Écrire ou mourir

Il m’arrive parfois de m’emporter et de lancer à mon interlocuteur médusé: «Je vous laisse le choix des armes et je vous attends à l’extérieur.» Hélas, je le sais bien, le monde a changé et on me rappelle sans cesse que l’on ne se bat plus au fleuret ou à l’épée dans la brume du petit matin. L’envie désuète de régler une question par un duel me vient sans doute de mes années d’escrime mais plus encore de la lecture des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Mon édition de poche des aventures d’Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan est préfacée par Robert Nimier. J’y lis que «les jeunes Français […]sont élevés dans la discipline des “Mousquetaires” (et qu’) ils y apprennent des vertus cardinales […], la noblesse, le mystère, la force et l’audace». C’est aussi pour cela que j’ai quelquefois envie de me battre en duel. C’est pour cela que j’aime à lire les œuvres de ces rebelles que furent les Hussards.

Professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, Marc Dambre nous offre une synthèse magistrale et exhaustive sur ce qu’il nomme l’«histoire d’une rébellion en littérature». A travers les vies croisées de Nimier, Blondin, Laurent et Déon, Marc Dambre nous fait revivre tout un pan peu connu de l’histoire culturelle de l’après-guerre.

Oubliés de l’Université, laissés de côté par les manuels scolaires, qui sont les Hussards? Qu’est-ce qui les anime?

Un portrait à charge

En décembre 1952, Bernard Franck, bon soldat de la lourde infanterie sartrienne, publie un article pour brocarder de jeunes auteurs: Blondin, Laurent et Nimier. Il les classe à droite, péché suprême, en les appelant «les Hussards». Depuis lors, on retient cette appellation et la description qu’en donne Franck: «Ils aiment les femmes […], les autos […], la vitesse […], les salons […], les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). Ils sont truqués comme un après-guerre, presque touchants à force de vouloir nous persuader que nous sommes en 1925 et que tout va recommencer […]. Envers la littérature, il se conduisent comme ces petits-bourgeois qui vont au bordel […].» Bref, les Hussards semblent être des adolescents révoltés, fils à papa profitant de la vie. Tout n’est pas si simple pour ne pas dire simpliste.

Des contestataires de droite

En réalité, si ces jeunes auteurs sont bien de droite, ils ne sont pas conservateurs pour autant. Loin de défendre des valeurs comme l’Église, l’armée, la patrie et le mariage, ils s’en méfient et adoptent même un certain cynisme à leur égard. Ils appartiennent «à cette génération heureuse qui aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé» (Nimier). Dès lors, la société leur apparaît comme superficielle et marquée d’insuffisances. Face à cette crise des valeurs, ils se posent comme supérieurs à la société médiocre. Ils refusent toute compromission et portent un regard autant lucide que désabusé: «En politique, il n’y a, à présent aucune valeur, aucune idée, aucun parti (reconnu ou clandestin), aucune doctrine qui ne soit volontairement ou involontairement solidaire d’un mensonge, d’une injustice, d’un crime ineffable ou d’une palinodie» (Jacques Laurent).

Contrairement à l’engagement existentialiste d’un Sartre ou d’un Camus, ils se font les chantres d’un désengagement, d’une démilitantisation. Pourquoi?

Déçus par un idéal impossible, les Hussards sont poussés par une désespérance: «Il faut savoir désespérer jusqu’au bout» (Nimier). Le monde se divise en deux camps: les opposants et les complices du chaos. Cette attitude permet de comprendre leur posture paradoxale déjà exprimée par Baudelaire dans «l’héautontimorouménos», poème connu de Nimier: «Je suis la plaie et le couteau! / Je suis le soufflet et la joue! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau!».

Vive la mort!

Céline n’hésitait pas à affirmer, dans un entretien à l’ORTF en 1961, que «la vraie inspiratrice c’est la mort». Les Hussards l’ont bien compris et surtout vécu. Ils ne s’engagent pas pour une cause mais ils engagent leur propre vie quand ils écrivent. C’est ce qui peut les rendre odieux, insupportables comme François dans L’enfant triste de Nimier. Il y a donc une dimension tragique à ne pas négliger. Nous sommes loin de la description alcool, femme, vitesse, etc.

En somme, les Hussards n’ont qu’une alternative: écrire ou mourir. Comment ne pas citer la lettre de Jean-René Huguenin à Jean Le Marchand: «Je fourre mes mains dans mes poches pour que l’ennemi ne voie pas qu’elles tremblent d’appréhension avant le grand combat, je fais une prière muette et recommande mon âme à Dieu, puis je descends une à une les marches du fortin et j’attends les cavaliers qui approchent en galopant sans craindre la défaite puisque je ne connaîtrai que la victoire ou la mort – vous l’avez dit. Écrire ou mourir.»
A l’heure où le prix Nobel de littérature est attribué à Annie Ernaux pour «le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle»; à l’heure où l’on s’extasie sans recul critique sur Sa Préférée, de Sarah Jollien-Fardel, en soulignant que ce roman peut libérer la parole; à l’heure où l’on s’émeut des poèmes et des chroniques «engagés» de Quentin Mouron, je rêve de nouveaux «Hussards» ou d’un duel.

Le style hussard

«Le style du hussard, c’est le désespoir avec l’allégresse, le pessimisme avec la gaieté, la piété avec l’humour. C’est un refus avec un appel. C’est une enfance avec son secret. C’est l’honneur avec le courage et le courage avec la désinvolture. C’est une fierté avec un charme; ce charme-là hérissé de pointes. C’est une force avec son abandon. C’est une fidélité. C’est une élégance. C’est une allure. C’est ce qui ne sert aucune carrière sous aucun régime. C’est le conte d’Andersen quand on montre du doigt le roi nu. C’est la chouannerie sous la Convention. C’est le christianisme des catacombes. C’est le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie. C’est la solitude et le danger. Bref, c’est le dandysme.» Pol Vandromme, Roger Nimier, le Grand d’Espagne (1977)

Marc Dambre, Génération hussards, Perrin, 2022.
Pol Vandromme, Roger Nimier, Le Grand d’Espagne, Editions Vagabonde, 2002.
Marc Dambre, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, 1989.




Fracture vestimentaire

Quand j’étais gamin, mes parents veillaient à ce que je dispose toujours d’un costume.

Ce terme aujourd’hui tombé en désuétude désignait un vêtement masculin composé d’une veste et d’un pantalon taillés dans le même tissu. L’usage voulait qu’on l’accompagne d’une chemise blanche et d’une cravate.

Aujourd’hui, il est généralement admis que vêtir un enfant de la sorte relève de la maltraitance. Or, il se trouve que je portais mon costume avec plaisir.

Le dimanche matin, je le revêtais pour aller à l’église. Après le repas de midi (le seul de la semaine que nous prenions à la salle à manger et non à la cuisine), je le portais également pour me rendre au match de football. Et quand le FC Porrentruy ne jouait pas à domicile, c’est bien souvent en costard cravate que j’accompagnais mes parents en promenade dans la campagne environnante.
Lorsque je me replonge dans les albums de photos de famille, je suis frappé par l’élégance des générations qui m’ont précédé. J’y vois mon père portant avec beaucoup de naturel une tenue évoquant les films noirs des années 40. J’y redécouvre mon grand-père paternel, modeste employé de l’arsenal de Colombier, qui mettait un point d’honneur à assortir son costume d’un gilet. Et puis il y a la photo d’un groupe en excursion à Interlaken: ses membres, qui appartiennent pourtant à la petite classe moyenne, semblent tout droit sortis d’une scène de Mort sur le Nil.

Alors certes, on peut m’objecter que cette élégance traditionnelle n’était pas toujours très confortable, notamment en été. On peut aussi estimer que ces temps que j’idéalise étaient marqués par le paternalisme, et voir dans le déclin du complet le signe d’une libération bienvenue. Mais qu’il me soit permis de regretter que ce qui était naguère quasi obligatoire soit en passe d’être interdit.
Une idée largement répandue veut que l’être soit plus important que le paraître. Cette conception, qui comporte probablement sa part de vérité, a maintenant été poussée à l’extrême. Le simple fait de se vêtir soigneusement et proprement rend suspect. Quant au costume, son image est éminemment négative. Dans la vie de tous les jours, le porter constitue une forme de provocation et suscite des regards qui oscillent entre moquerie et hostilité. Le costard cravate vous fait passer pour un salaud, un affameur du peuple, tandis qu’une tenue négligée dénote générosité et authenticité.

Lors d’un enterrement, se présenter en sweat à capuche, jean crasseux et baskets râpées, c’est montrer à la famille éplorée que l’on éprouve une peine profonde, tandis que le port d’une tenue de deuil traditionnelle vous ravale au rang de frimeur. Se rendre dans un bon restaurant habillé comme un goret, c’est signifier au chef que l’on sait apprécier sa cuisine avec une simplicité de bon aloi, alors que le choix d’une mise soignée vous classe à coup sûr comme quelqu’un de coincé. Bref, le débraillé est devenu une valeur sûre.

Dans le monde politique, on voit des choses assez drôles. La cravate étant clairement réactionnaire, un conseiller fédéral socialiste ne peut se permettre de l’arborer au congrès de son parti, sous peine de déclencher une scission de l’aile gauche. Plus à droite, on fait preuve d’un penchant pour l’équilibrisme, à l’instar de ce municipal d’une grande ville vaudoise enfilant un jean de SDF pour s’excuser de porter chemise, veston et cravate. Ce compromis boiteux, baptisé business mullet par les anglophones, a également cours dans la branche des assurances, où il n’est pas rare de voir une agence générale in corpore chausser des baskets blanches comme pour dire «voyez, on a mis des vestons, mais on est quand même cools et sympas».

Le fait est que les priorités ont évolué de façon spectaculaire. À l’heure actuelle, beaucoup de gens considèrent qu’il est inimaginable de dépenser quelques centaines de francs pour un costume en pure laine vierge, mais parfaitement normal d’en claquer 80’000 pour une horreur de SUV. À cet égard, je ne puis m’empêcher de tirer un parallèle avec mon grand-père maternel, disparu il y a une quarantaine d’années: l’engin le plus rutilant qu’il ait conduit de toute sa vie était un cyclomoteur Allegro à deux vitesses, mais il avait encore passé commande d’un complet sur mesure quelques semaines avant que la mort ne le surprenne. Puisse son exemple continuer de m’inspirer.

J’ai le sentiment angoissant que la plupart des lecteurs ont décroché depuis plusieurs paragraphes, aussi vais-je mettre un terme à mes divagations. Je renonce de ce fait à analyser une nouvelle alarmante que vient de me communiquer mon fils aîné: la disparition de la chemise semble imminente. Laissant la nation à ses jeans et à ses T-shirts, je me contente d’énoncer un conseil et de poser une question.

Le conseil, purement pragmatique, s’adresse aux gamins de 12 ans qui auraient l’idée saugrenue de s’inspirer de mon lointain exemple et de se rendre au prochain match de football en costard cravate: renoncez-y, la lapidation est une expérience désagréable.
Quant à la question, elle a un caractère plus fondamental: existe-t-il sur terre quelque chose de plus beau que des manchettes immaculées dépassant d’un veston? Il me semble que non.




Sus à l’éco-anxiété!

Nouvellement entré dans nos dictionnaires, le terme «éco-anxiété» est un mot omniprésent tant dans les médias que sur les réseaux sociaux. D’habitude, peu m’en chaut et je passe mon chemin en secouant la poussière de mes sandales. Jusqu’au jour où… L’an dernier à la fin des cours, un groupe d’élèves s’approche de mon bureau. Ils m’expriment leur lassitude à force d’ingurgiter des cours traitant d’écologie tout en les culpabilisant. Je leur demande d’être plus précis. On m’explique alors qu’outre le cours de géographie, les cours de langues (anglais et allemand) comprennent des modules leur distillant la bonne parole écologiste et que toute remise en question est bannie. Bien plus encore, le cours de musique sert de vecteur à l’idéologie écolo-gauchiste. Ce jour-là, derrière mon bureau, je n’ai su que leur répondre. En écrivant ces lignes je pense à eux…

D’habitude, les livres «scientifiques» m’ennuient et je dois me faire violence pour les lire. Ce ne fut pas le cas avec l’ouvrage d’Olivier Postel-Vinay. L’auteur, qui fut longtemps rédacteur en chef de la revue scientifique La Recherche, possède un indéniable sens de la vulgarisation sans jamais tomber dans la simplification outrancière. Avec ce livre, nous sommes conviés à une odyssée, celle de l’espèce humaine, qui nous fait parcourir notre globe sur près de 30’000 ans.

Une réalité indubitable

D’aucuns doivent se dire que l’auteur de Sapiens et le climat doit être un climatosceptique de plus issu de la nébuleuse conspirationniste. Que nenni, Olivier Postel-Vinay considère que le réchauffement climatique est une réalité indubitable. Cependant, il rejette les exagérations qui semblent bien souvent empreintes d’idéologie et de préconcepts discutables, et ce même chez certains scientifiques ou ONG. En fait, selon l’auteur, nous vivons un optimum climatique comme le monde en a déjà connu notamment aux temps des premiers empereurs romains et des croisades.

Ce livre prend en compte la recherche scientifique – notamment la paléoclimatologie – des vingt dernières années, qui a modifié en profondeur la vision que nous avons de l’histoire de l’humanité: l’époque néolithique et son réchauffement climatique (plus important qu’aujourd’hui) qui a permis de nombreuses innovations, la chute de l’empire romain et le rôle central qu’y joue le climat, la fin des Incas et des Mayas, la Révolution française.

Les Philippulus de la décroissance et autres zélotes, qui brandissent comme un étendard le graphique en forme de «crosse de hockey» en nous prédisant la fin du monde, devraient sortir de leur conformisme idéologique et oser lire le livre d’Olivier Postel-Vinay. Pourquoi? Tout d’abord, il pourrait corriger leur bannière. Ce fameux graphique où l’on voit une ligne presque plate durant 2500 ans et qui monte en une diagonale infernale au début des Trente Glorieuses n’est pas crédible. Qu’en est-il des périodes chaudes comparables à la nôtre: entre 100 avant et 200 après Jésus-Christ, entre 1000 et 1300, entre 1920 et 1940? «La canne de hockey» devrait plutôt ressembler à un serpent ondulant.

La conclusion d’Olivier Postel-Vinay relève que, dans le cadre de notre optimum climatique, il faut souligner que trois éléments sont nouveaux: «Le premier est que les pays riches ont acquis les moyens de lisser les microcrises climatiques qui les affectent […]. Le second est qu’en raison de la conjonction entre les progrès de l’industrie et la croissance vertigineuse de la population mondiale, la concentration dans l’atmosphère des gaz à effet de serre que nous y injectons a atteint un niveau supérieur à tout ce que Sapiens a pu connaître depuis son arrivée sur terre. Ce qui conduit au troisième élément nouveau: nous vivons une crise climatique réellement sans précédent, en ce qu’elle se fonde non pas sur des bouleversements concrets entraînés par un changement climatique catastrophique, mais sur l’inquiétude générée par des scénarios élaborés par des spécialistes sur une crise à venir. Pour la première fois Sapiens vit une crise climatique par anticipation.»

L’ouvrage d’Olivier Postel-Vinay est autant purgatif que roboratif. Il nous permet d’éliminer l’éco-anxiété de notre intelligence tout en fortifiant notre entendement. En effet, il nous montre que, si les changements climatiques ont parfois été la cause de l’effondrement de certaines sociétés, ils ont aussi été le moteur des plus grandes innovations.

Olivier Postel-Vinay, Sapiens et le climat – Une histoire bien chahutée, Paris, Presses de la Cité, 2022.




Satire à vue

Qu’on se le dise: même pour les sujets sérieux, un peu de fantaisie s’impose et c’est tout naturellement qu’un repas avec les représentants d’un média de droite radicale devait se dérouler, selon notre suggestion, dans un restaurant libanais lausannois. Cuisine levantine au programme, donc, mais préparée par un chef chrétien, à en croire la grosse croix tatouée sur son avant-bras. Chrétienne, notre table l’est d’ailleurs aussi, mais à des degrés divers. «On ne cherche à représenter aucune communauté religieuse en particulier», explique «Illya», l’un des contributeurs principaux du site. Et ce même si le premier événement public organisé par le média accueillait un prêtre traditionnaliste français, l’abbé Raffray, bien connu des jeunes droitards, comme cette génération se nomme elle-même sur les réseaux sociaux. De fait, les deux rédacteurs identifient la défense d’un «ordre supérieur» et d’une certaine «anthropologie européenne» comme le cœur doctrinal de leur projet. Mais la discussion sur les définitions, à l’évidence, n’est pas celle qui les passionne le plus: «Aujourd’hui, quand tu affirmes aimer ton pays, on te dit déjà que tu es nazi, donc autant assumer toutes les étiquettes», tranche «Le Médisant».

S’il y a une étiquette qui ne sera jamais associée à La Hallebarde, cependant, c’est celle de tiède. «Illya» est d’ailleurs celui par qui le scandale est arrivé. L’un de ses textes, au ton particulièrement polémique, a poussé deux associations LGBT, Pink Cross et Los, à dénoncer l’œuvre de nos convives à la justice. «On s’autocensure souvent, mais celui-là est passé entre les gouttes», sourit-il. Il se défend, de même que son confrère, de prendre les homosexuels pour cibles en tant que tels. Ce seraient certaines outrances, comme la volonté – d’ailleurs aussi dénoncée par Le Peuple – de rééduquer la jeunesse, qui les auraient conduits à employer des mots très durs. Sans forcément vouloir blesser. Les deux amis expliquent que leur média, avec sa verve caractéristique, sert surtout de soupape à ceux qui, toute l’année, se farcissent de la «déconstruction» sociétale de masse. Des combats souvent marginaux, en termes de représentativité au sein de la population, mais qui occupent de plus en plus l’espace médiatique.

Le repas terminé, nous nous orientons vers le palais de justice de Montbenon. Tandis que des individus manifestement issus de la diversité tentent de forcer le cadenas d’une valise à quelques mètres, notre mini-séance photo débute. «Le Médisant» porte un maillot de foot de l’équipe tunisienne. Pourquoi, finalement, tenir absolument à leur anonymat? Les opinions qu’ils professent n’auraient-elles pas plus de poids si elles étaient exprimées en respectant des codes journalistiques habituels? La chose, expliquent nos interlocuteurs, n’est pas un but en soi mais leur site n’est pas ce qui les fait manger puisqu’il ne tourne qu’avec des dons. Ils souhaitent donc s’éviter d’interminables discussions à leurs postes de travail respectifs à propos de leurs écrits. «Ce qui me gêne, c’est qu’on ne va pas plus loin que les gens normaux dans les années 80», grondent les deux jeunes gens, par ailleurs charmants de bout en bout. Presque gêné, «Le Médisant» nous demande alors de signer une convention d’interview, très pro, qui délimite les droits des deux parties. Et que se passera-t-il si la justice, mise en mouvement par des adversaires idéologiques, remonte jusqu’à leur identité véritable? «On n’ira pas se cacher au Kosovo», rigole «Le Médisant». Qui complète: «Je suis assez confiant quant à cette procédure, pour autant qu’il y en ait une. Nous n’avons toujours rien reçu et j’ai le sentiment qu’en Suisse, la liberté de parole, et donc de satire, reste bien défendue.»

Cette liberté, ils n’y renonceront de toute façon pas en adoptant un style plus policé. Jeunes, biberonnés à l’humour de droite, ils puisent leur force de frappe dans la connaissance des nouveaux codes de communication bien davantage que dans la construction d’un corpus doctrinal ultra-ambitieux, comme certains de leurs prédécesseurs idéologiques. Se plonger dans la création d’une œuvre classique serait d’ailleurs un truc de boomers. Une communauté qui déguste dans toutes leurs tribunes, mais qui n’a aucune association, ni aucune loi, pour demander à la justice de restreindre la liberté d’expression d’autrui.

Quand 24 heures relaie la plainte des associations lgbt




Risquer la peur

C’est par l’entremise du petit écran que j’ai découvert Bernanos. A l’âge de seize ans, j’ai été bouleversé par Sous le soleil de Satan, le film de Maurice Pialat. Quelques jours plus tard, encore sous le choc, je me rends dans une librairie pour acquérir quelques ouvrages de Bernanos. Mes finances étant limitées, je me contente de deux romans en livre de poche. A la caisse, le libraire me regarde par-dessus ses lunettes et me demande pourquoi un adolescent s’intéresse à Bernanos. Après quelques explications, il me conseille d’aller dans une bouquinerie acheter les écrits polémiques de Bernanos en me disant «Cela va vous fouetter le sang!». Finalement je suis reparti avec le premier volume des Essais et écrits de combat de la collection de la Pléiade et une jolie ardoise chez le libraire. Si le film de Pialat avait provoqué un électrochoc, les écrits polémiques m’ont terrassé. Je me souviens encore de ce passage du Scandale de la vérité que j’avais recopié dans mon agenda: «Le scandale n’est pas de dire la vérité, c’est de ne pas la dire tout entière, d’y introduire un mensonge par omission qui la laisse intacte au dehors, mais lui ronge, ainsi qu’un cancer, le cœur et les entrailles.»

Un prophète

Dans son recueil d’articles, Sébastien Lapaque insiste à plusieurs reprises sur le fait que Bernanos est un prophète, non pas selon l’acception courante de celui qui prédirait l’avenir, mais au sens biblique du terme qui y voit l’homme de l’intimité avec Dieu. Il est vrai que l’écrivain nous transporte dans l’éternel et nous force à voir le véritable enjeu de notre vie humaine: «si nos bonheurs sont souvent terrestres nos malheurs sont toujours surnaturels».

Bernanos voit ce que les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. De ce décalage naît une angoisse. Pensons à Mouchette, qui sous le regard de l’abbé Donissan, se voit et découvre le monde avec lucidité: «Partout le péché crevait son enveloppe, laissant voir le mystère de sa génération: des dizaines d’hommes et de femmes liés dans les fibres du même cancer, et les affreux liens se rétractant, pareils aux bras coupés d’un poulpe, jusqu’au noyau du monstre même, la faute initiale, ignorée de tous, dans un cœur d’enfant.»
Dans le Journal d’un curé de campagne, un échange entre le curé et la comtesse nous invite à mieux comprendre cette angoisse: «La semence du mal et du bien vole partout, dit-il. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard: elle réprime ou flétrit les actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. (…) Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre (…).»

Savoir risquer la peur

Bernanos a vécu cette angoisse existentielle fondatrice. Il nous force à la clairvoyance afin de faire l’expérience de cette angoisse tout comme Blanche de La Force dans Le Dialogue des carmélites.

Dans cette œuvre posthume, l’action se situe dans un couvent du Carmel durant la Révolution française. Sœur Blanche y reçoit son frère, qui est sur le point de quitter la France. La religieuse justifie son choix de demeurer au couvent: «Vous me croyez retenue ici par la peur!» Et son frère de lui répondre: «Ou la peur de la peur. Cette peur n’est pas plus honorable, après tout, qu’une autre peur. Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque. Mais je vous parle peut-être ici un langage trop rude pour vous, un langage de soldat?»

Il s’agit d’une injonction à quitter un esprit bourgeois de «chrétiens de pain d’épice». Bernanos veut nous faire sortir de nos zones de confort. Trop souvent notre vie ressemble à celle décrite dans le Journal d’un Curé de campagne: «(…) Beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée».

L’esprit d’enfance

Comment «risquer la peur» et vivre «une véritable destinée»? Dans Les Enfants humiliés, Bernanos explique qu’il écrit pour se justifier aux yeux de l’enfant qu’il fut. Étonnant? Non. Pour l’ancien Camelot du roi, l’esprit d’enfance c’est ce qui n’a pas encore été souillé par ce que les écrits de combat appellent le «réalisme», comprenons ici «l’esprit de Munich», c’est-à-dire l’esprit de compromission et d’accommodement. L’esprit d’enfance c’est aussi ce qui n’est pas perverti par les biens terrestres quels qu’ils soient. Mais c’est surtout un esprit chevaleresque marqué par l’honneur et le courage.

Le chemin pour retrouver cet esprit n’est pas aisé. La prieure du Dialogue des carmélites l’exprime en une formule de feu: «Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore.» Pensons ici à Chantal de Clergerie dans La Joie, qui rayonne «la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant».
Avec cet essai roboratif, Sébastien Lapaque a réellement fait siennes les premières lignes de La Grande Peur des bien-pensants: «J’écris ce livre pour moi, et pour vous – pour vous qui me lisez, oui: non pas un autre, vous, vous-même. J’ai juré de vous émouvoir – d’amitié ou de colère, qu’importe? Je vous donne un livre vivant.»

Sébastien Lapaque, Vivre et mourir avec Georges Bernanos, Éditions de l’Escargot, 2022.
François Angelier, Georges Bernanos – La colère et la grâce, Seuil, 2021.
Georges Bernanos, Scandale de la vérité, Bouquins, 2019.
Georges Bernanos, Ecrits de combats (1938-1945), Les Belles Lettres, 2017.
Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Ames, Editions du Rocher, 2017.




On se raconte des histoires…

Lors de l’un de mes passages dans une librairie d’occasion de la place lausannoise, j’ai eu l’audace de racheter le premier tome, en livre de poche, de la «Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations» d’Adam Smith. Tandis que je payais ledit ouvrage, un universitaire arborant fièrement des épinglettes de Karl Marx, Lénine et du drapeau de l’Union soviétique m’interpelle en me disant que Smith n’avait rien compris et qu’il avait sur la conscience tous les crimes du libéralisme. Je l’ai regardé avec une certaine commisération en lui disant: «Et si on parlait de Marx!».

Plus de deux cents ans après son trépas, Adam Smith demeure incompris. Les économistes et les beaux-esprits parlent doctement de la «main invisible» qui est une allégorie explicative de l’autorégulation du marché. En fait, Smith n’en parle que trois fois dans ses ouvrages. Dommage!

Anders Fjeld et Matthieu de Nanteuil considèrent que la science développée par Smith «n’est pas seulement une analyse des mécanismes de production et de circulation des richesses, elle est avant tout une réflexion sur les sociétés humaines à l’heure de la richesse». Cette réflexion se construit à partir de ce que nos deux auteurs appellent «l’imaginaire». En fait, Smith nous raconte des «histoires» pour changer le monde.

En effet, le philosophe écossais est un homme des Lumières qui rêve de progrès et d’émancipation. «Smith observe que le monde est en train de changer et il fait le pari que la richesse, envers laquelle il était auparavant très critique, peut libérer une énergie insoupçonnée et contribuer à l’émancipation des peuples.»

Les deux auteurs dégagent et analysent quatre fictions: la richesse comme une illusion qui excite, le travail comme un théâtre muet, la colonie (en Amérique du Nord) comme une seconde naissance de l’Europe et le commerce comme source d’émancipation.
Un exemple d’histoire qui a fait florès est celle de la manufacture d’épingles de L’Aigle en Normandie. Smith en tire sa théorie sur les «effets de la division du travail sur l’industrie générale de la société». En fait, Smith construit sa narration sur deux articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et passe sous silence tout ce qui ne va pas dans le sens de son histoire. La manufacture de L’Aigle ne repose pas sur la division du travail mais sur d’autres facteurs liés au contexte de la Normandie.

Adam Smith nous raconterait-il des histoires? Oui, car c’est le propre de l’être humain. Nous mentirait-il? Non, car comme le souligne Yuval Noah Harari, «une réalité imaginaire n’est pas un mensonge. […] Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit; tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde.»

Cette analyse peut rejoindre les études en économie narrative que nos deux auteurs passent sous silence. Selon Robert Shiller, il existe des «récits économiques». Ces récits peuvent changer les décisions économiques ainsi que la perception de la façon dont le monde fonctionne.
Adam Smith et ses histoires ont façonné notre imaginaire économique et changé le monde en profondeur. Si aujourd’hui on se racontait de nouveau des histoires… pour tourner la page.

Anders Fjeld, Matthieu de Nanteuil, Le monde selon Adam Smith – Essai sur l’imaginaire en économie, PUF, 2022.
Robert J. Shiller, Narrative Economics, Princeton University Press, 2019.




Le malaise grandissant des jeunes chrétiens

«L’exclusion et la dévalorisation des personnes appartenant au spectre LGBTIAQ+ sont également rejetées comme contraires à l’Évangile et à la foi vécue.» Ces mots sont tirés du Rapport synodal suisse 2022, publié par la Conférence des évêques suisses. Résultat d’une consultation ayant eu lieu dans tous les diocèses catholiques suisses, il sera envoyé au Vatican en vue du Synode sur la synodalité, une réunion d’évêques du monde entier qui se tiendra en 2023, à la demande du pape François.

Force est de constater que le document recèle des revendications à connotation souvent très progressiste: il faudrait mettre fin au «rejet des personnes issues de la mouvance LGBTIAQ+» comme celui des personnes «queers»; les «étroitesses cléricales» doivent être combattues, une «adaptation des normes liturgiques [aux] contextes culturels» est nécessaire, «l’exclusion des femmes de l’ordination» est perçue comme «incompatible avec l’Évangile et l’action de Jésus»; il faut promouvoir une Église du dialogue contre «une culture cléricale étriquée dépassée» qui accorde trop d’importance à la hiérarchie, etc.

L’Église catholique, à la réputation pourtant conservatrice, semble – dans ses discours du moins – se calquer de plus en plus sur certaines évolutions de la société actuelle. Un simple tour sur des médias comme cath.ch permet d’en avoir la certitude. Edward Mezger, un Fribourgeois de 20 ans ayant participé aux discussions synodales dans sa paroisse, se dit perplexe à la lecture du rapport: «J’ai l’impression qu’on a perdu le sens premier de la religion, qui est de partir d’un donné commun – la révélation et l’enseignement de l’Église – et d’essayer de cheminer avec ça. Beaucoup de personnes ayant participé aux discussions ont pensé qu’on leur demandait simplement leur avis, mais l’Église n’est pas une assemblée législative et démocratique.»

«Quand je vais à l’Église ou que j’écoute le Pape, je ne veux pas entendre parler de CO2 ou de personnes à l’orientation sexuelle peu conventionnelle. J’en entends déjà parler partout autour de moi.»

Marie, paroissienne bulloise de 20 ans

Face à une Église au discours de plus en plus aligné sur les revendications sociétales actuelle, Marie, 20 ans, déplore que la foi se mêle sans cesse de politique: «On oublie que l’Église doit d’abord et avant tout aider les fidèles dans leur vie spirituelle qui doit les mener au salut, et que cela passe par les sacrements, l’enseignement, etc. Pourtant, on se mêle toujours plus de politique, partout: il faut prendre position sur ceci ou cela, défendre telle ou telle cause qui ne nous concerne pas!», et la paroissienne bulloise de continuer: «Quand je vais à l’église ou que j’écoute le pape, je ne veux pas entendre parler de CO2 ou de personnes à l’orientation sexuelle peu conventionnelle. J’en entends déjà parler partout autour de moi.» Quant à savoir s’il faut réformer l’Église, ordonner des femmes prêtres ou encore démanteler une hiérarchie trop sclérosée, Marie est sans appel: «Ce sont des revendications de boomers qui ont mal digéré leurs racines soixante-huitardes. Cela dit, il y a de très graves dysfonctionnements dans l’institution de l’Église, à tous les niveaux, mais on ne les réglera pas en se calquant sur la marche du monde d’aujourd’hui.»

Un œcuménisme dans le malaise

Même agacement du côté réformé, quand l’Église se mêle de politique: Sébastien Mercier, un jeune réformé vaudois, nous a confié son énervement face à une «Église qui pense qu’elle attirera du monde en reprenant à son compte le discours progressiste ambiant, alors que manifestement cette tactique est infructueuse: les temples sont vides!» Et le jeune homme de poursuivre: «C’est agaçant de voir l’Église réformée vaudoise, par exemple, afficher systématiquement des positionnements politiques là où on s’en fout qu’elle donne son avis. Quand on affiche ʻOui aux multinationales responsablesʼ dans des églises, c’est extrêmement choquant, et ça fait fuir de nombreux protestants chez les évangéliques, entre autres.»

Chez les catholiques, comme chez les protestants, deux visions plutôt contradictoires semblent donc s’affronter: d’un côté un élan réformiste et poussant vers une certaine politisation, de l’autre un mouvement conservateur rétif à toute idée d’alignement avec la société actuelle. Selon un sociologue que nous avons pu contacter, observateur de la démarche synodale catholique en Suisse romande, il ne faut pas sous-estimer la dimension générationnelle de ces clivages: «Ce que je constate, c’est que les revendications les plus progressistes émanent la plupart du temps de personnes âgées, alors que les propositions les plus conservatrices émanent de jeunes entre 25 et 35 ans. Ces jeunes, continue-t-il, ont la particularité d’avoir un engagement religieux beaucoup plus fort que leurs aînés, et ils souhaitent rompre avec une Église qui fait des compromis avec le contexte culturel dans lequel elle évolue.» Le sociologue observe des mouvements similaires chez les réformés, même si, selon lui, il n’y a pas symétrie exacte: «Il ne faut pas oublier, dit-il, que l’ADN des réformés est plutôt libéral et progressiste. On peut remonter pour cela au Kulturkampf qui a modelé la Suisse d’aujourd’hui, où les catholiques incarnaient plutôt le conservatisme face aux protestants libéraux. Les jeunes réformés conservateurs rompent donc avec l’identité réformée telle qu’elle s’est construite depuis deux siècles et se rapprochent plutôt des piétistes ou des évangéliques.»




A bas l’intelligence !

Il y a quelques années, lors d’une soirée où les autorités politiques étaient présentes, j’ai eu la mauvaise surprise d‘entendre un ancien conseiller d’État affirmer à plusieurs reprises, qu’en politique, on n’avait pas besoin d’intellectuels et qu’il fallait se méfier d’eux. Le petit groupe qui taillait le bout de gras avec lui abondait en son sens en filant la métaphore. Le film d’Amenábar illustre assez bien cette tension entre le monde intellectuel, représenté par Miguel de Unamuno, et le monde politique, incarné par le général Franco et le commandant en chef de la légion espagnole Millán-Astray.

Tout comme Plutarque, Amenábar nous offre, avec ce film, des vies parallèles entre Unamuno et Franco.

Miguel de Unamuno (1864-1936), considéré comme le plus grand penseur espagnol de son époque, occupe les fonctions de recteur de la prestigieuse université de Salamanque à partir de 1900. Destitué en 1914 pour ses positions antimonarchiques, il est exilé aux Iles Canaries puis en France de 1924 à 1930. Lorsque la République est proclamée en 1930, il retrouve son poste de recteur.
Le film commence en 1936, lorsque les nationalistes se révoltent contre une république sombrant dans l’illégalité. Unamuno décide de les soutenir en leur versant 5’000 pesetas soit six mois de salaire. Là, c’est l’incompréhension de son entourage. Comment lui, l’homme qui s’est opposé à la monarchie puis à la dictature militaire de Primo de Rivera, lui qui fut le premier professeur d’université inscrit au parti socialiste, pouvait-il soutenir l’insurrection nationaliste des militaires? Dans les premiers jours de cette rébellion, le recteur de l’université de Salamanque la conçoit comme un des nombreux pronunciamientos qu’a connus l’Espagne au XIXe siècle. Il pense que les militaires vont rétablir l’ordre républicain. Il devait partager en cela l’opinion d’Alejandro Lerroux, radical républicain et président du conseil des ministres (1933-1935): «Ni Franco ni l’armée n’ont enfreint la loi, ni ne se sont élevés contre une démocratie légale, normale et fonctionnant normalement. Ils n’ont fait que la remplacer dans le vide qu’elle a laissé lorsqu’elle s’est dissoute dans le sang, la boue et les larmes.» Miguel de Unamuno va progressivement ouvrir les yeux sur la réalité de l’insurrection et prendre conscience de la tournure dramatique des événements. Le 12 octobre 1936, dans l’amphithéâtre de l’université où l’on célèbre la «Fête de la race», qui est le jour de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, Unamuno improvise un discours afin de répondre aux inepties proférées dans ce temple du savoir: «Il y a des circonstances où se taire est mentir. Car le silence peut être interprété comme un acquiescement. […] Vous vaincrez parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuader, il faudrait avoir ce qui vous manque: la raison et le droit dans la lutte.»

Il eut pour toute réponse le cri de «A bas l’intelligence!» et ne dut son salut qu’à la présence de la femme de Franco. Assigné à résidence, il rendit l’âme le dernier jour de 1936.

En parallèle Amenábar met en scène un Franco inattendu et assez proche du personnage historique. Tout comme l’a relevé Bartolomé Bennassar, biographe du Caudillo, nous nous trouvons en face d’un personnage pusillanime masquant son ambition, sa ruse et son opportunisme politique.

Un passage assez subtil du film d’Amenábar est celui où le général Franco fait remplacer le drapeau républicain par le drapeau royaliste. Les soldats entonnent la «Marcha Real» avec des paroles différentes: celles de Marquina plutôt de tendance royaliste, celles de Pemán rédigées à la demande du dictateur Primo de Rivera. Cela tend à nous montrer que le mouvement nationaliste est très diversifié avant la mise en place de l’idéologie nationale-catholique franquiste.

Un autre mérite de ce film est de faire découvrir Miguel de Unamuno à un public non hispanophone. A ce jour, il n’existe pas de biographie en français du recteur de Salamanque mais on peut lire dans la langue de Molière certaines de ses œuvres. L’accès à la pensée unamunienne n’est, de prime abord, pas aisé. Tout comme Chesterton, Unamuno manie le paradoxe qui «est le moyen le plus tranchant et plus efficace de transmettre la vérité aux endormis et aux distraits.» La pensée de Unamuno est une pensée agonique, c’est-à-dire en lutte perpétuelle: «Les idées qui me viennent de tous côtés sont toujours en lutte dans mon esprit et je n’arrive pas à les mettre en paix. Je n’y arrive pas parce que je n’essaie même pas. J’ai besoin de ces luttes.» Ces batailles d’idées qui peuvent nous sembler parfois contradictoires font de notre auteur un penseur inclassable: «Ce que je fuis, je le répète, comme la peste, c’est d’être classé: je veux mourir en entendant les paresseux d’esprit qui s’arrêtent parfois à m’écouter, demander à mon sujet: «Et celui-là, qu’est-il?» Les libéraux et les progressistes bêtes me tiendront pour réactionnaire et même pour mystique, sans savoir, bien sûr, ce que cela veut dire, les conservateurs et réactionnaires bêtes me tiendront pour une sorte d’anarchiste spiritualiste, et les uns comme les autres verront en moi un pauvre homme désireux de se singulariser et de passer pour original, dont la tête est comme pleine de grillons. Mais personne ne doit se soucier de ce que pensent de lui les imbéciles, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, libéraux ou réactionnaires.»

«Lettre à Franco» est un film exigeant et poétique. Exigeant, car il demande une certaine connaissance de l’histoire espagnole. Poétique, car à travers ses paysages et les rues de la ville, à travers ses dialogues, ses silences et ses lenteurs, nous sommes portés à une saine réflexion qui ne sombre pas dans un didactisme manichéen. Avec ce film, Alejandro Amenábar rejoint les trois ambitions qui doivent animer les artistes selon la Poétique d’Aristote: instruire, émouvoir et plaire.

Alejandro Amenábar, Lettre à Franco, 2019, 103 minutes
Bartolomé Bennassar, Franco, Paris, Perrin, 2002
Miguel de Unamuno, Aphorismes et définitions, Paris, Rivages, 2021
Miguel de Unamuno, Contes, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 2020
Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997
Miguel de Unamuno, L’agonie du christianisme, Paris, R&N Éditions, 2016




Extinction Rebellion s’essaye à la spiritualité

«Ce groupe s’inscrit dans la lignée de la culture régénératrice et se veut une invitation à prendre soin, à se relier à soi, aux autres.» A première vue, un tel texte évoque tout au plus la fin de séance de yoga et les huiles essentielles, mais rien de bien choquant. Pourtant, cet été, c’est à une véritable volée de bois vert qu’ont dû faire face les militants de «XR Spi», déclinaison «méditative» d’Extinction Rebellion, avec le faire-part de naissance de leur groupe. Annoncée par le compte Twitter du mouvement, en France, la démarche inclusive, sans coloration religieuse spécifique, a suscité des accusations de dérives sectaires, de piège new age, voire carrément de pétainisme. «La parution d’articles à la suite de notre week-end inaugural a fait réagir sur les réseaux sociaux de manière aussi violente qu’inattendue», concède Yaya Tigwenn, activiste. Elle évoque toutefois un accueil globalement très bienveillant dans le milieu. Elle poursuit: «Quelques personnes d’XR ont souffert de la mauvaise publicité rejaillissant alors sur l’ensemble du mouvement… Ce fut un moment compliqué qu’il nous faudra panser et (re)penser». Selon elle, aucun militant suisse ne s’est joint à l’événement, malgré une invitation envoyée aux camarades helvètes.

Le projet «Spi» d’XR est d’ailleurs accueilli avec des sentiments divers en Suisse. «C’est positif qu’il y ait une grande diversité de mouvements qui s’intéressent à une écologie radicale, autant de portes d’entrée qui diffusent à des publics divers un message qui doit l’être le plus vite et largement possible», juge par exemple Théophile Schenker, député Vert-e-s vaudois. A ses yeux, des personnes qui souffrent «d’éco-anxiété» peuvent trouver une aide dans une telle démarche. L’enthousiasme s’arrêtera là: «A l’interface entre écologie et spiritualité, il y a une pente glissante très claire vers l’anthroposophie et les croyances new age, qui causent déjà suffisamment de dégâts au mouvement écologiste et sont complètement incompatibles avec les bases scientifiques solides sur lesquelles XR construit ses revendications.» Et d’appeler le dernier-né du mouvement à se distancier au plus vite de ces dérives.




Un anarchiste en costume-cravate

Je rédige souvent mes chroniques sur mon lieu de travail durant la pause de midi. Un jour, un collègue un peu curieux lit par-dessus mon épaule en me demandant ce que je fais. Je lui explique que j’écris des chroniques littéraires. J’ai pour réponse un «C’est quoi?» un peu lourd. J’essaie de lui faire comprendre en quoi cela consiste. J’arrête la conversation après un «En somme, tu résumes des bouquins.» C’est à ce moment que je comprends que l’on ne sait plus ce qu’est la critique littéraire et qu’on la confond trop souvent avec un vague résumé qui repose sur le principe binaire «j’aime/je n’aime pas»; une vaste opération publicitaire visant l’augmentation des ventes et l’engrangement de nombreux prix.

En parcourant le recueil de textes De la Bible à Kafka de Georges Steiner (1929-2022), nous sommes invités à rencontrer une authentique critique littéraire qui «naît d’une véritable dette d’amour». Steiner va jusqu’à affirmer: «Il est très rare que je puisse dire du mal d’un livre: en général, je n’en parle pas si je n’en reconnais pas la valeur. Je suis un critique positif: quand j’écris sur un livre, cela signifie aussi pour moi que je solde une dette de reconnaissance». D’ailleurs Georges Steiner a des mots très rudes sur les «maîtres du dédain» et ce que Péguy appelait les «professeurs soudains», ces «critiques improvisés» et «maquereaux du commérage littéraire» qui «crachent leur venin sur ceux qui voient un horizon plus large».

On entre dans les nombreux essais de cet ouvrage comme on pénètre dans une église romane. Tout d’abord les ténèbres nous saisissent. S’habituant au manque de lumière, nos yeux se mettent à distinguer astragales, chapiteaux, tores et griffes. En avançant encore, on arrive dans le chœur éclairé par de rares baies. Et c’est alors que le mystère nous saisit et ne nous lâche plus.
Pour Steiner, «le texte est un foyer» et «chaque commentaire, un retour». On en prend bien conscience en déambulant dans cet ouvrage. Chaque texte est un prétexte pour aller plus loin et plus haut. Que Steiner écrive sur une péricope biblique ou qu’il rédige une préface pour une édition de Kafka, toute la littérature est appelée à rayonner depuis ce foyer initial et ainsi parvient à toucher l’intimité de notre être en le transfigurant. La critique devient alors, selon l’heureuse expression d’Oscar Wilde: «une création dans une création».

Georges Steiner est un grand critique parce que c’est un homme libre, on pourrait même dire un anarchiste. Pour lui, «un vrai penseur, un penseur de la vérité, un savant ne doit connaître ni nation ni corps politiques, ni credo ni idéal moral, et la nécessité, fût-elle celle de la survie humaine, a valeur de fausseté, d’illusion délibérée ou de manipulation d’un texte. Ce savoir et cette observance sont sa patrie. C’est la fausse lecture, l’erratum qui le rend apatride.» Pour Steiner, toutes les communautés humaines finissent toujours par paraître inacceptables, par exclure, par juger et condamner. La seule patrie est pour lui le texte qu’il commente en créant ainsi un autre texte appelé à être lui-même commenté.

Ce livre est une invitation à prendre le large en choisissant le texte pour patrie afin de vivre et de rester libre.

Georges Steiner, De La Bible à Kafka, Paris, Les Belles Lettres, 2022.