Avec « Un carnet vert », l’auteur vaudois Luc Zbinden nous fait découvrir le destin croisé de plusieurs familles victimes de la Shoah. Riche en rebondissements, cette enquête est aussi un hommage à l’action discrète du grand-père de l’auteur, pasteur dans les Cévennes, qui a sauvé des Juifs au péril de sa vie durant la Deuxième Guerre. C’est un ouvrage parfois poignant sur la transmission d’une culture familiale et le besoin pour tout homme de reconstituer le puzzle de son identité. Mais dans un monde divisé, est-ce que ces choses se partagent encore si facilement ? Luc Zbinden nous répond.
Votre livre plonge dans les racines philosémites du protestantisme, une thématique qui vous touche profondément. Comment votre récit peut-il résonner chez des lecteurs moins familiers de cette tradition ?
Si le livre est naturellement ancré dans une filiation de souche protestante, tant par la fonction même du personnage de mon grand-père, pasteur, que par l’un des lieux clés du récit, les Cévennes et leur histoire huguenote, il s’adresse à chacun, par-delà origines, convictions ou traditions.
Citons par exemple, le cas des Justes parmi les Nations, figures centrales du récit. Ils regroupent en effet des profils fort divers aux motivations très variées : catholiques ou protestants, agriculteurs, enseignants, commerçants, concierges, gendarmes, médecins, pères et mères de famille, syndicalistes etc. Dans le dernier chapitre, je cite le cas de ces musulmans albanais, ayant sauvé des Juifs au péril de leur vie et nommé Justes. Ces figures inspirantes ont résonné au plus profond des élèves arabophones rencontrés lors de mes conférences, en les amenant à réfléchir aux enjeux du dialogue et de l’altérité.
Sur un autre plan, mon récit aborde également la proximité historico-biblique des traditions judéoprotestantes, et souligne l’importance et la portée de l’héritage juif pour notre culture occidentale. Le livre est donc un carrefour de traditions et d’héritages.
« Un carnet vert » véhicule en outre des valeurs universelles, sans frontière, ni identité, comme le courage, la résilience, l’intégrité, la persévérance.
La meilleure réponse à cette question se trouve peut-être dans le projet pédagogique né de mon enquête et de mon livre. Je le développe dans la dernière partie : il visait à engager des élèves sur les traces de leur mémoire familiale, en les encourageant à remonter le fil de leur héritage à l’aide d’un objet trouvé dans leur maison. En ouvrant les yeux sur l’importance de la transmission intergénérationnelle, ces jeunes, issus de cultures et de traditions multiples, ont appris à devenir historiens de leur famille, et à redécouvrir leurs racines, jusque-là méconnues. Mon enquête est devenue la leur.
Je pense encore à ces lignes, rédigées la semaine dernière par un lecteur : « Arrivé à la fin de votre livre, une petite graine a germé ; peut-être qu’il est temps pour moi aussi de chercher mes racines. Merci pour ce livre- étincelle ! »
Stylistiquement, vous avez choisi de mettre beaucoup d’emphase dans votre texte. Un ton « clinique » n’est-il pas plus indiqué pour raconter l’histoire ?
Je ne suis pas sûr que le terme d’emphase soit bien choisi. Il faut avant tout contextualiser mon travail de rédaction et de composition. Le livre ne se veut pas un témoignage historique sur la Shoah : loin de moi l’idée, ou la prétention, de rivaliser avec l’écriture épurée d’un Lévi ou d’une Delbo, parfaitement légitimés par leur statut de témoins victimes.
Mon livre raconte avant tout un cheminement, une enquête faite de méandres, d’impasses, de tâtonnements et de surprises. Mon texte se lit de l’intérieur, il place le lecteur dans mes pas, dans mes joies, mes impasses et mes passions. Le rythme et le style sont nés naturellement, imposés, dessinés par ce que je ressens à chaque mot.
Le « carnet vert » est un livre-rencontre, osmose : j’ai voulu devenir chaque personnage, y entrer, et y inviter celle et celui qui me lit. Nous sommes Marion, Hans, Peter ou Paul.
Un petit commentaire additionnel sur les verbes à l’infinitifs (qui portent très bien leur nom !) : dès le premier chapitre, ils agissent comme une pause, un temps d’arrêt dans cette partition musicale très personnelle où je me livre, cœur et âme. J’ai éprouvé le besoin de m’arrêter, comme pour faire le point. Brève méditation avant de reprendre ma route.
Cette forme verbale, intemporelle, impersonnelle, universelle, vient aussi chercher le lecteur, pour qu’il s’identifie à mon parcours, et s’engage à son tour sur le sien.
Vous partagez régulièrement le sentiment d’être guidé par un « grand Architecte » (p. 142) « parfaitement maître de sa partition » (p. 159) pour recoller les morceaux de votre histoire familiale. Comment comprendre que la Providence ait veillé pour que vous puissiez raconter un bout de la Shoah, mais qu’elle n’ait pas empêché la Shoah elle-même d’avoir lieu ? Il y a d’étranges priorités du côté du Ciel, non ?
Distinguons tout d’abord les deux temps de cette question : primo, les balises déposées sur mon chemin d’enquêteur, puis les « priorités » du Ciel. Ce que d’aucuns appelleraient « miracles », que d’autres ramèneraient à « des hasards et des coïncidences », trouvent une explication dans le terme hébraïque « nes » qui recouvre les notions de bannière, de signe divin, signal, et action surnaturelle. J’avoue que ce système de guidage m’a surpris plus d’une fois et j’en reconnais aujourd’hui la Source. L’une des finalités de cette enquête-témoignage pourrait bien être apparentée à un pont, une main et un cœur tendus vers les « frères aînés de la foi », trop longtemps haïs, discriminés ou méprisés.
Puis-je pour autant décrypter voire expliquer les mystères, plans et priorités de l’Eternel, comme le suggère la deuxième partie de la question ? Moïse lui-même, sur le mont Sinaï, a demandé à voir le visage du Créateur et entrer ainsi dans le « secret du Dieu », cette requête lui a été refusée, et c’est caché derrière un rocher qu’il a vu passer le dos, et non le visage, de Celui dont Il était si proche… Je ne suis donc pas sûr d’obtenir ce privilège.
Conséquemment, la question de la place de Dieu dans la Shoah nécessiterait la rédaction d’une encyclopédie, sans parvenir toutefois à y répondre. Voltaire a crié son désarroi dans le poème sur le désastre de Lisbonne, Elie Wiesel dans la Nuit. Qui suis-je donc pour oser effleurer cette question ? Il n’existe aucune réponse à l’horreur de l’Holocauste. Mon enquête m’a conduit à rencontrer des survivants, des hommes et des femmes dont toute la famille avait disparu dans les cendres. Que pouvais-je leur dire ? Comment pouvais-je témoigner de ma relation avec un Dieu de grâce et de compassion, face à leur réalité ? Confronté à la maladie, et aux décès incompréhensibles de proches, j’ai été habité par cette interrogation : Pourquoi ? Pourquoi ? Je ne peux dès lors qu’ébaucher et vous proposer des pistes de réflexion.
Pourquoi par exemple ne pas renverser la problématique ? Ne pas se poser la question de savoir « Où était Dieu pendant la Shoah », mais plutôt de chercher « Où était l’humanité »… Qu’avons-nous fait de ce qu’Il nous avait confié ? à nous et à nos prochains ? Comment l’espèce humaine a-t-elle pu laisser la haine germer et se répandre ?
Lors d’une visite bouleversante à Auschwitz, le rabbin Jonathan Sacks a interpellé Dieu : « Où donc étais-tu, ô Dieu ? ». Il entendit alors cette réponse. « J’étais dans les paroles : « Tu ne tueras pas. » ; J’étais dans les mots : « Tu n’opprimeras pas l’étranger ». Le rabbin commenta cela ainsi » « Lorsque Dieu parle et que les hommes refusent de l’écouter, même Dieu, d’une certaine manière, est désarmé, impuissant. Il savait que Caïn tuerait son frère Abel, mais ne l’a pas arrêté ; Il savait que le Pharaon allait tuer des enfants innocents, mais Il ne l’a pas arrêté. Dieu nous a donné la liberté et ne la reprend jamais, mais il nous explique comment utiliser la liberté qu’Il nous a accordé. »
Un autre éclairage sur cette question provient de survivants de l’Holocauste : certains ont dit avoir senti Dieu était à leurs côtés, leur donnant la force de tenir au cœur de l’horreur et de la souffrance. Si certains ont perdu la foi à Auschwitz, d’autres encore l’ont gardée, et plus étonnant encore, d’autres disent l’avoir (re)trouvée à Auschwitz. Des témoignages d’espoir viennent ainsi éclairer ces insupportables ténèbres. Mon livre en fait partie.
Enfin, le prophète Esaïe écrit « Dans toutes leurs détresses, Il a Lui-même été dans la détresse » : et si, au milieu de cette indescriptible souffrance, Dieu lui-même avait souffert, ni par impuissance, ni par incapacité, mais par choix ? L’artiste Rick Wienecke, dans sa sculpture magistrale, « La Fontaine des Larmes » établit un parallèle très interpellant entre la Shoah et la crucifixion, allant jusqu’à évoquer la restauration d’un peuple et d’une nation, trois ans après l’insupportable supplice. A l’extérieur du bâtiment où se trouve cette œuvre, six oliviers ont été plantés. Les gouttes d’eau qui coulent sur la sculpture viennent les irriguer. Ce symbole, comme une esquisse de réponse : des larmes de souffrance naissent des arbres millénaires.
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On sent parfois une assimilation de la minorité protestante française, et des minorités persécutées en général (les Arméniens face aux Turcs, au chapitre V) au peuple juif. N’y a-t-il pas chez vous le risque d’une lecture romantique, voire un peu partiale, de l’histoire ?
En préambule, je dirai que ma formation en littérature française et anglaise, et ma longue expérience d’enseignant m’ont appris à pratiquer la distance critique et le croisement des sources. Je ne me peux me reconnaitre dans une forme de « lecture romantique » de l’Histoire : comme aurait pu le dire aujourd’hui Jean-Louis Bory, « Gardons-nous de romanticiser les génocides » ! Ces souffrances se suffisent à elles-mêmes, et c’est parfois dans leur indicible que réside leur force.
La convergence entre les persécutions des protestants et celles subies par les Juifs ont été soulignées par de nombreux historiens, qui insistent néanmoins et avec raison sur l’unicité et l’incommensurabilité de la Shoah. Si j’aborde la question arménienne, c’est essentiellement pour introduire le personnage d’Emma et son action auprès des persécutés, comme une chambre d’écho, probable inspiration pour mon grand-père.
J’ajouterai que les choix d’œuvres étudiées avec mes classes illustrent mon souci d’universalité, loin de toute partialité : qu’il s’agisse du Rwanda ou du sort des Amérindiens, j’ai toujours souhaité ouvrir mes élèves à la condition humaine en souffrance, victime de sa propre violence, dépeinte aussi bien par Rouaud que par Kourouma.
À plusieurs reprises revient l’assimilation presque inconsciente de la montée du nazisme à un retour du paganisme. Pourquoi un tel rejet d’un monde qui nous a donné Platon et Aristote ? Le paganisme n’est-il pas, selon le mot de l’auteur Nicolás Gómez Dávila, l’autre Ancien Testament de l’Église ?
Il convient ici de nuancer ce « rejet », dont je ne vois pas grande trace dans le texte, ni dans mon cheminement chrétien. Nous le savons, le Nouveau Testament est né dans un contexte où cultures romaines, hellénistiques et juives débattaient avec vigueur. Ce carrefour culturel se matérialise très symboliquement sur l’inscription fixée en dessus de la croix. L’apôtre Paul n’a-t-il pas cité et donc intégré Aratos de Soles, Ménandre ou encore Epiménide à ses epîtres ? Face aux philosophes stoïciens et épicuriens athéniens, Paul se fait pédagogue pour les conduire avec finesse et stratégie au Dieu qui se révèle.
Je pourrais me réclamer de CS Lewis ou de Tolkien, convaincus que l’Evangile répondait à toutes les aspirations et questions des hommes en quête de sens, choisissant de nourrir leurs récits de mythologies d’inspirations multiples. Lewis illustre d’ailleurs cette complémentarité par la progression linéaire de son parcours : d’athée, devenu déiste, il trouva enfin sa voie et son accomplissement comme chrétien. S’il convient donc d’ouvrir le dialogue avec notre monde, ses théories, ses idéologies et ses philosophies, il s’agit pour moi de prendre une distance nécessaire et salvatrice lorsque le néo paganisme ambiant conduit à des revendications et des pratiques mortifères, ou à toute forme d’occultisme, auxquelles le texte biblique oppose une mise en garde indiscutable.
A l’image du voyage intérieur de Lin Yutang, la confrontation raisonnée et raisonnable au paganisme, son « détour païen », comme il le décrit, ne peut que conduire (sur)naturellement à accepter Celui qui se définit comme le Chemin, la Vérité et la Vie.
À une époque marquée par des débats géopolitiques tendus, vous avez choisi de garder une certaine distance avec l’actualité dans votre récit. Pensez-vous que la mémoire doive être revisitée en dehors des enjeux contemporains ?
Le propos du livre porte sur la mémoire personnelle, sur le trajet d’un homme, refusant le secret, le silence et les absences. Un homme qui cherche. Un homme sans agenda ou manifeste idéologiques. Un homme qui mène une enquête haletante.
Mon livre se veut rassembleur, engendreur et éveilleur. Une prise de position politique l’aurait vidé de son sens, et affaibli sa portée universelle. Cela étant, « Un carnet vert » visite et touche des enjeux contemporains : l’appel au courage de se lever avec compassion, foi et conviction ; le choix d’actions désintéressées pour le bien d’autrui ; la force morale, verbale et active face à la haine et à l’antisémitisme. On comprendra dès lors combien les figures emblématiques de Ruth et d’Esther tissent le fil rouge de ce livre.
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