Trop blancs pour chanter

I l était une fois un concert de reggae organisé dans un lieu alternatif de la capitale. Plutôt: il était une fois un concert de reggae interrompu par ses propres organisateurs, la Brasserie Lorraine, à Berne. Motif? Les musiciens sont blancs! Pire, ils osent arborer des dreadlocks, sur leurs têtes de blancs. Ne riez pas, les tenanciers du lieu ont plié sous la pression d’un petit comité qui s’est senti «mal à l’aise» (unwohl en allemand), invoquant l’«appropriation culturelle» par le groupe qui devait se produire lors de la soirée du 18 juillet.

Lavant plus blanc que blanc, la Brasserie Lorraine en a rajouté une couche sur sa page Facebook. Morceaux choisis: «Nous tenons à nous excuser auprès de toutes les personnes à qui le concert a causé de mauvais sentiments. Nous sommes responsables étant donné que nous avons invité le groupe Lauwarm à jouer dans notre établissement.» Ou encore: «Notre manque de sensibilité et les réactions de nombreux invités à l’annulation du concert nous ont montré une fois de plus que le sujet est chargé émotionnellement.» Et la Brasserie Lorraine de conclure son message ainsi: «Le racisme et les autres discriminations n’ont pas leur place chez nous.» Comment appelle-t-on le fait de refuser l’accès à sa scène pour des raisons de couleur de peau ou de coupe de cheveux?

Bourde sur bourde

Les réactions sous la publication de la Brasserie Lorraine montrent que la manœuvre ne passe pas vraiment. En plus d’un nombre de «smileys » colériques ou hilares plus important que ceux montrant une approbation, on peut lire des commentaires plutôt épicés: «Je suis mort de rire», «Terrorisme culturel!», ou encore un autre, plus préoccupant. Un utilisateur de Facebook présent lors de la soirée écrit qu’il s’est permis de demander aux organisateurs du concert si ce n’était justement pas du racisme que d’empêcher des caucasiens de se produire pour le motif qu’ils n’ont pas la bonne couleur de peau. Il s’est apparemment vu répondre: «Certainement pas, étant donné que c’est une minorité qui s’est sentie heurtée.»

Dès lors, que se passerait-il si les lieux accueillaient un concerto de Vivaldi interprété par des musiciens «racisés» et qu’un groupe de caucasiens faisait part de son «malaise» au personnel du lieu?

Non contente de se prendre une veste sur le réseau social, la Brasserie Lorraine a remis le couvert le lendemain par le biais d’un communiqué de presse, posté sur la page du bar. Le collectif gérant le lieu s’y dit «très surpris que la publication Facebook ait fait autant de vagues». Résultat: une nouvelle vague d’indignation sur le réseau social. Et un ratio encore plus catastrophique entre les réactions négatives et positives. S’y ajoutent plus de 600 commentaires en à peine quelques heures, dont un cinglant: «J’espère qu’avec cette attitude vous fermerez la boutique».

Dans son texte, le collectif invoque le «racisme systémique»: «Nous ne pensons pas que les membres du groupe ou les personnes ʻblanchesʼ soient automatiquement racistes. Ici, nous quittons le niveau personnel pour parler de racisme structurel. Il y a une différence entre être un raciste avoué et reproduire inconsciemment des structures racistes.»

Soirée interdite aux hommes

Pour aborder toutes ces problématiques, la brasserie organisera une soirée de discussion le 19 août à propos de cette affaire et, surtout, de l’appropriation culturelle. Dans son document à destination des médias, elle explique qu‘il s’agira de définir «les aspects problématiques de l’appropriation culturelle dans une société postcoloniale», «ce que nous pouvons changer dans notre comportement» et enfin «le rôle du système d’asile suisse dans cette question».
En attendant, la Brasserie Lorraine prévoit, le 6 août, une soirée TINFA, soit un événement strictement interdit aux hommes cisgenres*. L’établissement explique la signification de l’acronyme: «toutes les femmes, les personnes intersexuées, les personnes non binaires, les personnes trans, les personnes sans genre ainsi que d’autres (queer) qui sont opprimées en raison de leur désir et/ou de leur identité de genre.»

*La novlangue désigne sous ce terme les personnes en adéquation avec le genre qui leur a été assigné à la naissance. Traduction: qui n’envisagent pas de changer de sexe.




Tofu le camp

Déjà personnalité de l’année de l’association animaliste PETA en 2015, le pape François poursuit sur sa lancée, très soucieux du bien-être de nos amies les bêtes. Cette fois avec un message fort adressé aux participants d’une conférence de l’UE pour les jeunes qui se tenait à Prague ces derniers jours. «Dans certaines parties du monde, a expliqué l’Argentin, il conviendrait de diminuer la consommation de viande», sachant que «cela aussi pouvait contribuer à sauver l’environnement». Sages paroles, qui vont certainement amener l’activiste climatique Greta Thunberg à la messe. Pour autant évidemment, que quelqu’un se charge de lui préciser que dans le catholicisme, ce n’est visiblement plus Dieu qui sauve, mais bien le discours des jeunes vert-e-x-s.

Comme nous avons le goût de l’enquête, au Peuple, nous nous sommes plongés dans un livre consacré aux recettes en vogue du côté du Vatican, sorti en Suisse en 2015. On y apprend que le successeur de saint Pierre raffole d’empanadas farcis de bœuf haché et de colita de cuadril, recette de bœuf (à braiser cette fois). Deux spécialités, fort sympathiques par ailleurs, que l’on imagine compliquées à préparer avec du tofu. Comme quoi l’évêque de Rome sait concilier souci de l’environnement et plaisirs de la table. Reste qu’à force de donner des gages à des gens qui ne se reconnaissent de toute façon pas dans le discours de l’église, on peut se demander s’il existera encore longtemps une église pour bousculer ses adversaires




Apolitique mais pas trop

«La SSUP essaie d’empêcher l’instrumentalisation politique du Grütli». Soit, noble idéal. Mais un observateur attentif aura tôt fait de flairer l’arnaque. Notre «Grütli apolitique» est-il vraiment vierge de toute motivation politique? Dans le style au moins, les documents de la SSUP – organisatrice l’an dernier d’un «Grütli des femmes» – pastichent à merveille les discours internationalistes du parti socialiste. On y apprend notamment que «le Grütli devrait servir à la cohésion des différentes cultures en Suisse», ou encore que «ce lieu emblématique devrait également exprimer l’ouverture de la Suisse au monde». La SSUP tient aussi à montrer son aversion radicale pour toute forme de conservatisme: «Après la Seconde Guerre mondiale, lit-on quelques lignes plus loin, le Grütli [a perdu] sa symbolique de liberté, indépendance et résistance, étant plutôt utilisé pour la propagande conservatrice, patriarcale, voire xénophobe.» Ce à quoi le Règlement d’utilisation de la prairie du Grütli le 1er août ajoute: «Il est interdit de prendre avec soi […] du matériel de propagande.» Reste à savoir de quel matériel il peut s’agir.

Un hymne national revisité

Qu’y a-t-il de plus conservateur qu’un «hymne national», d’une part, qui contient des phrases du type «Suisse, espère en Dieu toujours!» d’autre part? Pas grand-chose. Raison pour laquelle, peut-être, le Cantique suisse n’est plus chanté le 1er août sur le Grütli. Depuis quelques années, la SSUP y a substitué un nouveau chant, plus inclusif. La mélodie semblable, le texte différent. Les accents émus d’un cœur pieux ont disparu, remplacés par ces strophes si poétiques:

Sur fond rouge la croix blanche,
symbole de notre alliance,
signe de paix et d’indépendance.
Ouvrons notre cœur à l’équité
et respectons nos diversités.
A chacun la liberté
dans la solidarité.
Notre drapeau suisse déployé,
symbole de paix et de liberté.

Ce à quoi la SSUP ajoute une couche supplémentaire d’«ouverture» en proposant, en plus des quatre langues nationales, une version anglaise du nouvel hymne national, dont voici un extrait:


Open to the world in solidarity,
Swiss are one in peace and diversity.

Contactée, la SSUP nous a expliqué que «les paroles traditionnelles de l’hymne national ne sont pas chantées du tout le 1er août», et que «tous les participants sont encouragés à chanter les nouvelles paroles, même si on ne leur interdit pas de chanter les paroles traditionnelles». En somme, chacun fait ce qu’il veut, la cacophonie ayant remplacé la traditionnelle cohésion fédérale. Quoi qu’il en soit, ouverts au monde dans la solidarité ou pas, les participants de la fête du Grütli en 2022, placée sous le signe de la «lutte pacifique» – qu’est censée représenter le lutte suisse – seront invités à traiter le lieu au moins aussi bien que des toilettes publiques, puisque le règlement se conlut sur ces mots doux: «En quittant la prairie du Grütli, veuillez la laisser dans le même état qu’à votre arrivée.»




Pour une histoire méditative…

Il y a quelques années, un professeur d’université n’hésitait pas à affirmer que «c’est la pensée de l’historien qui crée le fait historique». L’éminent homme voulait faire comprendre à ses étudiants que l’histoire est une construction et non un fait. Il en va de même dans l’enseignement obligatoire, où les élèves doivent «construire» l’histoire, non sans l’avoir «déconstruite» au préalable, à l’aide de «situations problèmes». Est-ce étonnant ? Non, l’histoire est davantage devenue le lieu du «mémoriel». Comme l’écrivait déjà Dom Guéranger en 1858: «Le grand malheur de l’historien serait de prendre pour règle d’appréciation les idées du jour, et de les transposer dans ses jugements sur le passé.»

Mais qu’est-ce que l’histoire ? Pour l’historien et paléographe Charles Samaran (1879-1982), l’histoire est une «connaissance du passé humain fondée sur le témoignage». De plus, il n’y a «pas d’histoire sans documents, le mot document étant pris au sens le plus large: document écrit, figuré, transmis par le son, l’image ou toute autre manière.» Enfin, «il n’y a pas d’histoire sans érudition, c’est-à-dire sans critique préalable des témoignages.» Connaissance du passé, documents et érudition, mais où est «le devoir de mémoire» si cher à nos contemporains? Dans son brillant essai sur l’histoire des Européens, Dominique Venner (1935-2013) éclaire notre lanterne à ce sujet: «Bien que le domaine de l’histoire soit le mémorable, la «mémoire», tant invoquée à la fin du XXe siècle, se distingue de l’histoire. L’histoire est factuelle et philosophique alors que la mémoire est mythique et fondatrice.»

Fondateur du Grapo

Pio Moa illustre très bien cette démarche. Né en 1948, activiste antifranquiste, membre fondateur du mouvement terroriste GRAPO (l’aile armée du parti communiste espagnol), il se retire de l’action politique au début des années huitante. De 1988 à 1990, il dirige deux revues historiques espagnoles et devient bibliothécaire de l’Ateneo de Madrid. C’est en cette qualité qu’il a pu avoir accès aux archives de la Fondation socialiste Pablo Iglesias. Il vit là son chemin de Damas. Après une étude minutieuse des documents, il arrive à la conclusion que les responsabilités de la guerre civile incombent à la gauche. Il n’est plus question de «mémoire» mais de faits.
Outre une substantielle introduction pour le lecteur francophone, rédigée par Arnaud Imatz qui replace l’ouvrage dans son contexte, le livre se divise en deux parties. Dans la première partie, l’auteur présente les différents personnages politiques qui interviennent dans cette marche vers la guerre. Il clôt cette galerie de portraits par d’intéressantes considérations sur les causes de la guerre civile. La deuxième partie, quant à elle, répond à différentes questions précises telles que: «L’or envoyé à Moscou, un mythe franquiste?», «La plus grande persécution religieuse de l’histoire», «L’énigme Franco», etc.

L’ouvrage de Pio Moa nous rappelle que le mot d’ordre de l’historien n’est pas de juger mais de comprendre. Il est commode de condamner mais il est plus difficile de comprendre. L’autre, celui qui ne pense pas comme nous, ne doit pas devenir nécessairement un suspect, un ennemi ou pire un monstre. Une fois de plus, il nous faut rencontrer l’humain dans toute son épaisseur, ses paradoxes et ses contradictions. En ce sens, l’histoire devient une compréhension méditative, j’oserais même dire contemplative du passé. A rebours de tout prêt-à-penser, l’histoire peut enfin être source d’identité, de sagesse ainsi qu’une aide pour supporter le présent.




Le Peuple en goguette à la Radio

C’est pourtant l’hypothèse plusieurs fois soulevée lors du passage du Peuple sur les ondes de la RTS, samedi 14 mai. Alors nous n’allons pas cracher dans la soupe – connue pour être pleine sur notre service public – et tenons à vivement saluer l’ouverture d’esprit de l’émission Forum qui, non contente de s’intéresser à notre cas, s’est également penchée sur celui de nos amis de Liber-thé et à diverses expériences libertariennes, dans la même édition. Reste une observation qui ne manque pas de sel: ainsi, parce qu’il défend une ligne qui n’est pas celle, hégémonique dans les médias, du progressisme sous perfusion étatique, Le Peuple serait du côté du pouvoir, des méchants capitalistes voire du trumpisme.
Suggérer une telle hypothèse, dans le jargon, s’appelle tenir un angle, et il n’est pas question pour nous de reprocher à notre confrère Renaud Malik d’avoir – autre terme jargonnant –bien vendu son interview. Impossible néanmoins de ne pas constater un glissement des rapports de force qui en dit long sur notre société : les personnes croyant incarner la pensée critique, les Blick, les RTS, les Tamedia… toutes, quelles que soient leurs qualités respectives, travaillent dans des conditions matérielles généralement plus confortables que les acteurs qui, comme L’Antipresse, Le Regard Libre ou La Nation, s’efforcent de rééquilibrer le paysage médiatique. Assez piquant, donc, de constater que ce sont souvent les journalistes qui travaillent en haut d’une tour (d’ivoire) qui voient chez leurs adversaires idéologiques les représentants du pouvoir.




Et Céline anéantit le wokisme

En décrivant des femmes qui sont tantôt «bandatoires de naissance» ou susceptibles de «mettre le feu à la bite», le roman inédit de Céline, qui vient de paraître, a peu de chances de figurer un jour dans la bibliothèque idéale du jeune déconstructionniste. Pourtant, c’est un document exceptionnel sur l’horreur du premier conflit mondial, et sur les crises morales qui en ont découlé, que l’histoire vient de nous restituer avec la publication de Guerre. Conçu à partir d’un manuscrit perdu, puis tenu à l’écart de la veuve de l’auteur, ce récit nous plonge dans la réalité de Peurdu-sur-la-Lys, une localité paumée des Flandres où le protagoniste entame sa convalescence, dans le dégoût de l’humanité et la quête fragile d’une lueur d’espérance.

Roman des blessures de la chair, c’est aussi le récit des rapports humains détruits par l’expérience des tranchées. Ainsi, la figure d’une infirmière, moitié tortionnaire, moitié vénusienne, qui poursuivra le principal protagoniste de ses assiduités, mais aussi de son goût pervers pour les sondages vésicaux. «C’est un beau livre où l’on découvre des femmes dans des rôles très “genrés”, analyse Patrick Gilliéron Lopreno, photographe et chroniqueur littéraire pour L’Antipresse. Il y a la mère, l’infirmière et la prostituée, et toutes sont, à leur manière, restées aimantes sauf que le cadre moral a complètement éclaté.» Autre tension importante qui traverse le roman, la haine «des planqués», et une certaine solidarité «de classe» entre rescapés du front. «Malgré la détestation que peut inspirer sa pensée politique, cet aspect de l’œuvre nous rappelle que Céline lui-même s’est toujours senti du côté des exploités», poursuit Patrick Gilliéron Lopreno. A ses yeux, cette livraison post mortem relève du «grand Céline», à côté du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit. Et de relever que Gallimard a eu du courage de sortir le roman sans le censurer, même si un autre que Céline, et a fortiori un auteur vivant, n’aurait jamais pu publier un livre comme celui-ci en 2022.

« Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline. »

Laurent Passer, Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison

Un tel brulot pourrait-il d’ailleurs avoir sa place en classe? Président de l’association éditrice de la revue littéraire La cinquième saison, Laurent Passer estime que oui, à condition d’un bon encadrement. A part Houellebecq, il ne voit pas qui, dans la production contemporaine, pourrait résister au «coup de poing» représenté par la sortie de Guerre: «Tout le reste paraît bien pâle, en comparaison. C’est une excellente entrée dans l’œuvre de Céline, dont tous les thèmes sont présents.» Pas question, non plus, de trop s’attarder sur l’aspect très cru de certaines scènes de sexe: «Ce sont les ennemis de Céline qui estiment qu’il faudrait quasiment les interdire. J’aimerais mieux que l’on relève son style, qui me fascine et me séduit, ou son pacifisme, très présent dans ce livre, et que beaucoup semblent négliger.»

Éditorial: Le retour du grand contradicteur

Il y a tout d’abord ce titre, Guerre, qui vient nous engueuler d’un siècle qui nous paraît déjà si lointain, alors que la plupart d’entre nous y sommes pourtant nés. Un siècle où l’on pouvait encore célébrer l’«entrain» des jeunes enthousiastes qui allaient se jeter dans des tranchées pour participer au suicide sans gloire de leur continent.

Et il y a cette figure, Céline. La figure d’un homme brisé par les blessures, par les acouphènes, par la «mocherie humaine» aussi. Un homme façonné par l’horreur de la guerre sur laquelle s’ouvrent les premières pages du roman inédit publié ces jours chez Gallimard. Un anarchiste contrarié qui n’était peut-être pas tout à fait programmé pour la joie.

Céline: une figure que ses errements antisémites et ses compromissions semblaient avoir condamnée à ne plus rien pouvoir nous dire. Car nous vivons, nous autres modernes, dans l’Empire du Bien que vitupérait l’un de ses grands lecteurs, Philippe Muray. Un monde où l’on exige des guerres sans morts, du Coca sans sucre et une vie sexuelle aux contours soigneusement délimités par des contrats. Combien paraît loin cet univers à la pornographie débridée que nous découvrons, médusés, dans le nouveau roman de l’ermite de Meudon !

Pour bien illustrer ce choc des réalités, cette image troublante dans une grande librairie vaudoise: la collision entre, bien en évidence près de la caisse, le Guerre de Céline et, quelques rayons plus loin, un livre qui nous invitait à «cuisiner simplissime et aider l’Ukraine». Comme si préparer du chou farci et du bortsch allait tout soudainement nous transformer en valeureux guerriers de la liberté! Au fond, si Céline reste essentiel, c’est qu’il vient nous rappeler qu’il n’y a pas d’histoire, pas de littérature et peut-être pas tout à fait d’humanité sans un moteur fondamental qui s’appelle la contradiction. Céline, et c’est sa grandeur, est ce grand contradicteur d’une société qui a troqué le tragique pour le fun.




La littérature qui sauve

J’ aime les transports publics aux heures de pointe! Il ne faut pas y voir une grande préoccupation écologique, mais plutôt un intérêt ethnologique. Dans ce contexte, je surpris un échange entre deux gymnasiens. Un exemplaire de Germinal dans une main et le téléphone portable dans l’autre, ils évoquaient leur enseignante de français les «condamnant» à ne lire que des «vieilleries», aussi ennuyantes qu’ennuyeuses et rédigées dans un français incompréhensible qui plus est. Comment ne pas penser à Nicolas Sarkozy se moquant du choix de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette au concours d’attaché d’administration en 2006: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!» Pourquoi lisons-nous?

La réponse à cette question nous vient d’abord d’ailleurs. Un réfugié afghan, Mahmud Nasimi, dans son livre Un Afghan à Paris (Editions du Palais, 2021) nous raconte sa découverte de la littérature française en visitant le cimetière du Père-Lachaise à Paris, ainsi que son apprentissage de la langue de Molière, afin d’assouvir «sa passion de la littérature française». Ce jeune homme seul et isolé, dans un pays étranger et parfois hostile, n’hésite pas à écrire: «La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. Elle me fait plonger dans son univers et je la dévore par les yeux et les oreilles et même par l’air que je respire. Elle est ma fenêtre ouverte sur un paysage magnifique, elle me fait entendre le matin le chant des tourterelles, sentir le scintillement des étoiles. Parfois même, je voyage sur les océans, je vole au-dessus des nuages, je traverse les frontières… en tournant les pages.»
Dans son ouvrage La nuit comme le jour est lumière (Le Cerf, 2022), François Huguenin témoigne, avec pudeur et retenue, de son cheminement. Loin de tout bavardage moitrinaire et égocentrique, l’auteur nous explique comment « Julien Green est le frère qui [lui] tendit la main, [lui] murmurant au cœur de [ses] ténèbres que la nuit est lumière comme le jour».

Comment ne pas être soi-même brûlé par ces propos incandescents: «Green a aussi été à l’origine d’un long cheminement pour essayer de percer l’énigme que j’étais à mes yeux, pour sortir d’un clivage incompréhensible qui me divisait. Le compagnonnage intime avec son œuvre ne fut donc pas seulement ce qu’on appelle de la littérature, de la culture qui est souvent réduite à n’être qu’un élément décoratif d’une vie mondaine et d’un statut social. Ce dont je vais rendre compte ici est d’abord et essentiellement une expérience existentielle. […] Son œuvre entre tellement en résonance avec le plus intime de mon être que je ne peux la séparer de ma vie.»

Sans la littérature, notre vie ne serait qu’un désert

La confession, et non pas le témoignage, de ces deux auteurs, chacun à leur manière, nous rappelle le sens authentique de la littérature pour l’homme contemporain. Nous sauver de notre misère. Sans littérature, notre vie ne serait qu’un désert, un désert interminable, un désert où l’on se bornerait à subir la chaleur le jour et le froid la nuit, un désert que l’on ne pourrait ni comprendre ni interpréter.

Alors, n’en déplaise à Sainte-Beuve, la littérature classique n’est pas seulement ce qui «enrichit l’esprit humain». Lire c’est ouvrir les plis et les replis des choses, c’est faire l’apprentissage du métier d’homme, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est devenir encore plus vivant. Finalement, ouvrir un livre et prendre le temps de le lire avec tout son être, n’est-ce pas découvrir cette «amoureuse profondeur» dont nous parle Shelley?




Taine et les barbares

L’automne dernier un vent de panique a soufflé sur l’école vaudoise. La direction pédagogique apprenait que des enseignants utilisaient encore des ouvrages tels que Dix Petits Nègres avec leurs élèves, au lieu de se servir de la version renommée Ils étaient dix. À la suite de cela, un courriel a été envoyé aux différents établissements scolaires: «Nous sommes persuadés que la plupart des enseignantes et des enseignants auront pris la peine de contextualiser l’œuvre auprès de leurs élèves. Dans de rares cas, il aura pu s’agir d’un oubli de leur part.» La missive électronique se terminait en rappelant que les enseignants devaient être rendus attentifs «aux problématiques engendrées par certaines lectures. S’il ne s’agit pas de renoncer à ces œuvres, il convient toutefois d’aborder les diverses formes de discrimination avec les élèves en replaçant le texte dans son contexte historique». Il ne faut pas se tromper, au-delà des formules convenues, la culture de l’effacement venait de poser une pierre de plus à son œuvre de (ré)éducation morale. Que peut-on opposer à cette nouvelle barbarie? De la hauteur! De la profondeur! Du souffle! Comme le soulignait G. K. Chesterton, «(…) le défaut des barbares est un esprit étroit et unilatéral. Peut-être est-ce là, pour autant que je le sache, la signification de l’œil unique des cyclopes: le barbare ne peut voir les choses entièrement ou les regarder de deux points de vue différents; il devient une bête aveugle et un mangeur d’homme.» Il s’agit donc de retrouver nos deux yeux. Il s’agit de préférer l’analyse à la condamnation facile et à l’indignation petite-bourgeoise. Sur ce chemin ardu, exigeant et ascétique, Hippolyte Taine peut nous servir de guide.

Récemment, les éditions Classiques Garnier ont republié les Essais de critique et d’histoire en deux volumes d’Hippolyte Taine. Le critique nous entraîne dans une galerie de portraits éclectique: Léonard de Vinci côtoie Dickens, Guizot fréquente les Mémoires de Saint-Simon et Balzac rencontre Marc-Aurèle. Moins connus que son maître ouvrage «Les origines de la France contemporaine» (1875-1893), les Essais de Taine, qui n’avaient plus été édités depuis un siècle, illustrent parfaitement sa méthode critique fine et délicate qui fut trop souvent caricaturée.

Qu’en est-il? Tout d’abord Taine distingue l’esprit général de l’époque où l’œuvre a été rédigé, il appelle cela les «traits dominants». Il s’agit du terreau sur lequel les œuvres peuvent croître. Taine a écrit à ce sujet une page autant admirable que poétique: «Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable. Nulle liaison apparente. (…) Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d’un bassin par les sommets du versant d’où elles découlent.»

Le terreau fécond «des traits dominants» ensemencé, la plante qu’est l’œuvre pourra germer et croître. Elle aura besoin de deux apports: l’un intérieur, que Taine appelle la «faculté maîtresse», et l’autre extérieur, que notre auteur regroupe sous les termes de «race», «milieu» et «moment».

La faculté maîtresse est, en quelque sorte, une cause interne à l’auteur. On pourrait aussi parler d’idée-mère ou de qualité principale. Pour Racine, par exemple, Taine découvre que l’idée maîtresse est la manière de bien dire. La faculté pourrait représenter la sève qui irrigue la plante.

L’œuvre sortie de terre a besoin de facteurs extérieurs pour croître. Il s’agit de la fameuse trilogie «race», «milieu» et «moment». Pour Taine, le terme «race» représente «l’ensemble de dispositions morales et intellectuelles» d’un peuple.  Selon lui, «quand un peuple entre dans l’histoire, il a déjà son génie propre qui se ramène à certaines façons dominantes de sentir et de se représenter les choses.» D’ailleurs au XIXe siècle, le mot «race» est synonyme de «civilisation» et de «peuple».

Le «milieu» est le deuxième élément qui influence l’œuvre. Il dépend des conditions sociales, des circonstances politiques et de la qualité du climat.

Le «moment» pourrait être assimilé aux périodes historiques qui se succèdent. C’est ce qui fait la différence entre l’œuvre épique d’Homère et L’Enéide de Virgile, entre la tragédie grecque classique et les tragédies de Racine.

Il ne s’agit pas de voir dans la critique de Taine un système rigide mais plutôt une méthode souple selon ses propres mots: «Un système est une explication de l’ensemble et indique une œuvre faite; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire.»

Relire les Essais de critique et d’histoire de Taine est une cure d’air pur contre tous les miasmes ambiants de la déconstruction. C’est entrer dans ce que Dante appelait la segretissima camera, car la lecture est, avant tout, la rencontre de deux âmes. C’est pour cela que la lecture nous bouleverse. C’est pour cela qu’elle crée en nous des sentiments nouveaux.

Avec Hippolyte Taine, on découvre que lire une œuvre, c’est avant tout connaître l’âme qui la créa et tout le reste n’est que billevesées, et calembredaines.




Jean Raspail était un punk

On connaît l’écrivain des peuples disparus, le romantique patagon, le prophète de l’effondrement de l’Europe… «Petits éloges de l’ailleurs», nouveau recueil de textes choisis tout juste sorti chez Albin Michel, nous permet de découvrir que l’auteur du «Camp des saints», décédé en 2020, était aussi un sacré rebelle. Un punk à cravate, un punk à moustache, un punk fort catholique, mais un punk.

Nous sommes en 1984: une vague de «Touche pas à mon pote» va bientôt déferler sur la France, l’esprit du temps est résolument «progressiste» et Cyndi Lauper brille dans la nuit tant son maquillage est outrancier. Surgit alors Raspail, dans un article du «Spectacle du Monde», qui demande «de la tenue» et encourage les instituteurs à vouvoyer les enfants, de telle sorte que ces derniers n’aient plus le sentiment d’être marqués comme «éléments du troupeau» dès le plus jeune âge. «Vous» aux enfants, donc, mais aussi à Dieu le père, tutoyé depuis le concile Vatican II, ou encore aux épouses, tant il est plus élégant de se déchirer avec les formes. Et de tout résumer de son esthétique de l’existence en quelques mots: «Ne rien se laisser imposer sur le plan des usages, ni le tutoiement d’un égal, ni à plus forte raison celui d’un chef.» Certes, c’est vieille France, mais quand le pouvoir est dégoulinant et maternant, ce goût de la belle attitude n’est-il point autrement plus révolutionnaire que l’avachissement d’un rebelle de pacotille ?  rp