Russophile sans crainte et sans reproche

Guy Mettan, vous avez récemment donné une conférence aux Ateliers de la Côte, à Etoy (VD), qui a fait jaser. On vous accuse notamment d’être devenu un «troll* du pouvoir russe». Cela vous fait quoi?

C’est une accusation qui est assez fréquente à mon sujet. C’est une manière de verser à la fois dans l’insulte et dans l’amalgame, en faisant appel à deux notions taboues, «troll» et «Poutine», qui sont censées faire fuir tous les gens respectables. Il y a deux faiblesses dans ce discours : d’une part, je n’ai jamais rencontré Poutine. Je l’ai croisé dans des événements, mais je ne prends pas non plus mon petit-déjeuner avec lui. D’autre part, quand j’écris sur la russophobie ou sur l’Europe, je ne fais pratiquement jamais référence à des auteurs russes. Je les lis pour savoir ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent, mais je ne les cite pas pour ne pas pouvoir être accusé de «trollisme poutinien». Je prends toujours des sources de journalistes d’investigation généralement américains.

Malgré le contexte de la guerre en Ukraine, vous ne cachez pas votre russophilie…

Oui, mais comme je ne cache pas mon américanophilie, ma francophilie, ma germanophilie… J’aime tout le monde. J’ai simplement un rapport particulier avec ce pays depuis l’obtention de la double nationalité au moment de l’adoption de notre fille Oxana. C’est ce qui m’a conduit à le connaître d’une façon particulièrement étroite.

Ces derniers mois, y a-t-il eu un moment où vous avez été tenté de la mettre en sourdine sur ce sujet?

Non, parce que je suis un adepte du vrai journalisme, qui repose sur la transparence. Quand on cache ses liens d’intérêts, on trompe son lecteur. Or ce qui m’horripile, dans les médias installés, c’est que beaucoup de journalistes sont inféodés à l’atlantisme alors qu’ils ne le disent pas et ne le reconnaissent pas.

Peut-être parce qu’ils n’en ont pas conscience, tout bêtement?

Oui, mais c’est tout aussi grave. Si on prétend informer les gens, il faut savoir d’où on tire ses informations ou à quel système de valeurs on se réfère. Moi, j’aime la transparence et c’est pourquoi je n’ai jamais caché ma double nationalité ainsi que les raisons pour lesquelles je l’avais obtenue. Elle n’a d’ailleurs rien à voir avec Poutine puisque c’était Eltsine qui était président à l’époque et qui me l’a accordée.

Avec votre rapport à ce pays, vous avez le sentiment de faire figure d’exception dans les médias romands?

Il y a un ou deux journalistes comme moi mais c’est très rare. Dans l’opinion publique, cependant, les choses sont différentes puisqu’on sent une bonne partie de l’opinion ouverte aux idées critiques et qui ne se contente pas de la soupe de propagande qu’on lui sert habituellement. Comme dans le cas de la crise Covid, je dirais que cela représente un bon tiers de la population. Sur ce tiers, on peut encore descendre à 10 à 15% de personnes qui suivent vraiment l’actualité et qui trouvent les faits que j’expose crédibles. Elles sont en tout cas d’accord que l’unilatéralisme actuel n’est pas acceptable.

Vous faites référence au Covid, dont il est beaucoup question dans votre livre. Autant votre connaissance de la Russie est indiscutable, quoi qu’on pense de vos positions par ailleurs, autant vous vous aventurez là dans un domaine qui n’est pas le vôtre. N’est-ce pas risqué?

Je ne suis ni épidémiologiste ni médecin, en effet. Je suis un citoyen dont le métier consiste à poser des questions puis à juger de la qualité des réponses qu’on lui donne. Quand je constate qu’il y a des choses qui ne collent pas, je le fais savoir. Mais ce n’est pas non plus le cœur de mon livre. Ce que j’ai essayé de dénoncer, c’est la «tyrannie du Bien», qui est multiforme. Il y a la variante de droite qui impose une vision totalitairement économique, néo-libérale du monde, avec son vocabulaire du management. Et il y a la version de gauche, avec tout son verbiage wokiste et antiraciste, qui cherche à imposer le point de vue des minorités à la majorité…

Vous comparez néanmoins le «vaccinisme» à un totalitarisme…

J’étais content que l’on trouve des vaccins, mais je demande pourquoi l’on ne s’est jamais intéressé à ceux des Chinois, des Russes ou des Cubains, citoyens d’un tout petit pays qui en a produit cinq! Une autre chose que la presse aurait dû soulever, c’est que la gestion d’une épidémie est une question politique, et pas uniquement sanitaire, du moment que l’on entrave des libertés fondamentales, de mouvement, de culte, de commerce… Le minimum, dans un tel cadre, aurait été qu’il puisse y avoir un débat. Surtout que pour grave qu’elle ait été pour beaucoup de personnes, cette épidémie n’a pas non plus représenté le retour de la peste noire.

Est-ce que vous assumez le fait d’être devenu l’un des visages du «complotisme»?

C’est la manière actuelle de discréditer n’importe quelle voix critique, même quand elle pose des questions valables. C’est un procédé inacceptable, surtout de la part de personnes qui prétendent défendre la liberté d’expression. Mais c’est plus leur problème que le mien, moi je ne prétends pas avoir la science infuse, juste poser des questions. C’est d’ailleurs par le doute que progresse la science, pas par la certitude.

Votre carrière a été riche, tant du côté journalistique que politique. Est-ce que vous vous radicalisez sur la fin?

Tout ma vie, j’ai été un critique et je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup changé. En revanche, ce qui a beaucoup évolué depuis l’époque de mes études, c’est qu’à l’époque les regards critiques se trouvaient surtout à gauche et à l’extrême-gauche. Aujourd’hui, cette sensibilité a pratiquement disparu comme force d’opposition. Les voix critiques se sont plutôt déplacées vers des nouvelles formes de la droite. Un constat, néanmoins: les critiques de l’atlantisme, ou de l’impérialisme occidental, sont plutôt de droite en Europe et exclusivement de gauche en Amérique latine. Ce constat invite à ne pas fétichiser ces notions de gauche et de droite, qui sont sans doute des repères utiles, tout au plus.

*En langage internet, un «troll» est une personne qui prend de façon délibérée les positions les plus extrêmes pour semer la zizanie dans les discussions en ligne.




La gauche marteau piqueur

Exigée par la droite (voir rappel des faits), la séance plénière du Conseil municipal du 5 juillet se déroule dans une atmosphère tendue. L’absence de la conseillère municipale Brigitte Studer (Ensemble à Gauche), membre de Survap, est remarquée. Une mise au point de l’exécutif communal est préalablement lue. Frédérique Perler admet que sa «vigilance s’est relâchée» mais affirme que ses «intentions étaient intègres». Et le Conseil administratif de nous informer dans son jargon inclusif (et interdit par les autorités cantonales) qu’«un-e magistrat-e» de l’ordre judiciaire à la retraite sera appelé à mener une enquête pour un coût annoncé de 10 000 francs. A partir de là, Frédérique Perler se mure dans son silence, affirmant réserver ses explications à d’autres. On pense au procureur général ou au Conseil d’Etat, autorité de surveillance des communes et de ses magistrats qui pourrait s’inviter dans le dossier et ouvrir une enquête administrative.

De très nombreuses questions orales sont néanmoins posées en première partie de séance, principalement à Frédérique Perler. En guise de réponse, l’intéressée mouline du poignet, la mine renfrognée, fidèle à ses promesses. L’assemblée comprend rapidement qu’elle ne répondra effectivement à rien, malgré la septantaine d’élus présents pour l’entendre. Vient le débat sur la motion à proprement parler. Alain Miserez (PDC) ouvre les feux: «Cette action de désobéissance civique, qui va dans la même veine que d’autres actions récentes, n’est pas anodine.» Et l’avocat de dénoncer un nouveau «dégât d’image terrible dans notre canton et dans notre pays». Un avis que son collègue Vert Omar Azzabi ne partage pas du tout: «L’heure est grave non pas parce qu’une action citoyenne illégale avoisinant les 3800 francs de dégâts fait la une de vos journaux, mais l’heure est grave parce ce que nous ne répondons pas assez vite à la détresse des habitants de certains quartiers exposés au réchauffement climatique comme les Pâquis». Daniel Sormani (MCG) s’énerve devant cette posture relativiste: «Manifester pour une cause oui, détruire ou endommager des biens non!»

Au terme d’un long débat, la motion est, sans surprise, jetée à la poubelle par la gauche, majoritaire et soucieuse de ne pas abandonner sa gaffeuse en cheffe. Le lendemain, la plainte sera également retirée par les collègues de Frédérique Perler. Les commentaires lus dans la presse ne sont pas tendres, la participation de la magistrate à cette pseudo-révolte des habitants du quartier des Pâquis passe mal. Difficile d’imaginer que l’affaire en restera là, même dans la torpeur de l’été. Dans les rangs de la droite, elle a en tout cas recréé un sentiment d’unité que l’affaire Maudet avait affaibli.

Rappel des faits

Dans la matinée du 22 juin, une «action sauvage» est menée rue des Pâquis par actif-trafiC et l’association de quartier Survap. Une douzaine de militants enlèvent du bitume au moyen de marteaux-piqueurs pour y planter du gazon et des fleurs. Les autorités de la Ville de Genève portent immédiatement plainte.
Il faut attendre près d’une semaine pour que l’affaire éclate. Plusieurs sources de la RTS affirment la même chose: le Département de l’aménagement de la Ville de Genève, dirigé par la Verte Frédérique Perler, était informé de l’action et avait donné son accord. Le 9 juin, les services municipaux avaient répondu positivement à une demande de manifestation pour une «occupation festive et conviviale de places de stationnement». Des contacts aussi bien oraux que présentiels avaient mené à cet accord.
La droite «élargie» (PLR, PDC, MCG et UDC) se réveille après un début de législature rendu difficile par la large majorité de gauche du délibératif. Une motion est déposée le 28 juin. Elle invite le Conseil administratif «à donner des réponses claires quant aux questions soulevées par la presse» et «à maintenir la plainte pénale déposée». Cette demande débouchera sur la séance extraordinaire du 5 juillet dont il est question ci-contre. EB

Commentaire

Les infractions qui éclaboussent la magistrate Verte de la deuxième plus grande ville de Suisse sont nombreuses: dommage à la propriété (art. 144 du code pénal), dégradation d’un bien appartenant à autrui, ou encore le fait de tracer des inscriptions, sans autorisation préalable, sur les voies publiques ou le mobilier urbain (art. 322 du code pénal). Joyeusement négligée, également, l’obligation de dénoncer faite aux autorités (art. 33 de la loi d’application du code pénal)… Mais peut-être plus que le respect des lois, c’est l’état d’esprit qui a entraîné Frédérique Perler dans cette péripétie bien genevoise qu’il convient d’observer. Au nom d’une cause, l’on se place non seulement au-dessus des lois mais au-dessus de sa fonction qui, cette année, coïncide avec celle de maire. Cela ne s’invente pas! L’activiste climatique prend clairement le dessus sur la conseillère administrative d’une commune de 200 000 personnes. Un mélange des genres qui semble être une mauvaise habitude dans ce Département de l’aménagement, des constructions et de la mobilité: l’ancien homme fort des lieux, Rémy Pagani, mélangeait sans vergogne sa casquette de magistrat avec celle de syndicaliste. Dans cette affaire tragi-comique, madame le maire a perdu la confiance de la population genevoise. Coincée entre activistes du climat, un parti qui se radicalise et sa fonction élective, elle aura peine à retrouver la confiance populaire.




Après le refrain anti-police, l’indignation d’un élu PLR

«Tout le monde déteste la police!», en chœur et en rythme, comme l’affirmation joyeuse d’un credo indiscutable. Ainsi s’est terminé, le 6 juillet dernier, le concert d’un duo électro punk, «Crème Solaire», organisé devant la cathédrale de Lausanne. Un moment délire et sans doute très fun, qui avait cependant la particularité d’avoir lieu dans le cadre d’un festival subventionné, et encore en début de soirée. Habitant du quartier et habitué du festival, le président de la Ligue vaudoise et avocat Félicien Monnier se trouvait sur les lieux. Choqué par l’appel à la haine, il postait dans la foulée une vidéo de l’événement sur Twitter, avec une demande d’explication adressée à la Ville de Lausanne. Une demande restée sans réponse. Au cœur de son indignation, le fait que de tels propos aient été proférés dans un cadre subventionné, donc avec le soutien financier des employeurs des personnes invectivées.

Après les cris, le silence gêné

Depuis? Silence radio général, toujours. Enfin non, tout juste a-t-on appris, de la part de la Police municipale de Lausanne, qu’il n’était pas tout à fait juste d’affirmer que «tout le monde déteste» les agents. Un récent sondage auprès de la population suisse plaçait en effet la police en première position des institutions en lesquelles elle a confiance. Et sinon? Sinon l’attaque tombait un peu mal, tant la période était chargée pour des agents largement mobilisés par le Tour de France. Quant au festival, son programmateur Gilles Valet n’en faisait pas tout un plat non plus, surtout satisfait d’avoir vécu un «concert de feu».

« Si un artiste avait dit ʻOn déteste tous les employés de la Fondation pour l’Animation socioculturelle Lausannoiseʼ, quelque chose me dit qu’il y aurait eu une réaction. »

Xavier de Haller, député PLR au Grand conseil vaudois

Cette passivité générale fait fulminer le nouveau député PLR Xavier de Haller. En partance du Conseil communal, il ne se voit pas intervenir sur un sujet qui sera condamné à être traité en son absence. «Il n’y aura donc probablement pas de réaction politique, en tout cas pas du PLR (ndlr auquel appartient Pierre-Antoine Hildbrand, municipal à la tête de la sécurité), et je le regrette.» Ce qui ne l’empêche pas de dénoncer un problème moral évident : «A mon sens, si les artistes doivent bénéficier d’une certaine latitude, il n’en demeure pas moins qu’il y a un cadre que les autorités qui soutiennent financièrement ce genre de manifestations doivent faire respecter.» Autre problème soulevé par l’homme de loi, fréquent défenseur de policiers, les devoirs de l’employeur: «On met en cause, en chantant ce genre de paroles, le travail de collaborateurs et collaboratrices de la collectivité. Or c’est aussi le rôle de cette collectivité de protéger l’intégrité morale et psychique de ses employés. Si un artiste avait dit ʻOn déteste tous les employés de la Fondation pour l’Animation socioculturelle Lausannoiseʼ, quelque chose me dit qu’il y aurait eu une réaction. Alors je pose la question: est-ce que la Ville protège véritablement la personnalité de tous ses collaborateurs?»

Policiers dégoutés

Entrés en contact avec Le Peuple depuis les faits, plusieurs agents lausannois confirment l’existence d’un malaise. La mollesse des réactions illustrerait à leurs yeux la faiblesse de l’AFPL, l’association professionnelle des policiers, sorte de syndicat que d’aucuns comparent surtout à une simple «amicale» en lien étroit avec le commandant Botteron. «Le politique tient la police et la musèle», conclut un agent dégouté. Un autre, qui dénonce la frilosité et l’isolement du municipal en charge de la sécurité, seul homme de droite au sein de la Muni de la capitale olympique, demande la mise en place d’une charte avec le Festival de la Cité pour que de tels événements ne surviennent plus à l’avenir.




Un réac nommé Lovecraft

Adolescent, je fréquentais une librairie d’occasion. C’était une sorte de caverne d’Ali-Baba. Le propriétaire, tel Jabba le Hutt, trônant au fond du magasin dans une imposante chaise, fumait cigare sur cigare en buvant des litres de café. L’honneur était d’être invité à sa table, une sorte de petite cour des miracles, pour se voir attribuer un surnom et offrir un livre. Un jour d’automne, il m’interpella en me tendant un volume de la collection «Présence du futur»: H.P. Lovecraft, Dans l’abîme du temps. Le soir même je dévorai d’une traite ce livre. J’ai découvert Lovecraft (et Cthulhu) qui ne m’a plus jamais réellement quitté.

C’est un bien étrange personnage que ce H.P. Lovecraft. Auteur sans succès qui meurt inconnu du grand public à Providence dans le Rhode Island en 1937. Après sa mort, il sera publié, sous l’impulsion d’August Derleth, par une petite maison d’édition «Arkham House». Il faudra attendre les années huitante pour que sa notoriété quitte le cercle de ses admirateurs avec le célèbre jeu de rôle L’Appel de Cthulhu. Aujourd’hui, l’auteur de Providence est devenu une véritable icône de la culture pop: site internet, jeu de rôle, bande dessinée, manga, jeu vidéo, littérature, cinéma, etc.

Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Celui que la légende peint comme «le reclus de Providence», un misanthrope ou même un grand initié à je ne sais quelle secte occulte est en fait, aux dires de ses proches, quelqu’un d’affable qui entretient une très grande correspondance que l’on estime à environ 100’000 lettres. Il n’hésite pas à proposer ses services pour réviser des textes en vue de publication qu’il réécrit parfois complètement. Pour celui qu’on a qualifié de «reclus», il a tout de même vécu à New-York quelques années et une fois revenu à Providence, il se lance dans de longs voyages (Charleston et Québec). Eh oui! Lovecraft vivait, et même souriait.

Ni reclus ni misanthrope, Lovecraft est en fait un réactionnaire, et ce jusque dans son style. En parcourant quelques extraits de sa correspondance, on est étonné de découvrir certains archaïsmes orthographiques volontaires dans le but d’être assimilé à un conservateur anglais du XVIIIe siècle. On raconte même qu’il chantait le «God save the King» le jour de la fête de l’Indépendance des États-Unis! Il décrit sa sensibilité conservatrice dans une lettre datée de 1925: «Il se trouve que je suis incapable de trouver du plaisir […] ailleurs que dans une re-création mentale des jours passés et des jours meilleurs […]; donc, pour éviter la folie qui mène à la violence et au suicide, je dois me raccrocher aux quelques lambeaux des jours anciens et aux anciennes manières qui me restent. Par conséquent, personne ne doit s’attendre à ce que je me débarrasse des meubles, des tableaux, des pendules et des livres […]. Quand ils s’en iront, je m’en irai, car ils sont tout ce qui me permet d’ouvrir les yeux le matin ou d’envisager consciemment un autre jour sans hurler de désespoir et sans frapper les murs en criant frénétiquement afin d’être réveillé du cauchemar de la ʻréalitéʼ […].» Lovecraft s’oppose au mythe du progrès technique et économique issu des Lumières. Dans une lettre à Robert E. Howard il relève que son «propre archaïsme provient d’un manque d’intérêt pour le monde actuel si emmêlé par les lois complexes et trompeuses des relations industrielles.» Bien plus, pour Lovecraft «le monde ne peut s’empêcher de devenir plus terne à mesure qu’il devient plus complexe.»

Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth

Alors pourquoi lire Lovecraft? Pourquoi se plonger dans des histoires de goules, de vampires de créatures monstrueuses, aux noms imprononçables telles que Cthulhu, Nyarlathotep, Azathoth? Pourquoi se poser la question de l’existence du livre qui rend fou, le Nécronomicon? Peut-être lit-on encore Lovecraft parce que, en décrivant l’indescriptible, l’homme de Providence nous fait expérimenter la terreur d’un monde sans espoir de bonheur et de justice, d’un monde livré à d’obscures forces qui nous dominent. L’univers de Lovecraft est autant marqué par le rejet de toute consolation que par le déni de toutes les formes de mythes et de religion. Il n’y a pas d’âme immortelle ni d’au-delà meilleur. Le monde de Lovecraft est celui d’une philosophie matérialiste et antihumaniste où l’être humain n’est rien. En fait, Lovecraft nous fait éprouver l’horreur de la fin d’une civilisation et nous fait expérimenter le cauchemar d’un monde sans Dieu.

Bibliographie

Intégrale Lovecraft aux éditions Mnémos:
Tome 1: Les Contrées du Rêve.
Tome 2: Les Montagnes hallucinées et autres récits d’explorations.
Tome 3: L’Affaire Charles Dexter Ward.
Tome 4: Le Cycle de Providence (à paraître).
Tome 5: Récits horrifiques, contes de jeunesse et récits humoristiques (à paraître).
Tome 6: Essai, correspondance, poésie et révisions (à paraître)

Une biographie:
S.T. Joshi, Je suis Providence, actusf 2021. (2 tomes)

Un ouvrage de référence:
Lovecraft – Au cœur du cauchemar, actusf 2017

Un essai:
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie, Editions du Rocher 2005.




Karim Benzema, Johnny des temps modernes

Un beauf sans compromis, coupe mulet au vent, qui traverse le désert de l’Arizona au guidon d’une moto démesurée. Un franchouillard pur sucre, mais avec le tatouage de chien-loup sur l’épaule et une fresque de conquête du Far West dans sa villa du sud de la France. Ainsi découvrait-on Johnny Hallyday, voilà quelques semaines, dans une série documentaire diffusée par Netflix. Sur la base de documents intimes, le programme nous présentait les hauts et les bas de la carrière de l’icône française, ses excès, sa liberté absolue, ses jeunes épouses d’un instant.

Après «Johnny par Johnny», nom de la série, pourquoi pas un «Benzema par Benzema»? L’attaquant français vient en effet de poster sur son compte Twitter une vidéo qui aurait fait rougir l’interprète du «Pénitencier». Au menu, ni alcool ni cigarettes comme chez Johnny, mais des immenses voitures, des sorties en Jet Ski, un jet privé et un maximum de bling-bling durant ses vacances à Miami. 48 secondes de mauvais goût écologique totalement décomplexé, donc, dans la plus pure veine du rêve américain version camembert.

Mépris des élites intellectuelles, conscience écologique zéro et innocence quasi animale: chacun à sa manière, Johnny Hallyday et Karim Benzema représentent le meilleur d’une France épuisée. Des performeurs d’exception, exilés loin des leurs, et qui idolâtrent chacun la démesure américaine. Il fallait que quelqu’un reprenne le flambeau du rockeur préféré des Français. C’est un footballeur d’origine algérienne qui s’y est collé, sans forcément s’en rendre compte. Que l’intelligentsia le veuille ou non, une tradition française se perpétue.




Apolitique mais pas trop

«La SSUP essaie d’empêcher l’instrumentalisation politique du Grütli». Soit, noble idéal. Mais un observateur attentif aura tôt fait de flairer l’arnaque. Notre «Grütli apolitique» est-il vraiment vierge de toute motivation politique? Dans le style au moins, les documents de la SSUP – organisatrice l’an dernier d’un «Grütli des femmes» – pastichent à merveille les discours internationalistes du parti socialiste. On y apprend notamment que «le Grütli devrait servir à la cohésion des différentes cultures en Suisse», ou encore que «ce lieu emblématique devrait également exprimer l’ouverture de la Suisse au monde». La SSUP tient aussi à montrer son aversion radicale pour toute forme de conservatisme: «Après la Seconde Guerre mondiale, lit-on quelques lignes plus loin, le Grütli [a perdu] sa symbolique de liberté, indépendance et résistance, étant plutôt utilisé pour la propagande conservatrice, patriarcale, voire xénophobe.» Ce à quoi le Règlement d’utilisation de la prairie du Grütli le 1er août ajoute: «Il est interdit de prendre avec soi […] du matériel de propagande.» Reste à savoir de quel matériel il peut s’agir.

Un hymne national revisité

Qu’y a-t-il de plus conservateur qu’un «hymne national», d’une part, qui contient des phrases du type «Suisse, espère en Dieu toujours!» d’autre part? Pas grand-chose. Raison pour laquelle, peut-être, le Cantique suisse n’est plus chanté le 1er août sur le Grütli. Depuis quelques années, la SSUP y a substitué un nouveau chant, plus inclusif. La mélodie semblable, le texte différent. Les accents émus d’un cœur pieux ont disparu, remplacés par ces strophes si poétiques:

Sur fond rouge la croix blanche,
symbole de notre alliance,
signe de paix et d’indépendance.
Ouvrons notre cœur à l’équité
et respectons nos diversités.
A chacun la liberté
dans la solidarité.
Notre drapeau suisse déployé,
symbole de paix et de liberté.

Ce à quoi la SSUP ajoute une couche supplémentaire d’«ouverture» en proposant, en plus des quatre langues nationales, une version anglaise du nouvel hymne national, dont voici un extrait:


Open to the world in solidarity,
Swiss are one in peace and diversity.

Contactée, la SSUP nous a expliqué que «les paroles traditionnelles de l’hymne national ne sont pas chantées du tout le 1er août», et que «tous les participants sont encouragés à chanter les nouvelles paroles, même si on ne leur interdit pas de chanter les paroles traditionnelles». En somme, chacun fait ce qu’il veut, la cacophonie ayant remplacé la traditionnelle cohésion fédérale. Quoi qu’il en soit, ouverts au monde dans la solidarité ou pas, les participants de la fête du Grütli en 2022, placée sous le signe de la «lutte pacifique» – qu’est censée représenter le lutte suisse – seront invités à traiter le lieu au moins aussi bien que des toilettes publiques, puisque le règlement se conlut sur ces mots doux: «En quittant la prairie du Grütli, veuillez la laisser dans le même état qu’à votre arrivée.»




Guérilla cautionnée

Rebelles mais pas trop. Il y a une dizaine de jours, un groupe de militants écologistes a arraché du bitume pour le remplacer par des fleurs et des légumes dans le quartier des Pâquis à Genève. Largement médiatisée, la manœuvre questionne l’impunité dont jouissent les activistes climatiques.

L’affaire dévoile des passe-droits administrativo-politiciens invraisemblables. Nous avons ainsi pu lire dans 20 Minutes que la police aurait mis 2h30 pour agir et prendre les identités des activistes. Pourquoi un tel délai ? Contactée par Le Peuple, la maire de Genève, Marie Barbey-Chappuis, n’a jamais donné de réponse. Autre point qui vaut son pesant d’or, la Ville avait d’abord décidé de porter plainte contre les activistes. Jusqu’à ce que la RTS révèle que Frédérique Perler, conseillère administrative (membre de l’exécutif) écologiste genevoise, était au courant de l’action qui serait menée par les militants issus de deux groupes, Survap (association des habitants des Pâquis) et actif-trafiC (promotion de la mobilité douce). La magistrate aurait même donné des consignes afin que l’on détruise correctement le bitume à coup de marteau-piqueur et évite que des canalisations de gaz n’explosent. Une manœuvre qui pousse Philippe Nantermod, vice-président du PLR, à ironiser sur Twitter: «À Genève, les autorités politiques (vertes) prodiguent des conseils et fournissent des ingénieurs à ceux qui veulent casser la chaussée. Voilà des impôts bien dépensés.»

A la suite de ces révélations, Le Peuple a voulu obtenir certains éclairages auprès de Frédérique Perler, dont ceux-ci:
Quelles sont les bases légales qui vous ont permis d’accepter l’arrachage du bitume? A-t-on affaire ici à une forme de copinage entre actif-trafiC et vos services? N’est-ce pas un déni de démocratie que d’accorder des passe-droits à des citoyens? Auriez-vous accepté une action similaire, mais allant dans l’autre sens: un groupe de riverains estimant qu’il n’y a pas assez de places de stationnement et remplaçant de la verdure par du bitume? Le courriel est resté lettre morte.

Le Conseil administratif de Genève n’en est pas resté coi pour autant: fin juin, le collège a publié un communiqué indiquant qu’«au vu des éléments apportés par Frédérique Perler, il s’avère que des erreurs d’appréciation, dont la magistrate assume la responsabilité, ont pu laisser penser aux associations actif-trafiC et Survap qu’elles avaient obtenu l’assentiment de la Ville de Genève. Dès lors, la majorité du Conseil administratif a décidé de retirer la plainte.»

Et le CA de se montrer grand seigneur: «En tout état de cause, les contribuables de la Ville de Genève ne supporteront pas les coûts de la réparation des dégâts.» Ah bon? Mais qui alors? Frédérique Perler elle-même? Si tel est le cas, c’est bien l’argent des contribuables qui sera dépensé pour remettre la route en état, car même si elle devait payer une amende, la magistrate utilisera bel et bien l’argent des autres.




L’absentéisme ravage l’administration genevoise

Le personnel du mammouth (67 000 employés) croule sous les lois, les règlements et autres ordonnances. Cette glu administrative multiplie le travail, les rendez-vous médicaux et complique les relations humaines. Selon un récent communiqué de presse du Conseil d’État, chaque jour, mille fonctionnaires sont en arrêt maladie : ils ne répondront pas à votre appel téléphonique ni à votre courrier, leur guichet sera fermé et votre rendez-vous reporté.

Ils ne sont donc pas à leur travail. Ils sont «pas bien» comme on dit à Genève. Principalement pour des raisons de maladie. Le taux moyen d’abstentionnisme en Suisse se situe à 3%, ce chiffre pouvant varier d’une branche à l’autre. Il est le double dans l’administration genevoise et bien supérieur pour quelques services. Un résultat récurrent pour ce canton en comparaison nationale, que l’on parle d’absentéisme ou de chômage, de mobilité, de surpopulation, de dette astronomique, etc.

Nathalie Fontanet veut s’attaquer au problème

Ces absences trop nombreuses font mal au porte-monnaie de l’État, donc des contribuables. Les pertes dues aux absences atteignent la modique somme de 100 millions de francs par an. La cheffe des finances Nathalie Fontanet s’est donc saisie du problème. Elle vient d’annoncer son envie de «renforcer le dispositif actuel» et de «l’améliorer par des mesures complémentaires». Les quatre axes de son dispositif sont les suivants : mieux prévenir les absences, améliorer leur suivi, lutter contre celles qui paraissent injustifiées, et entourer les présents. Au total: vingt-sept mesures concrètes. Va-t-elle faire mieux que ses prédécesseurs, David Hiler, Micheline Calmy-Rey ou Martine Brunschwig Graf ? En leur temps, ces barons de la politique cantonale, et parfois fédérale, n’avaient pas manifesté beaucoup d’intérêt face à un problème qui n’a fait qu’empirer.

Mais au moins semble-t-il que la magistrate ait écouté les députés de la commission des finances qui, depuis 25 ans, se plaignent de ce dossier. C’est ce que confirme Boris Calame, député vert. Pour lui, Nathalie Fontanet empoigne correctement ce dossier. Avec un bémol: le communiqué du département des finances est trop orienté sur le coût des absences. Pour l’élu, celles-ci relèvent d’un réel mal-être, hormis les absences «perlées», ces absences trop nombreuses voire parfois régulières. «Souvent, on trouve à la base un problème relationnel. Il faut donc rencontrer, comprendre et accompagner ces personnes, y compris dans leur retour à l’emploi».
Thomas Bläsi, député UDC, tient un discours semblable. «Dans ce taux d’absentéisme incroyable, il y a les vrais malades mais aussi ceux qui n’ont pas trop envie de bosser ou ceux qui souffrent de contraintes professionnelles excessives.» Pour lui, l’attribution d’un poste de travail doit tenir compte des spécificités d’un employé pour maintenir sa motivation intacte.

Quant à Cyril Aellen, député PLR, fidèle à la ligne politique de son parti, il estime que la lutte de l’État contre l’absentéisme devrait aller de pair avec la conclusion d’une assurance perte de gain externe et la réforme du statut de la fonction publique. Et de conclure: «A défaut, c’est beaucoup d’énergie pour des chances de succès modestes».

Les députés inquiets de longue date

La lecture des questions écrites déposées depuis près de vingt ans par les députés et les réponses du Conseil d’État éclairent d’une lumière pour le moins tamisée la volonté réelle de l’exécutif d’empoigner la question. Retour en 2004, avec une intervention du député libéral Pierre Weiss : il y dénonçait déjà «un révélateur de dysfonctionnement dans la gestion du personnel» et indiquait que «certains indicateurs parcellaires», dont la commission des finances avait eu connaissance, montraient que l’absentéisme pouvait atteindre des hauteurs inquiétantes à l’État de Genève. L’exécutif avait rétorqué que les mesures en vigueur maintenaient le taux d’absentéisme dans des marges comparables à celui des autres cantons.

Boris Calame s’était penché à son tour sur ce problème en 2020. Le Conseil d’État, toujours aussi serein, lui avait répondu que l’Office du personnel ne disposait pas «des données détaillées des structures publiques autonomes du Grand État», à savoir les transports publics, les hôpitaux universitaires ou l’aéroport, par exemple (50’000 employés). Pour le «Petit État», soit l’administration publique au sens strict (18’000 employés), l’exécutif pouvait se targuer d’un suivi plus fin avec une alarme déclenchant une analyse de cas à partir d’un taux de 5% d’absentéisme, et une approche globale de la structure dès 7%.

Cet immobilisme a toutefois connu une exception notable : l’audit contre le management de Pierre Maudet au plus fort de la crise déclenchée par son voyage à Abu Dhabi. Le seul depuis le début de la législature, en 2018, à en croire une réponse adressée par l’État à une question posée l’an dernier par le MCG Patrick Dimier.

Commentaire

Nathalie Fontanet ne s’attaque pas seulement à l’absentéisme, elle s’attaque aussi aux mauvaises habitudes du gouvernement cantonal qui a laissé s’installer cette situation. Et aussi à celles prises par les Ressources Humaines (RH), ces imaginatifs services de l’État qui complexifient avec volupté les processus d’engagement mais n’ont pas trouvé la parade pour lutter contre un absentéisme massif. Les certificats maladies pleuvent, et pas seulement pour une mauvaise grippe. Burn-out, surmenages et autre dépressions nerveuses sont bien réels dans le paysage public sans être désignés comme tels. Le plus gros employeur du canton doit revoir en profondeur ses codes de travail, y compris ses RH et ses cadres pas tous à leur place.




De l’idolâtrie à la liberté

L ors d’une rencontre officielle entre différents intervenants de la vie associative et les autorités politiques, j’ai été étonné que les églises reconnues acceptent d’être assimilées, avec une certaine satisfaction même, au club de football, au chœur mixte ainsi qu’à la section locale des paysannes vaudoises. Mon étonnement est renouvelé chaque année lors de la campagne de carême desdites églises, dont les discours semblent être ajustés sur la bien-pensance de la société séculière. Rebelote avec l’affichage de banderoles sur les lieux de culte lors de la campagne pour des multinationales responsables. Le discours, la communication et le message des églises doivent-ils être le pastiche d’un discours mondain et séculier ? Comme le relevait Nicolas Gomez Davila: «Dans le sein de l’Église actuelle, sont ʻintégristesʼ ceux qui n’ont pas compris que le christianisme a besoin d’une nouvelle théologie, et ʻprogressistesʼ ceux qui n’ont pas compris que la nouvelle théologie doit être chrétienne.» William Cavanaugh relève le défi et évite de tomber dans cet écueil.

«Cavanaugh met le doigt là où cela fait mal en empruntant un langage nouveau loin des amphithéâtres des facultés de théologie et des sacristies sentant le renfermé.»

Né en 1962, William Cavanaugh est professeur à l’université DePaul de Chicago depuis 2010. Loin d’être un «théologien de salon», malgré sa collection de diplômes (Université Notre-Dame dans l’Indiana, puis Cambridge en Angleterre), il s’est engagé activement pendant deux ans dans les bidonvilles de Santiago du Chili sous la dictature du général Pinochet. Il résume ainsi son approche originale: «J’essaie d’établir des relations entre d’une part le dimanche et d’autre part le lundi, en passant par le vendredi. En d’autres termes, des relations entre la vie de l’Église – spécialement l’eucharistie – et la vie de tous les jours. Je veux combler une lacune qui ne devrait pas exister mais qui est bien réelle.»

Bien que composé d’un choix de sept articles et conférences, Idolâtrie ou liberté – Le défi de l’Église au XXIe siècle nous présente une pensée cohérente et construite. La trame de ce livre se décline en différentes nuances d’idolâtrie qui étouffent la liberté et empêchent l’adoration véritable.

Cavanaugh insiste sur l’idée d’idolâtrie qui semblait ne faire plus grand sens. Il nous rappelle que la Bible «ne considère pas l’idolâtrie d’abord comme une erreur, c’est-à-dire comme la fausse croyance en la divinité de simples statues», «mais comme une trahison de la loyauté envers le Dieu d’Israël». En fait, l’être humain ne peut pas échapper à cette alternative: soit il est esclave d’une idole (patrie, argent, race, etc.), soit il est dépendant de Dieu. L’idole représente quelque chose que l’on prend pour Dieu, qui porte le masque de Dieu, mais qui ne l’est pas. Plus on cherche à expliquer notre réalité par l’idole, plus on s’aperçoit qu’elle est incapable de tenir ses promesses et ses prétentions d’absolu. Plus l’idole est exaltée, plus disparaît l’humain. L’idole altère la forme des choses et enténèbre le regard. «Adorez l’argent, et vous n’en aurez jamais assez. Adorez votre corps, et vous vous sentirez toujours laid. Adorez le pouvoir, et vous aurez toujours peur; et ainsi de suite.»

Un autre thème important de cet ouvrage est celui de la liberté. Trop souvent nous la comprenons comme une absence de contrainte. Pour William Cavanaugh, la liberté ne se réduit pas à une liberté de, mais à une liberté pour, c’est-à-dire à une capacité d’atteindre des buts valables qui trouvent leur accomplissement en Dieu. En effet, «les gens ont besoin de suivre Dieu pour être libres». La liberté est donc une pleine satisfaction, comme un accomplissement total, comme la capacité de Dieu. Cette liberté en Dieu se vit avec la communauté des croyants, l’Église. Cavanaugh n’hésite pas à invoquer le patronage de saint Augustin pour affirmer que «l’Église fonctionne à peu près de la même manière que les Alcooliques anonymes» …

La lecture de Idolâtrie ou liberté remplit bien son programme. Cavanaugh met le doigt là où cela fait mal en empruntant un langage nouveau loin des amphithéâtres des facultés de théologie et des sacristies sentant le renfermé. Il ne prend pas le discours mondain et séculier ni ses techniques de marketing discutables quant elles sont appliquées à la religion. Il nous fait retourner vers l’essentiel: Dieu. Il nous montre que «la foi n’est généralement pas quelque chose qui surgit dans un éclair de lumière aveuglant, mais elle se construit au fil du temps par de petites actions: dire une prière pour un ami, couper des légumes pour la soupe populaire, poser son derrière sur un banc chaque dimanche matin (…)». Il nous rappelle que l’être humain n’est pas seulement «un zoon politikon» (un animal politique) ou un «homo œconomicus», mais aussi un «homo liturgicus», un être fait pour l’adoration et la louange.

William Cavanaugh, Idolâtrie ou liberté – Le défi de l’Église au XXIe siècle, Salvator, 2022.




Il n’y avait pas plus bel hommage qu’un changement de sexe

Posons rapidement le décor: Elon Musk est un Crésus des temps modernes, souhaite «augmenter» l’humanité, veut l’envoyer coloniser l’espace, entre autres projets colossaux… Bref, un visionnaire, comme on dit en vocabulaire entrepreneurial.

Malheureusement, notre terrifiant bienfaiteur fait les grands titres pour une raison plus délicate: l’un de ses enfants, «assigné garçonà la naissance» comme l’on dit en novlangue, a décidé de devenir une dame. Mais ladite dame veut aller plus loin. Elle a ainsi déclaré à la justice – et cela fait grand plaisir aux adversaires du milliardaire – qu’elle souhaitait couper les ponts avec son père «sous quelque forme que ce soit». Il n’en fallait pas davantage pour qu’une sinistre bande de réacs se mette à baver sur cette génération «woke» incapable de montrer la moindre reconnaissance à ses aînés. Une génération, on l’aura compris, dont la jeune transsexuelle serait l’exemple chimiquement pur. Et ce d’autant plus qu’elle a eu la chance de grandir à l’abri du besoin, comme c’est généralement le cas quand papa pèse 188 milliards.

Et si Vivian Jenna Wilson rendait en réalité hommage à son père? C’est ce que l’on peut se demander en lisant Leurre et malheur du transhumanisme d’Olivier Rey. Philosophe sensible à la question des limites, il y présente les transsexuels comme «les troupes de choc» d’un transhumanisme sur lequel ne crache pas Elon Musk. De même, en reniant jusqu’à l’existence de son propre père, Vivian ne fait-elle pas allégeance au rêve d’une humanité «auto-construite» que l’auteur dénonçait en 2006 dans Une folle solitude? Un fantasme, rappelons-le, qui se déploie dans le «désert symbolique» d’une époque qui s’emploie à détruire le passé avec beaucoup d’abnégation.

Sans entrer dans le people, formulons l’hypothèse qu’une secrète solidarité unit peut-être la vision entrepreneuriale du père et la rébellion de sa progéniture. Et que le libéralisme radical d’Elon Musk a peut-être vu sa première créature se retourner contre lui.