Nicolae Ceauşescu, despote mal éclairé

J’avais quatorze ans lors de cet inoubliable « printemps en automne » de 1989. Alors que les dictatures communistes tombaient l’une après l’autre en Europe centrale, je savais désormais que, grâce à Ronald Reagan et surtout à Mikhaïl Gorbatchev, mon destin ne serait pas celui des hommes des générations précédentes et que je ne mourrais pas au champ d’honneur. (Si les féministes ne vous disent pas pourquoi cette angoisse n’étreignait que les garçons, visitez Verdun ou scrutez un monument aux morts dans un village de France ou d’Italie.)  Au cours de ces merveilleuses semaines, seuls Nicolae Ceauşescu et son épouse Elena, co-dictateurs de la Roumanie socialiste, semblaient s’accrocher au pouvoir à n’importe quel prix. Jusqu’à leur fin misérable, fusillés en direct par leurs propres soldats le jour de Noël pour l’édification des téléspectateurs du monde entier.

(À l’époque, je ne pouvais pas imaginer que, trente ans plus tard, les foules d’Europe occidentale rêveraient d’un communisme dont elles avaient oublié la réalité, comme je ne savais pas que les services secrets français et leur agent Vetrov, dit Farewell, avaient joué un rôle si important dans la chute du bloc.)

La biographie de Traian Sandu vient maintenant nous rappeler que le cadavre du Conducator bouge encore. On trouvera certes dans ce livre les préjugés qui semblent requis pour pouvoir publier sur la Roumanie à l’intention d’un public francophone, comme les antiennes habituelles sur le césaro-papisme de l’Église orthodoxe roumaine (alors que l’opposant le plus haï par le couple Ceauşescu était le prêtre orthodoxe Gheorghe Calciu-Dumitreasa) et sur le développement plus avancé de la Transylvanie, ce qui fait sourire quand on sait à quel point cette province fut pillée quand elle se trouvait sous la domination de Vienne, puis de Budapest. Mais pour le reste, ce livre impressionne par la volonté d’appréhender le tyran du Danube sous toutes ses facettes, y compris les rares fois où il eut raison.

Un timbre réalisé pour les 70 ans de Ceauşescu, en 1988.

La volonté d’objectivité de Sandu nous permet aussi de relativiser certains éléments de la légende noire du couple Ceauşescu. C’est surtout parce qu’ils avaient enfoncé leur peuple dans une misère noire que leur mode de vie paraissait d’un luxe insultant. En réalité, Nicolae Ceauşescu semble avoir été, dans sa vie privée, un homme simple, poli, et d’une stricte moralité.  Ceci aussi doit être dit, avant de parler de tout le mal qu’il a fait.

Étrange itinéraire, par sa logique devenue folle, que celui de Ceauşescu. La volonté de maintenir le stalinisme pour l’éternité, jusqu’à finir seul, absolument seul, désavoué par ses chers camarades, et traqué par eux jusqu’à la mort. Et pourtant cette folie s’explique aussi par les conditions particulières de la Roumanie.

Il s’agissait en effet d’une tâche prométhéenne que de vouloir imposer une idéologie slave, athée et industrialiste à un pays latin, orthodoxe et agrarien. Dans les années 1930, à l’époque où le jeune cordonnier valaque adhéra au Parti communiste roumain, celui-ci ne comptait qu’un millier de membres. Même en comptant les compagnons de route et les membres des organisations de masse, on arrivait à un total de 10’000 sympathisants dans un pays de 18 millions d’habitants. Sans occupation par l’Armée rouge en 1944, il n’y aurait jamais eu de socialisme dans ce pays-là.

L’absence de communisme autochtone et l’étroitesse de la base sociale du régime expliquent aussi la violence de la soviétisation de la Roumanie, ainsi que l’incapacité de l’équipe dirigeante à s’adapter aux évolutions des autres pays socialistes.

Le pays était si peu prédisposé à l’expérience communiste qu’au bout de vingt ans d’athéisme d’État, de répression et de gouvernement par des athées militants, la Roumanie avait toujours le taux d’encadrement religieux le plus élevé de toute l’Europe, avec un prêtre pour 1’318 baptisés orthodoxes, contre un prêtre pour 1’666 baptisés catholiques romains en Italie (page 129) !

Ceauşescu était un militant communiste depuis l’âge de quinze ans, et il n’était que cela. D’où son accession au grade de général sans avoir jamais fait son service militaire. Dans ce pays rural, qui a sans doute, jusqu’à nos jours, conservé la culture paysanne la plus riche de toute l’Europe, il devint spécialiste du Parti communiste pour les questions agricoles, c’est-à-dire chargé de la besogne la plus importante dans tout État socialiste qui se respecte : la destruction de la paysannerie.

Ceauşescu sut mener la collectivisation des terres à coup de fusillades. Dès ce moment, la ruine inexorable de la Roumanie était en marche. Mais, pour l’heure, son mentor Gheorghe Gheorghiu-Dej avait donné de tels gages de fidélité communiste qu’il avait obtenu l’impensable – l’évacuation, en 1958, du territoire roumain par l’Armée rouge. Cette relative émancipation par rapport à Moscou devait être la clef de la destinée de Ceauşescu, qui se verrait désormais comme l’homme destiné à maintenir la ligne socialiste la plus pure face aux déviations des Khrouchtchev et des Brejnev, même si cela devait l’amener à rechercher la protection des capitalistes.

En 1965, l’aide du Premier ministre Maurer fut décisive pour permettre à Nicolae Ceauşescu de s’emparer du Parti et de l’État à la mort de Gheorghiu-Dej. Comme il fallait bien se démarquer de la période précédente, Ceauşescu inaugura une relative période de libéralisation culturelle et religieuse et de desserrement de l’étreinte qui étouffait toute la société depuis deux décennies. L’ouverture vers les capitaux occidentaux facilita aussi une brève hausse du niveau de vie.

Fut en particulier cultivé un lien avec la France, qui explique que la Roumanie ait été le seul pays communiste à maintenir l’enseignement du français comme langue étrangère. En mai 1968, la visite du général de Gaulle, manifestement séduit par ce pays latin et depuis toujours ami, fut un grand moment de la diplomatie roumaine. 

Un attrait incontestable du livre de Sandu est de montrer que Ceauşescu, avant de finir en tyran à la fois grotesque et tragique, eut lui aussi son moment de grâce, ses jours de gloire, l’heure où il sut se montrer à la hauteur des circonstances. Sa révolte face à l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968 n’était pas feinte. Il était prêt à résister les armes à la main, et il avait tout son peuple derrière lui. Le dictateur qui serait plus tard l’objet d’une haine et d’un mépris universels incarna alors l’honneur, la dignité et le nationalisme. Contrairement à ce que l’on a souvent écrit, l’opposition de Ceauşescu à l’impérialisme soviétique n’était pas une comédie destinée à berner les Occidentaux. Cette année-là, il joua sa peau.

Mais le paradoxe d’un stalinien qui s’opposait à l’Union soviétique et recherchait l’amitié des pays capitalistes au nom de la fidélité à la ligne dure ne pouvait que se terminer par un désastre. Industrialisation à marche forcée, surestimation de ses propres forces, volonté de rembourser à tout prix la dette extérieure contractée auprès des bailleurs de fonds occidentaux et gestion socialiste aboutirent à une chute verticale de l’économie et des conditions de vie au fur et à mesure que les pays capitalistes avaient de moins en moins besoin de ce dissident du bloc soviétique qu’était le dictateur de Bucarest. Sandu montre aussi que la fortune politique de Ceauşescu a diminué au fur et à mesure que s’établissait l’alliance par laquelle les États-Unis d’Amérique et la République populaire de Chine allaient prendre en étau les pays d’Europe occidentale, le Japon et l’Union soviétique.

Les années 1980 tournèrent au cauchemar pour le peuple roumain, désormais plongé par son maître dans une économie de guerre permanente, caractérisée par la pénurie, le rationnement et la paupérisation, tandis que le dictateur rêvait de croissance économique et d’explosion démographique. Il croyait que le communisme lui donnait la clef du succès ; c’était bien entendu le sésame de l’échec. La répression et l’omniprésence de la police politique s’aggravaient au moment même où la parole commençait à se libérer en URSS. Une telle évolution à contre-courant, accompagnée de souffrances monstrueuses pour la population, ne pouvait qu’aboutir à un épilogue sanglant. La Roumanie de Ceauşescu n’était plus la Hongrie de Kádár, la Pologne de Jaruzelski ou la RDA de Honecker, et il ne pouvait plus y avoir de transition pacifique au bout du chemin.

Quant à l’exutoire du nationalisme culturel, il s’affaiblissait au fur et à mesure que Ceauşescu, lâché par ses partenaires anglo-saxons, allemands, français et israéliens, devait quémander l’aide de Moscou, et donc se soumettre à l’ennemi traditionnel.

Ceauşescu, comme tous les grands mégalomanes, savait, même dans ses dernières années, se montrer lucide s’agissant des erreurs des autres. Il avait prédit que les pays d’Europe occidentale regretteraient d’avoir sacrifié leur industrie lourde sur l’autel de la mondialisation. Nous y sommes.

Une image des derniers instants du couple Ceauşescu.

Aujourd’hui, la Roumanie a fait des pas de géant depuis la chute du communisme. Son PIB par habitant s’établit à peu près à 80% de celui de la Pologne et, comme celle-ci et d’autres pays de l’ancien bloc soviétique, elle constitue désormais le dernier carré de l’industrie sur le continent européen. Mais ce rattrapage a été trop lent et trop modeste et, là encore comme la Pologne, elle sert aussi de réservoir de main d’œuvre pour l’Europe occidentale, avec un tel niveau d’émigration que se pose désormais la question de la survie du pays.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que surgisse une nostalgie du temps où Ceauşescu parlait d’indépendance, de grandeur et de développement par ses propres forces.

Tant il est vrai qu’il ne suffit pas de gérer un pays. Il faut aussi savoir le faire rêver.

Traian Sandu, Ceauşescu, Perrin, Paris 2023, 569 pages.



Citoyens des cieux

Sur le même palier que ma tante maternelle vivait un étrange personnage. Enfants, mes cousins et moi étions intrigués par cet homme d’âge mûr à l’accent espagnol. Sa porte était toujours ouverte et des gens venaient souvent le voir. Un jour, nous nous sommes hasardés à jeter un bref coup d’œil à travers la porte entr’ouverte et c’est alors que sa tête est apparue face à nous. Surpris, nous avons hésité entre la fuite ou de plates excuses. Loin d’être énervé le vieil homme nous a invité à entrer dans son modeste logis dont les parois étaient couvertes de livres. « Bienvenue chez moi !  Je suis le Père Angel. » Après nous avoir offert une citronnade et une part de tarte, il nous a raconté sa vie de missionnaire en nous montrant des timbres d’Extrême-Orient. Nous sommes souvent revenus chez le Père Angel. À chaque fois, j’étais intrigué par le Christ crucifié sans bras, sans croix et tout cabossé qui ornait le mur. « Père, pourquoi ce Christ est-il tout cabossé ?» ai-je dit en désignant l’objet. Et le vieux prêtre de m’expliquer, les larmes aux yeux, que sa mère avait arraché ce Christ à des soldats républicains qui jouaient avec au football lors de la guerre civile espagnole. Je me vois encore dans la fougue de la jeunesse lui dire que les franquistes c’était bien mieux. Il y a eu un grand silence et, le regard rempli de douceur, le prêtre m’a dit : « Non » et il a ajouté « Vois-tu, Paul, si je ne répare pas ce Christ c’est pour me souvenir que nous sommes citoyens des cieux. »

Une méprise fatale

On pourrait considérer que l’anarchisme chrétien cherche à concilier la foi chrétienne avec les idées anarchistes. Bien que cela semble contradictoire, Jacques Ellul (1912-1994) a tenté de trouver des points de convergence entre ces deux idéaux. Bien plus, il propose un christianisme « authentique » qui serait par essence anarchiste.

Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions - Wikimedia Commons)
Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions – Wikimedia Commons)

Dans son ouvrage, Anarchie et christianisme, Ellul part du constat que « les anarchistes sont hostiles à toutes religions (et le christianisme est de toute évidence classé dans cette catégorie), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l’anarchie, source de désordre et négation des autorités établies ». C’est précisément ce qu’il veut remettre en question.

Ellul découvre l’anarchisme par sa fréquentation et son étude des saintes écritures : « Plus j’étudiais, plus je comprenais sérieusement le message biblique (et biblique entièrement, pas seulement le « doux » Évangile de Jésus !), plus je rencontrais l’impossibilité d’une obéissance serve à l’État, et plus j’apercevais dans cette Bible les orientations vers un certain anarchisme. »

En fait, il semble qu’Ellul instrumentalise la Bible en faisant une lecture réductrice inspirée de l’anarchisme mondain : « Nous devons maintenir cette claire certitude que la Bible nous apporte une Parole antipouvoir, antiétatique et antipolitique. »

Dans La subversion du christianisme, Ellul poursuit sa déconstruction en remettant en cause la société, la culture et la civilisation chrétienne qui représentent « une culture en tout inverse de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ».

En fait Ellul se comporte comme un enfant gâté qui fait sa crise d’adolescence en rejetant tout ce qu’il a reçu afin de soi-disant s’émanciper. Ellul ne s’émancipe pas, il ne fait qu’appliquer une grille de lecture mondaine à la Bible en rejetant tout ancrage dans la Tradition.

Un exemple contemporain de cette méprise est celui du journaliste Falk van Gaver. Ce dernier a remis sur le devant de la scène le concept d’anarchisme chrétien en publiant, entre 2012 et 2015, deux ouvrages sur le sujet avec Jacques de Guillebon. Actuellement, il se proclame athée et il se dit proche de l’écologie radicale, de l’antispécisme et du véganisme.

Comment éviter cette méprise et concilier anarchisme et christianisme ?

La riante figure de Chesterton

Une fois de plus nous nous retrouvons face à Chesterton. De prime abord, on ne peut pas le qualifier d’anarchiste et pourtant comme le relevait Henri Massis : « Bien décidé à jeter bas le mur maussade qui cache la splendeur de l’univers créé, Chesterton se fit (…) une belle réputation d’anarchiste et de démolisseur » (De L’homme à Dieu – 1959).

Contre l’anarchisme sans Dieu, ce roman fabuleux.

Dans son roman Le nommé Jeudi, Chesterton réduit en poussière l’anarchisme sans Dieu. Pour lui, l’anarchisme n’est pas une pensée rationnelle, elle relève d’une utopie sociétale qui n’est que la caricature de la volonté du Créateur. Veut-elle réduire les injustices ? Elle ne fait que les venger. Elle est faite pour retourner au néant qui l’a engendré.

Pourtant grâce à son ancrage dans la réalité, et sa conversion au catholicisme, il évite les écueils d’un anarchisme mondain. En effet, « l’Église catholique est la seule chose qui épargne à l’homme l’esclavage dégradant d’être un enfant de son temps » (L’Église catholique et la conversion – 1926).

Bien qu’étant inclassable, Chesterton fait siennes un bon nombre d’idées anarchistes. Dans Orthodoxie(1908), Chesterton critique et s’oppose à la concentration du pouvoir, que ce soit dans les mains d’un gouvernement ou d’autres institutions. Chesterton a aussi valorisé la liberté individuelle. Ses critiques des systèmes qui restreignent la liberté personnelle peuvent résonner avec les idées anarchistes. La défense de la propriété locale et la critique du capitalisme est aussi à prendre en compte. Enfin, comment ne pas songer au distributisme qui promeut la distribution équitable de la propriété productive. Chesterton soutient l’idée que la propriété doit être plus largement répartie pour éviter de trop grandes inégalités.

Les Béatitudes

Comme je l’ai déjà relevé, l’anarchisme chrétien s’enracine dans la tradition et la vie ecclésiale. Chesterton a été bouleversé par la lecture du Sermon sur la Montagne : « À la première lecture du Sermon sur la Montagne, vous avez l’impression qu’il bouleverse tout, mais la deuxième fois que vous le lisez, vous découvrez que cela remet tout à l’endroit. La première fois que vous le lisez, vous sentez que c’est impossible ; la deuxième fois, vous sentez que rien d’autre n’est possible. »

Le Sermon sur la Montagne, qui débute par les Béatitudes, ne pourrait-il pas être considéré comme la feuille de route de cet anarchisme ?

Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d'un autre anarchisme ?
Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d’un autre anarchisme ?

Dans l’Église orthodoxe, quand on célèbre la liturgie de saint Jean Chrysostome, avant l’entrée de l’évangéliaire, on chante les Béatitudes dans l’ordre où on les trouve dans l’Évangile de saint Matthieu (5, 3-12). Au début, on ajoute un verset reprenant les paroles du bon larron sur la croix. Bien plus, quand on ne célèbre pas la liturgie chaque jour, on retrouve les Béatitudes lors de l’office des Typiques. Je ne me lasse jamais de revenir aux Béatitudes qui chaque jour me rappellent le message réellement révolutionnaire du christianisme : la pauvreté spirituelle et ses rapports avec l’humilité, la douceur qui n’est pas faiblesse, la charité sous ses différentes formes, la pureté du cœur, la paix, l’acceptation patiente des persécutions pour la justice, la joie imprenable.

Les Béatitudes

« Dans ton Royaume, souviens-Toi de nous, Seigneur.
Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux les affligés, car ils seront consolés.
Bienheureux les doux, car ils hériteront la terre.
Bienheureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés.
Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous outragera et qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de Moi.
Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. »

Une question de style

Comment vivre les Béatitudes au quotidien ?

Un texte de la fin du IIème siècle, l’épître à Diognète, nous rappelle que le style de vie des chrétiens n’est pas à chercher dans l’originalité mais dans une fidélité vécue au quotidien. Ni copie, ni imitation servile et encore moins conformité au monde mais renouvellement de la façon de penser « pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Romains 12, 2).

L’épitre à Diognète décrit la vie chrétienne comme étant radicalement différente de celle du monde environnant. Les chrétiens sont appelés à vivre dans la justice, la charité et l’amour, démontrant ainsi la transformation intérieure opérée par leur foi. Elle encourage à éviter la séparation physique des communautés chrétiennes, mais souligne une séparation morale. Les chrétiens sont appelés à vivre de manière à ce que leur caractère et leurs actions les distinguent positivement. Les chrétiens sont encouragés à vivre une vie morale exemplaire. Ce mode de vie moral devrait être un témoignage positif qui attire l’attention des non-croyants. L’épître aborde également la question de l’obéissance aux autorités. Les chrétiens sont appelés à être loyaux envers les gouvernants et à respecter les lois de la terre, mais sans jamais compromettre leur obéissance à Dieu.

Épître à Diognète

Cette lettre est une apologie adressée à un païen nommé Diognète. Elle semble dater du deuxième siècle.

« Les Chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes ; seulement ils ne se livrent pas à l’étude de vains systèmes, fruit de la curiosité des hommes, et ne s’attachent pas, comme plusieurs, à défendre des doctrines humaines. Répandus, selon qu’il a plu à la Providence, dans des villes grecques ou barbares, ils se conforment, pour le vêtement, pour la nourriture, pour la manière de vivre, aux usages qu’ils trouvent établis ; mais ils placent sous les yeux de tous l’étonnant spectacle de leur vie toute angélique et à peine croyable.

Ils habitent leurs cités comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens, ils souffrent tout comme voyageurs. Pour eux, toute région étrangère est une patrie, et toute patrie ici-bas est une région étrangère. Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. Ils ont tous une même table, mais pas le même lit. Ils vivent dans la chair et non selon la chair. Ils habitent la terre et leur conversation est dans le ciel. Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies, supérieurs à ces lois. Ils aiment tous les hommes et tous les hommes les persécutent. Sans les connaître, on les condamne. Mis à mort, ils naissent à la vie. Pauvres, ils font des riches. Manquant de tout, ils surabondent.

L’opprobre dont on les couvre devient pour eux une source de gloire ; la calomnie qui les déchire dévoile leur innocence. La bouche qui les outrage se voit forcée de les bénir, les injures appellent ensuite les éloges. Irréprochables, ils sont punis comme criminels et au milieu des tourments ils sont dans la joie comme des hommes qui vont à la vie.

(…)

Pour tout dire, en un mot, les chrétiens sont dans le monde ce que l’âme est dans le corps. »

L’audace de vivre différemment

À la fin de son livre Après la vertu (1981), Alasdair MacIntyre nous offre une comparaison entre notre propre temps et la fin de l’Empire romain au Vème siècle. Il affirme qu’un tournant s’est produit lorsque les citoyens ont cessé d’essayer de sauver la société et le gouvernement romains et ont commencé à bâtir de nouvelles communautés dans lesquelles la vie morale et la civilité pouvaient être vécues malgré les temps troublés. Pour MacIntyre, nous avons atteint le même point, à la différence que les barbares ne viennent pas de l’extérieur ; ils dirigent nos écoles et nos universités et adoptent nos lois. Il faut reconnaître notre sort sans nostalgie ni jérémiades inutiles et commencer à vivre différemment. Comment ? « Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. […] Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît ».

Peut-être est-ce ce qu’il faut entendre par « anarchisme chrétien » ? Peut-être que c’est cela être « citoyens des cieux » ? J’aime à le croire.

Paul Sernine

Bibliographie

  • A Diognète, trad. H.-I. Marrou, Les éditions du Cerf, 1997.
  • Alasdair MacIntyre, Après la vertu, PUF, 2013.
  • G.-K. Chesterton, Le nommé Jeudi, Gallimard, 2002.
  • Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, 2018.
  • Jacques Ellul, La subversion du christianisme, La Table Ronde, 2022.



« La littérature romande compte bien assez d’écrivains engagés ! »

Après Septembre éternel, en 2021, vous revenez avec Agnus Dei, un roman beaucoup plus court, sec et nerveux. Pourquoi ce choix ?

Quelle est la bonne longueur d’un texte ? Question moins triviale qu’il n’y paraît. Je pourrais répondre qu’un récit finit par trouver, par un processus assez mystérieux (ou du moins peu réfléchi) la taille qui doit être la sienne. Tout dépend du projet : avec Septembre éternel, la France constituait le point de départ : je voulais écrire sur ce pays, le décrire en profondeur, évoquer son histoire contemporaine, remettre en lumière plusieurs événements marquants ou anecdotiques. Agnus Dei est une autre bête : je raconte une histoire en focalisant sur un personnage, le récit est construit comme une succession de scènes (j’avais d’abord en tête la dernière, avant d’avoir écrit la moindre ligne). Et puis, au risque de fissurer le décorum entourant l’acte d’écrire, je ne vis pas de ma plume, comme la très grande majorité des auteurs d’ici : pour produire un gros livre, il faut avoir le temps. Il faut que les planètes professionnelles, familiales, amicales, amoureuses soient alignées : souvent, cela n’arrive pas.

Dans votre roman, vous décrivez une Broye poisseuse et franchement sinistre. Vous qui défendez les gens du commun, ne cédez-vous pas là à un certain snobisme citadin ?

Je ne suis pas sûr de défendre les gens du commun, ni même de défendre qui ou quoique ce soit : j’espère en tous les cas ne pas apparaitre comme un écrivain engagé, au sens sartrien et adolescent du concept. La littérature romande compte bien assez d’écrivains engagés, révoltés, éveillés, conscientisés, indignés et que sais-je encore ; sans renier mes propres années de lutte, j’ai toujours cru qu’embrasser la cause de la littérature implique de renoncer à toute posture partisane et militante. Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon, la quête du beau et la politique.

On sent presque une pointe, sinon de tendresse, du moins de charité, dans votre portrait de ce forgeron criminel. Comment l’expliquez-vous ?

J’ai entendu la même remarque, pour ne pas dire critique, à propos de mon livre consacré à la fille du fondateur de l’Ordre du Temple solaire. Dans Agnus Dei comme dans L’Enfant aux étoiles, j’évoque des faits à la fois réels, choquants et sanglants, et pourtant je me refuse à endosser l’habit du juge ou du moraliste. La condamnation et le rejet sont des réflexes légitimes et attendus mais qui, s’agissant de l’écrit, appartiennent plutôt au registre journalistique : je crois que l’écrivain peut — et doit — ne pas s’en contenter et viser plus loin. La condamnation, qui ne coûte pas grand-chose, m’a toujours semblé constituer une démarche aussi confortable qu’intellectuellement paresseuse. Je peux être ce qu’on voudra, mais pas un homme paresseux.

La question théologique semble toujours se nicher derrière le drame que vous racontez : êtes-vous définitivement passé d’élu communiste à écrivain catholique ?

Les écrivains catholiques, qu’on pense à la sainte trinité Bernanos-Bloy-Péguy,  ont donné quelques-unes des plus belles pages de la littérature française : être associé, de près ou de loin, à ces auteurs serait flatteur. Et pourtant tout m’éloigne d’eux : je n’ai pas leur talent, et le contexte moral, politique et esthétique que nous connaissons n’a plus rien à voir avec le leur. Je n’écris pas en tant que catholique mais en tant que témoin vivant dans un monde en profonde mutation : quand tout semble s’écrouler, quand les socles hier inamovibles vacillent, la question des valeurs qui permettent de (re)fonder une société devient centrale.A défaut d’être engagé, je suis un écrivain écroulé.

Profond, votre roman est aussi très sombre, à l’image de ceux de Chessex ou Ramuz qui semblent vous avoir inspiré. Croyez-vous encore à la possibilité d’un bon roman joyeux ?

Absolument, et j’adorerais l’écrire… mais je crois qu’il est plus facile d’être triste que d’être drôle. Etre drôle nécessite d’avoir ce qu’on pourrait appeler de l’esprit, un sens de la formule, toutes choses qui doivent être entrainées… De solides références également, parce que le comique ne s’invente que rarement, ce qui explique sans doute pourquoi les livres réellement drôles sont si rares. La conjuration des imbéciles m’a beaucoup fait rire il y a quelques années : j’aimerais retrouver un même charme dans la production actuelle.

Agnus Dei, roman
Ed. de l’Aire, Vevey, novembre 2023
ISBN: 9782889563449
Prix: CHF 20.-

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Propos recueillis par Raphaël Pomey




Hilaire Belloc, le chevalier du distributisme

Traversant les dernières années du règne de Victoria jusqu’aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, Hilaire Belloc est un géant de la littérature et de la culture anglaise : poète, romancier, essayiste, historien, polémiste, apologiste du catholicisme et même penseur économique. Bref, il est incontournable et nous l’avons oublié. Pourtant, au propre comme au figuré, Belloc demeure un roc sur lequel on s’achoppe. De taille moyenne, il était plutôt costaud. Sa mise était négligée ; vêtu de noir, ses poches débordant de papiers, de journaux et parfois même de pain. Avec ses avis tranchés et ses phrases coupantes, Belloc avait le don d’énerver et de pousser dans leurs retranchements ceux qui ne partageaient pas ses avis et pourtant l’homme aimait la nuance. Qui est Hilaire Belloc ?

Collection privée de l’auteur.

Premières années

C’est en 1870, à La Celle-Saint-Cloud en France, que celui qu’on allait surnommer « Old Thunder » voit le jour. Après le décès de son père, alors qu’il n’a qu’un an, sa mère emmène ses enfants en Angleterre, sa patrie. Il étudie à l’école de l’Oratoire de Birmingham fondée par le célèbre converti au catholicisme John Henry Newman qui exerce une certaine influence sur le jeune homme.

Une belle histoire d’amour

En 1890, il rencontre Élodie Hogan, une jeune Californienne en vacances en Angleterre. Très amoureux, Belloc part rejoindre sa bien-aimée en Californie en traversant une grande partie du pays à pied. Laissons-le décrire ce périple : « Traverser les déserts et parcourir des canyons étranges et profonds. Passer par le talus de chemin de fer en voyant passer des trains avec des gens à l’intérieur. Dormir dehors et marcher péniblement le lendemain matin en s’émerveillant devant les rochers et les nouveaux paysages. Dormir dans des maisons étranges et ainsi de suite, sans fin, mais arriver d’une manière ou d’une autre à Denver. Vendre des dessins en chemin. S’interroger sur des choses qui n’ont pas d’importance et écrire des vers dans sa tête. Perdre de l’argent aux cartes sur le Rio Cimarron, ensuite n’en avoir plus. Boiter jusqu’à Canyon City, puis récupérer de l’argent, traverser le col de Pike’s Peak jusqu’à Florence (Colorado). Me lever la nuit dans un wagon de marchandises et ainsi de suite jusqu’au bout. » (Lettre à Georges Wyndham du 5 février 1910). La mère de la jeune fille refuse d’accorder la main de sa fille au jeune prétendant. Belloc épouse finalement Élodie en 1896, après le décès de sa mère.

Écrivain et conférencier

Après son service militaire en France, il étudie l’histoire, spécialement le Moyen Âge et les Temps Modernes, à l’université d’Oxford. Ne trouvant pas de poste à l’université du fait de son catholicisme et certainement aussi à cause de son tempérament de feu, il se lance dans l’écriture ainsi que dans une carrière de conférencier. Comme j’aurais voulu assister aux conférences d’Hilaire Belloc ! Son ami Chesterton décrit l’une d’elles dans une lettre à sa fiancée : « Dès qu’il a commencé à parler, on s’est senti sorti des vapeurs étouffantes de disputes quarante fois répétées pour entrer dans des réflexions vraiment réfléchies, nobles et originales sur l’histoire et la nature. Quand je vous dis qu’il a parlé de l’aristocratie anglaise ; des effets de la crise agricole sur leur moralité ; de son chien ; de la bataille de Sadowa ; de la révolution puritaine en Angleterre ; du luxe des Antonins dans la Rome antique ; d’un de ses amis qui, grâce à un travail infâme, avait obtenu un poste politique pour lequel il était totalement inapte ; des bandes dessinées australiennes ; des péchés mortels de l’Église catholique romaine (…). Cela a duré une demi-heure et je pensais que c’était cinq minutes » (M. Ward, Return to Chesterton).

Le « Chesterbelloc »

Sous le terme « Chesterbelloc », forgé par Georges Bernard Shaw, se cache la grande amitié littéraire de Belloc et Chesterton. Ils se rencontrent dans une taverne en 1900. Chesterton décrit la rencontre en affirmant que Belloc était de mauvaise humeur ce soir-là et ajoute que « la mauvaise humeur de Belloc était et est beaucoup plus bruyante et vivifiante que la bonne humeur de n’importe qui d’autre. » La soirée se prolonge tard dans la nuit et, après quelques pintes de bière, Chesterton peut dire que Belloc a apporté « son grand appétit pour la réalité et la raison en action et (…) une odeur de danger (…) ». Cette amitié tant humaine, spirituelle que littéraire va mener les deux hommes à lutter contre tous les maux de la modernité avec l’arme du sens commun.

L’engagement politique

En janvier 1906, Belloc, naturalisé anglais depuis quelques années, est élu à la Chambre des Communes sous l’étiquette libérale pour la banlieue industrielle de Manchester. Orateur autant apprécié que redouté, il ne suit pas toujours les mots d’ordre de son parti, ce qui l’amène à siéger comme indépendant. Il provoque même un certain émoi dans les rangs de l’assemblée quand il réclame le contrôle des fonds des partis. Après cinq ans de vie parlementaire, il renonce à son mandat. Le cirque politique l’a profondément navré : discussions inutiles, opérations douteuses, jalousie, intrigues, trahisons, etc. Il valait mieux lutter par la plume.

Une longue fin

L’année 1914 marque le début de la fin pour Hilaire Belloc. Sa femme Élodie, meurt. « The Old Thunder » en est bouleversé. Il ne se relève pas de cette perte. La chambre de sa femme est fermée à clef et devient le sanctuaire de son amour. Chaque soir en allant se coucher, Belloc s’arrête devant la porte close et y trace un signe de croix. Il éprouve souffrance et tristesse qu’il exprime avec justesse dans un poème où il convie le lecteur « aux eaux répugnantes de l’Achéron, / Là où sont les ténèbres et où les personnes en deuil confuses dépriment ». Ayant perdu sa joie de vivre, il ne quitte plus les habits de deuil et se jette à corps perdu dans la rédaction de ses ouvrages. Les deuils se succèdent : son fils Louis lors de la Grande Guerre, ses amis, dont Chesterton en 1936, son fils Peter lors de la Seconde Guerre mondiale. Malade, usé et vieilli, Hilaire Belloc cesse d’écrire dès 1942. Il passe les dernières années de sa vie dans le silence. Laissons Evelyn Waugh nous raconter sa visite à Belloc quelques mois avant sa mort : « Traînement de pieds. Entre le vieil homme, barbe blanche hirsute, vêtements noirs garnis de nourriture et de tabac. Plus mince que je ne l’ai vu la dernière fois, avec une lueur bienveillante dans les yeux. Il ressemble à un vieux paysan ou à un pêcheur de cinéma français. Il se traîne sur une chaise près du feu. Pendant toute la visite, il a été occupé par des tentatives infructueuses pour allumer une pipe vide. Il ne pouvait pas suivre ce qu’on lui disait, mais aimait prononcer les grandes vérités sur lesquelles il réfléchissait vraisemblablement. » 

Hilaire Belloc, « The Old Thunder », meurt le 16 juillet 1953. Sur sa tombe, on peut lire un de ses quatrains : « J’ai combattu et j’ai gardé la foi, / J’ai parcouru seul le chemin sanglant ; / Il fait sombre. / Tenez-vous près de mon spectre, / Et protégez-moi, Dieu tout-puissant ». 

Une économie au service de la personne

Inspiré par l’enseignement social de l’Église catholique, en particulier par l’encyclique Rerum Novarum (1891) de Léon XIII, Hilaire Belloc propose une voie différente et non une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme : le distributisme. Il s’agit d’une pensée sur la manière dont l’économique et le politique doivent fonctionner pour le bien commun. Belloc se tourne vers l’histoire pour comprendre les dysfonctionnements du système capitaliste dominant. Il essaie aussi de discerner et d’analyser ce qui fut déjà tenté pour éviter les dangers du capitalisme. Les plus importants travaux d’économie politique de Belloc sont:  An Examination of Socialism (1908), The Church and Socialism (1909), The Party System (1911), Socialism and the Servile State (1911), The Servile State (1912), The Catholic Church and the Principle of Private Property (1920), Catholic Social Reform versus Socialism (1922), Economics for Helen (1924) et An Essay on the Restoration of Property (1936). 

Collection de l’auteur.

Au commencement

Remontons au XVIe siècle. En Angleterre, le mouvement des enclosures qui prive les paysans des terres communes et la suppression des monastères ainsi que la confiscation de leurs biens par la Couronne et les grands seigneurs marquent les débuts d’une sorte de proto-capitalisme. Belloc pense que la révolution industrielle, qui commence en Angleterre, est financée par cette classe de capitalistes : « (…) le grand propriétaire de la Réforme, s’élevant sur les ruines de la religion, était économiquement dominant, puis le capitaliste marchand est arrivé à la tête des affaires » (The Church and Socialism).

De plus, le passage d’une économie productrice à une économie mercantile achève le mouvement de perte de la propriété. Selon Belloc, « une économie productrice favorise la stabilité et la bonne division de la propriété. Une économie mercantile favorise la concurrence, la concentration croissante des moyens de production, de transport, d’échange, etc. entre quelques mains et la réduction d’un nombre toujours plus grand de citoyens à la condition de prolétaires » (Pour mieux comprendre l’Angleterre contemporaine).

La négation de la petite propriété conduit à la mise en place d’un État servile. Mais qu’entend Belloc par « État servile » ?

L’État servile

L’État servile s’impose progressivement par une sorte de compromis dynamique entre la pensée socialiste et l’économie capitaliste. Il s’agit d’une « société dans laquelle ceux qui ne possèdent pas les moyens de production produisent, de manière ordonnée et sous la contrainte, des richesses dont le surplus est socialement garanti aux propriétaires des moyens de production » (Le socialisme et l’État servile). Pour calmer les masses productives, l’État doit organiser le bien-être et le divertissement de ces citoyens. Une sorte d’État Providence maternant et moralisateur qui veut notre bien malgré nous.

Comment lutter contre cet État servile ?

L’éloge de la petite propriété

Si l’on veut lutter contre la mise en place de l’État servile, il faut restaurer la petite propriété. En effet, à travers l’histoire de l’Angleterre, Belloc voit que la petite propriété est progressivement évincée au profit d’un modèle économique où une minorité détient le contrôle des entreprises et des terres. Il considère que la petite propriété, en particulier la petite propriété agricole et artisanale, est essentielle pour préserver la liberté des personnes. Pour Belloc, « (…) à chaque fois que la propriété se concentre et devient le privilège de quelques-uns, la culture comme la citoyenneté finissent par se déliter. Les cellules constitutives du corps social s’atrophient et on arrive à ce point de déraison : la plupart des gens n’ayant même plus d’opinion propre à exprimer, ils ne font que répéter celle de leurs maîtres. Ainsi, la propriété se révèle essentielle à une vie pleine (…) » (La Restauration de la Propriété).

La subsidiarité

La petite propriété répandue implique une décentralisation et la mise en place du principe de subsidiarité. Cela signifie que les décisions sont prises au niveau le plus proche des personnes concernées et l’État ne doit intervenir qu’en dernier recours. Cela garantit l’autonomie des individus et des communautés qui peuvent ainsi répondre au besoin « de se défendre et d’influencer, de modeler voire, dans les circonstances les plus favorables, de diriger concrètement les pouvoirs de l’ensemble » (Le socialisme et l’État servile). Belloc pense ici aux corporations, aux guildes ainsi qu’à la coutume qui représente des « trésors coopératifs ». La raison d’être de ces institutions, qui loin de restreindre les libertés les protègent, « est de sauvegarder le droit de posséder, de veiller à ce qu’il soit consolidé et de garantir que son expérience soit étendue à l’ensemble de la communauté » (Le socialisme et l’État servile).

Et si on essayait ?

Force est de constater que les propositions distributistes sont ignorées par les économistes et dans les différents lieux de formation. Bien plus, à chaque fois que j’essaie d’en parler, j’entends les mêmes remarques condescendantes : « Tu es un idéaliste, cette théorie remet en question des fonctionnements économiques bien établis », « Quelle utopie ! Tes idées sont impossibles à mettre en œuvre dans un monde globalisé » ou encore « Avec des guildes et des corporations on va retourner au Moyen Âge ! ». La seule réponse possible est simplement : « Et si on essayait ? ». Essayer non pas avec des experts ou des économistes, mais avec de petites communautés locales qui veulent reprendre leur existence en main.

Paul Sernine


Un étrange capitalisme

Dans le roman satirique La grâce d’Allah, Belloc décrit avec un humour grinçant les pratiques et les dérives d’un certain capitalisme de connivence. Avec l’histoire Le Pont, il met en scène un « promoteur » qui réussit à faire péricliter une entreprise familiale, un bac, qu’il va remplacer par un pont.

 « L’établissement du nouveau pont avait eu pour conséquence un accroissement considérable de la population de la ville. Ses gouverneurs ainsi que ceux des districts voisins, se préoccupaient à juste titre de sa bonne réglementation.

Les autorités de la région étaient entièrement d’accord avec moi sur la nécessité d’établir un régime plus régulier. Je leur fis observer qu’avant d’aller plus loin, ce serait agir sagement et courtoisement que de consulter à grande échelle ceux qui se servaient régulièrement du pont, surtout les marchands de la place et des villes plus lointaines au-delà de la rivière, qui passaient et repassaient à intervalles réguliers avec des caravanes importantes. Aussi les convoqua-t-on fort poliment. On considéra qu’ils représenteraient aussi la masse des petits usagers, et notre assemblée institua un excellent arrangement.

D’abord, nous nous constituâmes en conseil. Ensuite, nous nous votâmes les pleins pouvoirs pour agir à notre guise en ce qui concernaient l’exploitation du pont.

Il fut décidé que les marchands qui se servaient régulièrement du pont, et qui passaient et repassaient avec leur suite une fois par mois en moyenne, seraient quittes de tout péage, à condition de verser un droit annuel pour contribuer à l’entretien de l’ouvrage. Ce droit revenait, en moyenne, pour chacune de leurs bêtes de somme, à environ le quart du péage normal et à moins de la moitié pour chacun de leurs serviteurs.

Les citadins et villageois du commun des mortels, les pâtres et toute la masse des petites gens qui faisaient usage du pont d’une façon moins lucrative, furent taxés le double du péage primitif. Ce n’était que justice, après tout, étant donné qu’ils étaient obligés d’emprunter le pont, n’ayant pas d’autre moyen pour passer la rivière. J’ajoute que les autorités locales qui avec nous faisaient partie du conseil, établirent, après la police générale, un règlement particulier empreint de bon sens et d’esprit pratique. Ce règlement particulier interdisait l’emploi pour traverser la rivière, de tous bateaux, quels qu’ils fussent, sous l’excellent prétexte que ces engins avaient parfois causé des noyades, et que, de toute façon, il y avait maintenant un pont, ce qui faisait disparaître toute nécessité de revenir à un mode de transport si démodé et si arriéré.

Il fut également interdit de passer à la nage entre le coucher et le lever du soleil, pour des raisons de sécurité et de contrôle de la police, et entre le lever et le coucher du soleil pour des raisons de bienséance.

Après que ces nouveaux règlements eurent été votés, on renforça les barrières, et on nomma des fonctionnaires officiels pour percevoir les péages. Je manifestai encore mon dévouement au bien public en autorisant le conseil à licencier mes hommes, et à nommer – en les payant- ces fonctionnaires, ne conservant pour moi-même que le droit de recevoir le produit des péages, et assumant naturellement la charge d’entretenir le pont en contrepartie des sommes que me versaient les marchands réguliers. Je me réservai également le droit, chaque fois que le conseil ou les autorités locales l’estimeraient nécessaire, de renforcer le pont, de le réparer, de le peindre, de l’orner, de le décorer pour les jours de fête, ou de le faire recouvrir d’un vélum pendant les grandes chaleurs, d’assurer l’exécution de ces divers services, moyennant un prix à débattre avec le conseil et les autorités locales, à la tête desquelles se trouvait mon vieil ami le Cheik. »

Hilaire Belloc, La grâce d’Allah (1922), Durendal, 2020. 


La première traduction française de la bible du distributisme

Après avoir publié une nouvelle traduction d’Orthodoxie de G.-K. Chesterton, Radu Stoenescu fait œuvre de salubrité intellectuelle en traduisant, pour la première fois, en français L’État servile de Belloc. Il sera publié prochainement aux Editions Carmin. Vous pouvez souscrire à l’édition papier pour la modeste somme de 25 Euros sur Tipeee (fr.tipeee.com/vous-ne-possederez-rien).


Biographie :

  • Joseph Pearce, Old Thunder – A life of Hilaire Belloc, Harper Collins, 2002.

Ouvrages traduits en français :

  • Marie-Antoinette (1909), trad. S. Campaux, Payot, 1932.
  • La grâce d’Allah (1922), Durendal, 2020.
  • M. Wells et Dieu (1926), trad. J. Fournier-Pargoire, Le Roseau d’Or, Plon, 1928.
  • Jeanne d’Arc (1929), trad. M. Faguer, Firmin-Didot, 1931.
  • Richelieu (1930), trad. T. Varlet, Payot, 1933.
  • Le génie militaire du duc de Marlborough (1933), trad. commandant Rinon, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 1934.
  • La restauration de la propriété (1936), trad. B. Ferrando, Perspectives libres, 2022.
  • Pour mieux comprendre l’Angleterre contemporaine (1937), Desclée de Brouwer, 1939.
  • Les grandes hérésies (1938), trad. B. Ferrando, Artège, 2022.
  • Au temps d’Elisabeth – Renaissance et Réforme en Angleterre (1942), Trad. J.-M. Lavalette, La Renaissance du Livre, 1946.   



« Killers of the Flower Moon » : une idylle entachée par le crime et la culpabilité

Le cinéaste new-yorkais, contemporain de Steven Spielberg et autre artiste notoire de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nouvel Hollywood », a enchanté son public depuis les années 1970 avec des films comme Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), Casino (1995), ou encore Gangs of New York (2002) pour ne citer que quelques œuvres célèbres.

L’histoire de Killers of the Flower Moon (titre poétiquement macabre) nous amène dans l’Amérique des années 1920 : un vétéran de la Première Guerre mondiale, Ernest Burkhart (interprété par Leonardo DiCaprio), arrive dans l’état d’Oklahoma pour rendre visite à son oncle William « Bill » Hale (joué par Robert De Niro). Il devient chauffeur de taxi pour gagner sa vie et rencontre une riche héritière de la tribu osage durant l’une de ses courses : Mollie (Lily Gladstone). Après lui avoir fait la cour, Ernest se marie avec Mollie. Le foyer des Burkhart semble ne plus toucher terre jusqu’à ce que des décès au sein de leur famille se succèdent à un rythme inquiétant. Existerait-il une conspiration qui viserait à les assassiner ?

Le film est tiré d’un roman reportage du même nom, écrit par David Grann. Scorsese en fait son premier western, quoique nullement son premier film historique. C’est un projet mâtiné de caractéristiques issues de divers genres cinématographiques (par exemple le film policier). L’adaptation cinématographique diffère toutefois du roman : alors que le livre présente les aspects variés de l’affaire nommée « Règne de la terreur » (c’est-à-dire des assassinats successifs qui visaient les membres de la tribu osage), le long-métrage prend le parti de particulièrement se concentrer sur le destin d’Ernest. Il est d’ailleurs à noter que la mise en scène ainsi que la production design (en résumé les décors) sont d’une efficacité redoutable : les costumes à mi-chemin entre deux époques, les automobiles de collection, ou les plaines sauvages à perte de vue immergent instantanément les spectateurs dans cette fresque américaine. Cette seule qualité mérite d’être applaudie. En introduisant ainsi son récit, Scorsese se range du côté de metteurs en scènes comme Michael Cimino (réalisateur de l’éprouvant mais magnifique Voyage au bout de l’enfer) ou Clint Eastwood. Ces derniers se sont évertués à peindre sur grand écran des événements monumentaux, tout en interrogeant les mythes fondateurs américains.

Quand on parle de scénario, il est nécessaire de s’attarder sur les personnages. Une autre qualité de Killers of the Flower Moon est son apparente aisance à présenter des individus complexes et attachants, aux prises avec la tragédie de l’Histoire. Sans surprise, Leonardo Di-Caprio excelle dans son interprétation d’Ernest : des mimiques aux gestes les plus anodins, de l’accent sudiste au vocabulaire employé, ce vétéran porté sur la boisson fascine aussi bien par son authenticité que par sa vulnérabilité. De même, Lily Gladstone convainc par la sobriété de son attitude, cependant enrichie d’une intensité émotionnelle qui surgit à quelques moments clefs du déroulé narratif. Il faut de même saluer les performances des acteurs secondaires qui contribuent au réalisme, à la consistance de cette épopée où la corruption et la culpabilité (deux thématiques chères au cinéaste) sont omniprésentes. Autrement dit, le film est une réussite du point de vue théâtral.

Toutefois, il est regrettable que la performance de Robert De Niro soit en deçà du niveau général, surtout quand on pense à ses magnifiques apparitions dans des films comme Raging Bull (1980) ou La valse des pantins (1982), deux autres classiques de Scorsese. Le comédien est en mesure de donner vie à des personnages fascinants. Cela ne fait aucun doute. Il est donc fort dommage que le personnage de Bill Hale, oncle d’Ernest et individu diabolique par excellence, n’ait pas bénéficié d’un traitement plus minutieux. La pauvreté du jeu tranche avec l’éloquence du travail de DiCaprio et de Gladstone. Un jeu trop convenu de la part du légendaire acteur américain, « étalon-or » théâtral comme DiCaprio le considérait durant sa formation de comédien. De Niro aurait-il négligé la préparation de son rôle ? Il existe peut-être un âge auquel un artiste n’est plus autant disposé à s’investir.

La mise en scène, malgré l’ampleur de la trame, souffre d’un classicisme un brin suranné. Efficace sans faire preuve d’originalité, Scorsese nous avait habitué à plus d’innovations en termes de réalisation – par exemple les plans chaotiques de Mean Streets qui donnaient l’apparence d’un reportage tourné dans le Little Italy de New York. Le cinéaste semble s’être assagi au fil des années.

En somme, Killers of the Flower Moon est le captivant récit d’un homme, Ernest Burkhart, découvrant une culture indigène par laquelle il cherche à être accepté. Il s’agit aussi d’une œuvre de qualité qui immerge naturellement l’audience dans cette épopée où trahison et violence sont légion. Les échanges entre les comédiens, la bande-son plus sobre qu’à l’accoutumée car basée essentiellement sur la musique amérindienne, et la production design font partie des points forts du film. Moins subversif que le fameux Dead Man (1994) de Jim Jarmusch et moins comique que le Little Big Man (1970) d’Arthur Penn, Killers of the Flower Moon apporte un éclairage inédit sur les relations entre américains blancs et amérindiens. Bien plus qu’une simple fable portant sur le racisme et les effets délétères du capitalisme, il est une œuvre fascinante à mi-chemin entre film historique et histoire de pègre, un film-fleuve (près de 3h30) dont la durée ne se fait que très peu sentir.




« Coup de chance » : les cruelles vertus du hasard

Une femme à la tenue élégante déambule dans les rues de Paris. Soudain une voix douce et masculine l’interpelle : la première interaction entre Maude (jouée par Lou de Laâge) et Alain (interprété par Niels Schneider) se joue. Ils ne s’étaient pas revus depuis le lycée, à New York. Une relation est-elle sur le point de se renouer ? Plus tard, Maude retrouve son petit-ami Jean (Melvil Poupaud) dans leur appartement luxueux. Au fil de leur conversation, elle semble pensive, lointaine : un tel ménage lui correspond-il réellement ? 

Aussitôt la trame amorcée, les spectateurs sentent qu’Allen s’aventure en terre connue : potentiel triangle amoureux, la capitale parisienne idéalisée – comme c’est le cas pour le nostalgique Minuit à Paris (2011), et un humour mâtiné d’amertume. Coup de chance est une œuvre représentative du cinéaste, mais qui introduit une nouveauté de taille : il s’agit d’un film joué en français. Bien que cet aspect mérite d’être relevé, il passe rapidement inaperçu tant ce cadre européen semble convenir à l’auteur. Allen a en effet confessé à de nombreuses reprises sa passion pour des cinéastes comme l’italien Federico Fellini, le suédois Ingmar Bergman ou encore le franco-suisse Jean-Luc Godard. 

Concernant ses influences, le scénario de Coup de chance s’avère un curieux mélange de Truffaut et de Hitchcock. Dans une interview (datant du 3 septembre) accordée au magazine Variety, Allen remarque que l’une des raisons pour lesquelles les films du second sont aussi appréciés est l’omniprésence du glamour : bien que peuplés de meurtres et de trahison, ses films conservent une esthétique agréable, voire séductrice. En d’autres termes, les histoires peuplées de macchabées mêlées à des intrigues amoureuses rendent les œuvres de Hitchcock populaires. Le dernier travail d’Allen suit cette logique : un film à suspense aux relents romantiques, un récit idyllique où la violence et l’horreur affleurent.  

De la comédie au drame : une formule qui capture parfaitement non seulement le style mais aussi l’univers du New-yorkais. Coup de chance n’échappe bien sûr pas à la règle. On y voit évoluer des personnages complexes dépeignant la condition humaine, des individus aux prises avec l’ironie de l’existence. Il offre aux spectateurs des réflexions philosophiques qui enrichissent le scénario. Les blagues et le ton décalé qui parsèment l’histoire suggèrent bien souvent le drame ; Coup de chance est bel et bien un récit tragique, macabre même, mais raconté avec un ton léger – largement exprimé par une musique jazz que Woody Allen affectionne particulièrement. 

Se mariant parfaitement à la bande-sonore du film, l’esthétique sobre et classe contribue significativement à cet univers certes caractérisé par le confort matériel et le prestige de la bonne société parisienne, mais également par la trahison et la tromperie. Le directeur de la photographie Vittorio Storaro (auquel on doit la sublime identité visuelle d’Apocalypse Now(1979)) contribue subtilement à ce drame citadin.   

S’il existe bien une thématique dominante au sein du film, c’est bien celle de la chance (d’où le titre du film). A l’instar de Match Point (2005), considéré comme une des œuvres les plus réussies de Woody Allen, le récit fait la part belle à la prédominance des aléas dans le destin des individus. Ils semblent s’immiscer à tous les moments clefs, faisant basculer inexorablement la marche des événements. On imagine aisément le metteur en scène sourire douloureusement en dehors du champ de la caméra, observant avec une parfaite lucidité les affres de ses personnages. 

En somme, Coup de chance est un travail séduisant, à l’humour parfaitement dosé. Il offre une intrigue certes sombre, mais contée avec douceur. Bien qu’il n’atteigne pas le génie de films comme Annie Hall (1977), Manhattan (1979), ou encore le très original La rose pourpre du Caire (1985), le film jouit d’une intrigue sophistiquée où les rebondissements sont toujours bien amenés. On espère qu’Allen nous offrira de nouveau le privilège de savourer d’autres aventures européennes. 




Combattre dans la joie

« Do you know Chesterton ? » me lançait sans ambages mon vénérable enseignant d’anglais en portant une tasse de thé à ses lèvres. Surpris par cette entrée en matière, l’adolescent que j’étais répondit par la négative. « It’s a mistake young fellow », murmura-il en regardant par-dessus ses lunettes. Je n’avais plus le choix. J’occuperai mon temps libre au Royaume-Uni à lire ce dénommé Chesterton. Je ne sais pas si je progressai réellement en anglais durant ce séjour linguistique. En revanche, j’entrouvris la porte du paradoxe.

Une vie paradoxale

 Imaginez, au détour d’une rue, un colosse jovial de cent trente kilos pour un mètre nonante, une cape flottant sur les épaules et ne quittant jamais sa canne-épée. Vous venez de rencontrer Gilbert Keith Chesterton et, à n’en pas douter, vous ne l’oublierez pas de sitôt.

Chesterton vient au monde à Londres en pleine époque victorienne. Après des études où il va, entre autres, développer des compétences artistiques, il s’oriente vers le journalisme. Ses talents de polémistes joints à son style d’écriture autant satirique que spirituel lui valent admiration et célébrité mais aussi quelques solides inimitiés.

Auteur prolifique, il ne cesse d’écrire essais, articles et romans touchant à des sujets divers et variés : poésie, politique, religion, philosophie et littérature.

Cet amateur de vin de Bourgogne aux écrits parfois délirants (Le nommé JeudiLe Napoléon de Notting HillL’inconvénient d’avoir deux têtes, etc.) est aussi une âme tourmentée par la vérité. Élevé dans un anglicanisme de convenance, il va s’essayer au spiritisme avant d’entreprendre un long chemin qui va le conduire à entrer dans le giron de l’Église catholique en 1922.

Amoureux de la liberté et de la justice sociale, défenseur du peuple dont la voix n’est pas entendue, Chesterton s’éteint en 1936 en laissant derrière lui le souvenir d’un bretteur passionné et courtois.

Autoportrait de l’auteur avec le slogan distributiste « trois hectares et une vache ».

A travers ses écrits, Chesterton nous invite à comprendre les faiblesses et les impasses de la pensée moderne. Suivons-le !

 Le mythe du progrès

Depuis le Siècle des Lumières, le mythe du progrès est une matrice idéologique qui justifie tous les changements et toutes les transformations. Chesterton s’attaque à ce mythe fondateur de la modernité qui postule un progrès cumulatif et indéfini s’affranchissant de l’ordre naturel. 

Chesterton critique cette idée qui n’est un sophisme car « même quand il y a progrès du fait qu’il y a développement, le progrès ne porte pas sur tous les points : il n’est jamais simple, ni absolu » (Chaucer).  Bien plus cette croyance en un progrès nécessaire représente une hérésie car elle est simpliste et nuisible. Elle néglige aussi la réalité qui est nuancée et complexe. Chesterton fait ici écho à Hamlet, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, qui voyait plus de chose dans la réalité qu’il n’en est rêvé dans la philosophie.

Chesterton n’est pas misonéiste pour autant. Il refuse que le progrès se fasse au détriment de la sagesse éprouvée par les siècles. Face au progrès aveugle et destructeur, Chesterton propose la prudence et le discernement. Il envisage toujours les conséquences d’un soi-disant progrès pour montrer son inanité. Le progrès ne peut se construire sur les cadavres de ce qui était bel et bon précédemment : « Il m’a paru inique que l’humanité trouve toujours mauvaises tant de choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures, et qu’elle repousse sans cesse du pied l’échelle qui lui a permis de monter. Il m’a semblé que le progrès devait être autre chose qu’un parricide continuel. » (Le Défenseur)

Rayon Chesterton de l’auteur.

La pensée captive

Fille du mythe du progrès, force est de constater que la pensée moderne n’est ni libre ni féconde et que « le monde moderne dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques » (L’Homme éternel). En effet, il est courant aujourd’hui d’adopter des idées préconçues et des préconcepts sans remettre en question leur validité. Prisonnier de ses habitudes de pensée et de ses préjugés, l’homme moderne limite sa capacité de découvrir le réel, bien plus il impose sa propre grille de lecture à la réalité.

Pour libérer notre pensée, Chesterton invite tout un chacun à redevenir un homme ordinaire car ce dernier « a toujours été bien portant parce qu’il a toujours été un mystique. Il a permis le crépuscule. Il a toujours eu un pied sur la terre et l’autre dans le royaume des fées. Il s’est toujours gardé la liberté de douter de ses dieux, contrairement à l’agnostique moderne, libre aussi de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique » (Orthodoxie).

 La folie intolérante

Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir le journal pour constater que l’homme ordinaire se trouve confronté à une forme de folie intolérante qui ne se dissimule plus.

Qu’est-ce que cette folie ? Selon Chesterton, la folie est « la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide » (Orthodoxie).  Bien plus, il s’agit de « penser sans s’appuyer sur les principes premiers et authentiques », en inversant « les points de départ et d’arrivée ». (Orthodoxie)

Cette folie s’impose par l’intolérance de certains groupes qui tout en prônant le dialogue, deviennent intolérants envers ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Pire encore, cette intolérance est justifiée par le « droit » à la différence et elle conduit à l’exclusion des « dissidents ». Et Chesterton de considérer avec brio : « Les vieux fanatiques religieux ont torturé des hommes physiquement pour une vérité morale. Les nouveaux réalistes torturent des hommes moralement pour une vérité physique » (Tremendous Trifles).

La joie comme une arme

Confronté à ce monde, le risque est de devenir « un homme dont le cœur est sevré de toutes les joies ». Si tel est le cas « il ne reste plus que la folie » (Le Napoléon de Notting Hill). En pourfendant ce qui ne va pas, Chesterton ne critique pas seulement la pensée moderne ; il nous offre, par ses œuvres et sa vie, l’arme par excellence : la joie.

La joie n’est pas une simple émotion fugace, c’est une attitude fondamentale de l’être humain. Pour Chesterton, « l’homme est plus lui-même, l’homme est plus homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale et la tristesse la chose superficielle » (Orthodoxie). Le cœur de cette joie c’est la louange, mystérieuse « pulsation de l’âme » ; c’est-à-dire l’action de grâce, la reconnaissance pour la beauté, pour la vie, pour l’amitié, pour une bière partagée dans un taverne enfumée. Par la joie, nous maintenons vivante notre capacité d’émerveillement et nous touchons au mystère même de Dieu. D’ailleurs Kafka ne s’était pas trompé quand il disait de Chesterton que sa joie donnait l’assurance qu’il avait rencontré Dieu.

Paul Sernine

Quand Chesterton annonçait le « wokisme » 

« La grande marche de destruction mentale va continuer. Tout sera nié. Tout deviendra objet de croyance. C’est une position raisonnable de nier l’existence des pierres dans la rue ; ce sera un dogme religieux de l’affirmer. C’est une thèse rationnelle que nous vivons tous dans un rêve ; ce sera une preuve de santé mentale mystique de dire que nous sommes tous éveillés. Des incendies seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Des épées seront tirées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons acculés à défendre, non seulement les incroyables vertus et le bon sens de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore : cet immense et impossible univers qui nous regarde en face. Nous nous battrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous regardons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui ont pourtant cru. »

G.K. Chesterton, Hérétiques (1905)

Pour aller plus loin:

Biographies :

·      François Rivière, Le divin Chesterton, Rivages, 2015.

·      Ian Ker, G.K. Chesterton – A Biography, OUP Oxford, 2012.

Romans :

·      Le Napoléon de Notting Hill, trad. Jean Florence, Gallimard, 2001.

·      L’Auberge volante, trad. de Pierre Boutang, L’Age d’Homme, 1990.

·      Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.

Essais :

·      Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Éditions Saint-Rémi, 2008.

·      Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, 2023.

·      Saint Thomas d’Aquin, trad. Maximilien Vox, Éditions Saint-Rémi, 2006.




Étudiant en médecine, il ressuscite l’œuvre d’un génie oublié

– Vous êtes étudiant en médecine, et avez décidé de traduire et éditer un auteur britannique un peu tombé dans l’oubli, Joseph Daniel Unwin. Pourquoi ?

Parce que si je ne l’avais pas fait, je pense que personne d’autre ne l’aurait fait !

Unwin a publié en 1934 Sexe et Culture, une thèse de doctorat d’anthropologie. Il montre que les sociétés développées tendent à être monogames et monothéistes. À l’inverse, l’assouplissement de la législation maritale a toujours précédé et amorcé le déclin des grands empires.

En 1936, Unwin rédigeait Hopousia, que j’ai traduit. Il y résume ses précédents travaux, et se lance ensuite dans une expérience de pensée. Il se demande quels sont les facteurs qui engendrent la civilisation, et il propose de restructurer la société en conséquent. Au lieu d’imposer une morale ou une idéologie, Unwin donne des principes basés sur l’étude des faits. Il s’intéresse également à la structure économique, si bien que cette section constitue en fait le cœur du livre.

Le contenu me semblait donc d’actualité, et digne d’être diffusé. La modique marge ne m’enrichira probablement pas – et j’ai déjà assez pour vivre.

Unwin en 1917.

– Le cursus que vous suivez est connu pour être assez prenant. Comment avez-vous procédé pour mener à bien votre projet ?

Je n’ai pas de télé (on gagne un temps fou) ! Et bon, je me suis levé chaque matin un peu plus tôt que d’habitude, pour commencer la journée par 30 minutes de traduction. Et au bout de 18 mois, c’était fait.

– Cet auteur est assez technique, lorsqu’il parle d’économie en particulier. Pourtant, c’est par ce domaine que vous avez décidé de commencer. Pourquoi ?

En fait j’ai traduit le livre entier directement.

Mais j’ai trouvé la section sur les fondements de l’économie tellement clairvoyante que je l’ai aussi mise en forme dans un ouvrage à part, L’Argent et la monnaie. Beaucoup de publications actuelles nous parlent des rouages de notre système ; de la manière de placer son argent, etc. Unwin a plutôt une réflexion qui « remonte le courant » ; c’est-à-dire qu’il cherche à définir, fondamentalement, ce qu’est l’argent, sa nature, ce qu’il mesure. C’est seulement ensuite qu’il en déduit la manière de l’administrer, et qu’il met par contraste le doigt sur les dysfonctionnements de notre système.

– Comment expliquez-vous que cet auteur ait disparu des radars, alors qu’il était en son temps encensé par Aldous Huxley ?

Dans Hopousia, j’ai conservé la préface d’Aldous Huxley. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit si favorable. Huxley met toute la partie économique au second plan, et critique plutôt le côté idéaliste de Unwin.

Le livre est une publication posthume, d’un style plutôt universitaire ; il est gros, rigoureux, un peu fastidieux parfois ; paru au milieu de la guerre (1940), trop en avance sur son temps. En fait, les grands intellectuels, précisément parce qu’ils sortent du cadre « bienpensant », sont rarement accueillis ou compris par leurs pairs. Personne d’autre ne le réédite aujourd’hui.

– Qu’est-ce que cette lecture peut nous apporter près d’un siècle plus tard ?

À l’heure où nos mœurs semblent entamer la phase ultime de leur délitement, le constat anthropologique d’Unwin peut nous servir d’avertissement.

Par ailleurs, on sent aujourd’hui que notre système économique avance aussi vers un effondrement sous le poids de la dette (envers qui ?). Mais peu de gens proposent des solutions concrètes, et nos idées sont confuses. Sur quoi indexer la monnaie ? Peut-on l’imprimer sans forcément avoir des réserves d’or ? Faut-il parfois la détruire ? Que sont les chiffres sur les billets ? Qu’est-ce que le crédit ? Le prêt à intérêt (usure) est-il légitime ? Qu’est-ce que la « valeur » ? Qu’est-ce que le « capital » ? Qu’est-ce que l’investissement ? Pourquoi y a-t-il des milliardaires ? Que doit-être une « banque » ? Etc.

Unwin répond à toutes ces questions. Mais surtout, il définit et distingue clairement le concept d’argent (les chiffres sur les billets, vos comptes en banque, etc.) et le concept de monnaie (le moyen d’échanger ces chiffres : pièces, billets, chèques, virement bancaire, etc.). Ensuite, Unwin propose une classification des différentes monnaies. On sent poindre tout cela dans Le Capital de Marx, mais la distinction y reste très floue et ses conséquences ne sont pas identifiées. Enfin, Unwin fait de nombreuses suggestions visant à reconstruire un système économique conçu pour empêcher le fléau de l’usure. Je pense qu’un jour ou l’autre, une telle refonte adviendra.

– Comment acquérir les deux livres ?

Pour le moment, les livres sont disponibles directement auprès de l’imprimeur, et sont aussi proposés à la vente sur Amazon et Rakuten.

Les versions électroniques sont disponibles gratuitement sur archive.org

Pour d’éventuelles questions, je suis joignable à benoit.londin@proton.me. Merci !

Propos recueillis par Raphaël Pomey




De la télévision à Hollywood : hommage à William Friedkin 

Dans la fraîcheur de la nuit, un homme en soutane approche inexorablement d’une résidence du quartier aisé de Georgetown, à Washington D.C. En plein cœur des ténèbres, il fait face, seul, à l’horreur : des cris démoniaques, vociférés d’une fenêtre baignée d’une lueur sépulcrale. 

Quel spectateur n’a pas souvenir de l’arrivée du père Merrin (interprété par Max von Sydow), protagoniste de L’Exorciste(1973), qui est sur le point d’affronter le démon qui a pris possession de la petite Regan MacNeil (Linda Blair) ? Le film est toujours considéré par certains comme la meilleure histoire d’horreur jamais tournée ; sa mise en scène est signée par un nom devenu légendaire : William Friedkin (1935-2023). 

Auteur phare du Nouvel Hollywood, ce mouvement cinématographique qui a favorisé l’émergence de grands noms comme Steven Spielberg (1946) ou Martin Scorcese (1942), Friedkin est l’héritier de deux mondes bien distincts : celui de la télévision d’une part, et celui du théâtre de Broadway d’autre part. Cet héritage s’est clairement reflété au fil de sa filmographie. En effet, son travail ne se résume pas à French Connection (1972) ou à L’Exorciste, quand bien même ces films constituent des œuvres clefs du cinéma des années 1970. Rappelons qu’il est également l’auteur de plusieurs adaptations de pièces de Broadway telles que le fantasque Les garçons de la bande (1970) ou le paranoïaque Bug (2006), probablement un de ses films les plus réussis. 

Friedkin en 2017. (GuillemMedina/Wikimedia Commons)

Le cinéma de William Friedkin, c’est en résumé la mise en scène de personnages acculés, se trouvant dans des situations apparemment inextricables. Des individus dos au mur autrement dit. On connaît la passion et la nature opiniâtre du metteur en scène : tirer le meilleur de ses comédiens en leur faisant travailler minutieusement leur rôle, les pousser à bout de temps en temps afin qu’ils libèrent leur énergie créatrice. À cet égard en tout cas, il est bien proche de David Lynch (1946) ou encore, pour établir un parallèle plus exotique, de Kenji Mizoguchi (1898-1956), un des grands noms du cinéma japonais. Peut-être qu’il n’exprime pas une vision du monde aussi définie que des artistes comme Clint Eastwood (1930), mais il est assurément en mesure de raconter des histoires émotionnellement intenses, prenantes, et qui donnent souvent à réfléchir. Il a affirmé avoir adapté un film comme L’Exorciste parce qu’il souhaitait se poser des questions sur l’importance de la foi (juive dans son cas) ; le film peut être interprété comme un récit où la laïcisation grandissante de la société américaine va de pair avec la propagation des forces du mal. Les seuls personnages pouvant lutter contre cette menace se trouvent être des prêtres, des représentants de la foi chrétienne par excellence. Dans Bug, Agnes White (Ashley Judd) et Peter Evans (Michael Shannon) forment un couple mortifère. Ils sombrent progressivement dans la folie en s’isolant du monde extérieur, donc de la réalité. Ils sont convaincus qu’ils sont les victimes d’une machination qui vise à les éliminer. Le scénario du film fait référence aux théories du complot qui ont essaimé à la suite de la tragédie du 11 septembre ; les protagonistes s’enferment dans un délire de persécution que l’audience finit par partager grâce à une mise en scène immersive et déroutante.

De manière générale, le cinéaste mise sur des scénarios peuplés d’êtres troublés, en demi-teinte ; anti-héros illustrant à merveille la condition humaine. Il les tourne avec une esthétique proche du documentaire, viscérale et authentique. Friedkin est un véritable conteur d’images, un homme qui demeure une influence certaine pour les apprentis cinéastes. Un auteur à (re)découvrir, assurément.




Une autre gauche est-elle possible ?

Un des murs de la salle de séjour de mes aïeuls maternels était recouvert de cadres divers et variés. Autour d’un crucifix, on pouvait admirer des photographies de tous les membres de la famille allant des trisaïeuls aux petits-enfants. On remarquait aussi d’autres photographies, en fait des cartes postales, des différents souverains pontifes de Pie XII à Jean-Paul II. Tout à droite, il y avait deux portraits d’inconnus. L’un d’eux, qu’enfant j’appelais le Père Noël, m’intrigua. Il s’agissait de Jean Jaurès. Pourquoi était-il là ? Et mon grand-père, syndicaliste, de m’expliquer que c’était quelqu’un qui avait fait beaucoup de bien pour les ouvriers et qu’il était mort assassiné au début de la Première Guerre mondiale. « C’était un intellectuel, murmura-t-il, mais il était des nôtres ». Étonnant Jaurès côtoyant les membres de ma famille et les papes. En fait, pour mon aïeul, il faisait partie de la famille et c’est plus tard que je compris.

Une vie pour les autres

Jean Jaurès naît en 1859 à Castres, dans le Tarn. Issu d’une famille modeste, enfant, il veut devenir receveur des postes. Élève brillant, il passe par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm puis est agrégé de philosophie. Professeur et journaliste, il est élu député à l’Assemblée nationale en 1885. La grève des mineurs de Carmaux en 1892 rend explicite son engagement socialiste. Militant pour la justice sociale et la solidarité, il fonde le journal « L’Humanité » (1904). En 1905, il unifie les socialistes français en participant activement à la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Pacifiste convaincu, il tente d’empêcher la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être assassiné le 31 juillet 1914.

Conscient de ne pouvoir aborder tous les aspects de la pensée de Jean Jaurès, et comme un message à mes amis de gauche, je choisis d’aborder son réalisme pragmatique, sa vision d’un socialisme ancré dans la tradition politique et la culture locale, sa défense de la propriété privée, son ouverture à la transcendance et sa passion de l’unité.

Le sens de la réalité 

Pour Jaurès, « il faut aller à l’idéal en passant par le réel ». Face au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde, qui voyait dans la lutte des classes un fait, Jaurès préfère y voir un principe d’action, un « principe si général, (qui) vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt ». 

Jaurès n’est pas un doctrinaire sectaire, c’est un réaliste qui a une profonde compréhension des conditions de vie des travailleurs et des classes défavorisées. Son réalisme est enraciné dans les souffrances et les difficultés auxquelles sont confrontées les masses populaires. Partant de ces réalités concrètes, il propose des réformes économiques et sociales, visant à améliorer la vie quotidienne. 

Un des exemples est la fondation de la verrerie d’Albi en 1895. À la suite du renvoi de deux délégués syndicaux et d’une grève, tout le personnel de la verrerie de Carmaux est licencié. Jean Jaurès, assisté d’un comité de soutien, va collecter des fonds et créer une verrerie à Albi sur un modèle coopératif.

Le socialisme comme tendance naturelle

La philosophie socialiste n’est pas imposée de l’extérieur à une société. Selon Jaurès, cette dernière porte en elle une tendance naturelle vers le socialisme. En effet, « la tendance au socialisme est inséparable de l’évolution de la société moderne. La démocratie et le socialisme sont deux termes inséparables, non point parce que la démocratie mène nécessairement au socialisme, mais parce que les principes démocratiques et socialistes sont deux termes également nécessaires de l’évolution moderne. » Que faut-il comprendre ?

L’évolution de la société et les conditions économiques tendent à favoriser l’émergence du socialisme. Jaurès pense que les inégalités et les injustices du système capitaliste conduisent inévitablement à la recherche de solutions plus équitables et collectives.

Cette tendance naturelle n’est pas seulement sociale, elle est aussi individuelle. À mesure que les travailleurs prennent conscience de leur exploitation et de leur condition commune, ils chercheront des moyens collectifs de faire valoir leurs droits et de lutter contre les inégalités. Cette prise de conscience conduira à une mobilisation croissante en faveur du socialisme, qui vise à transformer les structures économiques et sociales en faveur de plus d’égalité et de solidarité.

Un socialisme incarné

Jaurès veut et défend un « socialisme français », c’est-à-dire un socialisme « adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays. »

Pour le député du Tarn cela se caractérise par le fait qu’il doit épouser la forme politique du pays, c’est-à-dire la République, car « jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ».

Le « socialisme français » doit aussi être autant scientifique qu’idéaliste, c’est-à-dire que Marx n’en sera pas la seule grille de lecture et que Jaurès s’appuie aussi sur Proudhon et les penseurs socialistes français.

Pour finir, cette inculturation doit aussi s’appliquer « à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel ».

La défense de la petite propriété

Jaurès pense que la socialisation des moyens de production, notamment des grandes entreprises et industries, peut contribuer à créer une société plus équitable. Cela signifie que la propriété collective des secteurs clefs de l’économie permet de mieux répartir les richesses et de donner aux travailleurs une plus grande influence sur la gestion et les bénéfices de ces entreprises.

Cependant, Jaurès ne prône pas une abolition radicale de la propriété privée pour tous les biens. Les réformes économiques et sociales doivent garantir que la propriété privée ne soit pas utilisée pour exploiter les travailleurs ou pour maintenir des inégalités profondes. Jaurès envisage la propriété privée comme subordonnée au bien commun. En effet, « les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreur au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres ».

Une fois de plus, on peut admirer le pragmatisme et l’équilibre de la pensée de Jaurès, même si cela semble contraire à la vulgate marxiste. 

Une action guidée par la transcendance

Bien que de culture et d’éducation catholiques, Jean Jaurès perd la foi en le Dieu des chrétiens lors de son passage à l’École normale supérieure. Cela ne l’empêche pas de se réclamer d’une certaine transcendance : « dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu » ou « c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence de la réalité ». 

En fait, Dieu est la colonne vertébrale de son action politique. Il suffit de lire sa thèse de doctorat, De la réalité du monde sensible, pour s’en rendre compte. Plus tard, Jaurès n’hésitera pas à affirmer que toute son action est contenue dans cette thèse. Bien plus, en 1910, il se défend de renier aucun des mots de cette dernière. Oui, le rédacteur en chef de L’Humanité reconnaît l’existence d’un Dieu partout présent : « Il y a donc pénétration du monde et de Dieu ».

Il n’est pas faux d’affirmer que les combats et l’engagement de Jaurès sont d’ordre spirituel, terme que l’on euphémise en « humanisme » ou en « idéalisme » car cela gêne. Pour Jaurès, « tout effort dans la justice est une prise de possession de Dieu ». Par son action pour plus de justice et de solidarité, Jaurès accomplit une tâche spirituelle, car il continue l’œuvre de ce qu’il appelle « Dieu ». Il n’hésite pas à parler d’épanouissement de l’âme humaine, de sens de la vie et de perfection : « Je crois d’une foi profonde que la vie humaine a un sens, que l’univers est un tout, que ses forces, tous ses éléments aspirent à une œuvre et que la vie de l’homme ne peut être isolée de l’infini où elle se meut et où elle tend ».

Bien plus, pour Jaurès, le socialisme donne un sens religieux à la vie : « le socialisme ne créera pas la religion, il ne sera pas une religion, mais il mêlera la religion à la vie, à toutes les manifestations de l’humanité. » 

Le socialisme « serait peu de chose » s’il ne devait apporter que des changements politiques et sociaux. Le député de Carmaux ose affirmer qu’« élevant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les autres murs de l’usine, nous voulons ouvrir à nouveau les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu ». Nous sommes loin de la mesquinerie et des petits calculs de la politique politicienne.

L’unité avant tout 

Jean Jaurès est un apôtre de l’unité, que ce soit entre les différentes tendances socialistes, dans la société ou entre les nations. Pour lui, l’action politique socialiste, bien qu’elle puisse être source de division, n’est pas une œuvre de rancœur ou de haine : « Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple ». D’où l’importance du dialogue et de la compréhension entre les différents acteurs sociaux : point de sectarisme, point de dogmatisme, juste le bien commun.

Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, Maurice Barrès, son adversaire politique, écrit dans ses cahiers : « Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était, car les défauts n’empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme ! Adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer ». Oui, avec Jaurès, une autre gauche est possible. Cette gauche-là pourrait redevenir crédible. Elle aurait mes suffrages et mon respect ; bien plus, elle aurait mon engagement et ma fidélité.


La décence commune selon Jaurès

« L’idéalisme instinctif qui porte la classe ouvrière vers la vérité est d’accord avec son intérêt profond, lance-t-il. Il y a, à coup sûr, dans le prolétariat, bien des cerveaux encore obscurs opprimés par un travail servile et encombrés de préjugés bourgeois. Il y a en dehors du prolétariat bien des penseurs hardis et intrépides qui mettent au-dessus de tout la vérité. Mais, dans l’ensemble, c’est le prolétariat seul qui est en harmonie complète avec la vérité. La vraie classe intellectuelle, malgré ses inconsciences et ses ignorances, c’est la classe ouvrière, car elle n’a jamais besoin du mensonge. »

« La classe intellectuelle », La Petite République, 7 janvier 1899.

La liberté

« Si dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions. (…) Plutôt la solitude avec tous ses périls que la contrainte sociale ; plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit ! Mais encore une fois, quand on s’imagine que nous voulons créer un fonctionnarisme étouffant, on projette sur la société future l’ombre de la société actuelle. La justice est pour nous inséparable de la liberté. »

« L’État socialiste et les fonctionnaires », La Revue socialiste, avril 1895.

Biographies

  • Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2008.
  • Max Gallo, Le Grand Jaurès, Tallandier, 2020.

Œuvres

  • Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ?, Fayard, 2019.
  • Jean Jaurès, Discours et conférences, Flammarion, 2014.
  • Jean Jaurès, Le socialisme et la vie, Payot & Rivages, 2011.

Anthologie

  • Ainsi nous parle Jean Jaurès, Fayard, 2014.