Et Céline anéantit le wokisme

En décrivant des femmes qui sont tantôt «bandatoires de naissance» ou susceptibles de «mettre le feu à la bite», le roman inédit de Céline, qui vient de paraître, a peu de chances de figurer un jour dans la bibliothèque idéale du jeune déconstructionniste. Pourtant, c’est un document exceptionnel sur l’horreur du premier conflit mondial, et sur les crises morales qui en ont découlé, que l’histoire vient de nous restituer avec la publication de Guerre. Conçu à partir d’un manuscrit perdu, puis tenu à l’écart de la veuve de l’auteur, ce récit nous plonge dans la réalité de Peurdu-sur-la-Lys, une localité paumée des Flandres où le protagoniste entame sa convalescence, dans le dégoût de l’humanité et la quête fragile d’une lueur d’espérance.

Roman des blessures de la chair, c’est aussi le récit des rapports humains détruits par l’expérience des tranchées. Ainsi, la figure d’une infirmière, moitié tortionnaire, moitié vénusienne, qui poursuivra le principal protagoniste de ses assiduités, mais aussi de son goût pervers pour les sondages vésicaux. «C’est un beau livre où l’on découvre des femmes dans des rôles très “genrés”, analyse Patrick Gilliéron Lopreno, photographe et chroniqueur littéraire pour L’Antipresse. Il y a la mère, l’infirmière et la prostituée, et toutes sont, à leur manière, restées aimantes sauf que le cadre moral a complètement éclaté.» Autre tension importante qui traverse le roman, la haine «des planqués», et une certaine solidarité «de classe» entre rescapés du front. «Malgré la détestation que peut inspirer sa pensée politique, cet aspect de l’œuvre nous rappelle que Céline lui-même s’est toujours senti du côté des exploités», poursuit Patrick Gilliéron Lopreno. A ses yeux, cette livraison post mortem relève du «grand Céline», à côté du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit. Et de relever que Gallimard a eu du courage de sortir le roman sans le censurer, même si un autre que Céline, et a fortiori un auteur vivant, n’aurait jamais pu publier un livre comme celui-ci en 2022.

« Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline. »

Laurent Passer, Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison

Un tel brulot pourrait-il d’ailleurs avoir sa place en classe? Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison, Laurent Passer estime que oui, à condition d’un bon encadrement. A part Houellebecq, il ne voit pas qui, dans la production contemporaine, pourrait résister au «coup de poing» représenté par la sortie de Guerre: «Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline, dont tous les thèmes sont présents.» Pas question, non plus, de trop s’attarder sur l’aspect très cru de certaines scènes de sexe: «Ce sont les ennemis de Céline qui estiment qu’il faudrait quasiment les interdire. J’aimerais mieux que l’on relève son style, qui me fascine et me séduit, ou son pacifisme, très présent dans ce livre, et que beaucoup semblent négliger.»

Éditorial: Le retour du grand contradicteur

Il y a tout d’abord ce titre, Guerre, qui vient nous engueuler d’un siècle qui nous paraît déjà si lointain, alors que la plupart d’entre nous y sommes pourtant nés. Un siècle où l’on pouvait encore célébrer l’«entrain» des jeunes enthousiastes qui allaient se jeter dans des tranchées pour participer au suicide sans gloire de leur continent.

Et il y a cette figure, Céline. La figure d’un homme brisé par les blessures, par les acouphènes, par la «mocherie humaine» aussi. Un homme façonné par l’horreur de la guerre sur laquelle s’ouvrent les premières pages du roman inédit publié ces jours chez Gallimard. Un anarchiste contrarié qui n’était peut-être pas tout à fait programmé pour la joie.

Céline: une figure que ses errements antisémites et ses compromissions semblaient avoir condamnée à ne plus rien pouvoir nous dire. Car nous vivons, nous autres modernes, dans l’Empire du Bien que vitupérait l’un de ses grands lecteurs, Philippe Muray. Un monde où l’on exige des guerres sans morts, du Coca sans sucre et une vie sexuelle aux contours soigneusement délimités par des contrats. Combien paraît loin cet univers à la pornographie débridée que nous découvrons, médusés, dans le nouveau roman de l’ermite de Meudon !

Pour bien illustrer ce choc des réalités, cette image troublante dans une grande librairie vaudoise: la collision entre, bien en évidence près de la caisse, le Guerre de Céline et, quelques rayons plus loin, un livre qui nous invitait à «cuisiner simplissime et aider l’Ukraine». Comme si préparer du chou farci et du bortsch allait tout soudainement nous transformer en valeureux guerriers de la liberté! Au fond, si Céline reste essentiel, c’est qu’il vient nous rappeler qu’il n’y a pas d’histoire, pas de littérature et peut-être pas tout à fait d’humanité sans un moteur fondamental qui s’appelle la contradiction. Céline, et c’est sa grandeur, est ce grand contradicteur d’une société qui a troqué le tragique pour le fun.




La littérature qui sauve

J’ aime les transports publics aux heures de pointe! Il ne faut pas y voir une grande préoccupation écologique, mais plutôt un intérêt ethnologique. Dans ce contexte, je surpris un échange entre deux gymnasiens. Un exemplaire de Germinal dans une main et le téléphone portable dans l’autre, ils évoquaient leur enseignante de français les «condamnant» à ne lire que des «vieilleries», aussi ennuyantes qu’ennuyeuses et rédigées dans un français incompréhensible qui plus est. Comment ne pas penser à Nicolas Sarkozy se moquant du choix de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette au concours d’attaché d’administration en 2006: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!» Pourquoi lisons-nous?

La réponse à cette question nous vient d’abord d’ailleurs. Un réfugié afghan, Mahmud Nasimi, dans son livre Un Afghan à Paris (Editions du Palais, 2021) nous raconte sa découverte de la littérature française en visitant le cimetière du Père-Lachaise à Paris, ainsi que son apprentissage de la langue de Molière, afin d’assouvir «sa passion de la littérature française». Ce jeune homme seul et isolé, dans un pays étranger et parfois hostile, n’hésite pas à écrire: «La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. Elle me fait plonger dans son univers et je la dévore par les yeux et les oreilles et même par l’air que je respire. Elle est ma fenêtre ouverte sur un paysage magnifique, elle me fait entendre le matin le chant des tourterelles, sentir le scintillement des étoiles. Parfois même, je voyage sur les océans, je vole au-dessus des nuages, je traverse les frontières… en tournant les pages.»
Dans son ouvrage La nuit comme le jour est lumière (Le Cerf, 2022), François Huguenin témoigne, avec pudeur et retenue, de son cheminement. Loin de tout bavardage moitrinaire et égocentrique, l’auteur nous explique comment « Julien Green est le frère qui [lui] tendit la main, [lui] murmurant au cœur de [ses] ténèbres que la nuit est lumière comme le jour».

Comment ne pas être soi-même brûlé par ces propos incandescents: «Green a aussi été à l’origine d’un long cheminement pour essayer de percer l’énigme que j’étais à mes yeux, pour sortir d’un clivage incompréhensible qui me divisait. Le compagnonnage intime avec son œuvre ne fut donc pas seulement ce qu’on appelle de la littérature, de la culture qui est souvent réduite à n’être qu’un élément décoratif d’une vie mondaine et d’un statut social. Ce dont je vais rendre compte ici est d’abord et essentiellement une expérience existentielle. […] Son œuvre entre tellement en résonance avec le plus intime de mon être que je ne peux la séparer de ma vie.»

Sans la littérature, notre vie ne serait qu’un désert

La confession, et non pas le témoignage, de ces deux auteurs, chacun à leur manière, nous rappelle le sens authentique de la littérature pour l’homme contemporain. Nous sauver de notre misère. Sans littérature, notre vie ne serait qu’un désert, un désert interminable, un désert où l’on se bornerait à subir la chaleur le jour et le froid la nuit, un désert que l’on ne pourrait ni comprendre ni interpréter.

Alors, n’en déplaise à Sainte-Beuve, la littérature classique n’est pas seulement ce qui «enrichit l’esprit humain». Lire c’est ouvrir les plis et les replis des choses, c’est faire l’apprentissage du métier d’homme, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est devenir encore plus vivant. Finalement, ouvrir un livre et prendre le temps de le lire avec tout son être, n’est-ce pas découvrir cette «amoureuse profondeur» dont nous parle Shelley?




Taine et les barbares

L’automne dernier un vent de panique a soufflé sur l’école vaudoise. La direction pédagogique apprenait que des enseignants utilisaient encore des ouvrages tels que Dix Petits Nègres avec leurs élèves, au lieu de se servir de la version renommée Ils étaient dix. À la suite de cela, un courriel a été envoyé aux différents établissements scolaires: «Nous sommes persuadés que la plupart des enseignantes et des enseignants auront pris la peine de contextualiser l’œuvre auprès de leurs élèves. Dans de rares cas, il aura pu s’agir d’un oubli de leur part.» La missive électronique se terminait en rappelant que les enseignants devaient être rendus attentifs «aux problématiques engendrées par certaines lectures. S’il ne s’agit pas de renoncer à ces œuvres, il convient toutefois d’aborder les diverses formes de discrimination avec les élèves en replaçant le texte dans son contexte historique». Il ne faut pas se tromper, au-delà des formules convenues, la culture de l’effacement venait de poser une pierre de plus à son œuvre de (ré)éducation morale. Que peut-on opposer à cette nouvelle barbarie? De la hauteur! De la profondeur! Du souffle! Comme le soulignait G. K. Chesterton, «(…) le défaut des barbares est un esprit étroit et unilatéral. Peut-être est-ce là, pour autant que je le sache, la signification de l’œil unique des cyclopes: le barbare ne peut voir les choses entièrement ou les regarder de deux points de vue différents; il devient une bête aveugle et un mangeur d’homme.» Il s’agit donc de retrouver nos deux yeux. Il s’agit de préférer l’analyse à la condamnation facile et à l’indignation petite-bourgeoise. Sur ce chemin ardu, exigeant et ascétique, Hippolyte Taine peut nous servir de guide.

Récemment, les éditions Classiques Garnier ont republié les Essais de critique et d’histoire en deux volumes d’Hippolyte Taine. Le critique nous entraîne dans une galerie de portraits éclectique: Léonard de Vinci côtoie Dickens, Guizot fréquente les Mémoires de Saint-Simon et Balzac rencontre Marc-Aurèle. Moins connus que son maître ouvrage «Les origines de la France contemporaine» (1875-1893), les Essais de Taine, qui n’avaient plus été édités depuis un siècle, illustrent parfaitement sa méthode critique fine et délicate qui fut trop souvent caricaturée.

Qu’en est-il? Tout d’abord Taine distingue l’esprit général de l’époque où l’œuvre a été rédigé, il appelle cela les «traits dominants». Il s’agit du terreau sur lequel les œuvres peuvent croître. Taine a écrit à ce sujet une page autant admirable que poétique: «Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable. Nulle liaison apparente. (…) Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d’un bassin par les sommets du versant d’où elles découlent.»

Le terreau fécond «des traits dominants» ensemencé, la plante qu’est l’œuvre pourra germer et croître. Elle aura besoin de deux apports: l’un intérieur, que Taine appelle la «faculté maîtresse», et l’autre extérieur, que notre auteur regroupe sous les termes de «race», «milieu» et «moment».

La faculté maîtresse est, en quelque sorte, une cause interne à l’auteur. On pourrait aussi parler d’idée-mère ou de qualité principale. Pour Racine, par exemple, Taine découvre que l’idée maîtresse est la manière de bien dire. La faculté pourrait représenter la sève qui irrigue la plante.

L’œuvre sortie de terre a besoin de facteurs extérieurs pour croître. Il s’agit de la fameuse trilogie «race», «milieu» et «moment». Pour Taine, le terme «race» représente «l’ensemble de dispositions morales et intellectuelles» d’un peuple.  Selon lui, «quand un peuple entre dans l’histoire, il a déjà son génie propre qui se ramène à certaines façons dominantes de sentir et de se représenter les choses.» D’ailleurs au XIXe siècle, le mot «race» est synonyme de «civilisation» et de «peuple».

Le «milieu» est le deuxième élément qui influence l’œuvre. Il dépend des conditions sociales, des circonstances politiques et de la qualité du climat.

Le «moment» pourrait être assimilé aux périodes historiques qui se succèdent. C’est ce qui fait la différence entre l’œuvre épique d’Homère et L’Enéide de Virgile, entre la tragédie grecque classique et les tragédies de Racine.

Il ne s’agit pas de voir dans la critique de Taine un système rigide mais plutôt une méthode souple selon ses propres mots: «Un système est une explication de l’ensemble et indique une œuvre faite; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire.»

Relire les Essais de critique et d’histoire de Taine est une cure d’air pur contre tous les miasmes ambiants de la déconstruction. C’est entrer dans ce que Dante appelait la segretissima camera, car la lecture est, avant tout, la rencontre de deux âmes. C’est pour cela que la lecture nous bouleverse. C’est pour cela qu’elle crée en nous des sentiments nouveaux.

Avec Hippolyte Taine, on découvre que lire une œuvre, c’est avant tout connaître l’âme qui la créa et tout le reste n’est que billevesées, et calembredaines.




Jean Raspail était un punk

On connaît l’écrivain des peuples disparus, le romantique patagon, le prophète de l’effondrement de l’Europe… «Petits éloges de l’ailleurs», nouveau recueil de textes choisis tout juste sorti chez Albin Michel, nous permet de découvrir que l’auteur du «Camp des saints», décédé en 2020, était aussi un sacré rebelle. Un punk à cravate, un punk à moustache, un punk fort catholique, mais un punk.

Nous sommes en 1984: une vague de «Touche pas à mon pote» va bientôt déferler sur la France, l’esprit du temps est résolument «progressiste» et Cyndi Lauper brille dans la nuit tant son maquillage est outrancier. Surgit alors Raspail, dans un article du «Spectacle du Monde», qui demande «de la tenue» et encourage les instituteurs à vouvoyer les enfants, de telle sorte que ces derniers n’aient plus le sentiment d’être marqués comme «éléments du troupeau» dès le plus jeune âge. «Vous» aux enfants, donc, mais aussi à Dieu le père, tutoyé depuis le concile Vatican II, ou encore aux épouses, tant il est plus élégant de se déchirer avec les formes. Et de tout résumer de son esthétique de l’existence en quelques mots: «Ne rien se laisser imposer sur le plan des usages, ni le tutoiement d’un égal, ni à plus forte raison celui d’un chef.» Certes, c’est vieille France, mais quand le pouvoir est dégoulinant et maternant, ce goût de la belle attitude n’est-il point autrement plus révolutionnaire que l’avachissement d’un rebelle de pacotille ?  rp