Une guerre peut-elle être juste ?

Si dès l’Antiquité, Aristote avait déjà posé quelques bases en la matière, c’est saint Augustin qui posera véritablement les premiers jalons de la doctrine de la guerre juste. Confronté à la barbarie des invasions païennes de son temps, l’évêque d’Hippone et saint patron des brasseurs conclut que l’usage de la violence pour se défendre est malheureusement une nécessité morale pour mettre en place une société organisée, préalable nécessaire à toute forme de rédemption divine. De ce point de départ dérivent deux principes : Augustin réprouve les guerres qui sont le fruit d’une convoitise excessive des biens de ce monde et celles qui perturbent l’harmonie de la cité terrestre. À ses yeux, une guerre ne peut être juste que si elle contribue à rétablir l’ordre naturel et harmonieux voulu par Dieu.

Ruines d’Hippone et basilique Saint-Augustin. (Oris/ Wikimedia Commons)

Sa pensée sera affinée et complétée tout au long du Moyen Âge, notamment par le moine Gratien, lequel développera le principe de l’immunité nécessaire des non-combattants. Mais c’est saint Thomas d’Aquin qui, bien que convaincu qu’aucune guerre ne puisse être entièrement juste, mettra en forme les fondements de la doctrine dans sa Somme théologique. Dans son optique, les guerres défensives sont celles qui se rapprochent le plus de l’inatteignable idéal de justesse, alors que les autres s’échelonnent sur divers degrés de justesse. Pour les évaluer, il reprend et affine la pensée de ses prédécesseurs jusqu’à énumérer les conditions qu’une guerre doit remplir pour tendre vers le juste. La première d’entre elles réside dans la légitimité de l’autorité qui déclenche les hostilités. Pour saint Thomas en effet, seule une autorité qui ne possède aucun supérieur hiérarchique est habilitée à user de la force pour régler un problème. Il ne dit cependant pas que cette légitimité suffise à prendre les armes et amène immédiatement une seconde condition, à savoir que la cause poursuivie doit être juste. Dans la foulée, il précise que la justesse de cette cause  se mesure aux préjudices causés par l’action de l’adversaire que l’on souhaite punir. Autrement dit, c’est le niveau de culpabilité de ce dernier qui justifie ou non l’utilisation de la force, et ce, uniquement lorsque toutes les options diplomatiques et pacifiques ont été épuisées. La guerre doit impérativement rester un moyen d’ultime recours. De là découle une nouvelle exigence qui consiste à déclarer la guerre en bonne et due forme, permettant ainsi d’identifier de manière claire et précise les différentes parties en conflit, mais aussi et surtout de donner à l’adversaire une ultime chance d’offrir réparation de ses exactions. Il précise en outre que les guerres ne doivent pas être menées à l’unique bénéfice des victimes de l’injustice, mais également pour le bien des coupables, pour les ramener dans le droit chemin.

Au sujet du déroulement des hostilités, Thomas précise que les bienfaits attendus de l’intervention armée doivent être mis en balance avec les dégâts pouvant être raisonnablement anticipés. Car si une guerre s’avère plus destructrice que réparatrice, alors elle ne trouve aucune justification crédible. Enfin, il postule en dernier lieu qu’une guerre ne doit pas viser à satisfaire des ambitions personnelles ou servir des intérêts privés, mais poursuivre le bien commun.

La question de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique donnera une nouvelle impulsion à la réflexion sur la notion de guerre juste. (Illustration: représentation des Espagnols dans le Codex Azcatitlan)

L’apport de saint Thomas continuera à être pensé et repensé au travers des siècles, et notamment au tournant du XVIe siècle avec le problème de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique. Francisco de Vitoria donnera alors une nouvelle impulsion à la doctrine et en affinera les contours. En termes de cause juste ou de proportionnalité entre les maux de la guerre et ses bienfaits, Vitoria précisera que ces problématiques doivent être considérées du point de vue de tous et non uniquement à partir de ceux des peuples ou des nations directement concernés. Ce qui signifie qu’une cause qui peut sembler juste de prime abord, peut ne pas l’être au regard du bien commun universel. À ce propos, il admet également que dans certains cas les deux parties peuvent prétendre être dans leur bon droit et qu’il est parfois difficile de juger qui a raison. Il suggère alors de déplacer l’attention sur le processus décisionnel et propose que les souverains impliqués dans la question guerrière consultent un maximum d’avis divergents, surtout ceux opposés à l’intervention, avant de prendre leur décision.

À sa suite, avec la formation d’États modernes peu enclins à admettre des limitations à leur droit de faire la guerre, la doctrine de la guerre juste va décliner et même subir un certain nombre de déformations afin de coller à certaines considérations clairement idéologisées.

En résumé

On peut donc récapituler les critères mis en évidence par la pensée catholique pour évaluer la justesse d’une guerre de la manière suivante :

–       L’autorité impliquée dans le conflit est une autorité légitime.

–       L’autorité est mue par des considérations pures et non par d’autres objectifs moins avouables.

–       La cause du conflit, comprise comme les préjudices dus aux exactions de l’adversaire, est une cause juste dès lors qu’on se place du point de vue de l’humanité tout entière et non uniquement des parties en conflit.

–       L’autorité ne déclenche les hostilités qu’en ultime recours après avoir épuisé toutes les autres options.

–       L’autorité déclare la guerre en bonne et due forme, afin d’ouvrir une ultime chance à l’adversaire de faire machine arrière et de délimiter précisément le périmètre du conflit.

–       Les bénéfices escomptés en termes de bien commun surpassent les malheurs que l’on peut raisonnablement attendre du conflit.

–       Les militaires s’emploient à faire tout leur possible pour distinguer les combattants des non-combattants.

Nous vous avons proposé les critères, à vous d’attribuer les coches. N’hésitez pas à venir nous dire si ces critères vous semblent utiles ou suffisants pour vous faire une opinion plus fondée sur les conflits d’aujourd’hui.

Stev’ LeKonsternant
Illustration principale: l’après-guerre en Irak. (Levi Meir Clancy/Unsplash)

Bibliographie non exhaustive :

Armelle Le Bras-Chopard, La guerre, théorie et idéologies, Paris, Montchrestien, 1994

Alex Bellamy, Just wars, from Cicero to Iraq, Cambridge, Polity, 2006

Guillaume Bacot, La doctrine de la guerre juste, Paris, Economica,1989

Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 3, Paris, Le Cerf, 1985

Saint Augustin, La Cité de Dieu, tome 3, Paris, Éditions du Seuil, 1994




Plaidoyer pour les vacances en Suisse

« Quand j’étais enfant, le glacier d’Aletsch remontait encore jusqu’au lac de Märjelen », lance un sexagénaire alerte, entouré de ses petits-enfants, tout près de la sortie du tunnel du Tälligrat, sur les hauts de Fiesch (VS). Alors que le grésil sévissait encore la veille, il fait bon en ce jeudi de la fin du mois de juillet, et les VTT électriques ne se privent pas de faire régner leur loi sur les chemins pédestres. Au risque, parfois, d’emporter un jeune garçon remuant ou une grand-mère trop pensive aux yeux des nouveaux caïds sur deux roues.

C’est pas mal et c’est chez nous.

Dans ces lieux peut-être davantage propices à la contemplation, le fun sévit comme partout, et la technologie poursuit son œuvre sinistre. Transformés en aventuriers, les adeptes des sensations fortes passent à côté de tout, mais ne voient plus grand-chose. Peu importe ! Dans vingt minutes, deux jeunes enfants, sept et dix ans, découvriront le plus grand glacier des Alpes, juste après avoir longé son petit frère de Fiesch dans une vallée parallèle durant deux premières heures de randonnée. Moraines, névés, pierriers… Tout un vocabulaire s’imprime dans leurs esprits, soudainement très éloignés des transformations de Pokémons. Pikachu se trouve assurément très loin, mais si la famille monte à l’Eggishorn, plus tard dans la journée, une figure autrement plus mythique fera son apparition : le Cervin, que le ciel dégagé permettra d’admirer dans toute sa majesté. Pour l’heure, on se contentera de s’amuser de l’interminable séance photo d’un couple d’amoureux déterminés à inonder les réseaux sociaux d’un bonheur reconnaissable à des poses aussi grandiloquentes qu’un slogan des Jeunes Socialistes Suisses.

Le sens de l’émerveillement

Tout au plus un peu de tristesse s’impose sur les visages lorsque l’ainé des enfants s’interroge sur l’étrange ligne qui indique l’endroit que touchait jadis le glacier sur la montagne en face. Que voulez-vous ? Sur cette autoroute à vacanciers, on vient voir un chef-d’œuvre de la nature, mais il faut bien avouer que l’on a parfois aussi l’impression de se trouver au chevet d’un mourant. Est-ce à dire que des vacances en famille près d’un glacier incitent forcément à basculer dans la vision la plus autoritaire de l’écologie ? Ce serait rendre politique une chose qui doit en être préservée : le sens de l’émerveillement. Ce précieux sens de l’émerveillement qu’il s’agit de transmettre aux enfants pour qu’ils décident librement du genre de vie qu’ils veulent adopter à l’âge de raison. Le propos peut sembler très général, d’accord, mais n’est-il pas plus à même de transmettre un souci environnemental que la mise en scène de 600 figurants nus naguère organisée en ces lieux par Greenpeace ?

Un pays en héritage.

Certains militants climatiques bloquent des routes puis prennent l’avion pour aller au Mexique. D’autres s’arrêtent devant un glacier et ne savent honnêtement plus quel serait le bon dosage entre respect des libertés individuelles et défense de la Création. Comment trancher ? Des vacances dans son propre pays ne donnent ni la solution ni une position de surplomb moral. Mais elles permettent de comprendre ce que les étrangers viennent trouver chez nous : une Suisse fière et protectrice de ses richesses naturelles, une Suisse qui n’a pas honte de ses dialectes ou de son patrimoine culturel et religieux. Partir en vacances dans son propre pays, par choix ou par contrainte, c’est redécouvrir un style de vie qui faisait la joie de nos anciens : gravir des cols, traverser des vallées, visiter des chapelles qui, à trois heures de train de chez soi, font partie de nos âmes. 

À trente minutes en train de Fiesch, un ossuaire – celui de Naters – annonce :« Was ihr seid, das waren wir / Was wir sind, das werdet ihr ».« Ce que vous êtes, nous l’étions / Ce que nous sommes, vous le serez ». Surmontant des milliers de crânes, la devise peut sembler terrible ; nous la trouvons pleine d’espérance. Quelques heures de rail nous ont permis de redécouvrir un lien avec des personnes reposant en ces lieux depuis 500 ans, et pour l’éternité.

Des vacances toutes bêtes, auxquelles on aurait d’abord préféré la dégustation d’un poulpe grillé sur une plage de Crète, nous ont rappelé que nous vivons dans un beau pays. Et qu’il faut, en trouvant un compromis entre nos diverses sensibilités, en préserver la grandeur.




En souvenir de notre héritage : « Le cuirassé Potemkine »

Le cuirassé Potemkine (1925), un des films les plus célèbres et mythiques du 7e art, demeure une œuvre clé de l’histoire du cinéma. Son réalisateur Sergueï Eisenstein (1898-1948) peut être considéré comme un des « inventeurs » (ou plutôt théoriciens) du montage, aux côtés de son alter-ego américain David Wark Griffith (1875-1948), metteur en scène du pionnier Naissance d’une nation (1915). Eisenstein s’est fait connaître grâce à ses films de propagande au rythme frénétique, faisant la part belle aux effets spectaculaires du montage. Sorti une année avant Le cuirassé Potemkine, La grève, son premier long-métrage, dépeint une grève violemment réprimée par les autorités tsaristes. Eisenstein est également l’auteur d’un biopic en deux volets (le premier en 1944 et le deuxième en 1958) consacré à la figure historique d’Ivan IV de Russie : Ivan le terrible.

Bien que Le cuirassé Potemkine soit avant tout un travail admiré pour ses qualités artistiques, il a aussi été considéré lors de sa sortie (et peut toujours l’être de nos jours) comme un outil de propagande politique. C’est un film qui met en avant une des idéologies qui a le plus influencé la tournure de l’histoire : le communisme. Dès lors, est-il concevable de faire la promotion d’un film en dépit d’idéaux délétères dont il fait la promotion ; idéaux qui ont causé près de cent millions de morts selon l’historien Stéphane Courtois, co-auteur de l’ouvrage Le livre noir du communisme (1997) ?

Lors de la sortie du film en 1925, la Russie a déjà traversé les violents événements de 1917 qui l’ont fait devenir communiste. En intellectuel confirmé, Vladimir Lénine (1870-1924), à la tête du nouveau gouvernement, avait appréhendé les vertus communicatives d’un médium comme le cinéma : ce dernier allait être très utile à la propagation de l’idéologie communiste au sein de la population russe.

De la même manière, le réalisateur Sergueï Eisenstein, lui-même soutien des bolchéviques, a fait usage de ses talents narratifs en exploitant un art qui n’avait que quelques décennies d’âge – les premières projections organisées par les frères Auguste et Louis Lumière (1862-1954 pour le premier et 1864-1948 pour le second) avaient eu lieu dans les années 1890. Il remarque instantanément que le montage est une manière puissante de susciter toutes sortes d’émotions chez le spectateur. Après s’être évertué à filmer de manière bouleversante la sanglante répression de la classe ouvrière dans La grève, c’est vers une mutinerie qui s’est déroulée sur un cuirassé russe en 1905 que le metteur en scène décide de tourner sa caméra. Les spectateurs sont captivés et se laissent porter par un cinéma de propagande au service d’un régime spécifique (soviétique dans ce cas).

Une scène fameuse de massacre de civils à Odessa.

Ce qui est fascinant avec Le cuirassé Potemkine, et qui contribue manifestement à lui avoir garanti une place de choix au panthéon des classiques du 7e art, ce sont surtout ses qualités formelles et narratives. D’abord, le montage trépidant qui est devenu la marque de fabrique du réalisateur nous entraine dans un récit qui s’apparente à une tragédie des temps modernes : le destin des mutinés du Potemkine face aux colonels et autres gradés ; symboles du régime tsariste et donc oppressif. Même si cet aspect est propre aux films de propagande, voire typique des films à thèse (c’est-à-dire dont le but est de promouvoir un message social ou politique en particulier), on peut regretter le fait que les protagonistes fonctionnent davantage en tant que représentations de classes sociales plutôt qu’en tant que personnages attachants et profonds. En d’autres termes, les individus à l’écran servent surtout à incarner l’éternel lutte entre opprimés (les matelots) et oppresseurs (les commandants du navire). Ensuite, un effet de montage dont Eisenstein a le secret consiste à créer un nouveau sens en assemblant deux images de prime abord non liées. Cette association picturale (« d’idées » serait-on tenté de dire) a la vertu d’exprimer un message donné de manière plus éloquente en faisant usage du pouvoir des images. Par exemple, on peut citer la succession de plans entre le médecin du navire (clair antagoniste au sein du récit) qui est jeté par-dessus bord et celui des asticots logés dans la viande avariée ; par cette simple association, le film suggère que la classe dominante corrompt la société et qu’il faut à tout prix la renverser. Dernière chose mais non des moindres, l’usage des différentes échelles de plan est à relever. Le cuirassé Potemkine fait la part belle à des plans d’ensemble et larges (c’est-à-dire des plans où les personnages sont placés au sein de décors imposants). Ce choix pictural s’explique par la volonté du cinéaste d’insuffler une atmosphère grandiose et imposante au récit qu’il raconte : ces plans agissent en effet comme des fresques cinématographiques qui plongent le spectateur dans le feu de l’action. Le but de cette narration est bien sûr de le faire sympathiser avec le destin des personnages. À cela le metteur en scène mêle savamment des gros plans (c’est-à-dire cadrés sur le visage) de différents individus de « la masse » afin de susciter chez l’audience de vives émotions. Ces dialogues continuels entre différents types de plan représentent une démarche clé dans la promotion des idéaux communistes (par exemple la prise de pouvoir par la classe ouvrière). Il s’agit aussi d’un outil redoutable qui permet de légitimer la révolution de 1917, dont le résultat a été l’instauration d’un régime totalitaire.

Une affiche de 1927. Crédit: Russian Public Libray

Pourquoi encore voir aujourd’hui le film d’Eisenstein alors qu’il date d’il y a près de cent ans et que le « socialisme scientifique », pour citer Karl Marx (1818-1883), a été à maintes reprises fatalement discrédité par nombre de penseurs dont Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), le célèbre dissident soviétique et auteur de L’archipel du Goulag (1973) ? Parce qu’il demeure encore et toujours un cas d’école en ce qui concerne la parfaite maîtrise du montage dans l’art de raconter une histoire, dans celui de happer l’audience dans des événements tragiques qui ont concerné toute une nation à l’approche de la révolution de 1917. D’un point de vue mémoriel et moral toutefois, il est non seulement nécessaire de rappeler les horreurs du passé pour en tirer les leçons nécessaires (sans quoi nous sommes simplement condamnés à les répéter), mais aussi de garder à l’esprit que les bonnes intentions (en l’occurrence la volonté de voir émerger une société plus égalitaire) ne garantissent nullement des conséquences souhaitables pour les individus et les sociétés. « Le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions » comme le dit le proverbe. À cet égard, Le cuirassé Potemkine fonctionne aussi comme le témoignage d’un passé ténébreux.

La question des interactions entre forme et fond occupe depuis toujours les artisans du cinéma, de George Méliès (1861-1938), l’illusionniste pionnier des effets spéciaux, à Martin Scorsese (1942), l’une des légendes du cinéma hollywoodien. Sergueï Eisenstein pour sa part a sans doute apporté sa pierre à l’édifice dans la standardisation du montage. C’est avant tout pour cela qu’il est bon de (re)voir à l’envi son chef-d’œuvre. Il est en réalité tout à fait envisageable d’admirer un film pour ses qualités esthétiques, tout en condamnant si besoin son message politique, philosophique, ou social.




Comment ne pas lire de la fiente 

Aussi régulier que le Beaujolais nouveau à mi-novembre, chaque été voit revenir les listes de livres à lire sur les plages ainsi que l’annonce de la rentrée littéraire de septembre. Face à cette débauche d’ouvrages que lire et surtout comment lire ? C’est l’occasion rêvée de poser la question au poète controversé Ezra Pound (1885-1972).

Imaginez un amphithéâtre universitaire, un cours sur la poésie, une assistance clairsemée et assoupie. Au milieu de ce ronron, le professeur pose une question pour réveiller les étudiants : « Donnez-moi le nom du plus grand poète du XXème siècle ? » Des têtes se redressent, des mains se lèvent timidement et des langues se délient à tour de rôle. Des noms sont lancés : Paul Valéry, René Char, Louis Aragon, etc. Au milieu de cette litanie d’auteurs convenus, une voix crie : « Ezra Pound ! » Le vénérable professeur se raidit et poursuit son cours. Nous n’avons jamais su quel était à ses yeux le plus grand poète XXème siècle.

Qui est donc Ezra Pound ? Pourquoi une telle gêne lors de son évocation ?

Une vie controversée

Issu d’une famille bourgeoise, Ezra Pound naît le 30 octobre 1885 à Halley dans l’Idaho. Tranchant avec son époque, il se spécialise dans la littérature provençale à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie.

A l’âge de vingt-trois ans, il s’installe en Europe : Gibraltar, Venise puis Londres où il demeure jusqu’en 1920. Pound se place au cœur des grands mouvements poétiques que ce soit le modernisme, le vorticisme ou l’imagisme tout en étant attaché à Homère et Dante ou en redécouvrant la poésie chinoise. Confronté au choc de la Première Guerre mondiale, il commence la rédaction des Cantos qui se poursuivront jusqu’en 1966. Nullement concentré exclusivement sur sa propre œuvre, Pound a à cœur de soutenir et promouvoir de nombreux écrivains contemporains, dont T.S. Eliot, James Joyce et William Butler Yeats.

 En 1924, Pound s’installe à Rapallo, près de Gênes. Entre 1941 et 1943, il réalise plus de trois-cents discours radiophoniques en faveur du régime fasciste de Mussolini. Après la chute du Duce et la proclamation du régime fantoche de la République de Salo, Pound s’installe à Milan afin de continuer ses émissions de propagande radiophonique.

Accusé de haute trahison par le gouvernement des États-Unis, il est arrêté le 3 mai 1945. Il est transféré à Washington, mais étant considéré comme mentalement irresponsable, son procès n’aura jamais lieu. Interné treize ans dans un asile psychiatrique, il devra sa libération à la mobilisation d’Ernest Hemingway et de Robert Frost entre autres.

Pound va passer les dernières années de sa vie en Italie, où il va s’enfermer dans un silence interrompu une dernière fois en 1968 par un entretien avec Pasolini. Il rend l’âme le 1er novembre 1972 à Venise où il est enterré.

L’entretien avec Pasolini, tiré des archives de la Rai.

Les errances idéologiques

Les opinions politiques de Pound, en particulier son soutien au fascisme, suscitent de vives critiques et controverses. Il est important de noter que les convictions politiques de Pound étaient souvent contradictoires et changeantes.

En fait l’auteur des Cantos a exprimé des idées anarchistes dans certains de ses écrits et correspondances. Il critiquait le pouvoir centralisé et les structures de gouvernement, préconisant la décentralisation et la liberté individuelle. Il soutenait également des concepts tels que l’autonomie locale et la primauté des communautés autonomes. On est loin du culte de l’État omnipotent et omniprésent.

Bien que condamné par l’histoire, le fascisme de Pound peut être compris plutôt comme une position esthétique au sens que lui donne Jean Turlais en 1943 : le fascisme « c’est une conception subjective du monde et de la vie, une morale ; c’est surtout une esthétique. Il réside tout entier dans une certaine attitude de l’homme, une certaine manière de regarder les choses. »

Il y a un autre problème avec Pound, c’est son antisémitisme foncier, du moins depuis les années 30. Peut-on considérer avec Mary de Rachewiltz, sa fille, qu’Ezra Pound « a fait des erreurs et (que) nous devons prendre son bon côté, comme il le faisait avec les autres. Il est tombé dans certains clichés antisémites qui sévissaient en Europe et aux Etats-Unis à l’époque » ? Je ne le pense pas. Pound s’est clairement fourvoyé et cela restera une tache indélébile sur son œuvre, mais ce n’est pas notre propos ici.

Tout à gauche, la cage dans laquelle Pound sera enfermé trois semaines après son arrestation, avant d’être expédié aux Etats-Unis. Source: (1999) Ezra and Dorothy Pound: Letters in Captivity, 1945–1946, Oxford: Oxford University Press

Que lire ?

C’est la question que se posent les parents quand leur progéniture commence à s’approcher d’une bibliothèque. C’est le casse-tête de l’enseignant qui doit intéresser ses élèves à autre chose qu’à leurs consoles de jeux ou aux séries Netflix. Finalement, c’est l’interrogation de tout honnête homme qui se respecte.

Dans un essai publié en 1934 (ABC de la lecture) et qui reprend les théories d’un essai précédent (Comment lire), Pound joue le rôle d’un professeur atypique. Il nous invite à dépasser la solennité des œuvres dites classiques et à séparer les grands textes des médiocres car « il est indispensable d’arracher les mauvaises herbes pour que le jardin des Muses reste un jardin »

Comment opérer cette discrimination ?

Il faut considérer « que la fonction de la littérature en tant que force dont la production est digne d’éloges est précisément d’inciter l’humanité à continuer de vivre ; elle soulage l’esprit de sa tension et le nourrit, j’entends bien comme nutrition de l’impulsion. » En fait, le classique ce n’est pas l’œuvre construite sur des styles précis et des règles fixes, mais c’est une œuvre habitée par une force, une fraîcheur. En effet, « la grande littérature n’est que du langage chargé de sens ».

Pound nous fournit une liste d’auteurs et d’œuvres incontournables dont Confucius, Homère, Ovide, Properce, le Seafarer, une trentaine de poèmes en provençal, quelques chansons de minnesänger, Dante, Villon, Voltaire, Stendhal et Flaubert, Théophile Gautier, Tristan Corbière et Rimbaud. Ces œuvres ainsi que leurs auteurs peuvent être pris comme aune et gardés à l’esprit avant d’évaluer un livre.

Comment « évaluer » un auteur et son œuvre ?

Pour nous aider Pound identifie six types d’écrivains : les inventeurs, les maîtres, les « dilueurs », les écrivains médiocres et chanceux, les écrivains laborieux, les écrivains à la mode. Il s’agit de lire et de choisir les maîtres, c’est-à-dire ceux qui combinent un grand nombre d’inventions en plus de la leur. Par exemple, Georges Simenon pour le roman policier ou Madame de Lafayette pour le roman dit psychologique. Il serait intéressant de savoir dans quel type on mettrait Annie Ernaux, Michel Houellebecq et Virginie Despentes ? A vous de jouer ! 

Comment lire ?

Pour Ezra Pound la littérature ne s’enseigne pas, elle se ressent, elle se vit. Pound invite les lecteurs à s’engager dans les textes, à participer à l’acte de lecture. La lecture devient une expérience interactive entre le lecteur et le texte : « Un homme ne comprend pas un livre profond avant d’avoir vu et vécu au moins une partie de ce qu’il contient. »

C’est dans ce sillage que Pound conseille l’exploration littéraire et la découverte d’auteurs et d’œuvres variés. Cette découverte engage le lecteur à découvrir l’histoire et la culture qui ont façonné un texte pour en apprécier toutes les dimensions.

On comprend bien que Pound valorise l’expérience émotionnelle et le choc esthétique dans la lecture. Par la puissance évocatrice des mots et des images, la prose tout comme la poésie doivent susciter des émotions et provoquer une réaction chez le lecteur. Pound nous encourage à prêter attention aux images, aux nuances ainsi qu’au sonorité des mots. Tout est important pour s’immerger dans un texte. Pound n’hésite pas écrire : « Je crois en un rythme absolu, c’est-à-dire un rythme qui en poésie corresponde exactement à l’émotion ou au degré d’émotion à exprimer. Le rythme d’un homme doit être interprétatif, c’est-à-dire qu’il sera en fin de compte son propre rythme inimitable et qui n’imite rien. »

Ainsi la lecture peut devenir une expérience esthétique, où la musicalité des mots et la structure du texte contribuent à créer une expérience totale.

Face à l’ouragan

Le constat que Pound dressait de son temps semble, hélas, toujours valable aujourd’hui : « L’Occident tout entier se baigne dans un égout mental, parce que le Journal du matin tiré à dix millions d’exemplaires est chargé d’éveiller chaque jour le cerveau des occidentaux. » Pour sortir de cet « égout mental », il semble important de redécouvrir le sens de la lecture et d’opérer une saine discrimination entre ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui mérite la corbeille.

Pound nous invite à un voyage dans les méandres du temps et de l’esprit humain. Une danse entre le passé et le présent, où les voix des poètes et des philosophes résonnent encore, transcendant les limites des époques et des frontières.

L’auteur des Cantos, nous convie à une danse avec l’imaginaire, où les images prennent vie et les rêves se déploient. Les mots se transforment en mélodie, résonnant dans les recoins les plus profonds de notre être. Les livres deviennent des compagnons fidèles, nous guidant à travers les labyrinthes de la pensée et illuminant les chemins sombres de la connaissance.

Bien plus, Pound nous propose de scander les premiers vers de l’Iliade, le chant XXXIII du Paradis de Dante ou même certains de ces Cantos, torse nu par une nuit de tempête en pleine montagne. Alors, nous apprendrons, selon ses propres mots, à « être des hommes et non des destructeurs ».

Paul Sernine 

Cantos XLV : Par Usura

Par usura n’ont les hommes maisons de pierre saine
blocs lisses finement taillés scellés pour que
la frise couvre leur surface
par usura
n’ont les hommes paradis peint au mur de leurs églises
*harpes et luz*
où la vierge fait accueil au message
où le halo rayonne en entailles
par usura

(…)

sera ton pain de chiffres encore plus rance
sera ton pain aussi sec que papier
sans blé de la montagne farine pure
par usura la ligne s’épaissit
par usura n’est plus de claire démarcation
les hommes n’ont plus site pour leurs demeures.
Et le tailleur est privé de sa pierre
le tisserand de son métier

PAR USURA

la laine déserte les marchés
le troupeau perte pure par usura.
Usura est murène, usura
use l’aiguille aux doigts de la couseuse
suspend l’adresse de la fileuse. (…)
Usura rouille le ciseau
Rouille l’art de l’artiste
Rogne fil sur le métier

(…)

Usura assassine l’enfant au sein
Entrave la cour du jouvenceau

(…)

Les cadavres banquettent
Au signal d’usura.

N.B. Usure : Loyer sur le pouvoir d’achat, imposé sans égard à la production ; souvent même sans égard aux possibilités de production. (D’où la faillite de la banque Médicis.)

Biographies :

  • John Tytell, Ezra Pound, le volcan solitaire, Editions du Rocher, 2002.
  • Humphrey Carpenter, Ezra Pound, Belfond, 1992.

Oeuvres :

  • Les Cantos, Le livre de poche, 1989. (édition abrégée)
  • Les Cantos, Flammarion, 2013. (édition complète)
  • Comment lire, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
  • ABC de la lecture, Bartillat, 2022.

Souvenirs de sa fille :

  • Mary de Rachewiltz, Ezra Pound éducateur et père – Discrétions, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.



En finir avec la culture de l’excuse

Notre société est souvent à l’image d’une cour d’école. Lorsqu’une bagarre éclate et qu’il faut trouver un responsable, c’est toujours la faute de l’autre, bouc émissaire idéal qui évite la remise en question. Prenons de la hauteur avec Ernest Renan (1823-1892).

Jeté malgré moi dans les affres de ce monde, j’apprécie particulièrement le charme de ma bibliothèque. Lorsque j’ouvre un livre, une sensation particulière s’empare de moi. L’odeur du papier vieilli et de l’encre me transporte dans une époque révolue. Les mots imprimés prennent une nouvelle vie, me permettant de voyager à travers les siècles et de découvrir des pensées, des idées et des réflexions qui ont résisté à l’épreuve du temps. C’est ce qui m’est arrivé récemment avec deux petits textes d’Ernest Renan : « La réforme intellectuelle et morale » (1871) et « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882).

Ernest Renan a vécu l’humiliation de la défaite française face à la Prusse en 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Allait-il accuser le nouvel Empire allemand de tous les maux ? Que nenni, il propose à ses compatriotes une réforme morale et intellectuelle. Dans le même sillage, alors que les États-nations et leurs idéologies préparent le terrain de futurs conflits, il propose une définition non essentialiste de la nation. 

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

On ne lit plus Ernest Renan de nos jours. Son œuvre immense ne peut que décourager les lecteurs superficiels que nous sommes. Son érudition hors norme nous effraie : théologie, histoire, philologie, philosophie, archéologie, critique littéraire, etc. Et pourtant il fut un des maîtres à penser de son temps. Qui est cet étranger pourtant si proche, qui semble nous parler d’outre-tombe ?

Né en Bretagne en 1823, le jeune Renan, dont l’intelligence fulgurante est remarquée, se destine au sacerdoce. Étudiant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis au séminaire de Saint-Sulpice, il se détourne de la voie cléricale pour se consacrer à la philologie et à l’histoire des religions. En 1862, Ernest Renan devient professeur d’hébreu au Collège de France, dont il est suspendu quatre jours après sa leçon inaugurale pour injure à la foi chrétienne. Un an plus tard, il publie la Vie de Jésus, où il affirme que la biographie de Jésus doit être étudiée comme celle de n’importe quel homme et que la Bible doit être soumise à une étude critique comme n’importe quel document historique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de l’Église catholique. En 1864, il est destitué de sa chaire au Collège de France. Avec l’effondrement du Second Empire, il retrouve son enseignement et devient administrateur du célèbre collège. Il finit sa vie couvert d’honneurs : élu à l’Académie française en 1878, grand officier de la Légion d’honneur en 1888. Il meurt en 1892. Dans le caveau où il repose, on peut lire ce qui fut sa vie : Veritatem delixi (J’ai aimé la vérité).

Un constat sans appel

À la suite du désastre de Sedan, loin de chercher des boucs émissaires extérieurs, Renan invite les lecteurs de « La réforme intellectuelle et morale » à un examen de conscience aussi douloureux que salutaire. 

Renan considère que l’effondrement de la France a une origine intellectuelle et qu’il faut trouver les médecines adaptées pour soigner le pays. La racine du mal est à chercher dans l’absolutisme monarchique qui usa la France au point d’en faire « une machine politique informe ». La Révolution française, qui fut un sursaut, précipita la chute : « Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide ». Tout le XIXe, jusqu’à 1870, fut une suite de crimes et de malheurs. Loin de toute nostalgie pour une monarchie de droit divin, Renan considère que la monarchie est de droit historique : elle a façonné la France. Elle est la forme de gouvernement qui convient le mieux au pays parce qu’elle fut forgée par l’histoire.

La bonne santé de la nation suppose de l’ordre ainsi que de la continuité et non pas de l’agitation et du changement. Hors de la forme historique de gouvernement c’est l’anarchie et le pays est mené « à pleine voile vers la médiocrité ». La France est devenue « un feu sans flamme ni lumière ; un cœur sans chaleur ; un peuple sans prophète sachant dire ce qu’il sent ; une planète morte, parcourant son orbite d’un mouvement machinal ».

Bien plus, les contemporains de Renan sont aveuglés par leur légèreté et leur inconscience. Ils s’illusionnent sur eux-mêmes, prisonniers de leurs divertissements. Ce qui ne fait qu’aggraver le mal.

Des remèdes salutaires

En bon médecin, après avoir considéré le mal, Renan propose les remèdes. Il est évident que le retour à la forme historique de gouvernement que représente la monarchie est indispensable au rétablissement de la France : « Corrigeons-nous de la démocratie. Rétablissons la royauté (…) ».

Rétablir la royauté suppose qu’il faut rétablir une certaine noblesse. Qu’on ne s’y trompe pas, Renan ne pense pas ici aux petits marquis poudrés et prétentieux de Versailles. Il envisage plutôt une aristocratie morale, car « la civilisation à l’origine a été une œuvre aristocratique, l’œuvre d’un petit nombre (…) ». En fait Renan propose le retour des vrais notables, non pas des affairistes bourgeois, ou comme on dirait aujourd’hui, des technocrates : « La base de la vie provinciale devrait ainsi être un honnête gentilhomme de village, bien loyal, et un bon curé de campagne tout entier dévoué à l’éducation morale du peuple. (…) Cette gentry provinciale ne doit pas être tout ; mais elle est une base nécessaire. »

Finalement, dans cette entreprise de réforme, la priorité est donnée à l’instruction publique. Renan est prêt à laisser l’instruction primaire aux mains du clergé tant que ce dernier ne se mêle pas des degrés supérieurs. Le but de l’enseignement secondaire est de « fortifier l’intelligence ». Il faut favoriser les sciences, car « le résultat de l’éducation doit être que le jeune homme sache le plus possible de ce que l’esprit humain a découvert sur la réalité de l’univers. » En ce qui concerne l’enseignement universitaire, Renan propose de revenir au système médiéval, où une saine émulation existait entre les universités. Pour Renan, ces dernières « seraient des écoles de sérieux, d’honnêteté, de patriotisme. » Elles seraient des « foyers d’esprit aristocratique, réactionnaire (…) et presque féodal, des foyers de libre pensée, mais non de prosélytisme indiscret. » Rien que cela !

Une nation réellement « inclusive »

« Qu’est-ce qu’une nation ? », publié en 1882, prolonge la pensée de Renan. Dans cette conférence, il explore la notion de nation et propose une approche plus subjective et culturelle de la formation et de l’existence des nations, par opposition à une définition purement basée sur des critères ethniques, géographiques ou politiques. Pour l’académicien, la nation est d’abord un principe spirituel : « Une nation est une âme, un principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenir ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

Une nation n’est pas simplement définie par des liens de sang, de race ou de langue, mais plutôt par un sentiment de volonté commune et de solidarité partagée. Renan affirme que la nation est un lien psychologique et moral qui se forme grâce à un héritage culturel commun, des traditions, des valeurs et des aspirations partagées. Il n’hésite pas à écrire que : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. »

« Un plébiscite de tous les jours »

Renan souligne l’importance du consentement librement donné par les individus qui composent une nation, en soulignant que la participation volontaire et le désir de vivre ensemble sont essentiels pour la construction et la pérennité d’une nation : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ».

La nation est donc une construction sociale et historique, en constante évolution. Elle repose sur la volonté de ses membres de se considérer comme une communauté unie. Il insiste sur le fait qu’une nation ne peut pas être définie par des critères immuables ou exclusifs, mais plutôt par des facteurs culturels et sociaux qui permettent la coexistence pacifique et la collaboration entre ses membres.

Osons lire Renan !

Avec Renan, nous nous trouvons face à une pensée et des idées qui peuvent encore façonner l’histoire et influencer notre compréhension du monde. Cela nous rappelle que nous sommes les héritiers de cette richesse intellectuelle, et que nous avons le privilège de la transmettre aux générations futures. L’illustre Breton nous apprend la lucidité et le réalisme : « Ne jamais trop espérer, ne jamais désespérer, doit être notre devise. Souvenons-nous que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est ». Lire Renan c’est comprendre qu’il « n’a pas laissé de doctrine, mais un état d’esprit » (Alain de Benoist). À bon entendeur, salut !

Paul Sernine

La seule vraie patrie

« Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme ; où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. »

Lettre à David Strauss, septembre 1870

Le testament politique de Renan

« Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce qu’une Nation ? J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin : c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. »

E. Renan, Discours et conférences (1887)

Jean Balcou, Ernest Renan, une biographie, Honoré Champion, 2017.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, L’Esprit du Temps, 2021.

Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Perrin, 2011.




J’ai rencontré l’évêque le plus radical du monde

Né sous le communisme, hostile à la ligne du pape François et 100 % à l’ancienne, Mgr Schneider était de passage à Genève à la mi-juin. Mais pourquoi cet évêque auxiliaire d’Astana, au Kazakhstan, est-il un phénomène ?

Il est midi moins dix, en ce mercredi, et le soleil de plomb n’y changera rien : ce sera bien encravaté que nous accueillerons Son Excellence Mgr Schneider d’ici quelques instants. Coqueluche des conservateurs catholiques, l’évêque né au Kirghizistan s’apprête à donner, d’ici quelques heures, une conférence pour le compte de l’association Perspective catholique, emmenée par le politicien de l’UDC Genève Éric Bertinat. Autre artisan de la venue du prélat : Christian Bless, avec lequel nous courrons boire un pastis à l’ombre en attendant l’arrivée du natif de Tokmok. Il y a quelque chose de méditerranéen dans cette campagne genevoise qui s’apprête à recevoir un homme venu des goulags et du froid.

L’office de Sexte derrière nous, voici qu’apparaît enfin sa voiture : comme à l’armée, les personnes présentes se mettent en rang, ou plutôt en demi-cercle, pour présenter leurs respects à l’évêque auxiliaire du diocèse d’Astana. Pour les non-initiés, le rituel consiste à prendre la main de Mgr Schneider, mettre un genou à terre (pour les plus mobiles) et baiser l’anneau symbolisant son statut de successeur des apôtres. Sous nos latitudes, ce geste venu de l’Antiquité ne séduit plus guère, et les évêques eux-mêmes, le plus souvent, se passeraient bien de se plier à un usage qui ne flatte pas leur fibre progressiste. Leur programme consiste plus généralement à jouer au « pote », faire quelques blagues sympatoches et tenir un discours d’ONG sur le bilan énergétique de leur diocèse inclusif. Mais autant dire que Mgr Schneider n’a pas ces audaces inutiles. Courtois, paisible, il laisse faire et salue gentiment notre petit groupe. 

Une situation pire que le communisme

Le repas aura lieu dans un école de la Fraternité St-Pie X (que l’on nomme tout simplement « Écône » dans les médias progressistes), située à Onex. Une sœur, rayonnante dans son habit intemporel, nous y guide vers une salle à manger élégante, évoquant un cadre bourgeois du 19e siècle. Les convives sont placés, dans une ambiance relativement détendue, mais élégante et courtoise. Il y a quelque chose de bon à s’extraire, quelques instants, d’un siècle qui a connu le succès du présentateur Cyril Hanouna, le déclin de la boxe anglaise et Fukushima. C’est dans cette belle atmosphère que nous découvrons le personnage privé, après avoir lu ses ouvrages pour préparer l’événement. À l’aise dans son habit d’évêque, au propre comme au figuré, il semble avoir plutôt bien supporté son voyage vers des terres qu’il juge passablement menacées par l’islam et la franc-maçonnerie. Au-delà des questions directement religieuses, c’est en effet surtout la vision de la société du personnage qui a de quoi interpeller le Béotien. Dans son livre Christus Vincit, de 2019, cet enfant de l’URSS n’hésite par exemple pas à qualifier « la dictature de l’idéologie de genre » de situation pire que le communisme au sein duquel il a grandi. Au moins, Lénine ou Staline n’avaient pas essayé de transformer l’homme lui-même, juge-t-il. Quant à la société européenne, il n’a pas peur non plus d’affirmer qu’elle « n’est plus une civilisation », embourbée « dans une culture de la laideur » ou une « mentalité contraceptive ». Bigre, voilà quelqu’un qui ne craint pas d’utiliser des mots forts. Mais lors du repas, les discussions resteront globalement plus légères, et l’on se concentrera notamment sur le rôle bénéfique de la vodka lors des soirées festives kazakhes. 

Pris au prieuré de la Fraternité St-Pie X, situé à quelques encablures, le digestif prendra cependant la forme d’un excellent limoncello, servi par des abbés à la courtoisie hors du commun. Cultivés, drôles, ils nous font presque oublier qu’un moment important de la journée se rapproche dangereusement. Après seulement quelques mots échangés directement de l’un à l’autre depuis son arrivée, place à un entretien seul à seul avec Mgr Schneider pour préparer la conférence du soir. Nous nous déplaçons alors dans le jardin.

Dire la vérité

D’une sérénité absolue, l’évêque est très agréable et respectueux. Le plan de la conférence du soir, dialoguée, correspond à celui de son livre ? Tant mieux. Mais gageons qu’une autre proposition lui aurait provoqué une réaction guère plus émotive. C’est d’ailleurs sur le même ton qu’il use du terme d’« hérésie » en apprenant la participation récente de l’Église Catholique de Genève à des événements LGBT. À l’envers de tout le discours des sociétés libérales modernes, le voilà qui affirme même, comme dans son livre, que « la santé morale de la société humaine » doit être protégée contre « l’activité homosexuelle », assimilée à un « désordre objectif » conduisant à « l’autodestruction de la personne ». Sait-il que de tels propos sont parfaitement illégaux en Suisse ou dans d’autres pays qu’il visite ? Oui, et ça lui est absolument égal : « Nous devons dire la vérité », tranche-t-il, sans s’énerver. Comme dans son livre, il évoque même la nécessité d’une « sanction pédagogique » pour aider les personnes LGBT à adopter un style de vie plus commun. Les évêques qui vont aussi loin ne sont pas légion. Notre discussion poursuit à propos de la « papolâtrie » qui, à ses yeux, fait un mal énorme à l’Église catholique. À tel point que l’évêque ose affirmer que François et ses successeurs devraient « cesser de voyager » d’un bout à l’autre du monde, cesser aussi de s’occuper de « gestion des déchets plastiques » ou de questions de migration, sans rapport avec leur mission. Il est vrai que lorsque l’on a grandi sous le communisme, avec plusieurs membres de sa famille sacrifiés sur l’autel des lendemains qui chantent, on se méfie assez logiquement de la bureaucratie et de la centralisation.

Pas question non plus de se laisser intimider par des ordres du Vatican : une vague lettre lui a autrefois enjoint de se montrer respectueux du pape François, mais il en faudra davantage pour le pousser au silence. Mais déjà, son agenda le rattrape et un prêtre vient nous demander où nous en sommes dans notre conversation. Pas si loin, en réalité, mais à l’évidence le dialogue est lancé, si bien que nous pouvons garder le meilleur pour la conférence. Alors qu’il est temps de quitter la petite table où nous sommes installés, Mgr Schneider prend subitement la parole, l’air sérieux : « Monsieur Raphaël, êtes-vous marié ? » Puis vient la question du nombre d’enfants. La réponse – deux – fait naître une expression sombre, qui soudain s’illumine à nouveau : « C’est parce que vous êtes encore jeune, voilà pourquoi. »  Oui, voilà pourquoi, sans doute.

Plusieurs heures passeront avant la conférence de l’évêque, devant un auditoire de quelque cent cinquante personnes. Parmi ces dernières, des habitués des messes traditionnelles – en latin –, des curieux, mais un état d’esprit largement hostile au progressisme ambiant. Quant à la figure du pape actuel, elle ne semble pas non plus déchaîner des torrents d’enthousiasme. Mgr Schneider, germanophone par tradition familiale, parle un bon français, mais un temps de rodage est nécessaire. C’est lorsqu’il évoquera la place de la prière dans sa vie et son envie d’évangéliser par la beauté, de la liturgie notamment, qu’il s’animera réellement, au point de frapper la table. Et d’inciter les fidèles à refuser la religion tiède qu’on leur sert aujourd’hui. 

Suivront la séance de dédicaces, avec moult génuflexions devant le successeur des apôtres, puis l’heure des adieux. L’évêque s’approche et prend mes mains dans les siennes : doucement, il demande que Dieu vienne bénir le travail des bons journalistes, au rang desquels il semble me placer. À l’évidence, notre duo semble lui avoir convenu, davantage peut-être qu’à certaines personnes de l’assemblée. Comme toujours dans ces cadres, il y a ceux qui regrettent que nous n’ayons pas davantage parlé vaccins ou franc-maçonnerie, par exemple. Que ne le font-ils pas eux-mêmes en s’adressant directement au prélat, au moment de faire signer ses livres ? C’est un mystère. La tactique du conférencier consiste en principe à faire face, sourire et remercier pour l’excellente suggestion. Mgr Schneider s’est déjà engouffré dans la voiture qui l’emmènera vers un peu de repos. C’est une rencontre que l’on n’oubliera pas de sitôt, notamment au regard du décalage de la radicalité de certaines de ses vues et de la douce humilité générale du personnage privé.

Commentaire

« Tu vas voir ce qu’est un vrai évêque. » Voilà comment un fidèle genevois m’a préparé à la rencontre de Mgr Schneider, peu avant son arrivée. Ce que serait un « vrai » ou un « faux » prélat, il n’appartient pas au journaliste d’en juger. Il y a certes chez Mgr Schneider une majesté qui, trop souvent, fait défaut aux principales figures des Églises, aussi bien protestantes que catholiques. Enraciné dans l’histoire bimillénaire de la foi chrétienne, voilà quelqu’un qui a le sens du ridicule de certaines préoccupations contemporaines face à la tradition qu’il porte avec lui. Au moment de sa venue, on apprenait par exemple que le Vatican allait envoyer un discours du pape François, datant du Covid, dans l’espace : comment ne pas préférer un religieux soucieux de parler, avec des moyens humains, à ses semblables plutôt qu’aux Martiens ?Reste que le discours d’un Mgr Schneider est à des années-lumière de la réalité que vivent ceux-là mêmes qui l’adulent. Combien de femmes de l’assemblée, conformément à ses recommandations, refusent la contraception non seulement mécanique, mais aussi naturelle ? Qui, parmi les plus acharnés, se diront qu’il faut y aller la fleur au fusil et donner vingt-cinq enfants au monde comme les parents de sainte Catherine de Sienne, qu’il cite en exemple ? Peu, à la vérité. Quant à l’idée de sanctionner des comportements privés, parce qu’ils seraient « intrinsèquement désordonnés » (selon le catéchisme), voilà qui ne nous fait pas beaucoup vibrer. Les chambres à coucher ont cela de bien qu’elles peuvent être fermées.

L’évêque auxiliaire d’Astana est un grand monsieur, auquel l’Église devrait donner une place plus importante car il inspire davantage les fidèles que les progressistes accros aux guitares sèches et aux discours creux. Mais est-ce réellement d’un catalogue de règles, plutôt que d’un peu plus de charité, que notre monde a besoin ?




L’espace d’un doute… le fantastique

L’année dernière, les éditions Calidor ont pris l’heureuse initiative de rééditer dans une édition de luxe Le Roi en jaune de Robert W. Chambers (1865-1933)Une œuvre et un auteur méconnus qui nous donnent l’occasion d’aborder le sujet de la littérature fantastique.

Je n’oublierai jamais le regard consterné de la libraire qui m’a vendu Le Roi en jaune. Sa voix aigrelette vrille encore mes tympans : « Comment pouvez-vous perdre du temps avec de la littérature de gare ? » J’ai simplement souri, ouvert le livre et déclamé un vers de la « chanson de Cassilda », qui introduit le recueil de nouvelles : « Ma voix déjà se meurt et le chant de mon âme/Doucement s’évanouit comme sèchent les larmes/Qu’on n’a jamais versées/À Carcosa ».

Le sérieux Paul Valéry au col empesé n’aurait pas partagé l’avis de ma libraire sur ce qu’elle considérait comme de la littérature de gare :

« Rayez de l’existence ces poètes confondants, ces hérésiarques, ces démoniaques ; ôtez ces précieux, ces lycanthropes et ces grotesques ; replongez les beaux ténébreux dans la nuit éternelle, purgez le passé de tous les monstres littéraires, gardez-en l’avenir, et n’admettez enfin que les parfaits, contentez-vous de leurs miracles d’équilibre, alors, je vous le prédis, vous verrez promptement dépérir le grand arbre de nos Lettres ; peu à peu s’évanouiront toutes les chances de l’art même que vous aimez avec tant de raison. » (Discours de réception à l’Académie française – 1927)

Un auteur à succès oublié

Robert William Chambers vient au monde à Brooklyn en 1865. Après avoir étudié la peinture à Paris, il devient illustrateur de magazines aux États-Unis. Il écrit d’abord un médiocre recueil de souvenirs parisiens (In the Quarter). Le succès vient en 1895 avec Le Roi en jaune. Abandonnant la peinture, il se consacre à l’écriture, passant du fantastique à une production commerciale sans grand intérêt et tombée dans l’oubli. Chambers meurt en 1933 autant connu qu’il disparaîtra rapidement des mémoires.

Un chef d’œuvre méconnu

Le Roi en jaune est une œuvre qui marque un tournant dans la littérature fantastique. Chambers laisse de côté les monstres et les créatures démoniaques qui peuplaient les œuvres de ses prédécesseurs pour placer l’effroi dans une autre dimension. C’est ce qui prendra le nom « d’horreur cosmique » avec H.P. Lovecraft, qui fut un lecteur enthousiaste du recueil de nouvelles de Chambers. Il faudra attendre 1976 pour que les cinq premiers récits soient traduits en français et publiés sous le titre « Le Roi de jaune vêtu » aux éditions Marabout. La première édition complète date de 2008 aux éditions Malpertuis. Toutefois, le livre de Chambers demeurait inconnu pour le grand public. Il fallut attendre 2014, avec l’excellente série True Detective qui fait référence à un roi en jaune et à Carcosa, pour que l’édition anglaise atteigne des records de vente et que le Livre de Poche en publie une version française à large échelle.

Les nouvelles

Ce recueil est composé de neuf nouvelles, de poèmes en prose et d’une chanson. On peut considérer que seuls les cinq premiers récits relèvent du genre fantastique soit : Le Restaurateur de réputations, Le Masque, Le Signe jaune, La Cour du Dragon et La Demoiselle d’Ys. Le fil rouge de ces récits est une mystérieuse pièce de théâtre qui rend fou ceux qui la lisent. On ne connait la pièce que par quelques éléments, dont la chanson de Cassilda, disséminés dans les cinq nouvelles. Chambers décrit l’effet produit par cet étrange volume de façon magistrale : « C’est cela qui continue de me préoccuper, car je ne peux oublier Carcosa où le ciel est parsemé d’étoiles noires, où l’ombre des pensées des hommes s’allonge dans l’après-midi, où les soleils jumeaux s’enfoncent dans le lac de Hali, et mon esprit sera toujours hanté par le souvenir du Masque blême. Je prie Dieu de maudire l’auteur, comme lui-même a apporté au monde la malédiction de cette œuvre à la beauté prodigieuse, terrifiante dans sa simplicité, irrésistible dans sa vérité – un monde qui aujourd’hui tremble devant le Roi en jaune. » (Le restaurateur de réputation)

Vous avez dit littérature fantastique ?

Quand j’évoque la littérature fantastique, il se trouve toujours quelqu’un qui me parle fort doctement de Tolkien, de Pratchett et parfois même de Stephen King. Quelle muflerie ! En fait, le fantastique n’est pas la « fantasy » ni l’horreur. Tzvetan Todorov définit le fantastique comme « le temps d’une hésitation » partagé tant par le lecteur que par le personnage. Une hésitation qui s’enracine au cœur du quotidien pour savoir si ce qui est perçu relève de la réalité ou non. Un instant fugace où tout l’être est tendu, un instant terrible entre la folie et la raison, un instant décisif qui peut bouleverser la vie d’un homme.

Les récits ciselés de Chambers sont évidemment écrits à la première personne du singulier, ce qui nous immerge dans le quotidien des narrateurs-héros. Leurs angoisses deviennent nos angoisses, leurs doutes sont nos doutes et leur folie trouble notre raison. En lisant le Roi en jaune, nous trouvons momentanément refuge dans des terreurs factices afin d’éviter que nos vraies angoisses ne nous terrassent et ne nous empêchent de vivre. Finalement, peut-être que Paul Valéry avait raison quand il écrivait que « le faux et le merveilleux sont plus humains que l’homme vrai ».

Paul Sernine

Robert W. Chambers, Le Roi en jaune, trad. Christophe Thill, Éditions Calidor, 2022.

Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Points, 2015.




Ce bâtard n’est pas de mon Église

Qui a dit que le christianisme n’intéresse pas les habitants du Pays des Merveilles ? Qui peut le penser ? L’engouement publicitaire et médiatique autour du dernier roman de Metin Arditi semble être là pour nous le rappeler. Une question taraude notre chroniqueur : est-ce encore le christianisme ou son abâtardissement ?

Pâques venues, une étrange agitation animait le monde de l’édition. Un roman allait nous apprendre « quelle a été la vraie vie de Jésus ». L’auteur, Metin Arditi, lauréat du prix de l’Université catholique de l’Ouest, émoustillait la curiosité des futurs lecteurs avec un titre aguicheur : « Le bâtard de Nazareth ». Il fallait oser ! Ne nous arrêtons pas au titre et ouvrons le livre. 

L’idée de monsieur Arditi est de considérer Jésus comme un « mamzer », c’est-à-dire comme un bâtard, un enfant né hors mariage. Dans le judaïsme de l’époque, le « mamzer » représente la lie de la société et il est traité comme un paria par ses coreligionnaires. De cette exclusion, dans laquelle va grandir Jésus, va sourdre une colère et une révolte qui vont le pousser à vouloir « exclure l’exclusion ». Metin Arditi va revisiter tous les épisodes des Évangiles, dans cette perspective, jusqu’à la crucifixion. Et le christianisme dans tout cela ? L’imagination de l’auteur en fait une imposture voulue par Judas.

Après les séries d’émissions de Mordillat et Prieur, notamment Corpus Christi en 1997-1998 et le livre de Daniel Marguerat (Vie et destin de Jésus de Nazareth) paru en 2019, pour ne citer qu’eux, on pourrait dire « rien de nouveau sous le soleil ». Metin Arditi reprend l’histoire d’un Jésus fruit du viol de Marie par un soldat romain. Il s’agit en fait d’une légende datant vraisemblablement du IIe siècle de notre ère, les Toledot Yeshu.

Monsieur Arditi nous donne l’explication psychologique de l’action de Jésus et de son message : une blessure d’enfance provoquée par l’exclusion. Il ne suffit pas de coucher Jésus sur le divan pour le comprendre. N’est pas Freud qui veut ! La bouillabaisse indigeste qui nous est servie fait passer Marie pour une simplette ; Marie-Madeleine pour une amante ; Jésus est un rebouteux ; les apôtres un ramassis de mamzers, de lépreux et d’estropiés ; les Béatitudes sont des paroles en l’air dont certaines suscitent l’hilarité et, touche finale, Judas est l’inventeur du christianisme.

Le style est fait pour plaire. Les dialogues sont indigents, les phrases simples, le vocabulaire basique ; un scénario idéal pour Netflix ou pour succéder à feu Barbara Cartland. Seule la page 194 échappe au naufrage du fond et de la forme, il s’agit de celle des remerciements… 

Monsieur Arditi peut écrire ce qu’il veut sur qui il veut. La liberté de parole existe et c’est fort heureux ainsi. La liberté d’apprécier et de critiquer ses écrits aussi. 

Ce qui m’a le plus étonné et interrogé, ce sont les éloges dithyrambiques des milieux chrétiens et de la presse : « Un hymne au courage de Jésus, bâtard et si humain » (La Libre Belgique), « La vraie vie de Jésus » (Le Point), « Jésus, héros inclusif » (La Vie), « Un Jésus humain, si humain » (Le Temps), « Jésus est à tout le monde » (Le Matin).

Bien plus, Metin Arditi, invité sur tous les plateaux de télévision et de radio, est reçu comme le théologien qu’il n’est pas. Et de nous expliquer, fort doctement, « en toute humilité », qu’au temps de Jésus le concept d’Immaculée conception n’existait pas, confondant au passage ce dogme catholique avec la conception virginale de Jésus. 

Le livre de Metin Arditi est le signe de ce christianisme abâtardi, de ce christianisme sans Dieu, de ce christianisme non religieux. Le message de Jésus se trouve réduit, pour le plus grand bonheur des chrétiens de salon, à une vague solidarité sans substance. La théologie se résume à une sorte d’anthropologie au rabais, de sociologie de bazar et de psychologie du développement personnel. Dans ce sens, le livre de monsieur Arditi pourrait être le nouvel évangile d’un monde sans transcendance.

Ce Jésus selon le cœur de Metin Arditi n’est pas le Jésus des martyrs, des anachorètes, des cénobites, des grands théologiens et des saints.

Ce Jésus tourmenté n’est pas celui de Charles Martel à Poitiers, de Jeanne d’Arc à Orléans, de Don Juan d’Autriche à Lépante et de Jean Sobieski sous les murs de Vienne.

Ce Jésus de conte oriental n’est pas le Jésus de mon catéchisme, ni celui des hymnes et des prières que je récite quotidiennement.

À ce Jésus du Pays des Merveilles, je préfère celui que je rencontre dans la pénombre d’une antique chapelle avec les mots de Péguy : « Il est là. Il est là comme au premier jour. Il est là parmi nous comme au premier jour. Il est là parmi nous comme au jour de sa mort. Éternellement il est là parmi nous autant qu’au premier Jour. Éternellement tous les jours. Il est là parmi nous dans tous les jours de son éternité. Son corps, son même corps, pend sur la même croix ; Ses yeux, ses mêmes yeux, tremblent des mêmes larmes ; Son sang, son même sang, saigne des mêmes plaies ; Son cœur, son même cœur, saigne du même amour. Le même sacrifice fait couler le même sang. » (Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc)

Paul Sernine




L’oubli du christianisme rend bête 

Notre chroniqueur Paul Sernine poursuit ses pérégrinations ethnologiques au Pays des Merveilles. Il part cette fois à la découverte d’étranges individus qui ont oublié leur passé : les Lotophages, ces imbéciles devenus rois.

Au neuvième chant de l’Odyssée d’Homère, Ulysse découvre l’île des Lotophages. Cette peuplade se nourrissait de fleurs de lotus. Ces fleurs avaient le pouvoir de faire oublier le passé à ceux qui en consommaient. Cette aventure, qui relevait jusqu’à aujourd’hui de la mythologie, est devenue réalité. En effet, depuis quelque temps, je constate que bon nombre d’intellectuels, de penseurs, d’acteurs de la vie sociale, d’hommes politiques, de faiseurs d’opinion, de journalistes sont en fait des Lotophages. Ils ne se nourrissent plus de fleurs de lotus, mais des penseurs de la déconstruction et des « studies » de toutes sortes. 

Quel est ce passé qu’ils oublient ? Quelles sont ses racines mises au rancart ? 

Il s’agit bien évidement des fondements chrétiens de notre culture. Or, sans culture religieuse, il n’y a plus de culture du tout, puisque cette dernière est « une option sur l’absolu » comme l’écrivait si justement Maurice Clavel. Il ne reste plus que le règne de la technique, le profit et le marché. Cela a été admirablement décrit par Romano Guardini dans les « Lettres du Lac de Côme » (1927) : « Abâtardissement partout. Toute hiérarchie se perd. Chacun se croit autorisé à tout. Plus d’assujettissement de l’existence à ce qu’impose la réalité des choses, la grandeur d’une forme issue de l’histoire ou de la vie sociale. Rien n’est plus révéré. Tout flotte comme l’oiseau dans l’air. Rien n’est à l’abri. N’importe qui s’en prend à n’importe quoi. Tous les problèmes philosophiques, tout l’art, tous les événements historiques, tout ce qui relève de la personnalité, jusqu’aux derniers replis du souvenir, correspondances et journaux intimes, tout ce qui a valeur spirituelle, jusqu’aux témoignages touchant les plus profonds mystères, tout est mis sur le marché. »

En oubliant d’où nous venons, nous oublions ce qui a façonné notre mode de penser. Bien plus, nous allons jusqu’à la haine de nous-mêmes. Voulez-vous des exemples ? Qu’à cela ne tienne.

Il y a quelques années, dans la très sérieuse Revue de didactique des sciences des religions publiée en Suisse, un éminent maître d’enseignement et de recherche de l’Université de Lausanne propose d’adopter, dans l’enseignement, « une posture analytique, non subjective » à l’aide de « sources exotiques ». Par exemple, pour parler de la résurrection, il ne faut pas se tourner vers le christianisme mais vers le … zoroastrisme ! Le but de ce décentrement est de « comprendre sa propre culture, ses propres présupposés (ou l’idéologie) à l’œuvre dans notre société ».

Dans biens des endroits, les vacances scolaires ont changé de terminologie. Ne dites plus « vacances de Noël » mais « vacances d’hiver ». « Vacances de printemps » a remplacé « vacances de Pâques ». À quand le retour du calendrier révolutionnaire ?

Cette année, à la Radio Télévision Suisse, on nous souhaite de joyeuses fêtes de Pâques avec une formule toute trouvée : « Nous vous souhaitons un reposant et très beau week-end prolongé en compagnie de vos proches et du soleil printanier ! ».

Sans culture chrétienne, comment peut-on comprendre et aimer Bach, Giotto, Dante et Chateaubriand, qui ont été enfantés en son sein ? Bien plus, comment peut-on comprendre nos institutions, nos lois et nos traditions ?

Alors que faire ?

Tournons-nous vers le haut et retrouvons notre capacité d’émerveillement ! Nous tourner vers le haut c’est notre vocation, c’est le sens du mot « anthropos » (l’homme) selon Isidore de Séville (vers 560-636). Selon cet évêque de Séville, « ana » veut dire « en haut » et « tropos » signifie « tourner ». Nous sommes des êtres debout tournés vers en haut. Isidore de Séville justifie cette étymologie incertaine en citant les vers du poète romain Ovide : « Tandis que les autres animaux sont penchés en avant et regardent la terre, les dieux ont fait cadeau à l’homme d’un visage relevé et lui ont ordonné de considérer les cieux, et d’élever, debout, son regard jusqu’aux étoiles »

Comme Ulysse, laissons les Lotophages à leur oubli et embarquons vers notre Ithaque même si la route est encore longue.

Paul Sernine




Le saut de la foi d’une radio chrétienne

Emmanuel Ziehli, pourquoi ce développement est-il si important pour votre radio?

Il existe quatre grands diffuseurs en Suisse. Nous étions chez Digris, qui vise les agglomérations et permet à des initiatives locales ou associatives de s’exprimer. Aujourd’hui, nous passons chez Romandie Médias SA, la société qui assure la diffusion du DAB+ (n.d.l.r.: radiodiffusion numérique) des grandes radios privées de Suisse romande. Pour dire les choses simplement, cela correspond à un passage de la première ligue à la ligue A pour un club de foot: notre couverture sera intégrale et sans faille partout en Suisse romande. La radio étant une chose qui s’écoute beaucoup en voiture, cela nous permettra de ne plus frustrer les gens en déplacement qui faisaient trop souvent face à des coupures.

En revanche c’est un défi…

Oui, un défi énorme et surtout un pas de foi. Notre budget annuel a été porté à environ 800 000 francs alors que notre activité est régulièrement déficitaire. Nous cherchons du reste des sponsors pour les 55 antennes qui assurent désormais une diffusion maximale.

Votre situation est-elle si périlleuse que ça? Vous possédez tout de même certaines ressources.

Oui, bien sûr que nous en avons, mais elles ne sont pas inépuisables non plus. Nous possédions un petit parc immobilier que nous avons décidé de vendre à partir de 2014. Nous sommes alors partis sur huit ans d’investissements pour d’abord apprendre à faire de la radio, via Phare FM (n.d.l.r.: un réseau de radios chrétiennes évangéliques fondé en 1989 à Mulhouse), puis prendre notre indépendance pour devenir Radio R le 9 janvier 2019.

Aujourd’hui, vous avez le sentiment d’avoir trouvé votre public?

Pas complètement. Je m’attends à continuer notre expansion car nous allons gagner des régions, dont le Jura et Jura bernois, où la concentration de chrétiens, en particulier protestants évangéliques, est importante.

Vous n’avez toutefois pas que des chrétiens de cette sensibilité qui vous écoutent…

Oui, nous avons de nombreux catholiques parmi nos auditeurs, ce qui nous réjouit. On le repère au niveau des témoignages que nous recevons, notamment. Nous avons par exemple, en Valais, une femme qui nous a raconté comment notre radio l’avait portée durant une grossesse difficile lors de laquelle elle avait dû rester alitée plusieurs mois. Dans ce message, elle expliquait comment, peu après, elle et son mari avaient choisi des musiques de notre radio pour le baptême de l’enfant, ce qui laissait clairement entendre qu’il s’agissait de catholiques. C’est génial, ce genre de récits.

Quelle importance accordez-vous à l’unité des chrétiens?

Au démarrage, en 2015, une amitié s’est vite consolidée avec le père Vincent Lafargue, dont nous avons enregistré les premières Twittomélies. Ces courtes prédications sont désormais reprises en France, y compris par d’autres radios protestantes. Autre exemple, dans Célébration, notre émission du dimanche matin, nous donnons six messages de dix minutes destinés en particulier aux esseulés et à ceux qui ne peuvent plus se rendre dans un culte ou une messe. Nous tenons à ce que les trois grands courants, catholique, réformé et évangélique, y soient représentés.

Cela montre aussi que le succès est possible quand on ne cache pas que l’on effectue un travail ouvertement chrétien.

En réalité, nous avons beaucoup tourné autour de ce pot-là. Quand nous n’étions encore que producteurs, nous tentions de faire des émissions dans la «suggestion» du divin, dans la recherche du «mystère» de Dieu, afin de passer sur des chaînes comme RTL, RMC, Europe 1… Il fallait donc être un peu passe-partout alors qu’aujourd’hui nous nous sommes mis d’accord autour d’un concept: parler de Dieu intelligemment. On voit beaucoup de manières maladroites de parler du divin, parce que les gens croient avoir tout compris du Saint-Esprit, de la louange ou des sacrements… Loin des extrêmes, nous préférons garder un regard «moyen», dire les choses simplement, sans cacher que nous sommes confessants. Nous croyons au Christ ressuscité d’entre les morts, voilà, c’est comme ça.

Quand on a la foi, il vaut mieux jouer franco, en somme?

Oui, mais encore s’agit-il de faire les choses avec le bon esprit. Nous avons décidé de dire ce que les chrétiens font de mieux, pas de perdre notre âme dans des débats qui nous divisent. Cela passe souvent par l’évocation des œuvres des chrétiens dans le monde associatif par exemple. L’an dernier, une de nos émissions les plus écoutées concernait l’engagement des croyants pour aider les réfugiés ukrainiens. Nous voulons montrer que quand le monde traverse des crises, les chrétiens se lèvent toujours. On l’oublie parfois, mais c’est un pasteur évangélique qui a créé la Croix-Rouge, par exemple.

Pensez-vous que ce choix de la franchise devrait davantage inspirer nos Églises?

L’ère post-chrétienne qui est la nôtre annonce des persécutions à venir. Est-ce que nous ne risquons pas de finir en prison, dans un futur pas si lointain, pour avoir annoncé que le plan de Dieu pour la famille est qu’un homme et une femme s’unissent pour avoir des enfants, sans avoir été suffisamment inclusifs dans la formulation? Dans ce contexte, je crois que les grandes Églises devraient se reconnaître les unes les autres sous le label chrétien, se réjouir les unes des autres, prier les unes pour les autres, en particulier quand elles rencontrent des difficultés. Quand l’Église catholique traverse des turbulences, je ne me dis pas «ouf, ce n’est pas chez nous»; je prie pour elle. J’espère qu’il en ira de même lorsque ce seront les évangéliques qui connaîtront des soucis. Il ne s’agit pas là de faire de l’œcuménisme, mais de travailler à l’unité, ce qui n’est pas la même chose: l’œcuménisme est une soupe de légumes où l’on introduit toutes sortes de choses que l’on mixe avec pour résultat qu’on n’y voit plus rien. L’unité des chrétiens est une salade de fruit: une mandarine, une pomme, un ananas garderont leur forme et leur saveur propre, mais le plat aura belle allure et on aura envie de le manger.