« L’Élu » continue d’illuminer les salles obscures romandes

« Avec une soixantaine de spectateurs, ce soir, on s’est payé le luxe de faire mieux que le blockbuster ‘‘Dune’’, dont c’était pourtant le jour de sortie! » C’est presque un miracle mais accompli au milieu des cornets de pop-corn… Nous sommes à Aigle (VD) le mercredi 28 février devant le cinéma Cosmopolis. Il est 23h et Vincent Lafargue triomphe non sans humour. Âgé de 49 ans, ce prêtre, aumônier à l’hôpital de Rennaz, est aussi un cinéphile averti. Le Genevois a même une longue carrière de comédien derrière lui puisqu’il n’a été ordonné qu’à 35 ans. Il est bien placé pour apprécier The Chosen (ndlr : soit L’Élu ou Les Élus en français)… « Une série où l’on découvre un Jésus pleinement humain qui ne révèle sa nature divine que par touches. Soit l’inverse de ce à quoi on avait été habitué jusqu’ici par exemple dans l’incontournable  ‘‘Jésus de Nazareth’’ de Franco Zeffirelli. » Une série aussi que le rédacteur-en-chef de Le Peuple avait d’ailleurs eu l’heur de présenter lors de sa première projection à Orbe en février 2022.

Ce soir, comme cela se fait depuis bientôt deux ans à Aigle, Orbe, Vevey mais aussi Martigny dans les salles de la société Cinérive SA, deux épisodes de cette série américaine, consacrée à la vie du Christ mais aussi et presque surtout à celles de ses apôtres, viennent d’être diffusés à la suite. Cette production, soutenue par les milieux évangéliques étasuniens et lancée par « crowdfunding » en 2017 avec un souci assumé d’évangélisation, n’en finit pas de cartonner. Avec plus de 10 millions de dollars récoltés, elle constitue toujours le plus important financement participatif de l’histoire pour une série télévisée. Début février dernier aux USA, la saison 3 caracolait même à la seconde place du box-office, où il y a pourtant une sacrée concurrence, avec 6 millions de dollars de recettes. 

Une première mondiale romande !

Étonnement, c’est en Suisse romande qu’a eu lieu une première mondiale la concernant : c’est chez nous, dès février 2022 que les saisons complètes de la série ont été projetées pour la première fois en salle !  Ces évènements sont organisés en partenariat avec la Fondation Régénération qui a comme vocation de soutenir la production de films et documentaires d’inspiration chrétienne en Suisse Romande. « Les diffuseurs Français ne croyaient pas que cela aurait marché », rappelle Christophe Hanauer. Le cinéaste Gruérien d’adoption, Alsacien d’origine et protestant de confession, est à l’origine de la  diffusion en Suisse. Il a eu le nez creux. Sa société Millenium Production, basée à Gumefens (FR), détient les droits de The Chosen pour notre pays. Avant lui, la série n’avait été diffusée que sur Netflix et à la télévision.

« La Suisse romande est le premier territoire au monde où la série a été diffusée au cinéma », Christophe Hanauer, cinéaste et producteur. 

Dans les salles obscures romandes, elle marche fort. « Certaines soirées ont charrié près de 200 personnes même si cela s’est un peu calmé depuis que la chaine française C8 diffuse tous les épisodes d’une même saison sur une période assez ramassée (ndlr : à Pâques pour la saison 4). Au total, près de 1’500 billets ont été achetés sur les deux premières saisons », récapitule Laurence Gammuto. Un score plus qu’honorable pour une poignée de soirées. Et encore, l’organisatrice des « séances d’inspiration chrétienne » chez Cinérive SA ne parle là que pour ses cinémas mais l’initiative a fait des émules ailleurs. The Chosen a ainsi été diffusé du côté de Bulle, Sainte-Croix, Morges, la Chaux-de-Fond, Neuchâtel ou encore Moutier. 

« Notons qu’il est possible aussi d’organiser gratuitement des « ciné-paroisses » des saisons antérieures », ajoute Christophe Hanauer. Pour lui, le succès de The Chosen est multifactoriel. « Le message des Évangiles est intemporel, intergénérationnel et universel. La série comporte tous les ingrédients d’un scénario parfait. Le mystère, des personnages attachants, un héros sacrificiel et même un happy end avec la résurrection. On est dans un optimum narratif avec des acteurs excellents », résume le professionnel de 43 ans qui est aussi l’auteur des 7 églises de l’Apocalypse. Cette série documentaire très remarquée a donné lieu à la commande de deux longs métrages diffusés dans 400 salles de cinéma aux Etats-Unis ! Un succès rarissime dans l’histoire du cinéma helvétique pour celui qui se dit « persuadé que la Suisse romande a un message et un héritage de foi à faire entendre dans le monde ».    

Une majorité de spectateurs évangéliques

Laurence Gammuto est conquise. Elle a vu tous les épisodes diffusés en salle. Bien que son cinéma de Vevey serve de lieu de réunion à des chrétiens chaque dimanche matin depuis 7 ans, elle a dû insister pour vaincre les réticences de certains collègues. Ces derniers redoutaient que les projections, suivie d’un temps d’échanges, ne se transforment en séances de prosélytisme. « Ce n’est pas le cas, se félicite la Vaudoise de 58 ans. Certains spectateurs se montrent parfois même très critiques comme cet homme qui estimait sans complexe que la série n’était qu’une ‘‘soupe indigeste’’. » La quinquagénaire a la Foi. Elle a été très touchée par certains épisodes. « Notamment celui dans lequel Jésus explique de manière simple et fluide à un disciple que tous les handicaps n’ont pas vocation à être guéris mais plutôt à être traversés pour s’élever. Cela m’a ému moi dont le fils est en chaise roulante », confie-t-elle avec pudeur.

Anne-Sylvie Martin et l’abbé Lafargue, co-animateurs du temps de parole sur la série lors de sa diffusion à Aigle.

Anne-Sylvie Martin, qui co-anime ce soir le temps de parole à Aigle, est conquise également. « Cette série dresse un portrait touchant des apôtres et c’est à travers leurs regards que l’on découvre un Jésus tendre, proche et avec même pas mal d’humour. Ces gens n’avaient pas grand-chose en commun et chacun leurs blessures. On est touché de les découvrir si humains ! » La diacre de l’Église évangélique réformée vaudoise constate que le public est en grande majorité constitué de croyants. La plupart ont plus de 50 ans. Ce sont des évangéliques mais une grosse minorité est catholique ou protestante. Un public de convaincus donc qui tendrait à laisser penser que l’objectif d’évangélisation initial ne prend guère… «  Ces personnes ne sont pas forcément de grands habitués des cinémas car nombre de grosses productions peuvent venir heurter leurs valeurs et elles les évitent donc », souligne quoi qu’il en soit Laurence Gammuto. 

5% de bible et 95% de talents

À l’heure du micro-trottoir, par contraste, plusieurs d’entre elles en tous cas, nous font part spontanément de la révolte et du dégoût que leur avait inspiré « La vie de J.C. » (2021), série parodique, il est vrai assez médiocre, de la RTS. « Cette production, financé avec de l’argent public, tirait les gens vers le bas dans les rires gras. Avec The Chosen, au contraire, le spectateur est susceptible de s’élever en questionnant ou approfondissant sa Foi et sa vision de Jésus », explique le couple de retraité Dominique et Jean-Marie Etter, qui furent pourtant journalistes à la… RTS. Dominique confie apprécier le regard et le visage de Jonathan Roumie, l’acteur catholique interprétant avec beaucoup de charisme Jésus, mais s’en trouver aussi tiraillée. « Car je ne m’imaginais pas le Christ ainsi… », précise-t-elle. D’autres s’étonnent un peu de voir un Joseph chevelu arborer des sortes de dreadlocks un brin anachroniques…

Marie Meyer et sa maman Marie-Anne sont venues ensemble déguster ces épisodes 3 et 4 de la saison 3. Lors du premier, Jésus révèle sa nature divine à ceux qui l’ont vu grandir et a la confirmation que nul n’est prophète et encore moins Messie en son pays sous peine d’encourir la mort… Cette séquence est le point d’orgue de la soirée pour beaucoup. Mère et filles ont été touchées. Mais la première est une évangélique convaincue pour qui « le Christ est le centre, le chemin, la vérité et la vie ». Alors que la seconde a pris ses distances avec cette vision même si sa Foi a grandement contribué à la guérir de sa toxicomanie dans la vingtaine. « On a l’impression d’y être. Tout est assez crédible », s’émerveille-t-elle. La projection est prétexte pour les deux femmes d’échanger sur leur spiritualité respectives et de se rapprocher.

Lors du temps d’échange, qu’une dizaine de spectateurs esquivent en sortant de la salle pendant le long générique, ceux qui le souhaitent sont invités à répondre à trois questions rituelles : Qu’est-ce que je retiens de ces épisodes  ? Qu’est ce qui m’a touché ? En quoi cela nourrit ma Foi ?  Une personne explique ainsi avoir été émue par la scène dans laquelle Jésus enfant échange avec son père. Une autre se demande ce qui est fidèle au texte et ce qui est romancé. Le théologien Shafique Keshavjee, qui co-anime certaines de ces soirées, rappelle que la trame narrative se base principalement sur l’Evangile de Saint Jean. « Au final, 5% est grosso modo basé sur les textes et le reste est habilement brodé autour », ajoute l’Abbé Lafargue. L’ensemble donne en tous cas une impression de grande cohérence. Puis tout le monde prend rendez-vous pour la suite le mois suivant. Quelques bonnes graines semblent avoir à nouveau été semées ce soir dans les cœurs… 

www.millenium-production.ch

  • Des épisodes de la saison 3 de la série The Chosen seront encore diffusés le 17 avril à 20h30 au Rex 1 de Vevey, le 24 avril à 20h30 au Cosmo I d’Aigle, le 2 mai à 19h30 l’Urba I d’Orbe et les 10 avril et 8 mai à 18h au Corso de Martigny.



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Le Berbère et le temple de Salomon

Dans ma lointaine enfance, cela ne faisait aucun doute. Ce Sésac, c’était Sheshonq Ier, pharaon berbère de la tribu des Mashawash, originaire de l’actuelle république de Libye, qui avait régné vers 950 avant Jésus-Christ. Il y eut deux dynasties de pharaons berbères (les XXIIe et XXIIIe dynasties) comme il y eut une dynastie de pharaons nubiens (la XXVe dynastie). Pour le reste, cet ethnonyme de Mashawash n’indique rien de précis, si ce n’est qu’il était bien Amazigh, Berbère :

 « Il s’agit en fait du nom que les Berbères se donnent eux-mêmes Imazighen (au singulier Amazigh). Ce nom a été transcrit par les étrangers sous des formes variées : Meshwesh par les Egyptiens, Mazyes et Maxyes par les Grecs, Mazices et Madices par les Latins. Au XIVe siècle, le grand historien Ibn Khaldoun explique qu’une branche des Berbères, les Branès, descend de Mazigh. Que certains habitants de l’Afrique antique aient déjà placé quelque ancêtre Mazigh ou Madigh en tête de leur généalogie ne saurait étonner puisqu’ils se sont, de tout temps, donné ce nom. » (Gabriel Camps, « L’origine des Berbères », in Ernest Gellner, Islam : société et communauté. Anthropologie du Maghreb, Les Cahiers CRESM, CNRS, Paris 1981 ; cité in Bernard Lugan, Histoire de l’Afrique, Editions Ellipses, Paris 2008, note 2, page 98.) 

La nouvelle carrière de Sheshonq

Il se trouve que, près de trois mille ans après ses exploits supposés, ce Sheshonq a connu une nouvelle carrière. En effet, les nouveaux États du Maghreb ne se sont pas contentés d’être musulmans, après s’être débarrassé de leurs minorités chrétienne (issue de la colonisation, puisque les chrétientés autochtones s’étaient éteintes au XIIe siècle) et juive (présente depuis des siècles).  (Processus qui s’est étalé sur un quart de siècle au Maroc, mais qui a été réalisé en Algérie en six mois, avec une rare violence). Les nouvelles autorités n’ont pas tenu compte de ce que les Berbères avaient été en pointe du combat contre les Français. Elles ont voulu bâtir des États non seulement musulmans, mais arabes. Comme si le Pakistan, la Turquie, l’Iran ou l’Indonésie n’étaient pas des États musulmans, bien qu’ils ne soient pas arabes, et comme si les Berbères n’étaient pas aussi musulmans que les Arabes. Il en a résulté une certaine frustration chez les Berbères, qui se sont mis en quête d’ancêtres prestigieux.

En 1980, Ammar Negadi publia le premier calendrier amazigh, basé sur une nouvelle ère servant au comput des années d’une manière indépendante du calendrier occidental (chrétien) ou du calendrier islamique. Ainsi naquit l’ère de Sheshonq, ou de Chachnak, dont on fixa le début au 14 janvier ~950, date supposée à laquelle Sheshonq Ier (désormais appelé Chachnak par les berbérophones) serait monté sur le trône d’Égypte. On commença donc directement avec l’année 2930. Ce n’est pas sans rappeler le principe de la période julienne de Scaliger.

Pourquoi faire démarrer une ère un 14 janvier ? Parce que les Berbères ont l’habitude de fêter Yennayer, leur Nouvel An, le 14 janvier. Il s’agit bien entendu d’une trace du calendrier julien, mis en place par Jules César et Sosigène en ~46 et officiel à partir du 1er janvier ~45, qui a aujourd’hui treize jours de décalage avec le calendrier grégorien, et qui en aura quatorze au XXIIe siècle. Cette survivance de la fête, et son nom même qui rappelle le mois latin de januarius, sont probablement les dernières reliques de la longue présence romaine en Afrique du Nord avant la conquête arabe. L’article « Calendrier » de l’Encyclopédie berbère (E.B., M. Gast et J. Delheur, 1992) confirme que le calendrier julien reste usité au Maghreb pour les travaux agricoles.

Ce n’est pas la seule relique calendaire qui existe dans le monde arabe. Ainsi, au Machrek, les noms donnés au mois du calendrier grégorien sont en fait issus de l’ancien calendrier syro-babylonien (cf. Rita Nammour-Wardini et Daniel Krasa, Grammaire de l’arabe, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2020, pp. 192-193). Le mois d’avril se dit ainsi نيسان  naysân en Syrie, qui est bien entendu le mois de nisan au cours duquel le Christ fut crucifié. Il se dit  أبريل ‘abrîl au Maroc, qui est un emprunt au français.   

Yennayer est un jour férié officiel en Algérie depuis le 27 décembre 2017 et au Maroc depuis le 14 janvier 2023. En outre, il est inscrit au patrimoine immatériel de la France (au titre de la région Île-de-France) depuis 2020.

Célébrations de Yennayer. en Algérie. (Photo : Koukoumani)

Mais voici qu’en 1991, un groupe d’archéologues britanniques (Peter James, I.J. Thorpe, Robert Morkot et John Frankish) et grec (Nikos Kokkinos) a contesté l’identification traditionnelle entre le pharaon berbère Sheshonq Ier et le pharaon שישק / Σουσακιμ de la Bible. Ces auteurs montrent à quel point la chronologie de la fin de l’Âge du Bronze dans le bassin méditerranéen est fragile et sujette à caution. En effet, on a décidé que les listes des dynasties égyptiennes établies par Manéthon au IIIe siècle BCE étaient un cadre dans lequel devait s’inscrire la chronologie de toutes les civilisations voisines. Ces auteurs considèrent par conséquent qu’il faut remettre en cause toute la datation des dynasties égyptiennes, ce qui bouscule toute la chronologie des civilisations grecque, hittite, assyrienne, etc., et entraîne surtout la disparition des quatre « siècles obscurs » (1200-800 av. Jésus-Christ) pendant lesquels il est censé ne rien s’être passé dans l’histoire grecque. Il convient avant tout de réduire la durée de la troisième période intermédiaire entre la chute du Nouvel Empire égyptien et la période finale de l’Antiquité égyptienne : la fin du Nouvel Empire ne se situerait pas vers ~1069, date traditionnelle, mais vers ~825.

Quelle est la conséquence de cette théorie quant à l’identité du « roi d’Égypte » ( מלך מצרים , βασιλεὺς Αἰγύπτου) des saintes Écritures ?

Nos archéologues contestataires acceptent la chronologie biblique qui fixe la mort du roi Salomon, et la division subséquente de son royaume, vers 930 avant notre ère. La prise de Jérusalem par Sésac, dans la 5année du règne de Roboam, se situerait donc vers ~925. En revanche, James et ses collègues retardent d’environ un siècle l’avènement du pharaon berbère Sheshonq / Chachnak sur le trône. Ils démontrent comment l’identification Sésac / Sheshonq, adoptée par les égyptologues depuis les années 1820, a permis d’utiliser les données bibliques pour corroborer les listes de Manéthon, l’avènement de Sheshonq étant fixé d’autorité en ~945 et devenant la première date de la chronologie égyptienne à reposer sur des « faits » (p. 230). Il semblerait pourtant que l’archéologie ne corrobore pas l’Histoire officielle, puisqu’on a trouvé à Byblos, dans l’actuel Liban, un fragment de statue portant le cartouche de Sheshonq Ier et une inscription phénicienne selon laquelle le roi Abibaal de Byblos avait fait venir la statue depuis l’Égypte (p. 248). Or, Abibaal semble avoir régné peu de temps avant l’an 800 avant NSJC. Il s’ensuit donc que l’avènement de Sheshonq Ierse serait produit en ~820 plutôt qu’en ~945.

Même si cette constatation dérange la chronologie traditionnelle, elle a le mérite de réconcilier le récit biblique au moyen duquel les égyptologues prétendent corroborer les listes de Manéthon avec ce que l’archéologie nous apprend de Sheshonq Ier. En effet, les vestiges retrouvés à Karnak font bien état d’une campagne de Sheshonq Ier en Palestine, mais Jérusalem ne figure pas parmi les villes conquises, alors qu’elle est l’objectif principal du raid égyptien dans la Bible. Au contraire, la campagne de Sheshonq apparaît dirigée contre le royaume d’Israël (le royaume du Nord), alors que, dans le récit biblique, la campagne de Sésac est dirigée contre le royaume de Juda (le royaume du Sud). Jéroboam, le premier roi du Nord, était un allié de l’Égypte selon la Bible hébraïque (cf. I Rois 11,40 et I Rois 12,2), qui plus est marié à la princesse égyptienne Ano (fille de Sousakim !) selon la Bible grecque (cf. III Rois 12, 24e dans la Septante). Conclusion : les égyptologues veulent faire coïncider Sheshonq Ier avec le Sésac biblique sur la base d’un récit biblique qui dit le contraire des hauts faits revendiqués par Sheshonq Ier. Les partisans de la chronologie officielle balaient la contradiction en émettant l’hypothèse que Pharaon aurait souhaité frapper son protégé Jéroboam aussi bien que son ennemi Roboam (note 34 p. 379). Nos contestataires préfèrent, quant à eux, en tirer la conclusion que Sheshonq Ier n’était pas le Sésac de la Bible. Alors, dans ce cas, qui était-il ?

Gravure d’un relief de Sheshonq Ier trouvé au temple de Karnak. (George Rawlinson, 1886)

Nos auteurs proposent une nouvelle datation de l’histoire égyptienne, en rallongeant considérablement la durée du Nouvel Empire et en réduisant celle de la troisième période intermédiaire. Ils fixent le règne de Ramsès III vers le dernier tiers du Xe siècle plutôt que dans les années 1186-1155 de la datation officielle – donc 250 ans plus tard. Le nom biblique Chichak serait une déformation de l’égyptien Sessi (Ssysw), diminutif de Ramsès (p. 257, et note 135 p. 385).

Après tout, n’oublions pas que le texte biblique n’était pas vocalisé à l’origine. La graphie שׁישׁק, lue aujourd’hui Shishaq, était peut-être un Chichk, un Chichek, un Chichak, voire un Sissek. Il me paraît en tout cas intéressant que le nom français traditionnel de ce personnage, Sésac, ainsi que le nom de la Bible grecque, Σουσακιμ, n’excluent pas des lectures penchant vers une déformation de Sessi. Il ne faut pas non plus oublier que nous ne savons pas comment on vocalisait l’égyptien hiéroglyphique, l’écriture hiéroglyphique ne notant pas les voyelles (cf. Jean-Pierre Guglielmi, L’Égyptien hiéroglyphique, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2010, p. XV).

Une révision déchirante

Ainsi, admettre la thèse de James et de ses co-auteurs, thèse jamais réfutée mais jamais acceptée non plus, reviendrait à identifier le Sésac biblique, qui s’empara du Temple de Jérusalem vers ~925, avec Ramsès III. Le raid de Sheshonq Ier, lui, ne serait pas expressément mentionné dans la Bible et se situerait vers ~810, à l’époque du règne de Joachaz en Israël et de Joas en Juda. Pas expressément mentionné, car nos archéologues expriment l’hypothèse que l’expédition de Sheshonq Ier aurait pu avoir pour but, non pas de frapper le royaume d’Israël, mais, au contraire, de l’aider à récupérer des villes conquises par les Araméens. En effet, la Bible décrit des relations cordiales entre l’Égypte et le royaume d’Israël jusqu’à la fin (cf. l’ambassade envoyée en Égypte par Osée, dernier souverain du royaume du Nord, pour demander de l’aide contre les Assyriens, in II Rois 17,4). Or, d’après la Bible, il y eut bien, sous le règne de Joachaz, une aide extérieure, celle d’un « sauveur » (מושׁיע ; σωτηρίαν), au secours du royaume d’Israël face aux Araméens (II Rois 13, 1-5). 

Si l’on admet que, lors d’une expédition qui serait intervenue vers ~810 et non plus vers ~925, Sheshonq Ier aurait en fait repris des villes arrachées par les Araméens Hazaël et Ben-Hadad au royaume d’Israël, alors ce pharaon ne serait rien d’autre que le mystérieux et anonyme « sauveur » de la Bible.

Ainsi, si les thèses de James, Thorpe, Morkot, Frankish et Kokkinos étaient exactes, les militants berbéristes n’auraient plus qu’à faire partir l’ère amazighe de l’an ~835 plutôt que de l’an ~950.  Cette révision déchirante serait sans doute plus que largement compensée, pour les Berbères, par le fait que la Bible nomme « sauveur » celui dont ils ont fait leur héros national sous le nom de Chachnak.

Pour aller plus loin

Peter James, I.J. Thorpe, Robert Morkot, John Frankish et Nikos Kokkinos, Centuries of Darkness, Pimlico, Londres 1992, 426 pages.




La tradition comme régénération

Un adolescent en mal de vivre, un samedi après-midi pluvieux dans une maison vide, un vieux poste de télévision, une cassette VHS et au détour d’un film l’émerveillement poétique. Je me souviens encore parfaitement de cette scène d’Apocalypse Now de Coppola. Le capitaine Willard (Martin Sheen) arrive au bout de son périple. De la brume émergent des idoles du passé. Le colonel Kurtz, incarné par Marlon Brando, lit : « Nous sommes des hommes creux… » Ce texte est en fait un poème de T.S. Eliot. Cet après-midi-là, je suis resté tétanisé et j’ai pleuré. Je ne serai jamais un homme creux.

Humble Mister Eliot

Un citoyen des États-Unis d’Amérique qui renonce à sa nationalité pour devenir anglais, un protestant unitarien qui devient un pilier de l’Église anglicane et un homme élevé dans les valeurs démocratiques qui se transforme en royaliste ? Voilà la vie de T.S. Eliot que nous allons découvrir.

C’est dans la ville de Saint-Louis baignée par les eaux du Mississippi que Thomas Stearns Eliot a vu le jour en 1888. Grandissant au sein d’une famille aisée, Eliot a très tôt accès à la littérature et à la culture, domaines pour lesquels il montre un grand intérêt. Ses études, qui vont le mener de Saint-Louis à Harvard en passant par le Massachusetts, lui font découvrir la littérature, les langues anciennes et la philosophie. En 1914, après l’obtention de son diplôme à Harvard, il part pour l’Europe et s’installe définitivement en Angleterre l’année suivante.

Dans les années qui suivent, Eliot publie ses premiers poèmes et essais. En plus de son travail poétique, Eliot est aussi un critique littéraire reconnu. En 1922, il fonde la revue littéraire Criterion qu’il dirige pendant dix-sept ans. Il devient sujet de sa gracieuse majesté en 1928 et est reçu dans l’Église anglicane dans laquelle il s’engage activement. En 1948, il reçoit le prix Nobel de littérature « pour sa contribution exceptionnelle et pionnière à la poésie actuelle ». Qui aurait alors pensé que son œuvre serait aujourd’hui connue du grand public pour avoir inspiré Andrew Lloyd Webber pour sa comédie musicale Cats ?

Loin d’être un long fleuve tranquille, la vie personnelle d’Eliot est marquée par des hauts et des bas allant jusqu’à des phases dépressives. Son mariage avec Vivienne Haigh-Wood a été difficile. À l’âge de soixante-huit ans, il épouse Valerie Fletcher de trente-huit ans sa cadette. Eliot retourne vers son Créateur le 4 janvier 1965. Si vous allez à Londres, arrêtez-vous quelques minutes dans l’église Saint Stephen et plus particulièrement dans la chapelle de la Vierge. Vous y découvrirez, sur une plaque de marbre blanc, ces quelques vers d’Eliot surplombant son épitaphe :

« Il faut toujours nous mouvoir 
Au sein d’une autre intensité
Pour une communion plus intime, 
Une communion plus profonde. »

Le poème Les Hommes Creux a profondément influencé Francis Ford Coppola pour son film Apocalypse Now (1979). Dans ce dernier, le personnage du colonel Kurtz, joué par Marlon Brando, lit plusieurs extraits du poème.

Un regard lucide sur le monde

Chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle, La Terre vaine (The Waste Land) est le poème du chaos. Publiée en 1922, cette œuvre en cinq parties reflète le désenchantement, la déshumanisation et la fragmentation du monde issu du premier conflit mondial. Les amateurs de musique métal l’ont certainement découverte à travers les chansons du groupe Hord.

« Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge » (I, 19-15)

Truffé de références mythologiques, ce poème est une satire de la société où règnent la décadence morale, la superficialité, la vacuité et la perte de la transcendance. Les êtres humains y sont représentés comme des individus (et non des personnes) solitaires et blessés :

« Cité fantôme
Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale :
La foule s’écoulait sur le Pont de Londres : tant de gens…
Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens ? Des soupirs s’exhalaient, espacés et rapides,
Et chacun fixait son regard devant ses pas. »
(I. 60-65)

L’errance de l’humanité dans une « cité fantôme » est le fait d’une absence de sens qui conduit à l’amoralité et au nihilisme :

« Quel est ce bruit ?
C’est le vent sous la porte.
Qu’est-ce encore que ce bruit ? Que peut bien faire le vent ?
Rien. Toujours rien.
Comment !
Tu ne sais rien ? Tu ne vois rien ? Tu n’as gardé mémoire
De rien ?
Je me souviens
Those are pearls that were his eyes.
Es-tu vivant, oui ou non ? N’as-tu donc rien dans la tête ? »
(II. 117-126) 

Il n’est pas difficile d’imaginer cette humanité morte-vivante errante dans les rues de cités anonymes les yeux fixés sur un téléphone portable !

À la fin du poème, Eliot se demande comment mettre de « l’ordre dans (ses) terres » et veut essayer, avec les fragments de ce monde, d’« étayer (ses) ruines ». Comment y parvenir ? The Waste Land s’achève sans offrir de résolution ou de conclusion claire. Il n’y a que l’incertitude et l’incomplétude à l’image de la condition humaine.

La comédie musicale britannique Cats, composée en 1978 et 1979, a largement été inspirée par le recueil de poésie Old Possum’s Book of Practical Cats, de 1939.

Après nous avoir offert une vision sombre de la modernité en soulignant le vide et la désespérance qui caractérisent la condition humaine, Eliot ne nous a-t-il pas montré « la peur dans une poignée de poussière » ? Mais il ne s’arrête pas là, il nous fait entrevoir un chemin au milieu des ruines : la tradition. Dans son essai, La tradition et le talent individuel » (1917), il soutient que l’art véritable éclot lorsque l’artiste est en harmonie avec la tradition. C’est-à-dire que l’artiste authentique est celui qui reconnaît et s’inscrit humblement dans une lignée plutôt que de chercher à rompre avec elle. La tradition n’est pas un corps momifié à préserver mais une source vive pour l’expression artistique.

Sur le plan politique, T.S. Eliot est influencé par la pensée classique et médiévale et se montre sceptique à l’égard des démocraties libérales et de leur égalitarisme. Que leur reproche-t-il ? Eliot critique la démocratie moderne pour son manque de cohésion sociale, qui découle d’un individualisme excessif. Dans ses essais sociaux, Eliot défend l’idée d’une société hiérarchisée et organique. Bien à rebours de la pensée dominante, déjà à son époque, Eliot pense que la stabilité sociale et morale dépend des distinctions sociales et d’un ordre traditionnel : « Plus une société est démocratique, moins il devient possible de passer du passé connu au futur inconnu » (Notes towards the Definition of Culture).

La tradition se transmet par la culture classique et surtout par le christianisme. Pour Eliot, « nous ne pouvons nous contenter d’être chrétiens dans le secret de notre vie dévote et, le reste de la semaine, tout bonnement des réformateurs laïcistes et profanes ; car une question s’impose à nous quotidiennement, à propos de quelque entreprise que ce soit. Et l’Église a pour mission de répondre perpétuellement à cette question, que voici : dans quel but sommes-nous venus au monde ? Quelle est la fin de l’homme ? » (Sommes-nous encore en chrétienté ?)

Bâtir dans la Lumière

Eliot considère le christianisme comme le rempart contre les affres de la modernité. Dans son poème Chorus from « The Rock » (1934), il évoque un monde matérialiste qui se substitue à Dieu.

« Les hommes ont abandonné DIEU pour aucun autre dieu ; et cela ne s’est jamais produit auparavant
Que les hommes ont renié les dieux et les ont adorés, professant d’abord la Raison
Et puis l’Argent, le Pouvoir, et ce qu’ils appellent la Vie, ou la Race, ou la Dialectique.
L’Église répudiée, le clocher démoli, les cloches renversées, que pouvons-nous faire ?
Autre que rester les mains vides et les paumes ouvertes face vers le haut
Dans une époque qui recule, progressivement ? »
(chœur VII)

Eliot en appelle à un retour de la foi, de la charité et de la justice. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de « valeurs » qu’il faut défendre. Il s’agit d’une personne : Jésus-Christ, la lumière du monde. Le chœur final de « The Rock » s’achève par une action de grâce à la « lumière de l’Invisible ». Pour Eliot, c’est le chemin qui peut permettre à la société de retrouver un équilibre spirituel et moral.

« Nous Te rendons grâce pour notre petite lumière, mêlée avec l’ombre.

Nous Te rendons grâce pour nous avoir poussés à construire, à chercher, à former du bout de nos doigts et à la portée de nos yeux.

Et lorsque nous aurons construit un autel à la Lumière Invisible, puissent y être placées les petites lumières pour lesquelles notre vision corporelle a été créée.

Et nous Te rendons grâce car les ténèbres nous rappellent la lumière.

Ô Lumière Invisible, nous Te rendons grâce pour Ta grande gloire ! »

(chœur X)

Vivre dans et pour la Lumière, rendre grâce et bâtir dans la fidélité, voilà ce que notre monde attend, voilà ce dont notre monde a besoin.

Début du poème Les Hommes Creux cité par le colonel W. E. Kurtz dans Apocalypse Now :

« Nous sommes des hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée.
Geste sans mouvement, force paralysée ;
Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés. »

Extrait du poème Les Hommes Creux, trad. de P. Leyris

Biographies et œuvres :

  • Georges Cattaui, T.S. Eliot, Editions Universitaires, 1957.
  • Peter Ackroyd, T.S. Eliot, Penguin Books, 1993.
  • Stéphane Giocanti, T.S. Eliot ou le monde en poussières, JC Lattès, 2002. 
  • T.S. Eliot, Poésie, édition bilingue, trad. P. Leyris, Seuil, 1976.
  • T.S. Eliot, Essais choisis, trad. H. Fluchère, Seuil, 1950.
  • T.S. Eliot, Meurtre dans la cathédrale, trad. H. Fluchère, L’Arche éditeur, 1952.
  • T.S. Eliot, Cori da « La Rocca », édition bilingue, trad. R. Sanesi, BUR Rizzoli, 2020.
  • T.S. Eliot, Sommes-nous encore en chrétienté ? trad. A. Frédérik, Éditions Universitaires, 1946.



Quand le ciel nous tombera sur la tête

Un soir d’été, quelques jours avant la Théophanie, j’étais l’invité d’un homme d’État à la retraite. Il avait été, dans sa région et au-delà, une grande figure de la droite. (Cette dernière précision suffit à vous indiquer qu’il ne pouvait s’agir du canton de Genève.)

En face de sa maison, il y avait l’à-pic d’une montagne vide de toute remontée mécanique, de toute habitation, de toute centrale électrique, bref une montagne oubliée des hommes.

Il y eut alors un long moment où je pris conscience que, pour la première fois depuis des années, j’avais en face de moi la nuit originale, le ciel constellé d’étoiles, sans aucune trace de lumière artificielle. L’effet était saisissant et me plongeait dans une forme d’intranquillité. 

Je me rendis alors compte que la pollution lumineuse était devenue pour moi la norme, et que la nuit, telle qu’elle avait existé autrefois et telle qu’elle survivait dans ce coin de montagne, m’était devenue une chose étrange et étrangère.

Quelques jours plus tard, j’entreprenais la lecture d’un des livres très spécialisés que Springer arrive encore à publier en imprimant à la demande.

J’eus un moment de honte lorsque je me rendis compte que le livre que je lisais était en fait une traduction de l’italien vers l’anglais, et que j’avais manqué à mes devoirs envers la Péninsule en ne l’achetant pas dans la langue d’origine. J’ai retrouvé bonne conscience à la fin, lorsque Madame Patrizia Caraveo explique que Saving the Starry Night est la version anglaise considérablement révisée et mise à jour de l’original italien Il cielo è di tutti. Et puis l’édition anglaise a pour couverture une photographie d’une beauté renversante des trois cimes de Lavaredo, dans les Dolomites, au coucher du soleil en octobre 2020.

Sauver la nuit étoilée, donc. Mais dans quel but ? Et la sauver de quoi ?

La Nuit étoilée de Vincent van Gogh, en 1889.

Caraveo, qui travaille à l’institut national d’astrophysique à Milan, nous rappelle d’abord l’importance du ciel en tant qu’héritage culturel. Les anciens regardaient le ciel et ils y voyaient des prodiges auxquels nous sommes devenus indifférents. Le ciel a une histoire, que rappellent ces constellations qui évoquent des mythes grecs et ces étoiles aux noms arabes ou latins issus d’empires disparus. N’oublions pas non plus que la révolution scientifique a commencé avec l’astronomie : citons les noms de Copernic et de Galilée, le messager des étoiles. Mais ceci a fait l’objet d’un autre livre, et justifierait une autre chronique. 

À la nuit s’oppose la lumière, elle aussi objet de découvertes scientifiques de premier plan auxquelles reste attaché le prix Nobel de physique accordé à Einstein en 1919. Et la lumière artificielle fait reculer, décennie après décennie, la nuit : les observatoires astronomiques historiques, comme celui de Paris ou celui de Naples, étaient construits au cœur des villes. À partir du moment où l’éclairage nocturne est devenu la norme, les observatoires ont dû être déplacés vers des lieux de plus en plus sauvages, désert d’Atacama ou sommet du volcan Mauna Kea.

Le livre abonde en graphiques et en photographies qui montrent que la nuit recule année après année et qu’elle n’existe presque plus en Europe occidentale. Toutefois, même dans cette petite partie du monde, les différences sont impressionnantes : la pollution nocturne est 7’000 fois plus importante dans la région de Delft, riche en serres artificielles, que dans les Hébrides extérieures (page 45). Dans un ciel 10 fois plus éclairé qu’au naturel, il n’est plus possible de voir la Voie lactée (page 63).

Il appartient toutefois à l’auteur de nous convaincre que cette pollution lumineuse n’est pas souhaitable. En effet, nous savons aussi que l’éclairage de nos villes représente une victoire sur un danger bien tangible, qui était celui des brigands qui profitaient de l’obscurité pour attaquer les passants. Alors, comment justifier que des ténèbres puissent être préférables à la lumière ?

Ce livre contient donc une apologie de l’obscurité. L’excès d’éclairage nocturne s’oppose au rythme circadien, porte atteinte au sommeil, favorise le cancer par la diminution de la mélatonine, détruit le biorythme des animaux, des insectes et des végétaux et provoque la mort de très nombreux insectes. 

Bien entendu, la solution ne réside pas dans des opérations politico-publicitaires sans lendemain comme « une nuit sans éclairage dans le Grand Genève » : à un problème créé par la technique, il existe des solutions techniques. Caraveo cite l’exemple de Tucson, dans l’Arizona, où l’utilisation de lampes à sodium à basse pression a permis de diviser par 3 la pollution nocturne sans aucune incidence sur les habitudes de vie de la population (page 77). J’en déduis que l’innovation technique et scientifique est un meilleur remède aux diverses formes de pollution que les hausses d’impôts et l’écriture inclusive.

La nuit est belle est un événement co-organisé depuis 2019 par le Grand Genève, le Muséum d’histoire naturelle de Genève, la Société Astronomique de Genève et la Maison du Salève.

La pollution électromagnétique affecte aussi les ondes radio, et entraîne une perte d’efficacité aussi grande pour la radioastronomie que la pollution lumineuse pour l’astronomie optique. 

Les deux derniers chapitres du livre ouvrent les perspectives les plus inquiétantes, et aussi les plus stimulantes. Sous nos yeux indifférents, le ciel est en train de devenir le terrain d’une nouvelle révolution industrielle. Notre époque panurgique aura en effet vu l’avènement de deux individualités originales, Michel Houellebecq en littérature et Elon Musk dans l’industrie. Le prophète et l’ingénieur. On sait que le deuxième est parti à la conquête du ciel. 

L’entrée du Prométhée de Pretoria dans le domaine spatial nous fait changer d’ère. Depuis le Spoutnik soviétique de 1957 jusqu’à 2019, on a lancé 9’000 satellites, dont seulement 1’500 fonctionnent encore (page 151). Le réseau GPS repose sur en tout et pour tout 32 satellites, dont 24 actifs en permanence, et coûte 2 millions de dollars par jour à l’armée étasunienne (pages 127-128). Or, Space X de Musk a obtenu l’autorisation d’en lancer 12’000. Le consortium One Web a obtenu l’autorisation d’en lancer 6’372 ; Samsung 4’700 ; Amazon 3’263 ; Boeing 3’000 ; en comptant les plans de Facebook, Link, Kepler, Telsat et divers projets russes et chinois, on va vraisemblablement arriver à 100’000 satellites. Comme ils auront une durée de vie de 5 à 10 ans, il y aura à terme 10’000 lancements par an pour maintenir cette population. Comme d’habitude, l’Europe occidentale, terre devenue hostile aux entrepreneurs et réticente à la science et à la technique, est complètement hors du coup et ne saura que critiquer les autres au lieu d’agir. Passer de 9’000 satellites à 100’000 satellites, c’est créer une situation qui est riche de promesses (l’Internet par satellite), mais aussi de menaces. Très impressionnante à cet égard est la photo de la trace laissée dans l’espace par le premier train de 60 satellites lancé par Musk en mai 2019 (page 119). Ce serait un mensonge que d’affirmer que tout a été prévu : on ne sait pas vraiment quels sont les risques liés à une telle cohue dans l’espace, d’autant plus que la plupart de ces engins se trouveront sur une orbite assez basse. Comment éviter les collisions ? Le 2 septembre 2019, on est passé très près d’une collision entre un satellite de l’Agence spatiale européenne et un satellite de Musk. Si toutes les branches de l’astronomie souffrent d’ores et déjà (le passage d’un train de satellites Space X suffit à rendre inutilisable une image du ciel – page 139), la plus touchée sera l’observation des astéroïdes qui représentent un danger potentiel pour la Terre. Il est aussi possible que la radioastronomie soit mise en danger par les interférences dues à la prolifération de ces nouveaux utilisateurs de fréquences radio. Et peut-on vraiment affirmer qu’il n’y aura aucun risque lié aux épaves ?

Il n’est pas question de jouer au luddite et de condamner cette nouvelle aventure industrielle. Musk est plus ouvert que d’autres aux dialogues avec ses critiques, et il a réponse à tout : si ses satellites gênent le travail des observatoires sur Terre, alors il faut envoyer les observatoires dans l’espace (page 159).

Il faut en revanche rappeler qu’il n’y a eu aucun examen réel des risques liés à cette nouvelle étape de l’industrie spatiale. Les autorisations sont délivrées par la commission étasunienne des communications (Federal Communications Commission). Or, celle-ci est un des très rares organismes du gouvernement de Washington, qui, de par la loi, est exempté d’examiner les conséquences de ses décisions sur l’environnement. Ce qui est exigé pour un permis de construire ne l’est pas pour le lancement de 12’000 satellites. En droit international, le traité sur l’espace du 27 janvier 1967 est dépassé, car il n’appréhende que dans une mesure très limitée (article VI) l’intervention d’acteurs non gouvernementaux dans l’espace. Aucun juriste n’est assez naïf pour penser que la législation peut régler tous les problèmes, mais on a tout de même le droit de penser que certaines autorisations ont été accordées à la légère.

En conclusion, tous les acteurs concernés (États ; industriels ; scientifiques compétents en astronomie, astronautique et astrophysique ; consommateurs) devraient sans doute coopérer à une prévention des risques liés à cette nouvelle révolution industrielle. 

On ne peut qu’être frappé par la richesse d’un livre qui, en si peu de pages, nous parle aussi bien des difficultés des chasseurs d’étoiles que de la mort des insectes ou de l’invasion de l’espace. Car enfin, si l’humanité a passé le XXesiècle à fantasmer sur des envahisseurs venus d’autre planète, c’est bien elle qui est en train de s’emparer de l’espace.

La pollution lumineuse, en bien des lieux, nous a déjà conduits à faire l’expérience bien réelle d’une nuit privée d’étoiles, différente de celle qu’avait vécue Thomas Merton. Le risque est maintenant que les satellites se substituent aux étoiles, et que le ciel nous tombe, définitivement, sur la tête.

  • Patrizia Caraveo, Saving the Starry Night, Springer, Cham 2021, 165 pages.



Leonid Brejnev, le dictateur méprisé

Quand j’étais un tout petit enfant et que mes parents m’autorisaient par intermittence à regarder le journal télévisé, deux personnages étaient les ennemis absolus de tout ce que nous étions : l’ayatollah Khomeini dans la catégorie islamiste, et Leonid Brejnev dans la catégorie communiste. Mais si le premier faisait peur, le second incarnait la nullité. Dans son pays, le bourreau de la Tchécoslovaquie et de l’Afghanistan faisait surtout rire. Ce qui n’est pas la première qualité qu’on attend d’un dictateur. Surtout d’un secrétaire général du parti communiste de l’URSS. Au moins cela laisse-t-il supposer qu’on ne risquait plus le Goulag à rire du maître de l’Union soviétique.

Andreï Kozovoï, dont la remarquable biographie s’appuie sur des archives étonnantes, et notamment sur les carnets personnels de Brejnev, pose donc la question : s’il y avait quelque chose à chercher au-delà de la « gangue de mépris » dans laquelle Brejnev est enfermé depuis si longtemps ?

Il faut juger sur pièces

Les gens de gauche croient que le mépris va des supérieurs aux inférieurs. C’est faux. J’ai connu un parti politique où la secrétaire de direction, qui n’avait aucune qualification particulière, écrasait de son mépris les adhérents qui exerçaient des professions libérales. Le fait que, comme tout un chacun, je méprise Brejnev ne garantit pas que je vaille mieux que lui sur le plan intellectuel ou moral. Il faut juger sur pièces.

L’itinéraire du personnage avant son accession au pouvoir mériterait à lui seul une longue notice.

Il naît en 1906, au cœur de l’Ukraine, mais dans une famille ouvrière russe qui venait d’y immigrer. La décrépitude dans laquelle le communisme a laissé les territoires de l’ancien Empire russe ne nous permet plus d’imaginer qu’avant la première Guerre mondiale, certaines régions de l’Ukraine et de la Russie connaissaient un essor industriel et agricole qui laissaient présager un avenir autrement plus radieux que celui qui serait plus tard bâti par Lénine et Staline. Son père était un ouvrier qualifié, bien payé, croyant orthodoxe, qui ne rêvait pas de révolution, mais de bonnes études pour son fils. Tous ces rêves furent balayés par la Révolution de 1917. Même pas adolescent, Brejnev assista à l’avènement du régime le plus cruel qu’on ait vu jusqu’alors en Europe. Il fut malade du typhus, la maladie caractéristique de ces temps de troubles. Il gagna sa vie dans une fabrique de beurre, puis comme chargeur de pommes de terre. Voilà un pedigree d’authentique ouvrier qui aura fait défaut à la plupart des leaders marxistes, et pas seulement en Union soviétique.

Il combine ensuite formation technique dans la sidérurgie, militantisme communiste et fonctions administratives, sans que l’on puisse déterminer son degré d’implication dans les atrocités de l’époque (dékoulakisation, Holodomor et purges).

Brejnev (à droite) commissaire politique en 1942. (Source : hrono.ru)

Il finit la deuxième Guerre mondiale comme général de brigade. Même en tenant compte de la protection de Khrouchtchev et de Mekhlis, il paraît douteux qu’un individu d’une médiocrité absolue ait pu atteindre un tel grade à l’âge de trente-huit ans.

Ce vrai bourreau de travail, soumis à un surmenage incessant (deux accidents cardiaques avant ses cinquante ans !), se verra successivement confier la reconstruction de la région de Zaporojia, la soviétisation de la Moldavie (c’est-à-dire la Bessarabie arrachée à la Roumanie) et la mise en valeur des « terres vierges » du Kazakhstan.

En 1957, il soutient Khrouchtchev contre le « groupe antiparti » mené par Malenkov et Molotov et est promu membre titulaire du Présidium du Parti communiste d’URSS, avec la responsabilité du programme spatial dans lequel il était d’ailleurs impliqué depuis plusieurs années. Le bip-bip du Spoutnik, c’est quand même aussi grâce à lui…

De 1960 à 1964, il est chef de l’État soviétique, une fonction essentiellement protocolaire qui lui permet néanmoins de tisser de nouveaux réseaux. Il retrouvera ce poste en 1977.

En octobre 1964, une conjuration lui donne enfin un vrai pouvoir, puisqu’il devient premier secrétaire, puis secrétaire général, du Parti communiste d’Union soviétique. Contrairement à la vulgate répandue en Occident, il n’y a pas Khrouchtchev le « libéral » et Brejnev le « stalinien » : par exemple, Brejnev a mis fin à la persécution religieuse sanglante qu’avait relancée Khrouchtchev, promoteur du raid contre le monastère orthodoxe de Pochaïv en Volyhnie.

En politique extérieure, Brejnev est confronté à un dilemme majeur. L’intérêt de l’Union soviétique en tant que grande puissance, plus ou moins État successeur de l’Empire russe, c’est de contrôler les dépenses militaires, de ne pas avoir à lutter sur deux fronts (Chine et Occident) et de coopérer avec les pays capitalistes sur le plan technique et scientifique. La mission de l’Union soviétique en tant qu’idéocratie dépositaire du marxisme-léninisme, sortie du crâne de Lénine et n’ayant aucun lien avec la Russie des tsars, c’est de faire la guerre à ces mêmes pays capitalistes jusqu’à ce que le communisme règne sur la planète entière. L’URSS mourra de ne pas avoir choisi à temps entre son intérêt et sa mission. La question se pose de nos jours à la Russie de Poutine : revendiquer l’héritage soviétique, est-ce se réclamer d’un État, ou d’une idéologie ?

Les sources montrent un Brejnev plutôt partisan de la détente et de la coexistence pacifique, malgré l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968. Il avait une volonté de désidéologiser (page 298) les relations internationales qui n’était pas partagée par tous les dirigeants du Kremlin. Une coopération est nouée dès 1966 avec la France dans le domaine spatial. Un rapprochement avec l’Allemagne de l’Ouest commence dès 1969. Et surtout, il parvient en 1972 à des accords de désarmement avec les États-Unis de Nixon – quant à lui, un sincère partisan de la paix.

Avec Nixon lors d’une visite officielle aux États-Unis en 1973. (Source : National Archives and Records Administration)

Sur le plan intérieur, l’URSS reste l’URSS : corset idéologique, répression permanente, absence de liberté. Mais un trait distingue Brejnev de ses prédécesseurs. Il veut que le peuple mange à sa faim. C’est la quadrature du cercle, tant le système communiste a plongé la population dans une culture de l’assistanat. Il fait ce que les autres n’auraient jamais fait : acheter du beurre à la France pour atténuer la pénurie, par exemple (page 264), ou annuler la dette des kolkhozes envers l’État.

À partir de 1974, c’est le déclin. Cette année-là, Brejnev perd ses trois principaux partenaires dans le monde capitaliste – mort physique pour Pompidou, mort politique pour Willy Brandt et Nixon. Ses problèmes de santé s’accentuent. Au demeurant, les difficultés d’élocution de plus en plus marquées de Brejnev n’étaient pas dues à l’alcoolisme, mais à un problème dentaire jamais résolu. Il faut ajouter les conséquences d’un mode de vie particulièrement stressant, avec insomnies et overdoses de somnifères. Mais cette forme de déchéance physique l’exposait au soupçon de démence sénile et d’ivrognerie. D’autant plus que la mise en scène de sa propre personne jusqu’au grotesque, sa vanité outrancière (il fut l’homme le plus décoré de tous les temps) et ses tentatives de réécrire à son avantage l’histoire de la deuxième Guerre mondiale eurent un effet grossissant. Il faut y ajouter la corruption de son entourage familial, qui contribuera à détruire le peu de respect dont il bénéficiait encore. Brejnev deviendra petit à petit la risée du monde entier, connaissant une véritable « mort avant la mort » (page 367). Ce qui est plus grave, c’est le mépris qu’ils suscitait en Union soviétique elle-même, devenant ainsi le premier dictateur qui fait rire. Imagine-t-on Staline en sujet favori des plaisanteries ?

L’expulsion de Soljenitsyne, le repli sur la vulgate marxiste-léniniste et surtout l’invasion de l’Afghanistan en 1979 achevèrent de faire disparaître des mémoires le Brejnev diplomate et aimable de ses premières années au pouvoir. Encore faudrait-il rappeler que le but de l’intervention soviétique en Afghanistan avait été de soutenir une faction plus modérée des communistes afghans contre une faction plus extrémiste (page 361), et que la descente aux enfers de l’Afghanistan avait commencé avec la chute de la monarchie en 1973.

Le règne de Brejnev s’acheva sur une guerre sans fin en Afghanistan. (DR)

L’invasion de l’Afghanistan provoqua des sanctions américaines qui, ajoutées à la baisse des prix du pétrole, achevèrent ce qui restait de l’économie soviétique. Alors que Brejnev avait promis à son peuple un avenir de paix et de prospérité, son règne s’acheva sur une guerre sans fin en Afghanistan et une pénurie qui s’aggravait de jour en jour. Et pourtant, c’est bien Brejnev qui aura promu le réformateur Gorbatchev – preuve que le vieux dictateur n’était pas entièrement sclérosé.

Et pourtant, un sondage de 1994 montrera que, pour la population russe, les années 1965-1982 avaient été les « plus positives » depuis la chute de Nicolas II. Tant il est vrai que si l’homme ne vit pas que de pain, il a aussi besoin de pain : sous Brejnev, le niveau de vie des républiques les plus avancées de l’Union soviétique se rapprochait de celui du Portugal ; douze ans plus tard, la Russie deviendrait, pour une brève période, un pays du Tiers-Monde, et l’Ukraine l’est restée jusqu’ à ce jour, avec un PIB par habitant qui, avant la guerre de 2022, la mettait au niveau des Philippines.

Le Brejnev des dernières années a totalement occulté l’autre Brejnev, qui avait contribué à apaiser la guerre froide et qui avait voulu que ses sujets mangeassent à leur fin malgré une économie dysfonctionnelle. En fin de compte, son histoire nous montre qu’il arrive que le ridicule tue.

  • Andreï Kozovoï, Brejnev, Perrin, Paris, 2021, 462 pages.



Sortir de la crise avec Carlyle

Comment puis-je m’intéresser à Thomas Carlyle, auteur presque oublié et peu traduit en français ? Une simple remarque d’une voisine anglo-saxonne a titillé ma curiosité pour ce personnage. Il y a quelques années, me promenant un livre à la main et absorbé dans je ne sais quelle réflexion, je vis Suzanne se planter devant moi et me lancer : « Quand je vous vois ainsi, vous me faites penser à un croisement entre Mr. Pickwick et Thomas Carlyle. » Autant étonné que gêné, je lui ai souhaité le bonjour et j’ai poursuivi ma marche studieuse. Si je connaissais Mr. Pickwick, personnage fictif du premier roman de Charles Dickens, je devais reconnaître que Carlyle m’était totalement inconnu. Après m’être renseigné et avoir lu certains de ses ouvrages, j’ai trouvé le personnage et son œuvre fort sympathiques. C’est ainsi que Thomas Carlyle a pris place entre Edmund Burke et Chesterton sur les rayons de ma bibliothèque.

Un mastodonte irascible

Évoquer la vie et l’œuvre de Carlyle, qui est à la fois critique, pamphlétaire, historien et philosophe, c’est s’attaquer à une vingtaine de forts volumes et découvrir une pensée déroutante et paradoxale. Comme l’écrivait Hippolyte Taine, Carlyle est comme « un animal extraordinaire, débris d’une race perdue, sorte de mastodonte égaré dans un monde qui n’est point fait pour lui. » (H. Taine, L’idéalisme anglais – Étude sur Carlyle, Germer Baillière, 1864).

La maison natale.

Celui qui allait pratiquement traverser tout le XIXe siècle est né en 1795 à Ecclefechan, en Écosse, dans une famille de calvinistes rigoureux. Sa première expérience scolaire est désastreuse à cause du harcèlement constant subi de la part de ses camarades. Cela ne l’empêche pas de sortir diplômé de l’Université d’Édimbourg en 1809. Après une dizaine d’années d’enseignement des mathématiques, il retourne à l’Université d’Édimbourg, où il vit une intense crise spirituelle accompagnée de douleurs stomacales qui ne le laisseront plus en paix jusqu’à la tombe. Renonçant à une carrière de ministre du culte, il préfère s’engager dans l’écriture. Son passage à Édimbourg avait éveillé en lui un grand intérêt pour l’idéalisme allemand, en particulier pour Fichte et Goethe, dont il est le traducteur.

En 1826, il épouse la femme de lettres Jane Welsh. À peine marié, il entraîne sa jeune épouse dans la propriété campagnarde de Craigenputtock. Perdu au milieu de nulle part, Craigenputtock est un havre de paix pour Carlyle et un enfer pour Jane, qui veille sur tout afin que son époux puisse écrire et qui subit sa mauvaise humeur et ses accès de fureur. Dans un moment de lucidité et de reconnaissance, il écrit à sa femme : « C’est comme si les écailles étaient tombées de mes yeux et comme si, dans la solitude qui est la mienne, je commençais à voir des choses qui me touchent au plus vif de ma chair. Oh ! ma femme ! quelles souffrances tu as endurées et combien noblement tu les as supportées ! avec une simplicité, dans un silence, avec un courage et un héroïsme patient que maintenant seulement je commence à voir clairement. » (cité par Victor Basch, Carlyle, Gallimard, 1938)

En 1834, à la suite du succès de Sartor resartus, il s’installe à Londres. Celui qui allait rapidement devenir le « sage de Chelsea » va écrire une impressionnante histoire de la Révolution française en trois volumes. Il aborde le sujet sous l’angle de l’oppression des pauvres, un sujet qui lui est cher. En 1840, il publie son ouvrage sur les héros (il faut entendre ici les grands hommes) et leur influence sur l’histoire. Il réussit même à présenter une image positive d’Olivier Cromwell en publiant ses lettres et discours commentés en 1845. Il s’attaque au monde industriel avec Passé et présent (1843). Sa dernière grande œuvre, qui s’étale sur treize ans (1852-1865), est une monumentale biographie de Frédéric le Grand. Après le décès de sa femme, en 1866, qui le plonge dans un profond désespoir, il se retire de la société. Nommé recteur de l’Université d’Édimbourg, il publie ses derniers ouvrages avant de passer dans l’autre monde en 1881. Notons qu’il a refusé des funérailles et un enterrement à l’abbaye de Westminster pour se contenter d’être enseveli aux côtés de ses parents à Ecclefechan.

La meilleure description de Thomas Carlyle demeure l’autoportrait qui clôt Sartor resartus : « Confessons-le, il y dans cet homme abrupt, tourmenté, tourmentant, quelque chose qui nous attache. Son attitude, nous en avons l’espoir, la conviction, est celle d’un homme qui a dit à l’Hypocrisie : Va-t’en ; et au dilettantisme : Ici tu ne peux être ; et à la Vérité : Tiens-moi lieu de tout ; d’un homme qui a virilement défié en face le Prince-du -Temps, c’est-à-dire le Mal, qui, peut-être même fut, comme Hannibal, mystérieusement voué dès sa naissance à cette guerre, que nous le trouvons maintenant résolu à soutenir avec n’importe quelle arme, en tout temps et en tout lieu. » (Th. Carlyle, Sartor resartus (1831), trad. L. Cazamian, Aubier-Montaigne, 1973)

L’humour comme arme

Le style de Carlyle est marqué par cet humour, ce que nous appelons « l’humour anglais ». Souvenons-nous du film Ridicule (1996), de Patrice Leconte, qui décrit de façon comique la vie à la cour de Versailles quelques années avant la Révolution française. C’est le règne des bons mots et de l’esprit, mais pas de l’humour, qui est une spécificité tout anglaise. Au début du film, un baron qui revient du Royaume-Uni tente d’expliquer ce qu’est l’humour anglais et personne ne comprend sa plaisanterie. Dans l’épilogue, nous sommes en 1794. Le marquis de Bellegarde, réfugié en Angleterre, évoque pour un lord local la vie de sa famille restée en France. Un chapeau qui s’envole donne à Bellegarde l’occasion de comprendre ce qu’est l’humour : « Mieux vaut perdre un chapeau que la tête ».

Tout comme le marquis de Bellegarde, qui a tout perdu avec la Révolution, Carlyle n’est pas un boute-en-train mais bien plutôt un mélancolique. Cela illustre bien que l’humour dit anglais est comme le surgissement d’une joie violente cachée sous la tristesse. Une autre caractéristique de cet humour est que le public ne compte pas ; nul besoin d’approbation ni de compréhension. Le lecteur de Carlyle doit faire l’effort de le comprendre. À ces deux caractéristiques, on peut ajouter un éclair d’imagination, puis tout rentre dans la solennité d’une prose banale.

Tantôt prophétique, tantôt drolatique, Carlyle est déroutant. Son style émaillé de langage populaire, de mots surannés et de néologismes nous étourdit. Cette impression de quelqu’un qui ne tient pas en place peut nous donner le mal de mer. En les purgeant de leurs idées préconçues, le sage de Chelsea propose à ses lecteurs une remise en question fondamentale.

Le triste monde moderne

Marteau-pilon à vapeur élaboré par James Nasmyth (1808-1890). (The Board of Trustees of the Science Museum)

Carlyle est confronté à la révolution industrielle anglaise, qui ne fait pas que des heureux. Au début de Passé et présent, il décrit l’état de l’Angleterre de 1843. Étrange paradoxe, malgré une réussite économique globale, la pauvreté et les inégalités se creusent chaque jour davantage. Deux millions de travailleurs croupissent dans les workhouses, sortes de prisons de travail instituées par la New Poor Law de 1834. Mais ce n’est pas tout, 1 429 089 indigents, dont 221 687 vivent dans des asiles et 1 207 402 sont secourus à domicile. Et l’on ne parle même pas de l’Écosse et de l’Irlande. Contemplant ce triste état des lieux, Carlyle s’interroge et ose affirmer que le développement industriel n’a pas fait la richesse de la nation et n’a encore enrichi personne : « Comment en est-on arrivés là ? D’où vient que ces choses se produisent, d’où vient qu’il est fatal qu’elles se produisent ? Il ne faudrait cependant pas croire que les résidents des workhouses de Saint-Yves, des ruelles de Glasgow et des caveaux de Stockport soient les seuls infortunés parmi nous. Cette industrie prospère de l’Angleterre avec la fortune pléthorique qu’elle amène, n’a jusqu’ici enrichi personne : c’est une fortune ensorcelée, qui n’appartient encore à personne. (…) C’est une fortune ensorcelée que la nôtre ; nul homme parmi nous n’y peut encore toucher. S’il est une classe d’hommes ayant vraiment le sentiment d’être réellement plus heureux au moyen de cette fortune, qu’ils viennent nous donner leur nom ! » (Th. Carlyle,Passé et présent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023).

Le Moyen Âge comme idéal

Carlyle tourne nos yeux vers le Moyen Âge pour essayer d’entrevoir un autre type de société possible. Une société qui n’est pas basée sur le « marché », le « laisser-faire », le « salaire » ou encore « l’offre et la demande ». Le sage de Chelsea va nous emmener au XIIIe siècle avec la Chronique de Jocelin de Brackelonde, qui fait revivre sous nos yeux l’abbaye de Saint-Edmund. Carlyle nous montre combien la vie du Moyen Âge, malgré des hauts et des bas, était aimable parce qu’ordonnée vers le bien commun et vers Dieu.

Un vestige de l’abbaye de St-Edmund. (Sumit Surai/Wikimedia Commons).

Pour bien comprendre cela, transportons-nous en plein Moyen Âge et partons à la rencontre de six brigands chargés par le seigneur local d’enlever une religieuse du couvent. Nous verrons les brigands, avant de commettre leur méfait, se mettre à genoux et dire un Ave Maria et un Pater noster pour le succès de leur opération. De même, dans le chœur du monastère, les religieuses averties de l’arrivée des brigands se mettent à prier… Au Moyen Âge, Dieu a quelque chose à voir partout, même si cela n’est pas toujours à propos.

Bien plus, pour Carlyle, l’Angleterre est ce qu’elle doit être grâce à l’humble travail de cette multitude anonyme de moines poussés par leur foi en Dieu : « De leurs propres mains, des braves oubliés en ont fait le monde dont nous jouissons ; c’est eux qui l’on fait honneur à eux ! C’est eux qui l’on fait en dépit des fainéants et des lâches. Cette terre d’Angleterre telle qu’elle est là, c’est la somme de tout ce qui fut trouvé sage, noble, et d’accord avec la Vérité de Dieu, à travers toutes les générations d’Anglais. Si notre langue anglaise est parlable, c’est parce qu’il y eut des Poètes-Héros du même sang que nous et parmi nos ancêtres. (…) Je vous le répète, ils n’avaient même pas un marteau quand ils commencèrent : et cependant Wren bâtit Saint-Paul ; ils n’avaient pas une syllabe intelligible : et cependant ils ont rendu possible la littérature anglaise, la littérature élisabéthaine (…) et d’autres littératures encore (…). » (Th. Carlyle, Passé et présent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023) 

Le retour du héros

Dans sa critique du monde moderne, Carlyle évoque le héros (c’est-à-dire le grand homme) comme la solution aux malheurs du présent. Cette idée du héros bute sur deux écueils. Tout d’abord l’histoire des mandarins de l’université, qui rejette la notion de héros et lui préfère l’histoire sociale, cela en désaccord avec le commun des mortels, qui se passionnent pour les biographies historiques et les émissions comme Secrets d’Histoire, de Stéphane Bern. Ensuite, la notion de héros de Carlyle n’est pas conventionnelle. En effet, sa vision du héros va au-delà de la simple célébration des exploits militaires ou des réalisations extraordinaires. Le héros incarne des qualités morales et spirituelles, et son influence dépasse le domaine individuel pour transformer toute la société.

Secrets d’Histoire, ou quand l’intérêt pour les grandes figures l’emporte sur l’histoire sociale.

Le héros est, avant tout, une figure morale. Ce ne sont pas ses actes extérieurs qui le définissent, mais ses vertus telles que la loyauté, la justice, la compassion et le courage. Pour Carlyle, la grandeur ne réside pas dans la puissance, le pouvoir ou la richesse. Le héros doit contribuer au bien commun, à une transformation de la société et il peut se décliner sous différentes formes tant religieuse, politique, militaire que littéraire.

Si tout homme est un héros en puissance, Carlyle ne nous dit pas comment le trouver ou le devenir. On peut cependant déjà les fréquenter de loin : « Il est néanmoins réconfortant de penser que les grands hommes, de quelque façon qu’on les étudie et les observe, sont toujours d’une compagnie profitable. Nous ne pouvons lever les yeux, si imparfaitement que ce soit, sur un grand homme sans en gagner quelque chose. Il est une vivante fontaine de lumière, dont il est bienfaisant et agréable de s’approcher. Il est la clarté qui illumine, qui a dissipé les ténèbres du monde. Et il ne faut pas voir en lui une simple lampe allumée, mais plutôt un flambeau qui étincelle naturellement grâce à un don des Cieux : je le répète, une généreuse fontaine de lumière, un être doué originellement et de manière innée d’une flamboyante capacité d’intellection et d’une noblesse tout à la fois héroïque et humaine, qui enveloppe dans son rayonnement toutes les âmes. À aucun égard on ne peut ressentir de regret d’avoir passé quelques moments dans une telle proximité. » (Th. Carlyle, Les Héros (1840), trad. F. Rosso, Éditions des Deux Mondes, 1998.) 

Aujourd’hui, la crise se décline sous différentes modalités : économique avec l’inflation et son cortège funèbre, morale avec le relativisme contemporain, sociale avec des mouvements de contestation, politique avec les montées des populismes et des discours faciles, religieuse avec l’absence de transcendance. Le combat est-il perdu d’avance ? Je ne le pense pas. Face aux soubresauts d’un monde agonisant, nous devons porter un regard lucide, ancré dans notre passé, et peut-être accepter d’être un grand homme quoi qu’il nous en coûte.

Paul Sernine

L’humour de Carlyle : la fange du monde moderne ou le catéchisme des cochons

« Supposons que les porcs (je veux dire les porcs à quatre pattes), dotés d’une sensibilité et d’une logique supérieure, aient atteint une telle culture ; et si, après examen et réflexion, ils pouvaient nous exposer leur conception de l’univers, ainsi que leurs intérêts et devoirs là-bas, cela ne pourrait-il pas intéresser un public averti, peut-être de manière inattendue, et stimuler le commerce languissant du livre ? (…) Sous une forme approximative, les propositions des cochons sont en quelque sorte les suivantes :

  1. L’univers, autant qu’une saine conjecture peut le définir, est une immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres variétés ou contrastes, mais spécialement en lavures (ndlr nourriture donnée aux porcs) qu’on peut atteindre, ces dernières étant en quantité suffisante pour la majorité des cochons.
  2. Le mal moral est l’impossibilité d’atteindre les lavures. Le bien moral, la possibilité d’atteindre lesdites lavures.
  3. Qu’est-ce que le paradis ou l’état d’innocence ? Le paradis, appelé aussi état d’innocence, âge d’or et d’autres noms, était (selon un cochon au jugement faible) un accès illimité au bain du cochon ; l’accomplissement parfait de ses désirs, de sorte que l’imagination du cochon ne puisse pas dépasser la réalité : une fable, une impossibilité, comme le voient maintenant les cochons sensés.
  4. Définissez le devoir complet des cochons. La mission de la cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les temps, est de diminuer la quantité des lavures qu’on ne peut atteindre, et d’augmenter la quantité de celles qu’on peut atteindre. Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers ce terme et vers ce terme seul. La science des cochons, l’enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n’ont pas d’autre but. C’est le devoir complet des cochons.
  5. La poésie des cochons consiste à reconnaître universellement l’excellence des lavures et de l’orge moulue, ainsi que la félicité de cochons dont l’auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein. Grun !
  6. Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour regarder quelle sorte de temps va venir.
  7. Qui a fait le cochon ? On ne le sait pas. Peut-être le boucher ?
  8. Le droit et la justice existent-ils au royaume des cochons ? Les cochons observateurs ont découvert qu’il existe, ou était censé exister, une chose appelée justice. Indéniablement au moins, il existe dans la nature un sentiment appelé indignation, vengeance, etc., qui, si un cochon en provoque un autre, se manifeste d’une manière plus ou moins destructrice : il faut donc des lois, des quantités étonnantes de lois. Les querelles s’accompagnent d’une perte de sang, de vies, en tout cas d’une diminution effrayante du stock général de cochons, et d’une ruine (ruine temporaire) de grandes parties de la porcherie universelle : c’est pourquoi la justice doit être observée et qu’il faut donc éviter les querelles.
  9. Qu’est-ce que la justice ? Votre propre part de l’auge générale : pas une quelconque part de ce qui m’est dû.
  10. Mais quelle est ma part ? Ah ! c’est là, en effet, la grande difficulté ; sur quoi la science porcine, méditant si longtemps, ne peut absolument rien dire. Ma part – hrumph ! – ma part est, en somme, tout ce que je peux obtenir sans être pendu ou envoyé aux carcasses. »

Thomas Carlyle, Latter-Day Pamphlets, Chapman and Hall, 1850.

Poursuivre la réflexion

  • Thomas Carlyle, Passé et présent (1843), trad. de C. Bos revue par T. Matrat, Les Belles Lettres, 2023.
  • Thomas Carlyle, Les Héros (1840), trad. F. Rosso, Éditions des Deux Mondes, 1998.



Paul Deschanel, ou quand la lucidité détruit

En 1988, j’allais sur mes treize ans, et pour la première fois (et la dernière avant 2022), je me passionnais pour une élection présidentielle en France. (Il est vrai que quand on a connu François Mitterrand, la plupart de ceux qui sont venus après paraissent un peu fades.) Cet intérêt me conduisit à lire l’histoire des présidents de la République française. S’en détachait un personnage grotesque, nommé Paul Deschanel, qui avait dû démissionner au bout de sept mois de présidence, après avoir sauté d’un train en marche, s’être baigné tout habillé dans un étang, s’être pris pour Napoléon, etc. Bref, un fou.

Aussi ai-je été très étonné lorsqu’en 2022 a paru une biographie consacrée à Paul Deschanel par Thierry Billard (en fait la réédition d’un livre paru à l’origine en 1991). Que pouvait-on écrire sur un personnage aussi insignifiant et qui n’avait laissé d’autre trace dans l’histoire que celle du comique de service ?

À ma grande surprise, la vie de Deschanel est passionnante, même s’il s’agit d’un grand destin raté. Il s’inscrit dans un temps que nous ne pouvons plus imaginer, où il était possible de faire une carrière politique en étant de sexe masculin, beau, bien habillé, père de trois enfants, académicien français et courtois. Encore plus extraordinaire : il fut élu député à neuf reprises consécutives, dont quatre élections où il n’y eut même pas de candidat contre lui, tant sa popularité était évidente dans sa circonscription d’Eure-et-Loir.

Deschanel visait la présidence de la République, et pour gagner cette élection qui se faisait à l’époque par le vote des députés et des sénateurs réunis en Congrès, il évita avec le plus grand soin les portefeuilles ministériels qui auraient pu lui valoir des ennemis. Cette absence d’expérience du pouvoir exécutif devait se retourner contre lui lorsqu’il eût enfin atteint son objectif.

En revanche, il occupa la fonction, très importante dans ce régime parlementaire presque pur qu’était la IIIe République, de président de la Chambre des Députés, et ceci pour deux longues périodes, de 1898 à 1902 et de 1911 à 1920. Il joua donc un rôle non négligeable lors de la première Guerre mondiale.

Ce qui rend la vie de Paul Deschanel intéressante malgré son absence d’expérience gouvernementale, c’est que cet homme a beaucoup écrit (dix-huit livres !) et beaucoup parlé. Le but d’un parti politique n’est pas que d’avoir des élus (pour quoi faire ?) et de peupler les conseils d’administration des entités étatiques et parastatales. Il n’est pas entièrement anormal qu’un parti fasse de la politique, ait un programme et défende des idées. Et des idées, Deschanel en avait beaucoup.

Paul Deschanel, alors député d’Eure-et-Loir, représenté chez lui en 1893 par l’illustrateur Frédéric Régamey.

Il était une figure de proue de ce qu’on appelait les républicains opportunistes, mais qui se qualifiaient eux-mêmes de progressistes. Il s’agissait d’une droite attachée à la forme républicaine des institutions, libérale sur le plan économique, laïque, conservatrice sur le plan social, nationaliste en politique étrangère, et absolument pas hostile à des réformes dans tous les domaines, pour autant que ces réformes fussent possibles. Comme, à l’époque, on réservait le terme de droite aux monarchistes, cette tendance se disait de centre gauche, tout en se considérant comme un équivalent français du conservatisme britannique (le « torysme »). Oubliés de nos jours, ces républicains progressistes dominèrent la vie politique française pendant une vingtaine d’années, de 1879 à 1899, et eurent un excellent bilan dans la plupart des domaines. Leurs positions étaient bien résumées par Deschanel dans une interview qu’il donna au Matin (page 94) : « Je ne refuserai mon vote à aucune loi qui adoucira la condition des travailleurs. Mais je repousserai toute loi qui portera atteinte à la liberté et à la propriété individuelle. » Comme quoi on peut être modéré et avoir des principes.

À peu près toutes ses prises de position publiques au cours de sa longue carrière politique font apparaître une conscience aiguë du déclin de son pays et une remarquable capacité d’analyse. Par exemple, il insista toute sa vie sur le fait que les faiblesses de la IIIe République ne venaient pas des lois constitutionnelles de 1875, mais de la lecture erronée qui en était faite, et qu’il fallait rendre à la présidence de la République ses pouvoirs constitutionnels dont elle avait été privée par la coutume. Bien que député, il était très soucieux de rétablir les prérogatives du Sénat et conscient de ce que le bicamérisme était le meilleur rempart « contre les entraînements soudains, contre les mouvements passionnés et violents, soit dans un sens, soit dans l’autre » (17 novembre 1896). Une phrase que peut particulièrement méditer le lecteur suisse, qui vit sous un régime où les deux Chambres ont des pouvoirs égaux.

Quand on voit la France de 2023, on se rend compte qu’elle n’a toujours pas réglé les maux que dénonçait Paul Deschanel, partisan de l’équilibre budgétaire, de la représentation proportionnelle (il proposait un système de vote cumulatif qui rappelle celui que la Suisse connaît pour l’élection du Conseil national), de la décentralisation, du référendum communal et de la liberté absolue de la presse. Un siècle de perdu ?

Il percevait bien le problème du socialisme. Il avait de la sympathie pour les socialistes utopiques français (Saint-Simon et Fourier), mais il avait prédit que le marxisme ne pouvait aboutir qu’à l’échec économique. Plus encore, il avait vu, dès 1894, ce que serait trente ans plus tard la réalité de l’Union soviétique, premier État socialiste : la dictature de la « paperasserie bureaucratique, lente, compliquée, coûteuse » (page 130). Convaincu de la nécessité de réformes sociales, il défendait la solidarité entre les classes, qui amènerait la prospérité économique, et donc les ressources financières nécessaires à une politique sociale. Toute réforme devait se faire par étapes, en tenant compte des possibilités et des circonstances.

Bien loin d’être un discoureur de salon, il avait des idées bien arrêtées en matière économique : mutualités, coopératives, impôt sur le revenu calculé sur les signes extérieurs de richesse, syndicalisme agricole, syndicalisme ouvrier non révolutionnaire, protectionnisme lorsqu’il fallait défendre des secteurs fondamentaux de l’économie.

Au bout de trente ans de vie politique, c’est la Grande Guerre qui décida de son destin et qui scella une carrière brillante par un échec dévastateur. Il fut l’un des premiers, avec Jacques Bainville, à comprendre qu’une victoire militaire allait se transformer en défaite diplomatique. Il était bien conscient que le traité de Versailles n’offrait aucune garantie de sécurité à la France, et que rien n’empêcherait une nouvelle guerre. Il comprit que l’Europe avait été jouée par les Anglo-Saxons. Il s’indigna des affronts infligés aux amis de la France – la Belgique, l’Italie, la Roumanie. Il fut l’un des rares à comprendre qu’en acceptant que le traité de Versailles eût aussi une version anglaise, Clemenceau avait porté un coup irréparable au prestige de la France au moment où elle aurait été en droit de réclamer le prix du sang versé et des victoires remportées.

 Cette lucidité devait le broyer, et finalement le tuer.

Lors de l’investiture, en février 1920.

C’est un homme déjà désespéré qui est élu à la présidence de la République en janvier 1920. Il se rend alors compte de ce que cette tâche épuisante est de pure représentation et qu’elle ne s’accompagne d’aucun pouvoir réel. Cet ultra-sensible découvre trop tard l’étendue de son impuissance. Il ne pourra pas corriger les erreurs de politique étrangère de Clemenceau. Ce contexte de surexcitation et de dépression explique la fameuse chute du train présidentiel dans la nuit du 23 au 24 mai 1920. Tout le reste n’est qu’invention d’échotiers et de chansonniers. Un état anxio-dépressif n’est pas un délire. Deschanel a été dans l’impossibilité d’assumer sa charge, mais il n’a jamais été fou.

Moins de quatre mois après sa démission, il fera son retour comme sénateur en janvier 1921. Il est de plus en plus atterré par « le servage » (page 331) dans lequel l’Angleterre tient la diplomatie française. Faut-il rappeler que, de 1933 à 1939, la France se retrouvera seule face alors que l’Angleterre ne ménagera pas ses complaisances envers l’Allemagne nazie ? Il mourra le 28 avril 1922, avant d’avoir pu prononcer le discours où il allait attaquer la politique anglaise. De pleurésie. Et sans doute aussi d’avoir eu raison avant tout le monde, de l’avoir su, et de ne pas l’avoir supporté.

Il ne suffit pas, en politique comme dans les affaires, d’avoir toutes les qualités requises. Il faut aussi de la chance, un corps et des nerfs. Untel n’aura pas de carrière politique parce qu’il doit se consacrer à son fils autiste. Un autre ne deviendra pas un capitaine d’industrie parce qu’il est torturé par la maladie du côlon irritable. Paul Deschanel, lui, n’a pas exercé le pouvoir, parce que ses nerfs n’ont pas pu soutenir un esprit trop clairvoyant.




La grande subversion

Depuis début octobre, je suis pris de nausées. L’Église catholique et ses abus font régulièrement la une des médias suisses. Les tentatives désespérées de certains milieux pour relativiser ou poursuivre le déni m’interpellent : « Ce sont des cas isolés », « La majorité des affaires sont anciennes », « Il faut lisser les abus dans le temps », « Il n’y a rien de systémique », j’en passe et des plus belles.

Loin de moi d’instruire le procès d’une institution ou de personnes, je voudrais simplement essayer de comprendre. Je ne prétends pas donner de réponse définitive sur le sujet, mais simplement apporter un éclairage, une certaine hauteur, tout cela sans oublier les victimes.

Le triple silence

Comment comprendre ces dénis ? Comment comprendre ces silences multiples ? Mutatis mutandis, permettez-moi d’avoir recours à André Neher qui s’interroge sur le silence abominable de la Shoah.

Il distingue le silence de l ’institution concentrationnaire « repliée sur elle-même, sur ses victimes et sur ses bourreaux, séparés du monde extérieur. (…) tout s’est déroulé, accompli, consommé, durant des semaines, des mois et des années, dans le silence absolu, à l’écart et à la dérive de l’histoire. » Vient ensuite le silence « des quelques-uns qui avaient fini par saisir et qui se sont cantonnés, eux aussi, dans un repli de prudence, d’incrédulité, de perplexité. C’est le silence des spectateurs (…) ». Enfin le silence de Dieu, « qui persiste au-delà de la rupture des autres cercles de silence et qui, par là même, n’en est que plus grave et plus alarmant ».

Et André Neher de conclure que « les approches de ce triple silence conduisent sinon à l’impasse, du moins au renversement intégral des valeurs, dont aucune ne peut plus prétendre exprimer la réalité en tant que telle, sauf à changer intégralement de signe, en obligeant l’homme à la chercher là où rien ne peut être découvert. » (cf. André Neher, 1970)

Ce triple silence est aussi celui qui entoure les phénomènes d’emprise et les abus en tout genre dans l’Église catholique : silence d’une institution qui cultive l’entre-soi, silence de ceux qui savaient mais qui se taisent et silence de Dieu. De ces silences un cri doit jaillir, une espérance doit luire, mais avant tout une compréhension de ce qui a pu engendrer de si grandes souffrances et entraîner une naissance en Dieu avortée chez les victimes.

En relisant saint Paul

Bien souvent, face aux médias, l’exclamation tranchante de Léon Bloy me revient en mémoire et j’ai envie de m’écrier comme lui : « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis saint Paul. » Et c’est précisément ce que j’ai fait. L’apôtre des Nations n’écrivait-il pas aux Galates : « Êtes-vous insensés à ce point ? Ayant commencé par l’Esprit, vous finissez par la chair ? » (Galates 3, 3).

Il est évident que saint Paul ne se référait pas aux abus tant sexuels que spirituels, mais tout comme saint Jean Chrysostome (344/349-407) qui commentait l’épître aux Galates en référence aux problèmes de son temps (les hérésies anoméennes et manichéennes), je pense que l’Apôtre a une parole pour nos temps troublés. « Insensé », littéralement cela signifie « à contresens ». Il s’agit d’une régression de l’union à Dieu vers son contraire. Les verbes « ayant commencé » et « finissez » signifient ce chemin à rebours qui part de la perfection divine

pour revenir vers la « chair ». Cette foi dévoyée et détournée de sa finalité ne peut conduire qu’à la déchéance : la corruption du meilleur engendre le pire.

Comment comprendre cela ?

Ce qui a « commencé dans l’Esprit » ne peut finir que « par la chair » quand le spirituel devient psychologique et que le sens du mystère se transforme en culture du secret.

Et le spirituel devient psychologique

Dès la fin du Moyen Âge, on peut assister à une séparation entre une vie morale placée sous le régime des vertus, une vie ascétique qui vise à la purification des passions et une vie d’union à Dieu qu’on appelle communément la mystique. À part quelques exceptions, la vie spirituelle va donc se résumer à l’ascétisme et aux phénomènes extraordinaires. L’éthique, quant à elle, sous l’influence du nominalisme, va se réduire à une morale du devoir : Dieu impose sa volonté toute puissante. L’homme est réduit à se poser la question : « Que dois-je faire pour être en règle ? »

Malgré le renouveau de l’École de Tübingen avec Jean-Michel Sailer (1751-1832) et Jean-Baptiste Hirscher (1788-1865) et avec des auteurs spirituels tels que Dom Vital Lehoday (1857-1948) et Dom Columba Marmion (1858-1923), le manuel d’enseignement des séminaires et des communautés religieuses fera sienne et entérine cette séparation fallacieuse. Il s’agit du célèbre Précis de théologie ascétique et mystique d’Adolphe Tanquerey (1854-1932), publié en 1923. Il connaîtra de multiples rééditions et traductions.

Dans les années qui précèdent et qui suivent le Concile Vatican II (1962-1965), on comprend aisément que la psychologie va séduire le milieu ecclésiastique et insidieusement transformer la spiritualité en une sorte de « déisme éthico-thérapeutique » (cf. Rod Dreher, 2017).

Le constat du psychologue William Kirk Kilpatrick semble sans appel : « Vers la fin des années soixante et au cours des années soixante-dix, un nouveau climat d’idées psychologiques s’installa dans les assemblées catholiques et protestantes libérales. Beaucoup parmi le clergé, les religieuses et les dirigeants laïques, commencèrent à partir de bonnes intentions, à mélanger leur foi avec la sociologie, la psychologie et autres causes séculières. Au même moment, beaucoup d’entre eux élevèrent le développement personnel à un rang sans rapport avec le développement spirituel. » (William Kirk Kilpatrick, 1985).

La culture du secret supplante le mystère

Le christianisme n’est pas une religion, une confession ou une religiosité. C’est, selon saint Paul, un « mysterium », un mystère. (cf. Odon Casel, 1964). Que signifie ce terme ?

Étymologiquement le mot « mystère » vient du verbe grec mueô qui se traduit par « rester bouche bée ». Dans l’antiquité païenne, les mystères étaient inexprimables car ils étaient du domaine de l’indicible et lié à une expérience culturelle. Avec l’hérésie gnostique qui resurgit périodiquement dans le christianisme, les mystères deviennent quelque chose d’inexprimable parce que partagés secrètement par des initiés et ignorés du commun des mortels.

Dans le catéchisme de saint Pie X, dont se servait les religieuses de mon enfance, on pouvait lire, au sujet des mystères, que ce « sont des vérités supérieures à la raison, que nous devons croire bien que nous ne puissions les comprendre ». (Catéchisme de saint Pie X, V, 1, 3). Un peu court tout de même.

En fait, dans le christianisme, le mystère n’est pas une énigme, encore moins un secret ou une connaissance ésotérique. Il n’est même pas lié à un culte. La religion chrétienne est un mystère comme le relève l’auteur de la lettre à Diognète (fin du IIe siècle) : « (…) ce qu’est leur religion à eux, c’est un mystère (…). » (Lettre à Diognète, IV, 6) Et ce mystère c’est le Christ accueilli, vécu et célébré, « car il n’y a pas d’autre mystère de Dieu que le Christ » (saint Augustin, Lettre 187, XI, 34).

Un rationalisme théologique saupoudré de sciences humaines et mêlé à un gnosticisme résurgent, a dénaturé le mystère chrétien : « La méthode des sciences mathématiques, le fruit le plus achevé de la raison abstraite, fut appliqué aux sciences spirituelles et même à la théologie sacrée. Les sciences naturelles prétendaient appliquer aussi aux dogmes de l’Église la loi de l’évolution qu’elles découvraient partout dans la nature. » (Odon Casel, 1964).

De mutations en mutations le mystère chrétien va se transformer en une culture du secret et de l’isolement.

Il est évident qu’une certaine séparation du monde est nécessaire pour qui désire se consacrer à Dieu.

Afin de préserver la vie intérieure, il semble juste et bon de placer des limites et de vivre une certaine séparation d’avec le monde. Ne lit-on pas dans l’Évangile selon saint Jean : « Si vous apparteniez au monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais vous n’appartenez pas au monde, puisque je vous ai choisis en vous prenant dans le monde ; voilà pourquoi le monde a de la haine contre vous » (Jean 15, 19). Notons cependant que cela s’adresse à tous les chrétiens !

Bien des communautés cultivant le culte du secret présentent une double face, une pour le monde extérieur et une pour la vie à l’intérieur de la communauté. Ce qui se passe entre les murs doit rester secret car « il faut laver son linge sale en famille » et de toute façon le monde extérieur « ne comprendrait pas ». Comme le relève Dom Dysmas de Lassus : « Dans la pratique, ce type de dérive se traduit par l’interdiction d’échanger avec les personnes de l’extérieur, en particulier la famille ou les confesseurs, sur tout ce qui concerne la vie de la communauté et la vie personnelle du religieux. » (Dysmas de Lassus, 2020).

Un témoignage est paru récemment dans la presse : il s’agit d’un ancien religieux dont le supérieur a dit à la mère « qu’elle n’avait pas à poser des questions » car son fils était « désormais à eux » et qu’il « leur appartenait ». Dans ce contexte, toute remise en question devient l’œuvre du diable et surtout il ne faut pas jeter des « perles aux pourceaux » de l’extérieur (ndlr en dénaturant Matthieu 7,6).

La négation de la personne

Les phénomènes d’emprise et d’abus mènent à la négation de la personne humaine. Le Père Pavel Syssoev en dresse le tableau : « S’emparer de la volonté de l’autre, assujettir sa vie de prière, ses décisions, ses rêves, sa relation avec Dieu – sans doute le domaine le plus intime qui soit – et aliéner sa conscience : tous ces abus ne mènent pas nécessairement à des sévices sexuels, mais peuvent blesser une personne très profondément. » (Pavel Syssoev, 2020). Comment ne pas penser ici au témoignage de ces jeunes religieux en formation qui se font explicitement traiter de « merdes » et de « sous-merdes ». Et que dire des abus sexuels qui s’inscrivent dans la même logique mortifère !

Cette négation de la personne est terrible autant qu’ignoble. À mes oreilles résonne l’exhortation de saint Léon le Grand (vers 390-461) : « Chrétien, reconnais ta dignité. Puisque tu participes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en revenant à la déchéance de ta vie passée. Rappelle-toi à quel Chef tu appartiens et de quel Corps tu es membre. Souviens-toi que tu as été arraché au pouvoir des ténèbres pour être transféré dans la lumière et le Royaume de Dieu. » (Sermon de Noël 7, 6).

Essayer de détruire cette dignité, c’est nier la réalité que l’homme est l’icône de Dieu sur terre.

Que faire pour que de tels abus ne se reproduisent plus, pour que cela ne soit plus systémique ? Parler, bien évidemment, mais avant tout écouter et reconnaître les victimes. Dans un même temps se convertir, c’est-à-dire « (…) se tourner vers la source d’où jaillit le salut, car ce n’est que par le Mystère de Dieu que le monde revivra. C’est en lui que le souffle de la vie divine passe et agit, c’est de lui que coule le sang du Christ pour guérir et sanctifier, pour racheter et pour transfigurer le monde. » (Odon Casel, 1964)

Psychologie et vie spirituelle

« Ne vous analysez pas : s’analyser c’est se trouver et se trouver c’est trouver le trouble. Tâchez toujours de briser le cercle qui vous ramènerait pour quelque prétexte que ce soit, sur vous-même, et partez comme une flèche vers Dieu. Un gloria Patri… dit dans la foi profonde pacifie plus d’âmes que toutes les analyses. La réponse à tout cela est dans le mot de sainte Catherine de Sienne que lui dit Dieu : « Occupe-toi de Moi. Je m’occuperai de toi ». »

Charles Journet in Revue Carmel 1994/4, p. 71-72

« (…) la pensée positive semble avoir remplacé la foi. Presque partout, le salut est progressivement assimilé au développement personnel ou à un sentiment que tout va bien. En résumé, les chrétiens ont laissé leur foi s’embarrasser d’idées populaires sur l’estime de soi et l’épanouissement personnel qui ne sont nullement chrétiennes. »

William Kirk Kilpatrick, Séduction psychologique, CBE, 1985, p. 12

Pour approfondir :

  • Odon Casel, Le mystère du culte dans le christianisme (1944), Le Cerf, 1964
  • Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus, Artège, 2017
  • Dysmas de Lassus, Risques et dérives de la vie religieuse, Le Cerf, 2020
  • William Kirk Kilpatrick, Séduction psychologique (1983), CBE, 1985
  • André Neher, L’exil de la parole, Seuil, 1970
  • Pavel Syssoev, De la paternité spirituelle et de ses contrefaçons, Le Cerf, 2020



Montaigne, Coluche et le Christmas pudding

Il y a quelque temps, un mien ami engagé dans la politique locale me disait qu’il puisait force, réconfort et soutien en la lecture des Essais de Montaigne. Bien plus, cet ouvrage était devenu son livre de chevet. Cela a de quoi étonner. En général, les lecteurs de Montaigne se divisent en trois groupes : les traumatisés d’une lecture imposée durant leur scolarité, les découragés face à l’épaisseur des Essais et les passionnés. Je n’avais jamais entendu parler de politiciens s’inspirant du Seigneur de Montaigne. Et pourtant l’action politique n’est pas étrangère à celui qu’on a trop vite fait d’enfermer dans sa librairie. Michel de Montaigne (1533-1592) fut maire de Bordeaux deux fois, soit pendant une période de quatre ans. Durant son second mandat, la ville de Bordeaux fut touchée par une épidémie de peste. En ces temps de guerres civiles sous couvert de guerres de religion, le Seigneur de Montaigne demeure à la fois proche d’Henri de Navarre (le futur Henri IV) et du roi Henri III. Il joua à diverses reprises un rôle de négociateur entre les deux camps.

Anatomie d’un marchandage

Récemment, au parlement vaudois, il a fallu huit jours d’échanges de courriels et de marchandages pour arriver à une déclaration de principe sur l’antisémitisme, l’islamophobie et l’antiracisme. Tout commence le 6 novembre, quand le député vert libéral David Vogel propose une déclaration contre l’antisémitisme aux autres députés du Grand Conseil. Après quatre jours d’échanges de courriels et des retouches dues à la plume de la députée Mathilde Marendaz (Ensemble à Gauche), le président du groupe socialiste, Jean Tschopp, annonce à David Vogel qu’il a mis ce texte à l’ordre du jour du 14 novembre… Ces marchandages de caravansérail ainsi que les multiples versions du texte ont fini par lasser l’UDC, qui devait se choisir un nouveau président de groupe et dont les députés estimaient ne pas être payés par le contribuable vaudois pour verser dans la vertu ostentatoire. Comme nous le rapportait le journal Blick, Yvan Pahud, président sortant du groupe UDC, affirmait : « Nous partons du principe que nous faisons de la politique cantonale et ne voulons pas prendre position sur un conflit international. Cette déclaration n’apporte rien, sauf faire une sorte de récupération politique. »

Quelle leçon tirer de cette mascarade ?

Entre Coluche et le Christmas pudding

Dans le sketch « La cancer du bras droit », Coluche termine en disant « (…) ça a plus de classe quand on vous demande qu’est-ce que c’est comme maladie : le cancer… hah ! Et vous ? La cirrhose… beuah! » Il en va de même avec cette déclaration inutile. Il semble plus exaltant de s’occuper de Gaza que de la gestion des STEP et des déchetteries du canton, mais est-ce plus utile ? Finalement, qui peut bien s’intéresser à la condamnation du racisme ? En tout cas pas les racistes eux-mêmes.

Cette déclaration indigeste me fait penser à l’abominable Christmas pudding de ma grand-tante que nous mangions contraints et forcés à la Noël : « Le vrai pudding, le grand, le seul pudding vraiment britannique, doit laisser dans la bouche une saveur mélangée de gant de chevreau et de culotte tyrolienne, un parfum de haute tradition, de cirage fin, de chaussure vernie, de Moyen Âge et de soulier de bal, en un mot de pharmacie bien tenue. Avec un rien de genou de pauvre et de crypte presbytérienne » (Alexandre Vialatte, La Montagne, 20 octobre 1955).

Revenons à Montaigne

Un lisant les Essais, on peut dégager quelques règles de base afin de mener une action politique authentique. Il faut rester libre de toute influence, surtout de celle des puissants : « Les princes me donnent assez s’ils ne m’ôtent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal : c’est tout ce que j’en demande » (III, 9). Il ne faut pas suivre ses sentiments, qui peuvent aveugler et rendre impatient et maladroit : « Cette âpreté et violence de désir empêchent plus qu’elles ne servent à la conduite de ce qu’on entreprend » (III, 10). L’homme politique doit refuser de confondre fonction et personne. C’est-à-dire qu’il faut maintenir une distance avec soi-même : « Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire » (III, 10). Être loyal et respecter ses propres valeurs, tout en refusant une vision manichéenne du monde qui diabolise l’adversaire : « Ne craignons point (…) d’estimer qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemis mêmes (…) » (III, 1). Pour finir Montaigne recommande de rester soi-même, de ne pas chercher à se faire remarquer par des actions autant bruyantes qu’inutiles qui attirent l’attention des gens : « Non pas la chose, mais l’apparence les paie. S’ils n’entendent du bruit, il leur semble qu’on dorme » (III, 10).

Il serait peut-être bon de mettre à disposition des membres du Grand Conseil vaudois, dans la salle des pas perdus par exemple, des exemplaires des Essais de Montaigne ou peut-être simplement de leur dire avec le maire de Bordeaux : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul » (Essais, III, 13).

À bon entendeur salut !

Lire les Essais de Montaigne

« Lorsque je prends en main les Essais, le papier imprimé disparaît dans la pénombre de la pièce. Quelqu’un respire, quelqu’un vit en moi, un étranger est venu à moi, et ce n’est plus un étranger, mais quelqu’un que je sens aussi proche qu’un ami. (…) bientôt j’entrevois à nouveau son sourire : pourquoi prends-tu tout cela tellement au sérieux ? Pourquoi te laisses-tu affecter et abattre par l’absurdité et la bestialité de l’époque dans laquelle tu vis ? (…) Rien ne peut abaisser ou rehausser ton moi, si ce n’est toi-même, la plus forte pression de l’extérieur elle-même est facilement vaincue par celui qui reste intérieurement libre et sûr ».

Stefan Zweig, Montaigne (1941), PUF, 2018