Une autre gauche est-elle possible ?

À l’approche des élections fédérales, la gauche, sous toutes ses déclinaisons, s’agite et s’invente des combats : doigt d’honneur devant le drapeau suisse, opinions contraires qualifiées d’extrême-droite, lutte des classes réactivée contre les hommes blancs, la police et les bourgeois. Une autre gauche est-elle possible ? Découvrons la figure et la pensée de Jean Jaurès (1859-1914).
Discours de Jaurès au Pré-Saint-Gervais, lors de la manifestation contre la loi des Trois ans, 25 mai 1913. (Maurice-Louis Branger/domaine public)
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Un des murs de la salle de séjour de mes aïeuls maternels était recouvert de cadres divers et variés. Autour d’un crucifix, on pouvait admirer des photographies de tous les membres de la famille allant des trisaïeuls aux petits-enfants. On remarquait aussi d’autres photographies, en fait des cartes postales, des différents souverains pontifes de Pie XII à Jean-Paul II. Tout à droite, il y avait deux portraits d’inconnus. L’un d’eux, qu’enfant j’appelais le Père Noël, m’intrigua. Il s’agissait de Jean Jaurès. Pourquoi était-il là ? Et mon grand-père, syndicaliste, de m’expliquer que c’était quelqu’un qui avait fait beaucoup de bien pour les ouvriers et qu’il était mort assassiné au début de la Première Guerre mondiale. « C’était un intellectuel, murmura-t-il, mais il était des nôtres ». Étonnant Jaurès côtoyant les membres de ma famille et les papes. En fait, pour mon aïeul, il faisait partie de la famille et c’est plus tard que je compris.

Une vie pour les autres

Jean Jaurès naît en 1859 à Castres, dans le Tarn. Issu d’une famille modeste, enfant, il veut devenir receveur des postes. Élève brillant, il passe par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm puis est agrégé de philosophie. Professeur et journaliste, il est élu député à l’Assemblée nationale en 1885. La grève des mineurs de Carmaux en 1892 rend explicite son engagement socialiste. Militant pour la justice sociale et la solidarité, il fonde le journal « L’Humanité » (1904). En 1905, il unifie les socialistes français en participant activement à la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Pacifiste convaincu, il tente d’empêcher la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être assassiné le 31 juillet 1914.

Conscient de ne pouvoir aborder tous les aspects de la pensée de Jean Jaurès, et comme un message à mes amis de gauche, je choisis d’aborder son réalisme pragmatique, sa vision d’un socialisme ancré dans la tradition politique et la culture locale, sa défense de la propriété privée, son ouverture à la transcendance et sa passion de l’unité.

Le sens de la réalité 

Pour Jaurès, « il faut aller à l’idéal en passant par le réel ». Face au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde, qui voyait dans la lutte des classes un fait, Jaurès préfère y voir un principe d’action, un « principe si général, (qui) vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt ». 

Jaurès n’est pas un doctrinaire sectaire, c’est un réaliste qui a une profonde compréhension des conditions de vie des travailleurs et des classes défavorisées. Son réalisme est enraciné dans les souffrances et les difficultés auxquelles sont confrontées les masses populaires. Partant de ces réalités concrètes, il propose des réformes économiques et sociales, visant à améliorer la vie quotidienne. 

Un des exemples est la fondation de la verrerie d’Albi en 1895. À la suite du renvoi de deux délégués syndicaux et d’une grève, tout le personnel de la verrerie de Carmaux est licencié. Jean Jaurès, assisté d’un comité de soutien, va collecter des fonds et créer une verrerie à Albi sur un modèle coopératif.

Le socialisme comme tendance naturelle

La philosophie socialiste n’est pas imposée de l’extérieur à une société. Selon Jaurès, cette dernière porte en elle une tendance naturelle vers le socialisme. En effet, « la tendance au socialisme est inséparable de l’évolution de la société moderne. La démocratie et le socialisme sont deux termes inséparables, non point parce que la démocratie mène nécessairement au socialisme, mais parce que les principes démocratiques et socialistes sont deux termes également nécessaires de l’évolution moderne. » Que faut-il comprendre ?

L’évolution de la société et les conditions économiques tendent à favoriser l’émergence du socialisme. Jaurès pense que les inégalités et les injustices du système capitaliste conduisent inévitablement à la recherche de solutions plus équitables et collectives.

Cette tendance naturelle n’est pas seulement sociale, elle est aussi individuelle. À mesure que les travailleurs prennent conscience de leur exploitation et de leur condition commune, ils chercheront des moyens collectifs de faire valoir leurs droits et de lutter contre les inégalités. Cette prise de conscience conduira à une mobilisation croissante en faveur du socialisme, qui vise à transformer les structures économiques et sociales en faveur de plus d’égalité et de solidarité.

Un socialisme incarné

Jaurès veut et défend un « socialisme français », c’est-à-dire un socialisme « adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays. »

Pour le député du Tarn cela se caractérise par le fait qu’il doit épouser la forme politique du pays, c’est-à-dire la République, car « jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ».

Le « socialisme français » doit aussi être autant scientifique qu’idéaliste, c’est-à-dire que Marx n’en sera pas la seule grille de lecture et que Jaurès s’appuie aussi sur Proudhon et les penseurs socialistes français.

Pour finir, cette inculturation doit aussi s’appliquer « à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel ».

La défense de la petite propriété

Jaurès pense que la socialisation des moyens de production, notamment des grandes entreprises et industries, peut contribuer à créer une société plus équitable. Cela signifie que la propriété collective des secteurs clefs de l’économie permet de mieux répartir les richesses et de donner aux travailleurs une plus grande influence sur la gestion et les bénéfices de ces entreprises.

Cependant, Jaurès ne prône pas une abolition radicale de la propriété privée pour tous les biens. Les réformes économiques et sociales doivent garantir que la propriété privée ne soit pas utilisée pour exploiter les travailleurs ou pour maintenir des inégalités profondes. Jaurès envisage la propriété privée comme subordonnée au bien commun. En effet, « les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreur au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres ».

Une fois de plus, on peut admirer le pragmatisme et l’équilibre de la pensée de Jaurès, même si cela semble contraire à la vulgate marxiste. 

Une action guidée par la transcendance

Bien que de culture et d’éducation catholiques, Jean Jaurès perd la foi en le Dieu des chrétiens lors de son passage à l’École normale supérieure. Cela ne l’empêche pas de se réclamer d’une certaine transcendance : « dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu » ou « c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence de la réalité ». 

En fait, Dieu est la colonne vertébrale de son action politique. Il suffit de lire sa thèse de doctorat, De la réalité du monde sensible, pour s’en rendre compte. Plus tard, Jaurès n’hésitera pas à affirmer que toute son action est contenue dans cette thèse. Bien plus, en 1910, il se défend de renier aucun des mots de cette dernière. Oui, le rédacteur en chef de L’Humanité reconnaît l’existence d’un Dieu partout présent : « Il y a donc pénétration du monde et de Dieu ».

Il n’est pas faux d’affirmer que les combats et l’engagement de Jaurès sont d’ordre spirituel, terme que l’on euphémise en « humanisme » ou en « idéalisme » car cela gêne. Pour Jaurès, « tout effort dans la justice est une prise de possession de Dieu ». Par son action pour plus de justice et de solidarité, Jaurès accomplit une tâche spirituelle, car il continue l’œuvre de ce qu’il appelle « Dieu ». Il n’hésite pas à parler d’épanouissement de l’âme humaine, de sens de la vie et de perfection : « Je crois d’une foi profonde que la vie humaine a un sens, que l’univers est un tout, que ses forces, tous ses éléments aspirent à une œuvre et que la vie de l’homme ne peut être isolée de l’infini où elle se meut et où elle tend ».

Bien plus, pour Jaurès, le socialisme donne un sens religieux à la vie : « le socialisme ne créera pas la religion, il ne sera pas une religion, mais il mêlera la religion à la vie, à toutes les manifestations de l’humanité. » 

Le socialisme « serait peu de chose » s’il ne devait apporter que des changements politiques et sociaux. Le député de Carmaux ose affirmer qu’« élevant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les autres murs de l’usine, nous voulons ouvrir à nouveau les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu ». Nous sommes loin de la mesquinerie et des petits calculs de la politique politicienne.

L’unité avant tout 

Jean Jaurès est un apôtre de l’unité, que ce soit entre les différentes tendances socialistes, dans la société ou entre les nations. Pour lui, l’action politique socialiste, bien qu’elle puisse être source de division, n’est pas une œuvre de rancœur ou de haine : « Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple ». D’où l’importance du dialogue et de la compréhension entre les différents acteurs sociaux : point de sectarisme, point de dogmatisme, juste le bien commun.

Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, Maurice Barrès, son adversaire politique, écrit dans ses cahiers : « Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était, car les défauts n’empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme ! Adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer ». Oui, avec Jaurès, une autre gauche est possible. Cette gauche-là pourrait redevenir crédible. Elle aurait mes suffrages et mon respect ; bien plus, elle aurait mon engagement et ma fidélité.


La décence commune selon Jaurès

« L’idéalisme instinctif qui porte la classe ouvrière vers la vérité est d’accord avec son intérêt profond, lance-t-il. Il y a, à coup sûr, dans le prolétariat, bien des cerveaux encore obscurs opprimés par un travail servile et encombrés de préjugés bourgeois. Il y a en dehors du prolétariat bien des penseurs hardis et intrépides qui mettent au-dessus de tout la vérité. Mais, dans l’ensemble, c’est le prolétariat seul qui est en harmonie complète avec la vérité. La vraie classe intellectuelle, malgré ses inconsciences et ses ignorances, c’est la classe ouvrière, car elle n’a jamais besoin du mensonge. »

« La classe intellectuelle », La Petite République, 7 janvier 1899.

La liberté

« Si dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions. (…) Plutôt la solitude avec tous ses périls que la contrainte sociale ; plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit ! Mais encore une fois, quand on s’imagine que nous voulons créer un fonctionnarisme étouffant, on projette sur la société future l’ombre de la société actuelle. La justice est pour nous inséparable de la liberté. »

« L’État socialiste et les fonctionnaires », La Revue socialiste, avril 1895.

Biographies

  • Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2008.
  • Max Gallo, Le Grand Jaurès, Tallandier, 2020.

Œuvres

  • Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ?, Fayard, 2019.
  • Jean Jaurès, Discours et conférences, Flammarion, 2014.
  • Jean Jaurès, Le socialisme et la vie, Payot & Rivages, 2011.

Anthologie

  • Ainsi nous parle Jean Jaurès, Fayard, 2014.

Voir aussi

  • Oskar Freysinger : « Jamais le monde n’a basculé dans le totalitarisme – certes « mou » – en si peu de temps »

  • Netflix

  • L’imposture conceptuelle

  • L’invitation ubuesque du Bureau de l’égalité

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