Une vie avec Homère

U ne classe du secondaire I, un enseignant et des exposés à choisir et surtout à faire. Parmi tous les sujets un seul suscite l’intérêt du cancre: la guerre de Troie. Après le choix effectué, l’enseignant lance à la cantonade: «Sernine, lisez Homère!» C’était il y a plus de trente ans, pourtant c’était hier. Je me souviens du bouclier d’Achille, du catalogue des vaisseaux et surtout de Priam implorant Achille de lui rendre le corps de son fils Patrocle. Je pense que, ce jour-là, l’adolescent boutonneux et timide a commencé à tracer son propre chemin et non plus à suivre celui tracé par ses parents. Depuis lors j’ai toujours pensé que si je devais emporter un livre sur une île déserte ce seraient les œuvres d’Homère.

Le livre de Mme Waysbord n’est pas un énième commentaire savant ou analyse de l’œuvre du poète grec. Il s’agit du récit de sa vie en pointillé mêlé aux figures héroïques d’Homère. Il y a comme un aller et retour entre la vie de l’auteur, l’histoire, l’actualité même et Ulysse, Hélène, Andromaque, Hector, Patrocle, Priam.

Âgée de 86 ans, Hélène Waysbord nous parle de son enfance et de la perte de ses parents arrêtés et déportés en automne 1942. Ils mourront à Auschwitz. Elle nous parle de sa vie à la campagne, petite enfant juive cachant son identité. Agrégée de lettres classiques, Mme Waysbord connaît bien l’œuvre de l’aède aveugle. Le texte d’Homère devient prétexte, miroir pour relire sa vie. Elle fait l’expérience d’Ulysse descendant aux Enfers pour y rencontrer ses parents défunts: «Quand le besoin s’est imposé de retrouver une trace, il m’a fallu moi aussi, comme Ulysse, entreprendre le voyage au pays des morts…». En fait Hélène Waysbord nous convie à une véritable odyssée intérieure: «J’écris pour accomplir un trajet incertain, un retour vers des parents disparus, un moi oublié, insaisissable à jamais». En effet, son ouvrage est une invitation au «nostos», au retour vers notre patrie intérieure: «L’écriture est un pays. J’y navigue souvent la nuit sans boussole. Dans l’invisible, les mots circulent, se coagulent comme des îles minuscules, juste le temps d’y mettre un pied, ils s’effacent aussi vite qu’ils ont été apportés.»

Au milieu de la médiocrité et de la grisaille qui nous entourent, Mme Waysbord nous invite à larguer les amarres et à lire Homère en miroir avec notre propre existence, à le choisir comme un guide sûr dans la descente indispensable vers les Enfers pour nous retrouver un jour dans notre Ithaque bien-aimée, car «il faut revenir sur ses traces et par les mots donner la seule réparation à notre portée. Guérir le temps de ses blessures. » Comme l’indique le sous-titre du livre, finalement «toute vie est un bricolage mythologique».
Hélène Wasybord, Talon d’Achille, Les Belles Lettres 2022.




Un réac nommé Lovecraft

Adolescent, je fréquentais une librairie d’occasion. C’était une sorte de caverne d’Ali-Baba. Le propriétaire, tel Jabba le Hutt, trônant au fond du magasin dans une imposante chaise, fumait cigare sur cigare en buvant des litres de café. L’honneur était d’être invité à sa table, une sorte de petite cour des miracles, pour se voir attribuer un surnom et offrir un livre. Un jour d’automne, il m’interpella en me tendant un volume de la collection «Présence du futur»: H.P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps. Le soir même je dévorai d’une traite ce livre. J’ai découvert Lovecraft (et Cthulhu) qui ne m’a plus jamais réellement quitté.

C’est un bien étrange personnage que ce H.P. Lovecraft. Auteur sans succès qui meurt inconnu du grand public à Providence dans le Rhode Island en 1937. Après sa mort, il sera publié, sous l’impulsion d’August Derleth, par une petite maison d’édition «Arkham House». Il faudra attendre les années huitante pour que sa notoriété quitte le cercle de ses admirateurs avec le célèbre jeu de rôle L’Appel de Cthulhu. Aujourd’hui, l’auteur de Providence est devenu une véritable icône de la culture pop: site internet, jeu de rôle, bande dessinée, manga, jeu vidéo, littérature, cinéma, etc.

Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Celui que la légende peint comme «le reclus de Providence», un misanthrope ou même un grand initié à je ne sais quelle secte occulte est en fait, aux dires de ses proches, quelqu’un d’affable qui entretient une très grande correspondance que l’on estime à environ 100’000 lettres. Il n’hésite pas à proposer ses services pour réviser des textes en vue de publication qu’il réécrit parfois complètement. Pour celui qu’on a qualifié de «reclus», il a tout de même vécu à New-York quelques années et une fois revenu à Providence, il se lance dans de longs voyages (Charleston et Québec). Eh oui! Lovecraft vivait, et même souriait.

Ni reclus ni misanthrope, Lovecraft est en fait un réactionnaire, et ce jusque dans son style. En parcourant quelques extraits de sa correspondance, on est étonné de découvrir certains archaïsmes orthographiques volontaires dans le but d’être assimilé à un conservateur anglais du XVIIIe siècle. On raconte même qu’il chantait le «God save the King» le jour de la fête de l’Indépendance des États-Unis! Il décrit sa sensibilité conservatrice dans une lettre datée de 1925: «Il se trouve que je suis incapable de trouver du plaisir […] ailleurs que dans une re-création mentale des jours passés et des jours meilleurs […]; donc, pour éviter la folie qui mène à la violence et au suicide, je dois me raccrocher aux quelques lambeaux des jours anciens et aux anciennes manières qui me restent. Par conséquent, personne ne doit s’attendre à ce que je me débarrasse des meubles, des tableaux, des pendules et des livres […]. Quand ils s’en iront, je m’en irai, car ils sont tout ce qui me permet d’ouvrir les yeux le matin ou d’envisager consciemment un autre jour sans hurler de désespoir et sans frapper les murs en criant frénétiquement afin d’être réveillé du cauchemar de la ʻréalitéʼ […].» Lovecraft s’oppose au mythe du progrès technique et économique issu des Lumières. Dans une lettre à Robert E. Howard il relève que son «propre archaïsme provient d’un manque d’intérêt pour le monde actuel si emmêlé par les lois complexes et trompeuses des relations industrielles.» Bien plus, pour Lovecraft «le monde ne peut s’empêcher de devenir plus terne à mesure qu’il devient plus complexe.»

Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth

Alors pourquoi lire Lovecraft? Pourquoi se plonger dans des histoires de goules, de vampires de créatures monstrueuses, aux noms imprononçables telles que Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth? Pourquoi se poser la question de l’existence du livre qui rend fou, le Nécronomicon? Peut-être lit-on encore Lovecraft parce que, en décrivant l’indescriptible, l’homme de Providence nous fait expérimenter la terreur d’un monde sans espoir de bonheur et de justice, d’un monde livré à d’obscures forces qui nous dominent. L’univers de Lovecraft est autant marqué par le rejet de toute consolation que par le déni de toutes les formes de mythes et de religion. Il n’y a pas d’âme immortelle ni d’au-delà meilleur. Le monde de Lovecraft est celui d’une philosophie matérialiste et antihumaniste où l’être humain n’est rien. En fait, Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Bibliographie

Intégrale Lovecraft aux éditions Mnémos:
Tome 1: Les Contrées du Rêve.
Tome 2: Les Montagnes hallucinées et autres récits d’explorations.
Tome 3: L’Affaire Charles Dexter Ward.
Tome 4: Le Cycle de Providence (à paraître).
Tome 5: Récits horrifiques, contes de jeunesse et récits humoristiques (à paraître).
Tome 6: Essai, correspondance, poésie et révisions (à paraître)

Une biographie:
S.T. Joshi, Je suis Providence, actusf 2021. (2 tomes)

Un ouvrage de référence:
Lovecraft – Au cœur du cauchemar, actusf 2017

Un essai:
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie, Editions du Rocher 2005.




De l’idolâtrie à la liberté

L ors d’une rencontre officielle entre différents intervenants de la vie associative et les autorités politiques, j’ai été étonné que les églises reconnues acceptent d’être assimilées, avec une certaine satisfaction même, au club de football, au chœur mixte ainsi qu’à la section locale des paysannes vaudoises. Mon étonnement est renouvelé chaque année lors de la campagne de carême desdites églises, dont les discours semblent être ajustés sur la bien-pensance de la société séculière. Rebelote avec l’affichage de banderoles sur les lieux de culte lors de la campagne pour des multinationales responsables. Le discours, la communication et le message des églises doivent-ils être le pastiche d’un discours mondain et séculier ? Comme le relevait Nicolas Gomez Davila: «Dans le sein de l’Église actuelle, sont ʻintégristesʼ ceux qui n’ont pas compris que le christianisme a besoin d’une nouvelle théologie, et ʻprogressistesʼ ceux qui n’ont pas compris que la nouvelle théologie doit être chrétienne.» William Cavanaugh relève le défi et évite de tomber dans cet écueil.

«Cavanaugh met le doigt là où cela fait mal en empruntant un langage nouveau loin des amphithéâtres des facultés de théologie et des sacristies sentant le renfermé.»

Né en 1962, William Cavanaugh est professeur à l’université DePaul de Chicago depuis 2010. Loin d’être un «théologien de salon», malgré sa collection de diplômes (Université Notre-Dame dans l’Indiana, puis Cambridge en Angleterre), il s’est engagé activement pendant deux ans dans les bidonvilles de Santiago du Chili sous la dictature du général Pinochet. Il résume ainsi son approche originale: «J’essaie d’établir des relations entre d’une part le dimanche et d’autre part le lundi, en passant par le vendredi. En d’autres termes, des relations entre la vie de l’Église – spécialement l’eucharistie – et la vie de tous les jours. Je veux combler une lacune qui ne devrait pas exister mais qui est bien réelle.»

Bien que composé d’un choix de sept articles et conférences, Idolâtrie ou liberté – Le défi de l’Église au XXIe siècle nous présente une pensée cohérente et construite. La trame de ce livre se décline en différentes nuances d’idolâtrie qui étouffent la liberté et empêchent l’adoration véritable.

Cavanaugh insiste sur l’idée d’idolâtrie qui semblait ne faire plus grand sens. Il nous rappelle que la Bible «ne considère pas l’idolâtrie d’abord comme une erreur, c’est-à-dire comme la fausse croyance en la divinité de simples statues», «mais comme une trahison de la loyauté envers le Dieu d’Israël». En fait, l’être humain ne peut pas échapper à cette alternative: soit il est esclave d’une idole (patrie, argent, race, etc.), soit il est dépendant de Dieu. L’idole représente quelque chose que l’on prend pour Dieu, qui porte le masque de Dieu, mais qui ne l’est pas. Plus on cherche à expliquer notre réalité par l’idole, plus on s’aperçoit qu’elle est incapable de tenir ses promesses et ses prétentions d’absolu. Plus l’idole est exaltée, plus disparaît l’humain. L’idole altère la forme des choses et enténèbre le regard. «Adorez l’argent, et vous n’en aurez jamais assez. Adorez votre corps, et vous vous sentirez toujours laid. Adorez le pouvoir, et vous aurez toujours peur; et ainsi de suite.»

Un autre thème important de cet ouvrage est celui de la liberté. Trop souvent nous la comprenons comme une absence de contrainte. Pour William Cavanaugh, la liberté ne se réduit pas à une liberté de, mais à une liberté pour, c’est-à-dire à une capacité d’atteindre des buts valables qui trouvent leur accomplissement en Dieu. En effet, «les gens ont besoin de suivre Dieu pour être libres». La liberté est donc une pleine satisfaction, comme un accomplissement total, comme la capacité de Dieu. Cette liberté en Dieu se vit avec la communauté des croyants, l’Église. Cavanaugh n’hésite pas à invoquer le patronage de saint Augustin pour affirmer que «l’Église fonctionne à peu près de la même manière que les Alcooliques anonymes» …

La lecture de Idolâtrie ou liberté remplit bien son programme. Cavanaugh met le doigt là où cela fait mal en empruntant un langage nouveau loin des amphithéâtres des facultés de théologie et des sacristies sentant le renfermé. Il ne prend pas le discours mondain et séculier ni ses techniques de marketing discutables quant elles sont appliquées à la religion. Il nous fait retourner vers l’essentiel: Dieu. Il nous montre que «la foi n’est généralement pas quelque chose qui surgit dans un éclair de lumière aveuglant, mais elle se construit au fil du temps par de petites actions: dire une prière pour un ami, couper des légumes pour la soupe populaire, poser son derrière sur un banc chaque dimanche matin (…)». Il nous rappelle que l’être humain n’est pas seulement «un zoon politikon» (un animal politique) ou un «homo œconomicus», mais aussi un «homo liturgicus», un être fait pour l’adoration et la louange.

William Cavanaugh, Idolâtrie ou liberté – Le défi de l’Église au XXIe siècle, Salvator, 2022.




Il n’y avait pas plus bel hommage qu’un changement de sexe

Posons rapidement le décor: Elon Musk est un Crésus des temps modernes, souhaite «augmenter» l’humanité, veut l’envoyer coloniser l’espace, entre autres projets colossaux… Bref, un visionnaire, comme on dit en vocabulaire entrepreneurial.

Malheureusement, notre terrifiant bienfaiteur fait les grands titres pour une raison plus délicate: l’un de ses enfants, «assigné garçonà la naissance» comme l’on dit en novlangue, a décidé de devenir une dame. Mais ladite dame veut aller plus loin. Elle a ainsi déclaré à la justice – et cela fait grand plaisir aux adversaires du milliardaire – qu’elle souhaitait couper les ponts avec son père «sous quelque forme que ce soit». Il n’en fallait pas davantage pour qu’une sinistre bande de réacs se mette à baver sur cette génération «woke» incapable de montrer la moindre reconnaissance à ses aînés. Une génération, on l’aura compris, dont la jeune transsexuelle serait l’exemple chimiquement pur. Et ce d’autant plus qu’elle a eu la chance de grandir à l’abri du besoin, comme c’est généralement le cas quand papa pèse 188 milliards.

Et si Vivian Jenna Wilson rendait en réalité hommage à son père? C’est ce que l’on peut se demander en lisant Leurre et malheur du transhumanisme d’Olivier Rey. Philosophe sensible à la question des limites, il y présente les transsexuels comme «les troupes de choc» d’un transhumanisme sur lequel ne crache pas Elon Musk. De même, en reniant jusqu’à l’existence de son propre père, Vivian ne fait-elle pas allégeance au rêve d’une humanité «auto-construite» que l’auteur dénonçait en 2006 dans Une folle solitude? Un fantasme, rappelons-le, qui se déploie dans le «désert symbolique» d’une époque qui s’emploie à détruire le passé avec beaucoup d’abnégation.

Sans entrer dans le people, formulons l’hypothèse qu’une secrète solidarité unit peut-être la vision entrepreneuriale du père et la rébellion de sa progéniture. Et que le libéralisme radical d’Elon Musk a peut-être vu sa première créature se retourner contre lui.




Top Gun: Maverick rallume quelques étoiles

Quel plaisir de voir des salles combles et un public intergénérationnel conquis. Le succès au box-office ne s’est pas fait attendre et les critiques sont dithyrambiques. Le public serait-il lassé des films à thèses qui se complaisent dans l’auto-flagellation typique du wokisme?

Top Gun raconte bel et bien l’histoire d’une minorité, mais, plutôt que le récit larmoyant de l’une d’elles qui serait stigmatisée, il relate un épisode marquant d’hommes et de femmes qui se distinguent par leur excellence: l’élite des pilotes de chasse. Dépassement de soi, camaraderie, ténacité et distinction, telles sont les valeurs prônées par le film. Le spectateur s’envole et s’évade avec ces personnages qui nous font vivre des émotions et des sensations d’une intensité d’autant plus véritable que les scènes sont tournées dans un environnement réel, loin des studios. La qualité, la technique et la beauté de la réalisation sont remarquables. Tourné dans de véritables avions de chasse biplaces en pleine action, selon l’exigence de Tom Cruise, Top Gun: Maverick est crédible même pour les spécialistes du domaine. Dans les scènes de vol, le facteur de charge altère la voix et le souffle des acteurs. Il va même jusqu’à déformer leurs visages.

«Ce deuxième opus démontre brillamment aux esprits chagrins qu’il est encore possible de faire du cinéma qui remplit les salles. »

Grâce à Maverick, la tête brûlée (comme son nom l’indique), une brise non conformiste rafraîchit tout le film. Fidèle à l’esprit du premier Top Gun sans être un remake, ce deuxième opus démontre brillamment aux esprits chagrins qu’il est encore possible de faire du cinéma qui remplit les salles. En proposant une mission coordonnée entre plusieurs pilotes, à accomplir en un temps record, le scénario sort des combats chevaleresques un contre un pour se rapprocher de manœuvres plus conformes à la réalité. Les personnages sont approfondis, ils ont mûri. Émotionnellement, on est pris dans l’histoire qui aborde avec justesse le deuil, la culpabilité, le pardon, l’amour, la vieillesse. Les acteurs aussi ont vieilli, et la fatalité frappe autant dans la vie que dans la fiction, comme le rappelle le cancer du larynx de Val Kilmer, réel aussi bien dans le film que dans la réalité.

Certains de nos amis s’inquiétaient que Top Gun: Maverick «célèbre l’Amérique néo-reaganienne», ou alors qu’il donne trop de visibilité et de succès à un scientologue, ou encore qu’il soit tout bonnement «bête». Mais en réalité, ce n’est pas du tout sur ces plans que le film se donne à voir. Il s’agit d’un spectacle grandeur nature, qui en met plein la vue.

On sort de ce moment d’évasion ragaillardi, et heureux que l’industrie du divertissement sache encore jouer son rôle: raconter une histoire et nous emmener avec elle.




(Re)penser l’économie avec Werner Sombart

Les élèves des classes prégymnasiales du canton de Vaud ont la chance de pouvoir choisir une option spécifique «Economie et droit». Cette branche est dotée de quatre périodes par semaine et fait l’objet d’un examen de certificat en fin de 11e année. Au milieu du jargon propre aux pédagogistes, le Plan d’étude romand (PER) relève que «l’étude de cette discipline va développer chez l’élève un esprit critique et une autonomie de jugement.» Vaste programme… En s’approchant de plus près, on s’aperçoit que cette option spécifique reste bien classique, pour ne pas dire néo-classique, mâtinée de keynésianisme avec un soupçon de greenwashing. Si les élèves ont de la chance, ils pourront même apprendre à boursicoter, sous forme de jeu, grâce à une application en ligne. Rien de nouveau sous le soleil et ce malgré toutes les grandes déclarations du plan d’étude.

Dans ce contexte, il conviendrait de s’intéresser à la pensée de l’économiste allemand Werner Sombart (1863-1941), qui revient sur le devant de la scène avec différentes rééditions, études et même un manga.

Qui est Werner Sombart? Né en 1863 en Saxe, il rédige une thèse de doctorat, publiée en 1888, sur les structures économiques et sociales de la campagne romaine. Après un bref passage à la Chambre de commerce de Brême, il obtient un poste de chargé de cours à l’université de Breslau. C’est là qu’il découvre la pensée de Karl Marx. En 1896, il publie Le Socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, qui connaîtra un grand succès tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il introduit le terme «capitalisme» dans le monde universitaire avec son ouvrage monumental Le Capitalisme moderne en 1902. Quatre ans plus tard, il accepte un poste de professeur à l’école de commerce de Berlin. L’université de la capitale lui offre une chaire en 1917. Il conservera ce poste jusqu’à sa retraite en 1931, même s’il continue d’enseigner jusqu’en 1940, un an avant sa mort.

Afin de bien comprendre ce que peut nous apporter la pensée de Werner Sombart, resituons-le dans le courant de pensée issu de l’école historique allemande. Quelle est l’originalité de cette école économique?

L’école néoclassique triomphante durant le dernier quart du XIXe siècle explique les faits économiques en imaginant l’homo œconomicus, un être abstrait mû par son intérêt égoïste qui recherche uniquement le profit. Dès lors, on peut créer une sorte de monde où l’échange marchand est l’état naturel de toute société humaine sans tenir compte des contingences historiques et sociales. Il ne reste aux économistes qu’à découvrir les lois éternelles qui régissent les échanges. Et c’est ainsi que l’économie est devenue une «science», tout comme la mathématique ou la physique.

À mi-chemin des modèles marxiste et libéral

Face à cette vision abstraite et réductrice, les penseurs de l’école historique allemande vont souligner que les faits économiques n’obéissent pas à des lois intemporelles, mais qu’il faut prendre en compte les contingences historiques, sociales et politiques.
Cette démarche est résumée, par Max Weber et Werner Sombart, dans le premier numéro de la revue Archiv für Sozialwissenschaft (1904): «La tâche scientifique à laquelle notre revue devra se consacrer consistera à appréhender historiquement et théoriquement la signification pour notre civilisation de l’évolution capitaliste. Mais comme cette démarche s’appuiera, ou du moins devra nécessairement s’appuyer, sur le principe original que tout phénomène de civilisation est conditionné par l’économie, elle ne pourra que rester étroitement liée aux disciplines voisines que sont la science politique, la philosophie du droit, l’éthique sociale et les enquêtes de psychologie sociale ainsi que celles regroupées habituellement sous le nom de sociologie.»

Notre auteur n’est pas seulement un théoricien, il ose proposer des pistes de changement qui le situent à mi-chemin des modèles marxiste et libéral: privilégier la croissance économique dans un sens qualitatif, orienter la consommation vers «des formes de vie simples et naturelles», ne plus densifier les villes et reruraliser, supprimer certains types de publicité, repenser la concurrence au service du bien commun. De quoi nourrir bien des réflexions.

Werner Sombart nous fait comprendre que nous sommes bien plus que des homo œconomicus. Nous sommes des êtres culturels dont la vie ne se déroule pas de façon prévisible comme la terre tourne autour du soleil. Son analyse du capitalisme est plus que pertinente: consommation à outrance, agitation perpétuelle, uniformisation, etc. L’économie, même enseignée à l’école secondaire, devrait prendre plus largement en compte cette option sinon elle sera condamnée au psittacisme des manuels.

Guillaume Travers, Werner Sombart
Pardès, 2022
Werner Sombart, Comment le capitalisme uniformise le monde?
La Nouvelle Librairie, 2020.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme – Le gaspillage comme origine du monde moderne
Krisis, 2022.
Werner Sombart, Amour, luxe et capitalisme
Kurokawa, 2019. (manga)
«Werner Sombart»
Nouvelle Ecole, vol. 71, Paris 2022.




Céline: l’infime espérance

L’été dernier, nous apprenions, à la fois stupéfaits et réjouis, la réapparition des fameux manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline. Quelques mois plus tard, la maison lausannoise BSN press publiait, dans sa nouvelle collection verum factum, Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), un essai de Jérôme Meizoz réunissant et actualisant les propos du sociologue sur l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936). Enfin, paraissait début mai le tant attendu Guerre, écrit très probablement entre les publications des deux précités, et premier de quatre ouvrages à paraître, dont deux autres inédits et une version plus longue du déjà connu Casse-pipe

M. Jérôme Meizoz écrit donc sur Céline, médite sociologiquement son œuvre, sa posture. Son propos est argumenté, assez agréable à lire – comme dans ses autres écrits du genre, en particulier sa thèse, L’Âge du roman parlant (2001), dans laquelle il consacrait déjà un chapitre important à Céline, auteur dont il parle dans plusieurs autres publications. Voilà de l’académique fluide, certes un peu jargonnant ; de l’argumentation sociologique : or l’auteur outrepasse le domaine de la sociologie, ou déborde avec sa sociologie sur d’autres domaines plus fondamentaux. 

«Une œuvre, c’est un style et un secret.» (Maurice Chappaz) L’œuvre des grands écrivains, c’est-à-dire des écrivains dont le style naît d’une pensée cherchant sa formulation, témoigne d’un secret. C’est le secret de leur âme qui gît derrière leurs lignes, et non seulement celui de l’image qu’ils prétendent donner d’eux; ne jamais tenter d’approcher celui-là et se focaliser exclusivement sur celui-ci, c’est la tendance du sociologue: comme s’il s’agissait de parler de posture pour mieux ignorer l’âme, voire pour la nier. 

Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes.

L’âme: voilà justement un mot que Céline utilise, dans Guerre et ailleurs; mot que M. Meizoz n’utilise pas, que les sociologues n’utilisent pas. M. Meizoz lisant Céline: nous avons là un cas typique. Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes; et c’est peut-être parce qu’il le sait au fond de lui (dans le secret de son âme) qu’il consacre autant d’habileté à tâcher de prouver le contraire – en vain. 

Le plus grave, ce ne sont pas les habiles dissections de la posture célinienne – qui ont leur légitimité, certes relative, circonscrite – mais l’hypothèse, affirmée dès la quatrième de couverture, comme pour attirer le chaland bien-pensant, d’un lien de nature entre le style de Céline et certaines idées énoncées dans ses pamphlets, dont la plupart parlent sans en avoir lu une seule ligne. Ce qui n’est pas le cas de M. Meizoz – bien qu’il ne semble pas avoir été très attentif à ce que dit leur structure et leur tonalité, au contraire de M. Maxence Caron, dans un article extrêmement pertinent paru en 2019 (voir la référence en fin d’article).

Voici donc l’hypothèse aguicheuse de M. Meizoz, en quatrième de couverture: «Et si l’écriture de Céline, ses choix de genres et de style étaient profondément solidaires de ses idées nationalistes et racistes?» Et voici, cette fois dans l’ouvrage, quelques mots venant étayer cette hypothèse: le propos de Bagatelles pour un massacre consisterait selon l’auteur en une «lente déconstruction de la notion de «raffinement» intellectuel qui ramène à l’éloge du physiologique: l’oral célinien touche simultanément au pulsionnel et au politique» (p. 55). Il faut être bien matérialiste, ignorer l’âme, ignorer le spiritualisme universaliste de Céline, pour penser que son travail stylistique relève d’un tel éloge du physiologique… Le terme pulsionnel, de même, est réducteur; il faut lui préférer cette notion si importante et que Céline invoque lui-même à plusieurs reprises : l’émotion, qu’on pourrait qualifier de possession de la vérité dans une âme et un corps (Rimbaud). M. Meizoz, du moins le Meizoz sociologue, réduit le spirituel au matériel, l’auteur à sa posture, le style à une stratégie, l’émotion à la pulsion. 

Pulsionpolitique: Céline est un fasciste, avant tout, plus que tout, tout le temps, et son œuvre elle-même baigne dans ce fascisme. Voilà semble-t-il où veut en venir le sociologue, qui résume le sens global de son propos ainsi: «Loin d’être par nature le site privilégié où un sujet de génie rend compte du monde, la littérature célinienne apparaît plutôt ici […] comme l’effet de divers subterfuges discursifs. Sans vigilance critique, avec Destouches/Céline, on tomberait vite sous le charme de la «petite musique»…» (p. 73) A-t-on jamais lu plus ridicule mise en garde? Sous ses humbles airs, le maître de vertu met au pinacle sa vigilance, son état de veille qui relève plutôt, à vrai dire, d’un coma spirituel…

Sur Céline, que faut-il lire? Un ouvrage, tout d’abord, que M. Meizoz ne cite étonnamment pas dans sa bibliographie pourtant étoffée: le Céline de Philippe Muray, paru en 1981, augmenté en 2001. Plutôt que d’affronter cet ouvrage important – ce qui m’aurait semblé légitime – dont M. Meizoz connaît l’auteur (il cite du moins son nom p. 114), le sociologue s’attaque à la posture de Richard Millet, qu’il inscrit dans la lignée de celle de l’ermite de Meudon. Le choix de la cible dit ici peut-être quelque chose des capacités du tireur… Je conseille donc de lire – liste évidemment non exhaustive – cet ouvrage essentiel de Muray ainsi que deux articles fondamentaux de Maxence Caron (voir ci-desous).

Quant à l’œuvre de Céline, il faut bien sûr lire tous les romans, ainsi que, à titre au moins informatif, mais aussi pour leurs qualités indéniables, certes mêlées à des propos immondes, les pamphlets ; et non se contenter de lire en diagonale le Voyage et Mort à crédit, comme font les belles âmes «cultivées». Lisons maintenant Guerre, en particulier les premières pages de ce récit qui est apparemment un premier jet que Céline aurait peut-être retravaillé s’il l’avait eu encore sous la main, pendant et après son exil – mais c’est loin d’être certain, la matière existentielle qu’il transposa dans la trilogie allemande (D’un château l’autreNordRigodon) étant bien assez riche pour qu’il ne ressentît pas le besoin de remonter plus haut dans ses souvenirs.

Au début de ce récit, le narrateur vient de subir une blessure au bras et à l’oreille. Il reste plusieurs heures dans la boue : nous sommes dans le nord de la France, en 1914; c’est de son expérience de la guerre, de sa propre blessure, que l’auteur parle – de cet événement au principe de son œuvre, comme en atteste cette première illumination qu’il nous plaît de citer: 

«De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.» (p. 27-28)

Ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

Un exercice. Au futile exercice de style, Céline, comme tout grand écrivain, privilégie le style comme exercice, étymologiquement comme ascèse. Ainsi, ces facilités auxquelles il ne croit plus, ce sont celles du style limpide des lettres que le père du narrateur lui écrit, ou encore du style du roman bourgeois, traditionnel. C’est son âme, donc, qui travaille ascétiquement son style, ou qui est travaillée par lui: un style et un secret… Passons maintenant à l’énumération : de la musique, celle de son style bien sûr, sa petite musique; ce sommeil ensuite qu’il s’évertue à trouver, tant les bruits en lui sont incessants depuis sa blessure – Beethoven apocalyptique n’ayant pour seule ressource musicale que la langue qu’il invente ; du pardon, cette absolution qu’il cherche dans le travail littéraire; de la belle littérature aussi, précise-t-il, comme pour ironiser sur cette (trop) belle tirade qu’il fait là. Et ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

On ne travaille pas ainsi pendant plus de trente ans à l’exigeante élaboration d’une œuvre littéraire (à placer parmi les toutes premières du XXe siècle) quand on ne vit que de matière, de cynisme, de pulsion, bref quand on est substantiellement un salaud, un fasciste – car l’âme perçoit, dans le chaos du monde, derrière tout cela, un mystère, son propre mystère :

«Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin fond d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente.» (p. 45)

Post scriptum: dans son compte-rendu de Guerre paru le 5 juin sur le site Grand Continent, M. Meizoz, omettant l’important «On se contente», cite cette phrase sur l’espérance comme preuve d’un nihilisme radical de Céline. Cela à l’appui de sa théorie d’un Céline essentiellement fasciste, qu’il associe quelques lignes plus bas à Mussolini et Hitler. L’espérance n’est justement pas absente, bien qu’elle soit infime… Il s’agit de s’en contenter, d’accepter. M. Meizoz lisant Céline, n’est-ce pas un bon exemple de cette mort qui «refroidit tout»…

Guerre, Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, 2022

Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), Jérôme Meizoz, BSN press, verum factum, Lausanne, 2021

Céline, Philippe Muray, Gallimard, Tel, 2001 [1981].

Maxence Caron, «Céline: apocalypse, âme et musique» dans Pages – Le Sens, la musique et les mots, Séguier, 2011, p. 241-251.

Maxence Caron, «Bagatelles pour une autre fois» dans Fastes – De la littérature après la fin du temps, Belles-Lettres, essais, 2019, p. 359-385.




Racine ou le sens du tragique

Quand j’étais enfant, je passais mes vacances à la campagne chez mes grands-parents. La télévision en noir et blanc ne captant que les trois chaînes nationales, les soirées se passaient à écouter mon grand-père me lire l’histoire biblique, l’histoire suisse et un auteur qu’il appréciait particulièrement: Jean Racine. Mon aïeul avait reçu, à la fin de sa scolarité obligatoire, une édition des théâtres complets du dramaturge classique annotée par Félix Lemaistre. En fermant les yeux, je revois et j’entends cette voix me lire Alexandre le Grand, Britannicus, Phèdre et surtout Athalie. Racine a enchanté les soirées d’été de ma jeunesse. Quelle ne fut pas ma déconvenue quand on me présenta l’illustre personnage avec tout le poids et le faste de la Galerie des Glaces, qu’il dut arpenter bien des fois. L’auteur de Phèdre était devenu l’homme du style classique avec le respect absolu des règles et des formes. Il devenait un pensum dont il fallait s’échapper au plus vite.

Quittons de suite le Racine des manuels d’histoire littéraire et des commentateurs imbéciles. Ces derniers ne louent en lui que le goût, l’harmonie, la clarté et le respect des règles. Bien au contraire, selon Thierry Maulnier: «(…) un tel génie a créé le théâtre le plus dur et la poésie la plus sauvage, la peinture de tout ce que la condition humaine a d’inexorable et de tout ce qu’ont d’émouvant les vertiges du cœur.» En fait, Racine nous fait éprouver le sens du tragique et, ce faisant, agit comme un révélateur.

«Comment vivre ? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme. »

A travers ses héros, Racine nous invite à comprendre que la vie est une chose autant commune que fragile et qui semble n’avoir aucune valeur en soi. Dans les tragédies, la vie n’a de valeur que par son intensité et sa beauté. Aujourd’hui cela peut choquer et nous soupirons parfois comme Agamemnon dans Iphigénie: «Heureux qui satisfait de son humble fortune, / Libre du joug superbe où je suis attaché, / Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché!» (I, 1).

De par son éducation aux petites écoles de Port-Royal, Racine est profondément pénétré de la béance qui constitue le cœur de l’homme. Cœur tiraillé entre ses justes aspirations infinies et sa propre finitude: «Sais-je combien le ciel m’a compté de journées? / Et de ce peu de jours, si longtemps attendus, / Ah malheureux! combien j’en ai déjà perdus!» (Bérénice IV, 4).

Comment vivre? La réponse n’est ni dans un christianisme à la guimauve ni dans une moraline distillée quotidiennement par les médias et encore moins dans une fuite effrénée vers le divertissement au sens pascalien du terme.

L’homme tragique est celui qui accepte cette béance constitutive. Plus que de l’accepter, il la vit. Elle devient même son moteur.
Andromaque, Phèdre, Roxane se dressent devant nous à la croisée des chemins. Il n’y a plus d’existence médiocre qui tienne: soit nous vivons puissamment, soit nous disparaissons; soit nous vivons avec intensité, soit nous nous conservons; car «Au travers des périls un grand cœur se fait jour. / Que ne peut l’amitié conduit par l’amour!» (Andromaque, III, 1).

Lire Racine est une invite à nous libérer de l’esclavage des illusions, des fuites et des faux-semblants. Alors, libres des chimères, utopies et autres tentations d’échapper à notre destin de mortels, nous n’en serons que plus humains.




Les hommes des cavernes, ces chauds lapins

«L’époque qui commence représente la plus grande attaque contre le fond culturel juif de l’Occident, c’est-à-dire contre les suites de l’exil du Jardin d’Eden.» Ainsi s’exprimait l’écrivain Philippe Muray, en 2000, refusant l’invasion des professions inutiles mais cools, des Prides et des trottinettes sur nos trottoirs. Deux décennies plus tard, les trottinettes sont devenues électriques et la marche forcée vers l’infantilisation générale s’accélère à tel point que l’on se demande souvent ce qu’aurait écrit le père de Festivus Festivus s’il était encore parmi nous. Qu’aurait-il pensé, par exemple, de la réflexion proposée par la RTS, vendredi 27 mai vers 21 h 00, au sujet de la sexualité dans les abris rocheux? «Est-ce que les hommes de Cro-Magnon pratiquaient la levrette?», en voilà une question passionnante!
Prenons le pari de répondre pour Muray. Sans doute aurait-il jugé que l’humanité se donne vraiment bien du mal pour réintégrer le Jardin enchanté dont elle n’aurait jamais dû être expulsée. Pensez donc! En des temps où le judéo-christianisme ne sévissait pas encore, notre espèce était festive et portée sur la chose. Vite, faisons comme nos ancêtres et finissons-en une bonne fois pour toutes avec cette idée lamentable de culpabilité!

Festivocrature

Au fond, l’on pourrait se contenter d’ironiser si nous n’avions pas conscience, grâce à la lecture des Exorcismes spirituels de Muray, de ce qui se joue devant nous. Ainsi, «la fouille hallucinée des archives» n’a-t-elle plus uniquement pour vocation de «donner du travail aux SDF de l’indignation». Dans la «permutation néo-carnavalesque» des valeurs à laquelle participe cette exploration du passé, il s’agit désormais de ramener les morts dans la morale de notre temps et d’étendre un peu plus l’obligation de ne garder que la sexualité comme horizon. «Qui songerait», disait l’auteur, «à se révolter contre une oppression qui ne communique, au fond, que l’ordre de s’amuser?»

Souvent réduite à sa critique de la «festivocrature», la pensée de Muray n’est pas seulement indispensable pour comprendre les rouages de la pensée unique actuelle. Elle nous permet aussi, en prolongeant les analyses de La Société du Spectacle de Guy Debord, de ne plus être acteurs d’un effondrement sans précédent de la pensée critique.




Ces cathos qui aiment l’ancien

Dans les années soixante, dans la foulée des réformes initiées dans l’Église catholique par le concile Vatican II, le pape Paul VI a amorcé un mouvement ayant pour but de modifier en profondeur les usages liturgiques catholiques. Cette réforme a abouti, en 1970, à la publication d’une nouvelle édition du Missel romain – livre qui réunit tous les textes et les indications nécessaires à la liturgie – incluant une refonte de la célébration de la messe, considérablement modernisée. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la «forme ordinaire» du rite romain, par opposition à la «forme extraordinaire» qui était en vigueur jusque-là sous le nom de rite tridentin.
Dans la foulée de ces réformes, certaines pratiques se sont largement répandues, comme l’utilisation systématique de la langue vernaculaire pour toutes les prières et les lectures de la messe, ou encore la communion debout et dans la main, plutôt qu’à genoux et sur la langue. On a également généralisé la célébration de la messe «face au peuple» et non plus ad orientem – en direction de l’Est, sens de construction habituel des églises. En effet, l’usage majoritaire jusqu’à ce moment-là était que le prêtre célèbre la messe en regardant dans la même direction que les fidèles, toute l’assemblée étant symboliquement tournée vers Dieu.
En réaction à ces évolutions, un mouvement dit «traditionaliste», défenseur de la messe traditionnelle, s’est développé au sein même de l’Église catholique. Il est désormais implanté dans de nombreux lieux, remédiant souvent au manque toujours plus marqué de prêtres catholiques. A Fribourg, par exemple, la Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre – une communauté de prêtres traditionalistes – est responsable de la Basilique Notre-Dame de Fribourg, depuis de nombreuses années. On peut y voir des prêtres qui portent encore la soutane célébrer la messe selon le rite tridentin, en latin, accompagnée le dimanche par des chants grégoriens.
Étonnamment, ce retour à la tradition, à l’ancien, semble attirer tout particulièrement la jeunesse. «Incontestablement, une des premières choses que l’on remarque lorsqu’on se rend à la messe traditionnelle, c’est le nombre de jeunes», affirme Tanguy, jeune catholique jurassien de 29 ans. «Je fréquente aussi les messes en rite ordinaire, mais j’y suis souvent le seul paroissien en dessous de 50 ans. La différence est flagrante», continue-t-il. Guillaume, la vingtaine, fréquente aussi régulièrement la messe traditionnelle. Il fait à peu près le même constat: «A la messe du dimanche à la Basilique de Fribourg, l’église est pleine, et en grande partie remplie de jeunes et de familles.» Pour lui, c’est une évidence: «Il y a un vrai mouvement de la jeunesse autour de la forme extraordinaire du rite romain.»
Comment expliquer ce phénomène? Les jeunes interrogés semblent tous d’accord sur un point: la messe traditionnelle offre des repères dans la pratique de la religion. Comme le note Simon, un autre jeune fidèle de la Basilique de Fribourg, les messes traditionnelles, parce qu’elles sont très codifiées, offrent une stabilité et donc une certaine paix, importante pour de nombreuses personnes. En outre, c’est aussi un sens du sacré que les jeunes trouvent dans la célébration du rite tridentin: «Le soin, l’attention, la minutie du prêtre et des servants dessinent les contours du mystère imperceptible pour nos sens, pourtant bien présent», détaille Tanguy, pour qui le rituel très strict de la messe traditionnelle «pousse à se questionner sur la signification des gestes de la liturgie».
Mais au-delà de la liturgie, ces jeunes semblent néanmoins accorder une importance cruciale au fait que les gestes, les codes, ne doivent pas être, et ne sont pas la fin ultime de la pratique religieuse. Ils doivent s’ancrer dans une vraie vie spirituelle, qui ne se réduit pas à des questions de forme. La liturgie traditionnelle, selon eux, est d’abord un vecteur de la foi. Sans la foi, elle n’aurait aucun sens.

Antoine Bernhard est rédacteur pour «Le Regard Libre».
leregardlibre.com