demande d’armistice sera inévitable, le pays aura perdu la guerre en cinq semaines et le généralissime lui-même sera à jamais frappé d’opprobre.

Si le généralissime n’avait pas pris la décision d’abattre toutes ses cartes sur un seul coup… 

Et le soir, dans sa solitude et son angoisse, le généralissime rédige l’ordre de contre-attaque qui sera porté à toutes les unités :

« Ordre du jour du général commandant en chef.

Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer, devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Si le généralissime n’avait pas su trouver les mots qu’il fallait…

Debout les morts

Et, prodige, des hommes harassés, fourbus, qui ont marché vers l’ouest depuis deux semaines, portant sur leurs épaules le fardeau de la défaite probable, sont capables de repartir vers l’est.  On peut parler du patriotisme, de la discipline, de la peur de la sanction, de la haine de l’envahisseur. Mais il y a quelque chose de plus fort que ça. L’affection pour les camarades, la confiance dans les officiers, l’esprit de corps, ne pas abandonner les copains, le sacrifice, partir à l’assaut avec les copains, ne pas être le seul à s’en tirer quand la terre boit le sang des copains.

Si l’armée n’avait pas gardé sa cohésion…

Le général prenant le commandement de la 6e division de la 5e armée sera lui-même étonné d’être acclamé par la troupe quand il viendra, à cheval, faire un tour rapide de ses unités pour leur annoncer qu’elles allaient être jetées dans la bataille. L’envahisseur reconnaîtra lui-même que ce qu’avaient fait là les cadres et la troupe leur semblait inimaginable : « que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre à demi morts de fatigue puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une chose avec laquelle nous n’avions jamais appris à compter ».

Si le soldat n’avait pas préféré mourir pour sa terre et sa langue que de vivre à genoux…

Tout ce qui porte un fusil et qui n’est pas engagé dans des combats défensifs sera jeté sur la 1re armée ennemie, celle qui expose son flanc. Tout ce qui a des roues sera réquisitionné. La section du Chiffre regroupait les éléments les plus doués de l’armée, mathématiciens, statisticiens et linguistes, mais cela ne devait pas se savoir. Après trois jours de contre-offensive, la section du Chiffre intercepte un message de la 1re armée ennemie à son état-major. Ils ne détruiront pas les unités qu’ils visaient et ils ne prendront pas non plus la capitale. Ils se replient vers l’est. Le message est transmis au grand quartier général. La bataille se poursuivra encore quatre jours, mais elle est déjà gagnée. La guerre se poursuivra encore quatre ans, trois mois et deux jours, mais le pays envahi est déjà sauvé et ses soldats le libéreront village par village et maison par maison.  

Le généralissime a subi une tension que peu d’hommes ont connue. Pour la première fois depuis des semaines, il va dormir sans avoir l’impression qu’on chevauche sa poitrine. Il sait que la guerre n’est pas finie et qu’elle va durer longtemps. Il sait encore qu’on le rendra responsable de la mort de ceux qui sont tombés dans cette bataille et la précédente et qu’on oubliera que ce n’est pas lui qui a déclaré la guerre. Cela lui importe peu. Un pays mal préparé à la guerre et en état d’infériorité patente par rapport à l’adversaire a livré une bataille au bord du gouffre et l’a gagnée. Cette fois-ci, il n’y aura pas d’encerclement de l’armée et pas de siège de la capitale. Ce régime ne tombera pas comme le précédent. La mission est accomplie et c’est cela, cela seul, qui compte. Même s’il a commis des erreurs, le généralissime s’est montré à la hauteur de circonstances peu communes. Le commandement en chef, l’encadrement et la troupe ont fini par surclasser une armée ennemie qui était la meilleure du monde.

Lecteur, tu l’as bien sûr deviné. Cette bataille, c’est la bataille de la Marne, du 6 au 13 septembre 1914. La mère de toutes les batailles, la mère de toutes les victoires, celle qui a scellé le destin de l’Europe, car, plus jamais à aucun moment des deux guerres mondiales, l’Allemagne n’a retrouvé la situation de supériorité totale qu’elle avait au début de septembre 1914. 

« La bataille de la Marne s’inscrit dans cette perspective stratégique : elle sauve un pays, elle sauve une entente, elle sauve aussi une certaine notion du droit dans les rapports entre les nations. Ce sont ses soldats et ses chefs militaires qui, derrière Joffre, apportent ainsi son salut à la France. En même temps ces hommes forgent le destin d’une Europe nouvelle, tout à fait imprévisible quelques mois plus tôt. » (Garreau p. 191).

Detachement d’un regiment de Zouaves, Forêt Domaniale de Laigue, Compiégne Vic sur Aisne, 9-10 septembre 1914 (Nicolas Vasse, Wikimedia Commons)

La IIIe République ne s’y est pas trompée. Quand elle a distribué les bâtons de maréchal, il y en a deux pour la bataille des cent jours, la contre-offensive finale et victorieuse sur le front français : Foch et Fayolle. Il y en a un pour la victoire de Verdun, qui reste à ce jour la plus grande bataille de toute l’histoire, les 302 jours de combat devant Verdun : Pétain. Il y en a eu un pour l’offensive finale sur le front d’Orient, pour la marche de Salonique à Belgrade qui aurait dû continuer sur Budapest, Vienne et Munich : Franchet d’Espèrey. Il y en a eu pour la loyauté de l’empire colonial : Lyautey. Il y en a deux qui auraient dû recevoir le bâton de maréchal, Castelnau pour la défense de Nancy (mais il s’est lancé en politique) et Weygand pour l’offensive des cent jours (mais il a refusé le maréchalat à deux reprises). Mais on a bien créé trois maréchaux pour la seule bataille de la Marne : Joffre, Gallieni et Maunoury.

Qui plus est, cette bataille décisive a illustré la pérennité des trois règles de base de l’art militaire : l’économie des forces et la concentration des efforts ; la liberté d’action ; l’importance donnée aux forces morales (« moral de l’avant », « moral de l’arrière »).  En résumé : Joffre a réalisé l’économie des forces de Belfort à Verdun et la concentration des efforts devant Paris ; il a bénéficié d’une confiance totale de la part du gouvernement ; il a réussi à conserver son calme même au moment des défaites et initiales et à faire partager à ses subordonnés et au gouvernement sa certitude de la victoire. Ajoutons la qualité du renseignement.

Toutes les probabilités étaient contre le vainqueur. Mais, à dix reprises consécutives, et contre toute attente, les dés du destin ont joué en leur faveur.  Pas un miracle – cela n’aurait pas été suffisant, étant donné la supériorité de l’armée allemande. Dix miracles. Gesta Dei per Francos ?

Au grand jeu de la vie et de la mort, le sort a désigné un autre vainqueur que celui qu’on attendait.

À moins que le sort, on ne le forge soi-même.

Patrick Garreau, 1914. Une Europe se joue sur la Marne, Economica, Paris 2004, 208 pages.

Le beau poème d’un certain Charles Péguy, mort au front un cinq septembre 1914.




L’âme entre les lignes

Par-delà les marées houleuses de notre époque désenchantée, où l’homme moderne se perd dans les vapeurs viciées de l’indifférence, le pape François ose un pas de côté. Il invite à la redécouverte de ce sanctuaire méconnu et pourtant à portée de tout un chacun : la littérature. En cette période où les esprits semblent languir, captifs d’une frénésie technique, la parole papale s’élève, pleine de douceur mais ferme comme un phare au milieu de la tempête, pour nous rappeler que la quête de la Vérité et de l’Absolu trouve encore, et peut-être plus que jamais, une patrie dans les pages des grands livres. C’est, peut-être, au milieu des pages froissées d’un de ces vieux livres, que nous trouverons, sinon les réponses, du moins les bonnes questions.

Une expérience personnelle

Dans une lettre « Sur le rôle de la littérature dans la formation », publiée par le Vatican le 4 août, le pape François a déclaré qu’il avait initialement l’intention d’écrire une lettre sur l’importance pour les séminaristes de consacrer du temps à la lecture de romans et de poésie, mais il a décidé d’élargir sa portée parce que la lecture est importante pour « la formation de tous ceux qui sont engagés dans le travail pastoral, voire de tous les chrétiens ».

Le pape part de sa propre expérience en tant que professeur de littérature au lycée dans les années soixante ainsi que de son amour pour la littérature. Étonnant pape, autant il semble peu convaincant quand il se mêle d’écologie, de migration et de contenu de nos assiettes, autant avec ce document il élève l’âme vers ce qui est Bien, Beau et Bon.

Cette lettre souligne la valeur de la lecture d’œuvres littéraires dans le cheminement de chacun et comme moyen de lutter contre la toxicité, la superficialité et la violence qui dominent une grande partie de l’information de nos jours.

Un miroir de l’âme

Le pape François voit en la littérature un miroir dans lequel se reflètent les douleurs et les espérances de l’âme humaine. Il n’est pas anodin qu’il apprécie Dante Alighieri, ce poète qui fit descendre l’humanité aux enfers pour lui montrer les cimes du paradis. Dans une société où la superficialité et la rapidité sont devenues les idoles d’un nouveau paganisme, la littérature rappelle que la vérité est complexe, douloureuse et souvent cachée derrière des voiles que seul un esprit affûté par la foi peut espérer percer. Pour François, la littérature est donc un chemin, une via dolorosa, mais aussi une via lucis, où l’homme se retrouve face à face avec le mystère de sa propre existence, face à face avec le mystère du Dieu trois fois saint.

Une mystagogie de l’Esprit

Si l’on considère la littérature comme un sanctuaire, alors il n’est pas surprenant que le pape François en soit l’un des plus fervents défenseurs. Pour lui, lire n’est une simple distraction ni un passe-temps frivole. C’est une initiation. Oui, une initiation qui conduit l’âme par des sentiers obscurs et lumineux, à la rencontre du divin. François, dans sa sagesse patiente, voit dans les récits d’hommes et de femmes, dans leurs errances et leurs victoires, les échos lointains mais persistants de la Révélation. À la manière d’un mystagogue, il nous incite à lire avec le cœur autant qu’avec l’esprit, à voir au-delà des mots imprimés, pour atteindre cette vérité ineffable, qui se dérobe à ceux qui la cherchent avec trop de certitude.

Étonnant pape, autant il semble peu convaincant quand il se mêle d’écologie, de migration et de contenu de nos assiettes, autant avec ce document il élève l’âme vers ce qui est Bien, Beau et Bon.

Paul Sernine

Un dialogue avec l’autre

Dans ce grand théâtre des passions humaines qu’est la littérature, chacun peut trouver un reflet de ses propres luttes, de ses propres faiblesses. Le pape, avec une lucidité presque désarmante, nous exhorte à entrer dans ces mondes fictifs non pour nous perdre, mais pour y découvrir l’autre, celui qui, dans la différence, nous révèle quelque chose de nous-mêmes et du Créateur. La littérature, avec sa capacité à transporter le lecteur dans la peau d’un autre, est un antidote puissant contre l’individualisme et le narcissisme de notre époque.

Ne nous trompons pas, ce dialogue littéraire prend souvent les allures d’un combat : un combat contre l’égoïsme, contre l’indifférence à la souffrance d’autrui. La littérature devient alors un moyen de « connaître l’autre » dans toute sa complexité, de découvrir dans ses luttes et ses triomphes les reflets de nos propres tourments spirituels.

François, en exhortant les chrétiens à s’ouvrir à des lectures qui élargissent l’âme, rejoint ce souci de ne pas se replier sur soi-même. La littérature est une ouverture vers l’inconnu, un pont entre les âmes, un dialogue combattif qui, s’il est empreint de charité, peut mener à une compréhension plus profonde de la foi.

Une école de bonté

Quand l’évêque de Rome évoque des auteurs, il ne s’agit pas simplement de rendre hommage à un génie de la plume tels que Marcel Proust, Jean Cocteau, Jorge Luis Borges ou Clives Staples Lewis. Non, il s’agit de voir comment l’exploration des méandres de l’âme humaine par un écrivain éclaire notre propre chemin de croix. François nous rappelle que la bonté chrétienne, ce n’est pas seulement pleurer avec ceux qui pleurent, mais c’est aussi lire avec ceux qui lisent, aimer avec ceux qui souffrent et espérer avec ceux qui cherchent.

Une prière

Enfin, au cœur de cette vision papale de la littérature, il y a l’idée que chaque livre est une prière, chaque phrase un pas vers l’inconnu. François semble nous dire que la littérature est ce dialogue intérieur qui se perpétue, cette recherche incessante de sens qui pousse l’homme à ne jamais se satisfaire de réponses simplistes. En ce sens, la littérature ne devient pas un substitut à la foi, mais sa complice, son écho. Lire, c’est prier. Écrire, c’est confesser. Et vivre, c’est interpréter.

Bibliographie :

Florilège

  • « Dans la lecture, nous plongeons dans les personnages, les préoccupations, les drames, les dangers, les peurs des personnes qui ont finalement surmonté les défis de la vie. »
  • « Voici une définition de la littérature que j’aime beaucoup : écouter la voix de quelqu’un. Et n’oubliez pas combien il est dangereux de cesser d’écouter la voix de l’autre qui nous interpelle. »
  • « L’acte de lire est alors comme un acte de “discernement” grâce auquel le lecteur est impliqué en première personne comme “sujet” de lecture et en même temps comme “objet” de ce qu’il lit. »
  • « Quand on lit une histoire, grâce à la vision de l’auteur, chacun imagine à sa manière les pleurs d’une fille abandonnée, la vieille femme qui couvre le corps de son petit-fils endormi, la passion d’un petit entrepreneur qui tente d’avancer malgré les difficultés, l’humiliation de celui qui se sent critiqué par tous, le jeune qui rêve comme unique issue à la douleur d’une vie misérable et violente. »



Le nestorianisme, ou comment l’Asie ne fut pas chrétienne

Quand j’étais enfant, l’aventure de Marco Polo était encore un sujet très populaire, y compris sous forme de dessin animé ou de feuilleton télévisé. Il suffisait de se renseigner un peu pour découvrir qu’au cours de son périple, il avait sans cesse été confronté, dans l’Empire mongol, à des chrétiens nestoriens. Bien entendu, ni moi ni personne ne savait ce qu’était un nestorien.

L’aventure des nestoriens d’Asie est née de la rencontre entre la (vraie) Église d’Orient et une hérésie christologique qui fut autrefois prêchée par un patriarche de Constantinople. Dans la juste acception du terme, il n’y a qu’une seule Église d’Orient : celle qui, aux temps apostoliques, s’est développée à l’est de l’Empire romain. Donc dans l’Empire perse. C’est une impropriété que d’utiliser le terme « oriental » pour parler de l’Église orthodoxe ou même de l’Église copte.

Nestorius (vers 381- vers 451) est un patriarche de Constantinople, intronisé le 10 avril 428 et démissionnaire en septembre 431. Lui-même originaire du patriarcat d’Antioche, il n’a jamais vécu dans l’Empire perse. C’était un disciple de Théodore, évêque de Mopsueste, lequel avait proposé un schéma dans lequel le mot mot prosôpon (πρόσωπον) désignait à la fois les caractéristiques de chacune des deux natures humaine et divine et l’unité de ces deux natures en un seul Christ, de telle sorte que son enseignement allait se révéler source de confusion.  

Nestorius tel qu’imaginé par Romeyn de Hooghe, caricaturiste hollandais, en 1688.

Devenu patriarche de Constantinople, Nestorius s’oppose à la tradition patristique qui attribuait à la vierge Marie le terme de Mère de Dieu (Théotokos / Θεοτόκος) et entend en faire la Mère du Christ (Christotokos / Xριστοτόκος). En d’autres termes, le nestorianisme prêche un Christ en deux personnes, divine et humaine.

Cet enseignement provoque dès Pâques 429 la réaction de saint Cyrille, évêque d’Alexandrie, qui défend l’orthodoxie du titre de Théotokos : si Jésus-Christ est Dieu, comment la Vierge qui l’a enfanté ne serait-elle pas Mère de Dieu ?

La doctrine de Nestorius sera condamnée par le concile d’Éphèse, IIIe œcuménique, en septembre 431. Les trois premiers anathématismes du concile d’Éphèse, complétés en 553 par le cinquième anathématisme du deuxième concile de Constantinople, Ve œcuménique, constituent un rappel de la foi traditionnelle face au nestorianisme : Jésus-Christ est une seule personne, un unique Christ avec sa propre chair, c’est-à-dire le même tout à la fois Dieu et homme, et la vierge Marie est la Mère de Dieu, parce qu’elle a engendré notre Dieu et Sauveur Jésus. Nestorius mourra en 451, en ayant semble-t-il rejeté sa propre doctrine. Exit le nestorianisme ? Pas fini pourtant. Loin de là.

Condamnation de Nestorius au concile d’Éphèse. Bas relief, sculpté en 1787 par Charles-Antoine Bridan, situé dans le chœur de la cathédrale Notre-Dame de Chartres. (Wikimedia Commons).

On ne sait toujours pas comment ni pourquoi l’Église d’Orient – c’est-à-dire l’Église de Perse, le catholicossat de Séleucie-Ctésiphon, la Babylone chrétienne – a adopté une confession de foi nestorienne lors du concile réuni en 486 par le catholicos Acace. Il est bien présomptueux de penser que c’était une décision politique pour se démarquer de l’Empire romain et échapper aux persécutions des Sassanides. D’autres y voient une incompréhension de la théologie patristique, le terme qnomā (ܩܢܘܡܐ) étant utilisé en syriaque pour traduire des termes grecs différents, ou un zèle mal éclairé à défendre l’enseignement de Théodore de Mopsueste.

Les fidèles de l’Église d’Orient n’ont mis Nestorius au rang de leurs docteurs qu’au VIIsiècle, et lui-même n’a été ni le fondateur de l’Église d’Orient, ni le patriarche ou l’évêque de cette Église. Mais il est vrai qu’ils utilisaient une anaphore attribuée à Nestorius et étudiaient ses écrits dans une tradition syriaque, connue comme Le Livre d’Héraclide.

Bloquée dans toute tentative d’expansion missionnaire sur son propre sol par l’intolérance du mazdéisme, puis de l’Islam après la conquête arabe (appelée « le changement des Empires » dans la chronique nestorienne de Séert), l’Église nestorienne développera une activité prodigieuse vers l’Est. Dès 553, Quilon (aujourd’hui Kollam, Kerala, Inde), était le siège d’un évêque nestorien. Des villes comme Hérat (actuel Afghanistan) et Ganzak (actuel Azerbaïdjan) avaient déjà un évêque de l’Église nestorienne d’Orient au Ve siècle. 

Une mission nestorienne fut autorisée en Chine dès 635 et une église fut consacrée dès 638 à Chang’an, capitale des Tang (aujourd’hui Xi’an dans le Shaanxi, en République populaire de Chine). Dès 792-793, un évêque sera consacré pour le Tibet. Les Keraïtes du nord de la Mongolie se convertiront en masse au christianisme nestorien en 1009 et la Mandchourie sera touchée au XIIIe siècle.

Cette présence du christianisme jusqu’en Extrême-Orient, sous la forme du nestorianisme, était appelée à durer plus de huit siècles, avec des avancées et des reculs.

À l’Ouest, l’Église nestorienne érigera autel contre autel, cherchant à convertir des chrétiens orthodoxes ou monophysites – ce qui suffit à relativiser l’adogmatisme prêté à l’Église d’Orient. Du temps du califat abbasside, des évêchés nestoriens seront installés à Chypre, en Arménie, à Damas, à Jérusalem, à Tarse, à Alexandrie.

L’apogée de l’Église nestorienne a été atteint au temps de l’Empire mongol, avec l’incroyable élévation sur le trône patriarcal de Séleucie-Ctésiphon d’un moine de race mongole, l’Öngut Yahbalāhā III (c’est-à-dire « Dieudonné »), catholicos de 1281 à 1317, qui avait pratiqué la vie ascétique… dans les environs de Pékin. 

Bref, au temps de Marco Polo, il y avait des millions de chrétiens nestoriens à travers toute l’Asie, du Levant à la Chine. Un siècle et demi plus tard, il n’en restera plus rien. 

Stupéfiante est la décadence démographique et géographique de l’Église nestorienne, qui ne survivra ni à la conversion à l’Islam des Illkhans mongols de Perse qui avaient été ses protecteurs, ni à la réaction nationaliste chinoise sous la dynastie des Ming. 

À peine peut-on noter que le diplomate castillan Ruy González de Clavijo, envoyé en 1403 à la cour de Tamerlan, émir de Transoxiane, se fait l’écho d’une possible survivance du nestorianisme parmi certaines tribus turques. C’est tout. Ici s’arrête l’histoire des « provinces extérieures » de l’Église de l’Orient et de leurs dizaines de diocèses disparus à jamais. La dernière trace du nestorianisme à l’est de l’Iran est la petite Église nestorienne dite de « Trichur » (Thrissur, Kerala) qui est elle-même une résurgence récente, puisque le nestorianisme avait été extirpé de l’Inde par les persécutions du colonisateur portugais.

L’Église nestorienne, dite aujourd’hui assyrienne, n’est plus qu’une petite communauté de chrétiens de langue syriaque, qui n’atteint pas un demi-million de baptisés dans le monde, plus nombreux aux États-Unis d’Amérique que dans leur ancien bastion du Kurdistan turc, iranien et iraqien. Elle a été successivement frappée par le génocide jeune-turc en 1915, les massacres du royaume iraqien en 1933 et la montée du djihadisme, mais aussi affaiblie par le prosélytisme catholique romain, puis protestant, et les divisions internes à caractère tribal ou disciplinaire (schisme sur la question du calendrier – julien ou grégorien – en 1968).  L’union de l’Église d’Orient avec l’Église orthodoxe, proclamée en 1914 par le catholicos Simon XIX, n’a pas survécu au génocide de 1915. Cette Église n’a presque plus de production théologique : on peut toutefois mentionner la parution en 1980 d’un ouvrage, Nestorian Theology, rédigé en anglais par l’évêque indien Mar Aprem Mooken. 

Et pourtant, c’est l’Église nestorienne qui a donné au monde Isaac le Syrien (de Ninive), Abraham de Naptar et Joseph Hazzaya, maîtres de la vie spirituelle.

Une Croix nestorienne du Turkmenistan (Hans Birger Nilsen/Flickr).

Vers 1260, on aurait pu croire que l’Asie serait chrétienne. Il n’en a rien été, en raison de l’échec final des missions nestoriennes. Cela ne s’explique pas que par les persécutions violentes de l’Islam, qui ne sont d’ailleurs pas attestées partout. Les chrétientés nestoriennes d’Asie semblent surtout s’être étiolées dès qu’un soutien politique leur a fait défaut. Leur destin soulève au moins deux questions. En premier lieu, celle d’une théologie incertaine et mal exposée. En deuxième lieu, celle de la confusion entre mission universelle du christianisme et défense obstinée de particularismes culturels et canoniques, qu’il s’agisse de l’usage exclusif du syriaque dans la liturgie ou d’une réticence générale face aux icônes. Il s’agit de questions dont on ne peut faire abstraction aujourd’hui, sauf à connaître le même destin que les nestoriens.

Pour aller plus loin :

G. Alberigo e.a., Les Conciles œcuméniques. L’Histoire, traduction française par Jacques Mignon, Le Cerf, Paris (sur l’édition italienne de Brescia 1990), 430 pages.

G. Alberigo e.a., Les Conciles œcuméniques. Les Décrets. De Nicée à Latran V, édition française sous la direction de A. Duval e.a., Le Cerf, Paris 1994, p. 253 (sur l’édition italienne de Bologne 1972), 1337 pages.

Christiane Fraisse-Coué, « Le débat théologique au temps de Théodose II : Nestorius », in J.-M. Mayeur e.a., Histoire du christianisme, tome II, Desclée, Paris 1997, pp. 499-550.

Raymond Le Coz, Histoire de l’Église d’Orient, Le Cerf, Paris 1995, 448 pages.

David Nicolle, The Age of Tamerlane, Osprey, Londres 1990, 48 pages.

Père Justin Popovitch (sic), traduit du serbe par Jean-Louis Palierne, Philosophie orthodoxe de la Vérité, tome II, L’Âge d’Homme, Lausanne 1993, 248 pages.Herman Teule, Les Assyro-Chaldéens, Brepols, Turnhout 2008, 239 pages.




Des marcheurs du Jeûne fédéral vont prendre possession de la cathédrale de Lausanne 

« Est-ce trop demander que sur les 365 jours de l’année, un jour soit mis à part pour exprimer notre reconnaissance à Dieu et pour vivre un temps de réflexion et d’écoute, pour que le Roi de gloire fasse Son entrée ? » Le ton est assez clair : le Comité Vaudois de Prière pour la Suisse n’est pas là pour raser les murs avec son appel à le rejoindre pour prier pour la Suisse dimanche 15 septembre. 

Alors bien sûr, de l’eau a coulé sous les ponts depuis que la Diète fédérale a fait du Jeûne fédéral une « Journée d’action de grâces, de pénitence et de prière » pour tout le pays en 1832. Reste que chaque année, l’appel des autorités est renouvelé. L’an dernier, l’exécutif vaudois affirmait par exemple que « le Jeûne fédéral rappelle l’importance de l’unité fédérale et de la diversité des cultures et des croyances qui composent la Suisse. » Pas d’évocation des racines chrétiennes de la Suisse, mais au moins apprenait-on que « les églises et les communautés religieuses, unies dans leurs messages de respect et d’amour pour le prochain », peuvent contribuer à répondre à la quête de sens de nos sociétés. Un couplet écologique était aussi ajouté puisque le message relevait que « le jeûne, au-delà de l’abstention volontaire de se nourrir, nous rappelle en effet l’importance d’une gestion responsable des ressources. »

Le ton est évidemment plus tranchant du côté du Comité Vaudois du mouvement de Prière pour la Suisse. « C’est notre privilège de chrétiens d’apporter notre reconnaissance à Dieu, de confesser nos péchés et les choix de société, parfois iniques, que nous avons faits, tout en priant pour notre peuple, pour notre pays et ses autorités au Nom de notre Seigneur Jésus-Christ. » 

Pas d’événements particuliers du côté des Églises officielles

Techniquement, quatre marches partiront à 13h30, depuis la station métro du CHUV, au Tribunal fédéral à Mont-Repos, au bas du Petit-Chêne, et au Palais de justice de Montbenon pour converger vers la cathédrale où se vivra une célébration à 15h00. Habituellement desservis par l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), les lieux seront donc momentanément aux mains de croyants de sensibilité plus évangélique. Mais la responsable communication Carole Delamuraz précise : « Le jeûne et la prière sont des éléments de la spiritualité réformée », même si aucun événement particulier n’est prévu. Son Église n’émet d’ailleurs pas de recommandation particulière de jeûne mais un appel général – sous la forme d’un message de l’EERV – sera diffusé, et de façon usuelle, il accompagne le message du Conseil d’État que l’Église réformée vaudoise diffuse également. 

S’agissant de l’autorisation de célébrer à la cathédrale le 15 septembre, Carole Delamuraz souligne : « La discussion a eu lieu, les responsabilités clarifiées et des garanties obtenues pour le groupe voulant organiser un événement lors du Jeûne fédéral. Il a été prévenu de la nécessaire cohabitation compliquée avec le festival de musique sur l’esplanade, festival prévu, lui, de longue date. Et comme de coutume, un membre du nouveau Conseil synodal y sera. »

Du côté catholique, l’adjoint du représentant de l’évêque pour la région diocésaine Vaud Philippe Becquart affirme aussi que « cette journée reste un évènement important pour inscrire la Cité dans le temps chrétien et permettre à chacune et à chacun de se rappeler la place que les confessions chrétiennes occupent dans l’histoire de la Suisse et de notre canton. » Et de préciser : « Des initiatives locales peuvent avoir lieu, mais il n’y a pas à cette heure de proposition particulière au niveau de la région diocésaine. Des initiatives sont prises au niveau diocésain, en particulier la quête du jeûne fédéral, qui est au bénéfice de la Mission intérieure. » 

Des prises de contacts entre les organisateurs et les différentes Églises sont en cours. Aucune inscription n’est nécessaire pour participer à l’événement, chacun se rendant directement là où il désire rejoindre une équipe d’intercesseurs, muni uniquement du drapeau de sa commune, du drapeau du canton de Vaud ou d’un drapeau suisse.

Informations complémentaires et documents sur le site de l’événement : https://www.gebet.ch/fr/manifestations/jeune-federal




La violente crise Miss.Tic d’Avignon

Elle voulait « la France au Maliens », ne croyait qu’en « un Éternel féminin » et partageait volontiers les dernières nouvelles de ses organes reproductifs avec le monde entier. « Elle », c’est Miss.Tic, Radhia Anouallah de son vrai nom, dont l’œuvre est à l’honneur tout au long du parcours de visite du palais des papes d’Avignon jusqu’en janvier 2025. C’est ici, dans ce bâtiment somptueux que la tête de l’Église catholique avait fui l’instabilité politique de Rome entre le XIVème et le premier quart du XVème siècle. 

Spectaculaire collision, cette première exposition post-mortem de l’artiste parisienne est présentée comme son « ultime provocation » sur un panneau disposé au début de la visite, à quelques pa(pe)s de la machine à café Lavazza. Mieux, l’obligation de se coltiner l’œuvre de cette « enragée » nous est même assénée comme « un dernier pied-de-nez à l’histoire et au pouvoir dans un lieu de la puissance masculine ».  Preuves indubitables du caractère sulfureux du programme : les logos de soutiens étatiques de l’exposition, ainsi que celui de la FNAC.

Quand le misérable rencontre le colossal.

Face à un menu si peu alléchant, le visiteur un brin délicat se décidera peut-être à contourner les créations de cette « poétesse de la ville et artiste dans la cité ». Espoir rapidement déçu : dès la première chapelle, sublime, une vidéo tourne en boucle où la nouvelle maîtresse des lieux explique puiser son inspiration « dans son vécu ».  Quelle audace ! Comment se concentrer sur des fresques qui ont traversé les siècles quand une artiste au nom de sorcière (le pseudo de l’artiste est tiré des aventures de Picsou) nous dit cent fois que son œuvre est éminemment subjective et qu’elle fait la part belle à quelque synergie ? Alors on se force, et on se dit que l’on pourra faire abstraction de l’écran pour se noyer dans la beauté des lieux. Mais si la beauté sauvera le monde (d’après Dostoïevski et beaucoup de tatouages de ceux qui ne l’ont pas lu), elle ne nous libèrera pas de Miss.Tic. Au vrai, l’artiste n’est de toute façon pas la seule nuisance de l’endroit, qu’il convient de visiter en portant un histopad, sorte d’iPad encombrant et reproduisant la réalité médiévale des pièces grâce à des QR codes situés sur des bornes.

L’histopad porte l’estocade

Remarquable, ce travail de restitution n’en a pas moins pour effet de rendre les visiteurs totalement étrangers à la réalité qui les entoure, particulièrement les plus jeunes. Ainsi la figure de cet enfant, dans un minuscule escalier médiéval, qui s’engage sans prêter attention à l’endroit où se poseront ses pas – sans doute dans le vide. Mourir pour des idées, ironisait Brassens, l’idée est excellente, mais mourir pour un histopad, voilà qui jetterai un froid chez les modernes. 

Rien que ça.

Et modernes, nos jeunes visiteurs le sont assurément, à croire ce garçon de huit ou neuf ans qui demande à sa génitrice « il porte quoi le monsieur » devant une représentation du Portement de la Croix. Plus facile, en effet, de comprendre la prose de Miss.Tic qui, avec ses pochoirs, nous indique sur un mur voisin qu’on n’est « ni de droite ni de gauche » mais bel et bien « dans la merde ». Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites ! Les plus politisés apprécieront aussi à sa juste valeur l’affirmation selon laquelle « nous sommes tous en situation irrégulière ». On regrettera simplement que la glorieuse épopée créatrice de la dame, décédée en 2022, ait eu lieu à une période où le masculin générique sévissait encore librement. Mais peu importe puisqu’une touriste aux cuisses de dinosaure s’enthousiasme pour tant de vista, au point de discuter de la portée philosophique de chaque slogan avec un mari à moustache dépassé par les événements. Lui qui espérait une ambiance Da Vinci Code, quelle douleur de se retrouver face à sa moitié désormais investie d’une mission de rééducation ! 

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De quoi se souviendront les hommes…

Il est temps de nous diriger vers la grande chapelle, non sans avoir appris en route que le sexe est « au cœur de la vie » et l’amour « au cul de l’existence ». Le ton reste cru, mais c’est qu’à l’époque où elle réalisait cette nouvelle série, Miss.Tic exposait en galerie, mais en ayant abandonné « ni la rue, ni la révolte », comme l’indique un nouveau panneau. 

Nous découvrons l’espace rituel principal du palais des papes, immense vaisseau de pierre débarrassé des symboles de l’ancienne religion. Tout autour de nous, des pièces reproduites sur de faux murs recréent une ambiance de Street Art. Dans une sacristie, des enfants regardent une vidéo de l’artiste en train de réaliser des découpages de sa seule main valide tandis que, réduits au silence pour l’éternité, des gisants de papes se trouvent à quelques centimètres. L’un d’eux – un enfant, donc, pas un pape – se réjouit soudain : sur son histopad, il vient de remporter un trophée d’enquêteur en herbe. Non pas pour avoir bien observé les fresques ou l’architecture des lieux, mais parce qu’il a trouvé des éléments cachés dans la recomposition 3D des pièces qu’il a visitées par écran interposé. 

Le monde comme il ne va pas.

Anesthésiés par la transformation de l’histoire en jeux vidéo, abreuvés de révolte conformiste, de quoi se souviendront les plus jeunes ? Sauront-ils qu’à une époque, des hommes affreusement cisgenres sont morts sur les chantiers d’édifices religieux aujourd’hui colonisés par les poncifs contre la domination masculine de Miss.Tic ? Comprendront-ils que notre civilisation était plus belle lorsque les artistes croyaient toucher le Ciel avec le pinceau ou la truelle ? Sauront-ils encore rêver de temps où des tableaux commandés avec de l’argent public ne servaient pas à appeler à la « turlutte générale » et à « arrêter de tout avaler » ?  Toute époque, sans doute, s’achève en carnaval. Mais le nôtre est triste. 

La visite, saccagée par l’acouphène Miss.Tic, touche à sa fin. Les enfants, trois par trois, sont encore invités à perdre un peu de leur part de rêve sur l’autel de la rébellion ludique.  Une dernière pièce est consacrée à une œuvre collaborative. L’expérience se déroule sous la férule d’une jeune collaboratrice – une saisonnière sans doute – certaine de participer à l’avènement d’un monde meilleur en portant plus loin le message d’une Miss.Tic sans réaliser qu’il est aujourd’hui le discours dominant des castes lettrées. Un message boboïsant, sans frontièriste, sans passé et sans futur. Un message que l’on aimerait jeter dans la même benne que l’ histopad qui vient de nous cogner deux heures contre les genoux.

Tuer le réel ne suffisait pas

Une fois sortis de la boutique souvenirs, nous regardons vers le sommet des murs de l’édifice, en quête de nuages bien absents en cette fin juillet. Et l’on se dit qu’aux dimensions colossales des réalisations de nos ancêtres, notre époque n’a de cesse d’opposer l’intime, le minuscule, quand ce n’est pas le misérable. Quelque part, une commissaire d’exposition s’est-elle dit « On va leur faire payer leur machin hétéronormé, à ces touristes » ? Nul doute en tout cas que quelque tête pensante à anneau dans le nez a dû trouver un tel projet « disruptif » lors d’une discussion de café avec son collègue vegan.

L’écrivain Philippe Muray, dès les années 1990, avait annoncé la « festivisation du réel », c’est-à-dire sa colonisation par un mélange de régression enfantine et de judiciarisation des rapports sociaux pour les réfractaires. À ce virage dans une hyperréalité de substitution s’ajoute aujourd’hui un processus de destruction systématique et quasiment industriel de la longue mémoire des peuples. Alors que les autres civilisations se refusent à entrer dans un tel processus suicidaire, la permanence d’un fond culturel commun semble pourtant seule à même de permettre aux Européens de traverser les temps d’épreuves auxquels ils semblent destinés. 

La culture comme entreprise de démolition.

À la Révolution française, les nihilistes arrachaient les têtes des saints pour se faire quelques sous et souiller les Églises de leurs pas. C’était encore bien artisanal. Désormais, des expositions parallèles et des écrans effectuent un travail remarquable pour que jamais plus un enfant sache où ceux qui l’ont précédé avaient placé leurs espérances. On peut bien sûr juger ces espérances absurdes, quand on n’a pas la foi, mais elles avaient fait traverser des océans, peindre la chapelle Sixtine et bâtir des cathédrales.   

Ce n’est donc pas à une exposition un peu audacieuse que nous avons été soumis. Elle est le symptôme des moyens colossaux dont disposent aujourd’hui les rebelles subventionnés pour qu’à la sortie d’un édifice religieux, les enfants en sachent davantage sur le sexe oral que sur la figure fondatrice de leur civilisation, un homme qu’on appelle le Christ.  




Voyage dans la cinquième dimension 

Prenons le cas de ce qui se fait de mieux en vulgarisation scientifique en langue française : l’astronome d’origine vietnamienne Trinh Xuan Thuan. Auteur sérieux, il mentionne l’hypothèse de Kaluza, mais croit que son auteur était « un physicien polonais » (Le chaos et l’harmonie, page 559 de l’édition Bouquins de 2022). Or, c’était un mathématicien allemand. Triste destin d’un génie, déjà méconnu de son vivant. Certes, le nom de Kaluza est polonais (kałuża = flaque, mare), et il était catholique romain dans une Prusse-Orientale plutôt luthérienne. Mais il était Allemand – qui plus est, décoré de la Croix de Fer en 1917. Il était donc un produit du système éducatif mis en place par Wilhelm von Humboldt, qui avait réorganisé l’enseignement secondaire prussien pour construire des hommes complets, connaissant les sciences exactes, les langues et le travail manuel. (C’est ainsi que Kaluza fit un apprentissage de relieur.) Ce système a, au bout de quelques décennies, donné à l’Allemagne une avance scientifique et technique impressionnante sur le reste du monde, dont elle fit ensuite l’usage déplorable que l’on sait.

Kaluza, qui n’appréciait guère l’armée, en 1918.

Au-delà de l’enseignement obligatoire, dans le système scolaire allemand de l’époque, des trois langues classiques (grec ancien, hébreu et latin) et d’une langue vivante (dans le cas de Kaluza, ce fut le français), le jeune lycéen Kaluza apprit l’anglais, le hongrois et l’italien dans ses loisirs (Wuensch, p. 51), ce qui, ajouté à l’allemand, représente déjà la pratique de 8 langues. (Le hongrois, une performance pour un étrangerNyelvében él a nemzet! ) Toutefois, de telles connaissances n’en faisaient pas pour autant un linguiste, comme certains l’ont cru. De formation, Theodor Kaluza était mathématicien. Ce profil atypique de mathématicien passionné par la physique a gêné sa carrière, puisqu’il entrait difficilement dans un moule. Il dut attendre 20 ans entre son habilitation en 1909 et sa nomination comme professeur en 1929. Kaluza enseigna à Königsberg comme privat-docent. Il fut ensuite professeur à Kiel, puis à Gottingue à partir de 1935. De sa vie, je ne dirai ici, faute de place, que le strict minimum. Je renvoie à la lecture de sa biographie par Daniela Wuensch, qui souligne l’importance du milieu familial et géographique. Milieu géographique : Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) et son université Albertina fondée en 1544, là où Immanuel Kant avait enseigné et où David Hilbert et Hermann Minkowski avaient fait leurs études. Milieu familial : un père professeur d’anglais à l’Albertina ; une fortune évanouie lors de la première Guerre mondiale ; une femme, Anna Beyer (1885-1974), de santé fragile, mais qui lui survivra vingt ans, et deux enfants, Theodor junior (1910-1994) et Dorothea (1916-2006) ; des difficultés financières. Deux points qu’il faut souligner : 1) le fait qu’il dut, en 1925, s’éloigner de la physique pour obtenir une chaire de mathématiques et survivre (Wuensch, p. 339) ; 2) son absence totale de compromission avec le nazisme.

La gloire de Kaluza tient à un article, Zum Unitätsproblem der Physik, envoyé à Albert Einstein en avril 1919. Après l’avoir longtemps examiné, Einstein accepta d’en faire communication à l’Académie des Sciences de Prusse à Berlin le 8 décembre 1921 ; il fut ensuite publié dans les Sitzungsberichten de l’Académie du 22 décembre 1921, pp. 966-972 (article aujourd’hui accessible en ligne).

L’idée fondamentale de Kaluza peut être résumée en une phrase : pour unifier les deux interactions fondamentales que sont la gravitation et l’électromagnétisme, il faut postuler un espace-temps à cinq dimensions. (En 1919, l’interaction faible et l’interaction forte n’avaient pas encore été découvertes.)

Ces idées ne sortent pas du néant. La réflexion sur les dimensions commence avec le Timée de Platon. Dans son roman de maths-fiction Flatland (1884), Edwin Abbott imaginait des dimensions que nous ne percevons pas, mettant à la mode l’idée d’un univers à plus de trois dimensions. En 1903, le lieutenant-colonel Esprit Jouffret, professeur d’artillerie… et actuaire, publie un Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions (cf. Wuensch, p. 209). C’est à Minkowski que reviendra l’honneur, dès 1907, de développer une nouvelle base mathématique pour la relativité spéciale publiée par Einstein en 1905, donnant ainsi une réalité physique à l’espace à quatre dimensions. Dans la conception de Minkowski, la quatrième dimension était le temps, l’espace ne contenant que trois dimensions. Les univers à plus de trois dimensions d’Abbott et de Howard Hinton semblaient oubliés.

Quant à la recherche d’une théorie unitaire de la physique, elle a commencé avec Héraclite (Wuensch, p. 228) et a suscité le vif intérêt de Bernhard Riemann, fondateur en 1854 de la géométrie à dimensions dont il faut rappeler qu’elle a fourni le cadre et les outils mathématiques indispensables à la relativité générale présentée par Einstein en 1915 (cf. Rouvière, p. 140).  En 1914, Gunnar Nordström publie une théorie unifiée de la gravitation et de l’électromagnétisme dans un espace à cinq dimensions. On commence à se rapprocher de l’hypothèse de Kaluza, qui, dans son article de 1919, se réfère à l’article Gravitation und Elektrizität publié en 1918 par Hermann Weyl, alors professeur à Zurich (in Sitzungsberichte der Berliner Akademie, 1918, p. 465), mais atteint le même objectif par d’autres moyens. En effet, il reformule les équations du champ gravitationnel d’Einstein, en ajoutant une dimension qui sera associée à l’interaction électromagnétique.  

La condition du cylindre

Kaluza pose (p. 967) la « condition du cylindre » (Zylinderbedingung) : sa théorie exige qu’aucun élément de la métrique en cinq dimensions ne dépende de la cinquième dimension elle-même, mais uniquement des quatre dimensions perceptibles. Au demeurant, l’univers kaluzien est un monde cylindrique, dans lequel la cinquième dimension indique l’axe du cylindre (Wuensch, p. 285).  En tout état de cause, l’article de Kaluza représente un grand pas vers la géométrisation de la physique.

Wuensch, p. 286, et Vladimirov, p. 66, résument les résultats de Kaluza, en termes de langage mathématique moderne, sous la forme d’une matrice d’ordre 5×5 du tenseur métrique.  En fait, il s’agit de la combinaison d’une matrice centrale d’ordre 4×4 qui représente la gravitation et d’une cinquième ligne et d’une cinquième colonne qui représentent l’électromagnétisme. La composante métrique g55 = 2g à l’intersection de la cinquième ligne et de la cinquième colonne, est un nouveau champ, que Kaluza, page 970, qualifie de « potentiel de gravitation négatif ». (Dans son article, Kaluza n’utilise pas de matrice.) 

Einstein n’a jamais approuvé ou condamné la théorie de Kaluza, mais il a vérifié qu’elle était juste sur le plan formel, et c’est pour cette raison qu’il l’a présentée à l’Académie de Berlin. Elle l’a impressionné dès le début : dans une lettre du 21 avril 1919, Einstein écrit à Kaluza que sa pensée lui plaisait („Ihr Gedanke gefällt mir zunächst außerordentlich“) (Wuensch, p. 303). Einstein est d’ailleurs revenu à plusieurs reprises sur l’hypothèse de Kaluza, en 1930, 1931, 1938 et 1941 (Ivanov, p. 72). Citons notamment l’article, co-écrit en 1938 avec Peter Bergmann, où Einstein explique que la cinquième dimension est contre-intuitive, mais qu’il faut la prendre au sérieux (Wuensch, p. 369). Louis de Broglie a lui aussi consacré en 1927 un travail à la cinquième dimension. Cela fait beaucoup de sommités au chevet d’une théorie qu’on a surtout enterrée parce que son fondateur ne pouvait plus la défendre. Un des derniers à prendre la défense de la cinquième dimension de Kaluza fut Kurt Gödel dans un article de 1946, d’ailleurs d’inspiration kantienne (Wuensch, p. 373).

Kaluza en 1928. Il sera nommé professeur un an plus tard.

En 1926, le physicien suédois Oskar Klein a démontré que la composante métrique g55 de Kaluza était une constante et que la cinquième dimension introduite par Kaluza doit être enroulée et de très faibles dimensions, de l’ordre de la longueur de Planck (1,6 x 10-35 m). Ce développement est appelé hypothèse de Kaluza-Klein.

Malgré sa perfection formelle et sa génialité, l’hypothèse de Kaluza n’est pas devenue un « instrument de travail » pour les physiciens (Vladimirov, pp. 72-77). Elle paraît rocambolesque. La cinquième dimension n’est pas observable. On a obtenu des résultats plus probants et plus rapides dans le domaine de la mécanique quantique. Enfin, Kaluza avait travaillé à l’unification des deux interactions connues à son époque : quid de l’interaction forte et de l’interaction faible ?

Et pourtant, après une trentaine d’années, l’hypothèse de Kaluza a ressurgi de l’oubli. Puisqu’il s’agit maintenant de travailler à l’unification de quatre, et non plus de deux interactions, on s’est mis à raisonner au-delà de la cinquième dimension, en modèle Kaluza-Klein à 4+n dimensions (Wuensch, p. 375). Force est dès lors de constater que toutes les versions de la théorie des cordes sont du type Kaluza-Klein (Wuensch, pp. 380 et 632). Exemple : la théorie des supercordes suppose 10 dimensions, dont 9 spatiales et 1 temporelle (Gubser, p. 65). Au fond, ne serait-ce pas du Kaluza avec 5 dimensions en plus ?

Peut-être qu’un jour, les progrès de nos moyens d’observation permettront d’infirmer ou de confirmer la théorie de Kaluza. Après tout, la théorie de Nicolas Copernic, publiée en 1543, n’a eu de confirmation expérimentale que lorsque Friedrich Bessel a fait la première mesure de la parallaxe d’une étoile en 1838.

Qu’elle soit vraie ou fausse, l’hypothèse de Kaluza a le mérite de nous inviter à penser différemment, et à accepter l’idée que l’univers puisse être différent de ce que nous en percevons. C’est le premier bienfait que nous pouvons retirer d’un voyage dans la cinquième dimension, et c’est déjà remarquable. 

En accord avec sa biographe (Wuensch, p. 628), je crois qu’il faut rendre hommage à un grand savant qui a eu une vie difficile et n’a pas connu la reconnaissance scientifique dont ont bénéficié ses contemporains Einstein et Heisenberg.

Steven Gubser, traduit de l’anglais par Julien Bambaggi, Petite introduction à la théorie des cordes, Dunod, Malakoff 2012, 181 pages.

François Rouvière, Initiation à la géométrie de Riemann, Calvage & Mounet, Paris 2018, 343 pages.

Youri Sergueïevitch Vladimirov, Пространство-время, URSS, Moscou 2016, 202 pages.

Daniela Wuensch, Der Erfinder der 5. Dimension. Theodor Kaluza. Leben und Werk, Termessos, Gottingue et Stuttgart 2008, 716 pages.




Les « marins des montagnes » naviguent sur leurs toits de tavillons

On appelle ça « la bouteille du mort ». Les tavillonneurs la trouvent presque chaque fois qu’ils refont
un toit. Leur prédécesseur, qui avait fait de même 30 à 50 ans plus tôt, a laissé dedans un message
manuscrit spécialement pour eux. Ce « testament » jauni indique son nom, pour le compte de qui il
avait refait ce toit, d’où provenait le bois utilisé, quand avait-il été coupé et quel avait été le premier
jour de pose. François Krummenacher n’a pas trouvé de « bouteille du mort » sous le toit du chalet
d’alpage – Fromagerie l’Etivaz « Les Leysalets », qu’il est en train de rénover, à 1’331 m d’altitude,
avec ses collègues au cœur du Pays d’Enhaut, pour le compte de la fondation Sandoz. Mais l’artisan
de 40 ans, dont l’entreprise Tavillons Sàrl est située à Montbovon (FR) et qui est ébéniste de
formation, promet de laisser la sienne.

C’est une manière de respecter la tradition et de s’inscrire ainsi dans la longue lignée des
tavillonneurs qui ont rendu nos Alpes plus belles encore au fil des siècles. Ce chantier, situé dans un
pâturage idyllique au bord d’un ruisseau ronronnant et au pied de l’imposante Gummfluh qui nous
domine de ses 2’457 mètres, durera environ six semaines. Ces 300 m² de toit, répartis sur quatre
pans, seront recouverts de l’équivalent d’un volume de 35 m³ de tavillons en épicéa local superposés
en douze couches. Il faut quelque 250 tavillons par mètre carré de toit et il en coûte environ 175 francs
chacun au client final. Quand tout sera fini, le Gruérien ne poussera pas « une petite youtze » comme
le font certain de ses collègues mais il sera empli de la même grande fierté joyeuse.

Envoûtantes répétitions

Mais avant cela, il en reste des tavillons à poser et des clous à planter ! Ils sont six travailleurs à s’y
employer aujourd’hui âgés de 16 à 71 ans, preuve que la chaîne n’est pas prête d’être rompue !
Chacun utilise en moyenne 3 à 4 kg de clous par jour. « Ils sont électrozingués et lisses ce qui permet
au tavillon de coulisser dessus sans se fendre au fil des variations de températures et d’humidité »,
explique François Krummenacher. Refaire un toit est un travail de bénédictin. Les artisans sont assis
sur leur « chaule », une sorte de banc dont les pieds sont crantés pour éviter la glissade, et
inlassablement ils déplient une poignée de tavillons, comme s’il s’agissait d’un jeu de cartes, les
posent délicatement sur le toit et les crucifient de leur « martèle ». Cet esthétique outil « trois en un »
est à la fois un marteau, une hachette et un arrache-clous. La répétition aiguise la présence et
confinerait même à une sorte de méditation. « Pas un tavillon n’est pareil et pas une pose non plus.
On a donc l’esprit toujours focalisé sur ce que l’on fait », explique Patrick Jamper. Le tavillonneur
jurassien de 42 ans, généreusement tatoué, est venu prêter main forte sur ce projet depuis Neuchâtel.
Tout comme François Krummenacher, il a appris le métier un peu sur le tard, grâce au regretté Olivier
Veuve (1954-2017). L’Ormonan de la Forclaz (VD), auteur d’un livre de référence sur son art et héros
d’un documentaire de Jacqueline Veuve, était d’avis qu’il fallait être un peu fou et marginal pour se
faire tavillonneur. Patrick Jamper ne le contredit pas. « On dit parfois de nous qu’on est ‘‘les marins de
montagne’’ et en un sens, c’est un peu vrai. Notre saison s’étale d’avril à octobre. On est alors
souvent loin de la maison. Les nuits sont alors passées sur place au cœur de la nature. Les journées
sont traversées au contact des éléments au grand air. » On s’y fatigue mais on y gagne en force
aussi. Il faut d’ailleurs être un solide gaillard pour tenir le rythme sur la durée et il faut évidemment
aussi avoir le pied sûr pour esquiver les chutes ! Disposer d’un bon pot de crème solaire constitue
également une aide précieuse et même indispensable les jours de grand beau.

La «chaule», la martèle et la boite à clous à ceinturon sont des outils indispensables aux tavillonneurs.

À nouveau dans l’air du temps

Dans les années 80, le métier a traversé un passage à vide mais ces dernières années, il a
l’air écologique du temps avec lui et on compte un dizaine d’entreprises actives dans ce secteur de
niche rien qu’en Suisse romande. Et diverses subventions mises à disposition par les Biens culturels,
Fonds Suisses ou certains cantons permettent de réduire les factures de 20 jusqu’à parfois 55% !
Cela encourage la clientèle des tavillonneurs. Point commun de ces artisans? L’amour du travail bien
fait. Leur art existe dans sa forme actuelle depuis au moins 350 ans et ils mettent un point d’honneur
à se montrer à la hauteur de ce trésor du patrimoine helvétique. Lequel est cultivé aussi au Japon
ainsi que dans certains pays de l’Est mais dans des variantes un peu différentes. Le tavillon diffère du
« simple » toit en bardeau, constitué d’une seule couche plus épaisse, que l’on retrouve ailleurs dans
les Alpes. « L’artisanat du tavillon a pris un essor avec la révolution industrielle qui a permis de passer
de la production de clous par un forgeron à une production à la chaîne. Avant, les matériaux étaient
chers et la main d’œuvre bon marché et désormais c’est l’inverse», analyse Patrick Jamper.

Les précieux tavillons sont produits à la mauvaise saison, le plus souvent à la main. Ils sont à 95% en
épicéa mais on en trouve aussi en châtaignier ou en mélèze. La durée de vie de ces derniers peut
être de 20 ans supérieure mais ils sont plus difficiles à produire. Ces « écailles de chalets » mesurent
environ 45 cm de long pour 8 à 15cm de large et ont une épaisseur de 5 à 6 millimètres. Selon la
charte de l’Association Romande des Tavillonneurs, ce bois doit être coupé dans des versants nord,
dit « ubac », et au-dessus de 1000 m d’altitude. « Pour maximiser la durée de vie de nos toits,
l’expérience des anciens nous a appris qu’il est important de couper ce bois à la bonne lune, soit à la
lune descendante », rappelle Hervé Schopfer. Le tavillonneur de Château-d’Oex, également actif sur
ce chantier, s’y connaît puisqu’il produit ses propres tavillons lui-même.

La fée des Leysalets

Il profite de l’occasion pour nous raconter une célèbre légende des Alpes vaudoises à laquelle le
chalet « Les Leysalets » servit de décor. Cette histoire explique l’origine des chutes de pierres qui ont
donné son nom à la réserve naturelle de la Pierreuse où nous nous trouvons. Il y est question d’une
fée, à qui le paysan local déposait chaque matin une seille de lait. Un jour, ce lait avait tourné
provoquant la colère de la fée, laquelle avait alors déclenché un gigantesque éboulement dans la
zone… Le septuagénaire est ravi d’avoir sa place dans ce beau folklore. Malgré une opération au
cœur toute récente, il a le pied sûr sur ce toit. Comme ses collègues, il s’enorgueillit de ce plaisir
simple mais finalement assez rare : « Quand je partirai, je laisserai quelques chose derrière moi. Ces
tavillons vivront 35 à 50 ans encore ! »

Malgré une opération au cœur récente, Hervé Schopfer a le pied sûr sur ce toit.

Le métier de tavillonneur ne fait pas l’objet d’un CFC. Il s’apprend sur le tas au contact de passionnés,
aux airs de vieux sages, du genre d’Hervé Schopfer. C’est un savoir-faire ancestral dont certaines
origines remontent au néolithique. Il reste vivant, utile et précieux. Précieux comme l’exigence de ré-
enracinement qu’il porte en lui. Précieux comme ce conseil que les tavillons susurrent parfois à
l’oreille de ceux qui les caressent : « Seul celui qui a un passé a un avenir… »




Comprendre la décadence

Après avoir publié de nouvelles traductions de Max Scheller (L’homme du ressentiment) et de G.K. Chesterton (Orthodoxie), ainsi que la première version française de L’État servile d’Hilaire Belloc, les éditions Carmin poursuivent leur œuvre de salubrité intellectuelle en éditant deux œuvres de Théodore Darymple. Quel est l’intérêt de cet auteur britannique inconnu du public francophone ?

Depuis bien longtemps j’apprécie et goûte presque quotidiennement à la prose de Bossuet, l’intraitable et pourtant irénique évêque de Meaux. Je garde précieusement dans ma sabretache un petit volume de l’auteur du Grand Siècle, que ce soient les Oraisons funèbres, les Discours sur l’histoire universelle, les Elévations ou encore l’Histoire des variations des églises protestantes. Dans les transports publics, lors de pauses ou en compagnie de raseurs, je sors mon « Bossuet ». Il y a quelques semaines je suis tombé sur une phrase toujours mal citée et souvent tronquée du grand évêque : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance ». Ce constat clair et sans appel n’a pas pris une ride et vaut pour nous aujourd’hui. Force est de constater que peu d’auteurs vont au-delà de la déploration de ce qui ne va pas. Les deux livres de Théodore Darymple : Life at the Bottom (Zone et châtiment) et Our Culture, What’s left of it (Culture du vide), que viennent de traduire et de publier les éditions Carmin, nous ouvrent un chemin sans concession ni prise de tête afin de comprendre les causes de la décadence de notre société.

Theodore Darlymple, de son vrai nom Anthony Malcolm Daniels est un auteur, psychiatre et critique culturel britannique. Loin de se contenter de théories et de vaticinations convenues, il nous propose des analyses profondément influencées par son expérience de médecin et de psychiatre dans les quartiers les plus défavorisés et les prisons anglaises. Il ne s’agit pas de résumer les ouvrages qui viennent de paraître en français, mais plutôt d’explorer les idées centrales de la pensée de Darymple.

Darlymple propose des analyses influencées par son expérience de médecin et de psychiatre dans les quartiers les plus défavorisés et les prisons anglaises

Littérature et philosophie

Bien que les écrits de Darymple fassent référence à ses riches expériences professionnelles, il s’appuie fréquemment sur des œuvres littéraires pour illustrer ses points de vue et fournir des perspectives plus approfondies tant sur la société que sur la nature humaine. Des auteurs tels que Fiodor Dostoïevski, Georges Orwell et Joseph Conrad comptent parmi ses influences clefs, offrant ainsi des perspectives sur la complexité de la condition humaine ainsi que les dilemmes auxquels sont confrontés les personnes et les sociétés.

L’utilisation de la littérature par Darymple n’est pas décorative mais elle sert à souligner ses arguments et à fournir un contexte plus riche à ses critiques. Par exemple, il fait souvent référence à Dostoïevski sur les questions existentielles, ceci afin de souligner l’importance de la clarté morale et les dangers du nihilisme. De même, la critique d’Orwell sur le totalitarisme et la manipulation de la vérité font échos aux préoccupations de Dalrymple concernant l’érosion des normes et l’impact du relativisme. Selon Darymple, « la littérature nous offre un miroir de la condition humaine, nous aidant à comprendre les profondeurs de l’âme et les enjeux moraux de nos actions ». (La Culture du vide – 2005)

Philosophiquement, Darymple s’inscrit dans la tradition conservatrice anglaise qui valorise la responsabilité individuelle, l’ordre social et la préservation de l’héritage culturel. Il est influencé par des penseurs tels qu’Edmund Burke, qui a mis en avant l’importance de la tradition et les dangers du changement radical. Darlymple partage le scepticisme de Burke à l’égard des grands projets utopiques et les réformes radicales, soulignant plutôt la nécessité de maintenir les structures sociales qui ont prouvé leur efficacité au fil du temps : « Les leçons du passé, incarnées par nos traditions, sont les guides indispensables pour affronter les défis du présent et du futur » (Spoilt Rotten : The Toxic Cult of Sentimentality – 2010)

Les malheurs de l’État-providence

La critique de l’État-providence est un thème récurrent de la pensée de Darlymple. Bien que l’État-providence soit conçu pour aider les nécessiteux, il crée souvent une culture de dépendance qui prive les individus de leur sens des responsabilités et de l’initiative personnelle. Dans Zone et châtiment, Darlymple illustre comment le système de protection sociale peut piéger les personnes dans un cycle de pauvreté et de désespoir, favorisant ainsi un microcosme où la dépendance à l’aide de l’État devient une façon de vivre.

Pour Dalrymple, l’État-providence encourage malgré lui une mentalité de droit plutôt qu’une mentalité de responsabilité. Il n’hésite pas à raconter de nombreuses anecdotes tirées de sa pratique médicale, décrivant des patients habitués à vivre des prestations sociales et perdant toute motivation pour améliorer leur situation. Cette dépendance éroderait la dignité et le respect de soi, conduisant à un sentiment d’apathie et de résignation inconscient. 

De plus, Darymple soutient que l’État-providence affaiblit les liens communautaires et familiaux. En effet, traditionnellement, les familles et les communautés locales fournissaient un soutien à leurs membres, développant un sens des obligations mutuelles et de l’interdépendance. L’État-providence remplace les réseaux traditionnels, conduisant à une atomisation sociale et à une diminution de la cohésion communautaire et sociale.  

Le relativisme comme nouvelle valeur

Un aspect significatif de la pensée de Dalrymple réside dans la critique sans concession de la décadence culturelle et morale de la société contemporaine. Il observe que l’érosion des valeurs traditionnelles telles que la discipline, le respect de l’autorité et la responsabilité personnelle a conduit à un malaise sociale généralisé. Dans La Culture du vide, Dalrymple déplore la montée du relativisme, qu’il considère comme une excuse et même une incitation aux comportements destructeurs.

Dalrymple soutient que l’abandon des normes mène à une société où tout est permis, ce qui entraîne une perte d’ordre et de cohésion sociale. Il critique les élites intellectuelles et culturelles autoproclamées, qu’il appelle les « mandarins », pour avoir promu le relativisme et sapé le tissu moral de la société. Ces pseudo-élites justifient trop souvent les comportements et les attitudes nuisibles sous prétexte de tolérance et de compréhension, affaiblissant ainsi les normes sociales qui maintiennent l’ordre et la civilité.

Les conséquences ne se font par attendre et sont évidente selon Dalrymple. L’auteur note une augmentation de l’incivilité, du manque de respect ainsi que de l’agressivité pure et simple dans la vie publique. Il attribue cela à l’affaissement de l’éducation et à l’absence de règles éthiques claires. A son avis, lorsque la société échoue à inculquer le sens du bien et du mal à ses membres, elle prépare le chemin à une augmentation des comportements antisociaux.

Dalrymple relève que cette décadence morale est souvent la plus visible dans les environnements défavorisés où il a travaillé. Pour lui, les attitudes permissives et l’absence de ligne éthique explicite contribuent à perpétuer les problèmes sociaux (toxicomanie, désintégration familiale, violence, etc.).

L’échec de la famille et de l’éducation

Dalrymple accorde une grande importance à la famille en tant que pilier de la stabilité sociale. Il critique les politiques et les « questions sociétales » qui sapent la structure familiale traditionnelle.  Dans un grand nombre de ses écrits, il souligne les effets néfastes de la désintégration de la cellule familiale, en particulier la montée des foyers monoparentaux, qu’il associe à divers maux sociaux, y compris la délinquance juvénile et l’échec scolaire.

N’en déplaise aux bien-pensants, Dalrymple croit que les enfants élevés dans des familles stables à deux parents sont plus susceptibles de développer les valeurs nécessaires à une vie réussie. Il soutient que la famille traditionnelle offre un environnement propice à l’apprentissage du respect, de la responsabilité et de la maîtrise de soi. Au contraire, la désintégration de la famille conduit souvent à des environnements où les enfants manquent de références et de soutien approprié : « La désintégration de la famille est à la racine de nombreux problèmes sociaux, privant les enfants d’un cadre stable et discipliné » (Spoilt Rotten : The Toxic Cult of Sentimentality – 2010)

En parallèle à la famille, l’éducation est un autre domaine où Dalrymple voit les problèmes les plus significatifs. Il critique les pédagogies modernes qui, selon lui, se sont éloignées de la transmission des connaissances fondamentales et des valeurs traditionnelles. Dalrymple est particulièrement critique avec les théories éducatives progressistes qui mettent l’accent sur l’expression et l’estime de soi au détriment des savoirs académiques et de l’éducation morale.

Il soutient que de telles approches n’arrivent pas à doter les étudiants des compétences et de la discipline nécessaires pour réussir dans la vie : « L’éducation moderne, centrée sur l’estime de soi plutôt que sur la rigueur académique, produit des individus mal préparés à affronter les défis de la vie» (idem). En fait, Dalrymple croit qu’un retour aux valeurs éducatives traditionnelles, accompagné d’une éthique du travail, de respect de l’autorité et de la transmission de l’héritage culturel sont essentiels pour inverser cette tendance mortifère.

Les causes de la délinquance

Dalrymple, ayant travaillé dans des prisons et des quartiers défavorisés, offre un autre regard sur les causes de la criminalité. Il rejette l’idée que cette dernière soit principalement causée par des facteurs économiques. Il soutient que la criminalité résulte bien souvent de déficiences éthiques et culturelles. Dans The Knife Went in (2014), examinant les parcours de vie des criminels, il trouve que beaucoup sont issus de milieux marqués par des dysfonctionnement familiaux et sociaux plutôt que par des difficultés économiques. Pour lui, « la criminalité n’est pas simplement une conséquence de la pauvreté, mais souvent le résultat de choix moraux et de contextes culturels défaillants ».

Dalrymple soutient que la vision habituelle des délinquants comme victimes de leurs circonstances ignore le rôle des choix individuels et éthique. Il soutient qu’en se concentrant trop sur les explications socio-économiques, on empêche la société de traiter les problèmes moraux et culturels sous-jacents qui conduisent à la délinquance. Cette constatation l’amène à plaide pour des actions sociales qui mettent l’accent sur la responsabilité personnelle et la réforme morale plutôt que sur une simple intervention économique.

Un thème récurrent dans l’analyse de la criminalité et de la délinquance est ce que Dalrymple appelle la « culture de l’excuse ». Il soutient que la société contemporaine cherche à excuser le comportement délinquant en l’attribuant à des facteurs externes tels que la pauvreté, le manque de chance ou des traumatismes psychologiques. Tout en reconnaissant que de tels facteurs puissent jouer un rôle, Dalrymple insiste sur le fait qu’ils ne déchargent pas les personnes de leur responsabilité.

Dalrymple n’est pas tendre avec le système de justice pénale ainsi qu’avec les services sociaux pour avoir adopté une approche thérapeutique bienveillante plutôt que punitive face à la criminalité. Cette tendance à excuser le comportement criminel conduit à un manque de responsabilité et perpétue un cycle de récidives. A rebours de la pensée dominante, il en appelle au retour d’une justice qui met l’accent sur la punition et la dissuasion, soutenant qu’une telle approche serait plus susceptible de réduire la criminalité et de préserver l’ordre social.

La faillite des élites

Dalrymple est très critique avec les élites intellectuelles et culturelles. Il les accuse d’avoir joué un rôle significatif dans la promotion d’idées et de politique qui ont sapé et affaibli les valeurs traditionnelles et l’ordre social. Il soutient que ces élites vivent de vies isolées, déconnectées de la réalité à laquelle sont confrontées les classes populaires. Cette déconnexion les conduit à endosser des idéologies et des politiques progressistes qui exacerbent les problèmes sociaux au lieu de les atténuer.

Dans Le Nouveau Syndrome de Vichy : pourquoi les intellectuels européens abdiquent face à la barbarie (2010), Dalrymple décrypte comment les intellectuels européens, animés par un sentiment de culpabilité et un désir de paraître compatissant, ont embrassé le relativisme culturel et l’anti-occidentalisme. Il soutient que cet état d’esprit affaiblit l’identité culturelle de l’Europe et sa capacité à relever efficacement les défis sociaux.

Les valeurs traditionnelles

La pensée de Dalrymple est fondamentalement conservatrice. Elle met l’accent sur l’importance des valeurs traditionnelles et la méfiance envers les grands projets « sociétaux ». Il croit que des principes tels que l’éthique du travail, l’autodiscipline et le respect de l’autorité sont essentiels pour maintenir une société stable et prospère. 

Le conservatisme de Dalrymple se méfie aussi de l’implication étendue de l’État dans la vie des personnes, soutenant que de telles interventions font souvent plus de mal que de bien. Il préconise des solutions plus petites et locales aux problèmes sociaux, mettant l’accent sur le rôle de la communauté et la responsabilité personnelle plutôt que sur les approches bureaucratiques centralisées.

La pensée de Dalrymple offre une critique profonde et provocatrice de la société moderne. Une chose est certaine on ne sort pas indemne d’un de ses ouvrages.

Paul Sernine

Commander sur le site de l’éditeur : https://editions-carmin.com

Darlymple explique de façon fascinante comment les intellectuels progressistes aiment à nier les vérités encombrantes. Pour le découvrir, merci de vous connecter ou de prendre un abonnement.

« Les mécanismes mentaux utilisés par les intellectuels progressistes pour se cacher la vérité à eux-mêmes et aux autres » 

Tout d’abord, il y a le déni pur et simple. L’augmentation de la criminalité, par exemple, a longtemps été considérée comme un simple artefact statistique, avant qu’il devienne impossible de la nier sous le poids des preuves. À l’époque, on nous disait que ce n’était pas tant la criminalité qui augmentait que la volonté ou la possibilité pour les gens de la signaler — par la diffusion du téléphone. Quant à la baisse du niveau scolaire, elle a longtemps été niée par le recours aux statistiques montrant que de plus en plus d’enfants réussissaient les examens. Cette demi-vérité omettait de dire que ces examens avaient été délibérément rendus si faciles qu’il était pratiquement impossible d’y échouer (le concept d’échec ayant été aboli), sinon en refusant de s’y présenter. Cependant, même le plus progressiste des professeurs d’université ne peut plus nier que ses étudiants ne maîtrisent ni l’orthographe ni la ponctuation. 

Deuxièmement, on trouve la comparaison historique tendancieuse avec une lointaine époque. Oui, on l’admet, violence et vulgarité font partie intégrante de la vie britannique moderne, mais cela a toujours été le cas. Lorsque les supporters anglais se sont déchaînés en France pendant la finale de la Coupe d’Europe de football (comportement désormais systématiquement attendu de leur part), même le très conservateur Daily Telegraph a publié un article affirmant qu’il n’y avait là rien de nouveau et que l’Angleterre hanovrienne avait été une époque de révoltes et d’ivrognerie — laissant ainsi entendre qu’il n’y avait dès lors pas lieu de s’inquiéter. Pour quelque étrange raison, la persistance ininterrompue, durant des siècles, de comportements antisociaux est censée faire office de réconfort, voire de justification. De la même manière, les intellectuels décrivent le sentiment d’insécurité́ comme irrationnel (et ceux qui l’expriment comme manquant de connaissances historiques), parce qu’il n’est pas difficile de trouver des époques historiques où la criminalité́ était pire qu’aujourd’hui. J’ai même vu des gens moquer l’inquiétude causée par l’augmentation du taux d’homicide, au prétexte que, dans l’Angleterre médiévale, ce taux était bien plus élevé qu’actuellement. Ainsi donc, la comparaison historique avec une période remontant à plusieurs siècles est jugée plus pertinente que celle avec une période remontant à trente ans, ou même seulement dix ans — du moins, tant que cette comparaison relativise la gravité de phénomènes sociaux indésirables. 

Troisièmement, une fois les faits finalement admis sous la pression de l’accumulation des preuves, on en nie ou pervertit la signification morale. Vous vous inquiétez que les enfants sortent de l’école aussi dépourvus de connaissances qu’ils y sont entrés ? Enfin, voyons, c’est parce qu’on ne les oblige plus à apprendre par cœur, mais qu’on leur apprend à trouver par eux-mêmes les informations dont ils ont besoin. Leur incapacité à écrire lisiblement ne diminue en rien leur capacité à s’exprimer, bien au contraire. Au moins, ils ont évité l’horreur de l’apprentissage de règles arbitraires. La vulgarité ? C’est la libération des carcans malsains qui déforment le psychisme ; c’est simplement le renouveau vivifiant de la gouaille populaire, et ceux qui s’y opposent sont des rabat-joie élitistes. Quant à la violence, on peut la justifier, quelle qu’elle soit, par la « violence structurelle » de la société capitaliste. 

Théodore Dalrymple, Zone et châtiment, p. 29-31.




Matlosa, l’étranger

Ce roman de Daniel Maggetti raconte l’histoire de son grand-père maternel, un charbonnier italien des Préalpes lombardes, qui a fini par émigrer au Tessin où sa descendance s’établit. Le « je » du texte est l’auteur lui-même, Daniel Maggetti, né en 1961 dans un village suisse, dans les Cento valli, Borgnone, au pied de « la montagne qui hurle ». Il n’en parle pas par pudeur ici, mais Daniel Maggetti devra émigrer à son tour pour faire des études universitaires, destin de tout Tessinois embrassant cette voie. Il ira à Lausanne et y accomplira une brillante carrière le menant à son poste de professeur de littérature romande à l’université de Lausanne et de directeur du Centre des littératures en Suisse romande. Il aura aussi émigré dans une autre langue, le français, dont la maîtrise est devenue limpide. Lui-même a dû quelque part procéder à un périple d’expatriation semblable à celui de son grand-père, Cecchino, de son épouse, Rosa, et de sa mère, Irma. Changement de lieu, de culture, de mondes, de langues presque surtout. On pourra noter incidemment que la vie d’un expatrié n’est pas forcément, de nos jours en particulier, plus dure que celle d’un autochtone, car la vie présente des défis et des périls autres que ceux du déracinement. Et si sur les autres plans, il y a plutôt réussites, développement et équilibre, que ce soient sur les plans professionnels, du développement personnel, d’un épanouissement psycho-affectif, etc., le défi d’être déraciné peut être moins pénible à gérer, bien moins lourd à porter que ce que Cecchino, Rosa et Irma durent porter, affectés de leur statut de matlosa pour le dire dans le dialecte tessinois, emprunt à l’allemand « Heimatlos », qui signifie « sans partrie », « étranger », venu de nulle part dans une époque où la xénophobie était plus ou moins violente selon l’autochtone concerné, parfois absente par l’éclat de personnes humanistes. 

L’auteur indique précisément qu’une des questions qui l’a beaucoup travaillé fut celle de l’appartenance et de l’identité. Et, ce jeune homme qu’il était, après être allé quelques jours dans le village d’origine des Bologne, celui de ses grands-parents et de sa mère, à Mura, à quelques dizaines de kilomètres au nord de Brescia, et donc à une bonne centaine de kilomètres à vol d’oiseau du Tessin, vécut une sorte d’« initiation », cette visite, dit-il, « m’obligea à me questionner sur l’appartenance et l’identité, sur leur réalité et leurs intermittences, puis à interroger mon lien jusque-là indiscuté avec la vallée tessinoise où j’étais si enraciné qu’il me semblait y être à ma place autant que les pierres du chemin » (p. 128).

Cette chronique est très vivante et enseigne une foule de choses au lecteur de manière subtile et claire, avec un esprit on pourrait dire maupassantien, et l’auteur de reconnaître parfois pêcher par « excès de réalisme » (p. 98), mais le réalisme n’est-il pas fondamental pour qui veut voir le réel tel qu’il est, sans illusion, faux-semblant ou autres hypocrisies ? Ce roman se lit d’une traite grâce à sa langue intelligente et fluide.

Une communauté doit conserver sa culture, son ethos, mais celui-ci mérite d’évoluer aussi, peut-être plutôt lentement, et la communauté doit être capable d’accueillir l’étranger, de bien traiter le matlosa.

Enfin, son message est certainement humaniste en ce qu’il incline à trouver peut-être un équilibre entre identité et différence, entre enracinement et déracinement, amenant à de nouveaux enracinements. L’homme est comme une plante, il a besoin de racines. Et cet arbre que nous sommes aussi a besoin de respect, d’amour, d’eau, de bonne terre, pour bien s’enraciner et se développer, allonger et épaissir ses branches, avoir un beau feuillage et donner de beaux fruits. 

L’identité est un tissu subtil qui lie tradition et nouveauté, qui lie paradoxalement identité et altérité. Une communauté doit conserver sa culture, son ethos, mais celui-ci mérite d’évoluer aussi, peut-être plutôt lentement, et la communauté doit être capable d’accueillir l’étranger, de bien traiter le matlosa. Assimilation, enrichissement réciproque et chaleur humaine, pour ne pas dire amour. Du reste, l’importance de ce thème dans ce témoignage est finement montrée par son début qui présente la xénophobie de l’Eufemia — une forme de la méchanceté —, une femme habitant le village suisse de Verscio, près de Locarno, où le grand-père fit venir sa famille. C’est la grande question de l’identité culturelle. Une communauté semble avoir besoin d’une certaine culture partagée et traditionnelle, et l’étranger devra s’y assimiler petit à petit. Mais la communauté doit aussi être accueillante et veiller à ne pas être xénophobe, ni raciste. La communauté doit être humaniste pour tout homme venant d’ailleurs, tout matlosa, qui a décidé de « suspendre son chaudron à polenta » là où il est, ici, dès lors qu’il se comporte bien avec la communauté qui l’accueille aussi. Et le matlosa, le déraciné, devient alors un ami, un frère.

Daniel Maggetti, Matlosa, éd. Zoé, 2023.
Sur le site de l’éditeur : https://editionszoe.ch/livre/matlosa