La littérature qui sauve

J’ aime les transports publics aux heures de pointe! Il ne faut pas y voir une grande préoccupation écologique, mais plutôt un intérêt ethnologique. Dans ce contexte, je surpris un échange entre deux gymnasiens. Un exemplaire de Germinal dans une main et le téléphone portable dans l’autre, ils évoquaient leur enseignante de français les «condamnant» à ne lire que des «vieilleries», aussi ennuyantes qu’ennuyeuses et rédigées dans un français incompréhensible qui plus est. Comment ne pas penser à Nicolas Sarkozy se moquant du choix de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette au concours d’attaché d’administration en 2006: «Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!» Pourquoi lisons-nous?

La réponse à cette question nous vient d’abord d’ailleurs. Un réfugié afghan, Mahmud Nasimi, dans son livre Un Afghan à Paris (Editions du Palais, 2021) nous raconte sa découverte de la littérature française en visitant le cimetière du Père-Lachaise à Paris, ainsi que son apprentissage de la langue de Molière, afin d’assouvir «sa passion de la littérature française». Ce jeune homme seul et isolé, dans un pays étranger et parfois hostile, n’hésite pas à écrire: «La littérature, qui n’existait pas dans ma vie, est venue rompre ma solitude, elle me prend par la main pour m’accompagner chaque jour jusqu’à la fin du voyage. Elle me fait plonger dans son univers et je la dévore par les yeux et les oreilles et même par l’air que je respire. Elle est ma fenêtre ouverte sur un paysage magnifique, elle me fait entendre le matin le chant des tourterelles, sentir le scintillement des étoiles. Parfois même, je voyage sur les océans, je vole au-dessus des nuages, je traverse les frontières… en tournant les pages.»
Dans son ouvrage La nuit comme le jour est lumière (Le Cerf, 2022), François Huguenin témoigne, avec pudeur et retenue, de son cheminement. Loin de tout bavardage moitrinaire et égocentrique, l’auteur nous explique comment « Julien Green est le frère qui [lui] tendit la main, [lui] murmurant au cœur de [ses] ténèbres que la nuit est lumière comme le jour».

Comment ne pas être soi-même brûlé par ces propos incandescents: «Green a aussi été à l’origine d’un long cheminement pour essayer de percer l’énigme que j’étais à mes yeux, pour sortir d’un clivage incompréhensible qui me divisait. Le compagnonnage intime avec son œuvre ne fut donc pas seulement ce qu’on appelle de la littérature, de la culture qui est souvent réduite à n’être qu’un élément décoratif d’une vie mondaine et d’un statut social. Ce dont je vais rendre compte ici est d’abord et essentiellement une expérience existentielle. […] Son œuvre entre tellement en résonance avec le plus intime de mon être que je ne peux la séparer de ma vie.»

Sans la littérature, notre vie ne serait qu’un désert

La confession, et non pas le témoignage, de ces deux auteurs, chacun à leur manière, nous rappelle le sens authentique de la littérature pour l’homme contemporain. Nous sauver de notre misère. Sans littérature, notre vie ne serait qu’un désert, un désert interminable, un désert où l’on se bornerait à subir la chaleur le jour et le froid la nuit, un désert que l’on ne pourrait ni comprendre ni interpréter.

Alors, n’en déplaise à Sainte-Beuve, la littérature classique n’est pas seulement ce qui «enrichit l’esprit humain». Lire c’est ouvrir les plis et les replis des choses, c’est faire l’apprentissage du métier d’homme, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est devenir encore plus vivant. Finalement, ouvrir un livre et prendre le temps de le lire avec tout son être, n’est-ce pas découvrir cette «amoureuse profondeur» dont nous parle Shelley?




Sur les pavés, le collage

Dans un café biennois, la responsable presse de Renovate Switzerland, Cécile Bessire, explique, non sans manifester à plusieurs reprises une anxiété palpable pour l’avenir, la raison d’être de ce nouveau mouvement citoyen: «Renovate Switzerland est constitué de personnes différentes, certaines d’entre elles se sont rencontrées auparavant dans d’autres organisations. Nos sympathisants ont constaté que toutes les précédentes actions n’ont pas réussi à amener les changements nécessaires. Ils ont ensuite réfléchi aux stratégies les plus pertinentes et efficaces à mener, afin que le gouvernement se mette à agir vraiment pour la cause climatique.»
Certains activistes sont donc des déçus d’autres mouvements écologistes connus tels que la Grève pour le climat ou Extinction Rebellion (XR). La Biennoise, pour sa part, est justement passée par la case XR: «On n’en fait pas vraiment «partie». Se rebeller contre l’extinction, c’est une activité.» Une activité à part entière, puisque Cécile Bessire a abandonné son emploi de logopédiste pour faire de la résistance civile son métier: «Si nous ne le faisons pas, nous risquons de perdre bien plus, à savoir tout ce que nous connaissons, tout ce que nous aimons» décrit-elle, pour le moins confiante quant à la capacité de son mouvement à redistribuer les cartes. «Face à ça, mon confort personnel n’a que peu d’importance.»

«LES JOURNALISTE SONT TRÈS CONTENTS QUE NOUS LES INVITIONS ET QU’ILS AIENT QUELQUE CHOSEÀ RACONTER.»

Cécile Bessire, Responsable presse Renovate Switzerland

Mais mener bataille sur le terrain a un coût, aussi bien matériel que juridique, lorsqu’il s’agit de faire face aux sanctions. La responsable presse énumère plusieurs sources de financement, comme des particuliers qui ne peuvent ou ne veulent pas se coller la main sur des routes. Renovate Switzerland perçoit également de l’argent d’un fonds international pour le climat soutenant des initiatives citoyennes, Climate Emergency Fund (lire en fin d’article).
Les revendications du mouvement sont simples. Il demande au Conseil fédéral de mettre en œuvre un vaste programme de rénovation des bâtiments, aussi bien publics que privés. Cela concerne, selon Renovate Switzerland, un million de constructions, à l’horizon 2040. Quand il s’agit de détailler le montant nécessaire pour mener à bien ce véritable nettoyage des écuries d’Augias, Cécile Bessire reste évasive: «Dans tous les cas, la somme sera moins élevée que les coûts engendrés par la crise climatique si nous n’agissons pas maintenant. Il faut voir la rénovation des bâtiments comme un investissement. Elle améliore le confort de vie, augmente la valeur de biens immobiliers, crée des emplois, etc.»

Tout le monde passe à la caisse

Pour accomplir cet ambitieux projet, Renovate Switzerland prévoit que tout un chacun passe à la caisse via l’impôt. Ainsi, c’est l’argent public qui viendrait augmenter la valeur des biens immobiliers détenus par des privés, souvent aisés.
Une problématique qui ne trouble pas la citoyenne biennoise: «Il faut se rendre compte que nous allons tous payer très cher ces prochaines années à cause de l’inaction du gouvernement durant les trois dernières décennies. Nous allons payer financièrement, mais aussi avec nos vies et notre confort. Il n’y a plus de bonne solution.»
Ce qui peut frapper, surtout lors de la première action menée le 11 avril à la hauteur de la sortie d’autoroute de Lausanne-Malley, c’est la présence de nombreux journalistes dont ceux de la télévision fédérale, avant le début de l’action.
Cécile Bessire explique que les représentants des médias avaient été mis au courant au préalable: «De manière générale, nous pouvons faire confiance aux journalistes. Il suffit d’être clair sur la nature des actions que nous menons. Ils sont, en général, contents que nous les invitions et qu’ils aient quelque chose à raconter.»
L’apparition de ce nouveau mouvement fait réagir Johann Dupuis, conseiller communal de la Ville de Lausanne et spécialiste des questions climatiques. Pour lui, ces formes d’actions coup de poing ne sont pas forcément la meilleure solution: «L’expérience nous montre que les rassemblements de masse avec des revendications clairement articulées sont bien plus susceptibles d’exercer un impact sur le monde politique et l’ensemble de la population. Dix mille citoyens dans les rues auront toujours plus d’impact sur les politiciens que douze personnes isolées. Les manifestations de masse dans l’espace public sont des leviers majeurs des changements démocratiques alors que de telles actions coup de poing s’inspirent en partie du registre militaire et peuvent provoquer du rejet chez celles et ceux qui les subissent.» Il souligne qu’un programme national d’assainissement du bâti est une urgence et que le but de Renovate Switzerland est louable, tout en déplorant que ces fonds alloués soient toujours des subventions aux propriétaires et qu’ils aboutissent souvent à des augmentations de loyer pour les locataires. Cécile Bessire précise que les demandes de Renovate Switzerland incluent la protection des locataires contre cette éventualité.
Les citoyens prenant part aux actions de Renovate Switzerland se revendiquent d’une démarche nécessaire, contraignante mais néanmoins pacifiste. L’est-elle vraiment? Pas si sûr selon Samuel Thétaz, avocat au barreau et associé chez Métropole Avocats à Lausanne: «Le terme terrorisme est sans doute trop fort, mais si on le définit comme l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique, on s’en rapproche.» Il justifie: «J’estime le blocage d’une voie routière comme relevant d’une violence inouïe faite aux usagers de la route, qui en sont des victimes. Ils ne roulent pas par plaisir, mais pour des nécessités que ces gens ne semblent pas connaître, ou pas vouloir reconnaître. » Si Samuel Thétaz devait un jour défendre un automobiliste impliqué dans un accident avec un membre de Renovate Switzerland, il ne ferait aucune concession: «Je n’aurais aucun scrupule à demander son acquittement pur et simple et à nier toute forme de faute de sa part.»

«Au fond, il s’agit d’une forme de misanthropie. L’homme est mauvais parce qu’il pollue, il convient donc de le haïr.»

Samuel Thétaz, Avocat au barreau associé Métropole Avocats

Une justice complaisante?

Si Samuel Thétaz estime que le cadre juridique suisse est suffisant, il déplore un certain laxisme vis-à-vis des actions climatiques: «Des juges de première instance ont reconnu l’an passé la légitimé politique d’actions de membres d’Extinction Rebellion, en tordant la notion juridique de l’état de nécessité et en faisant prévaloir leurs opinions privées dans leurs jugements. Certains magistrats ne peuvent pas se résigner à faire inscrire une ligne au casier judiciaire d’un prévenu alors que sa lutte leur paraît juste. Nous assistons parfois, stupéfaits, à des acquittements de délinquants au nom d’une loi supérieure, aussi quelquefois, parce que des retraits de plainte sont intervenus.»
Il souligne que l’état de nécessité n’a jamais été retenu par le Tribunal fédéral dans ces cas d’espèce, ni, à sa connaissance, par des Cours pénales de deuxième instance: «Cette rectitude des autorités pénales supérieures ne procède pas simplement de garanties de la sécurité du droit, mais elle permet à la société de ne pas devenir l’objet des tenants de la force. J’appelle de mes vœux la poursuite des manifestants également pour contrainte, dans la mesure où, par leurs actions, ils entravent les usagers dans leur liberté d’action. La contrainte, infraction d’une gravité certaine, relevant d’un délit contre la liberté, est poursuivie d’office, ce qui rendrait d’éventuels retraits de plainte inopérants. Je suis certain que, si ces manifestants étaient condamnés aussi pour contrainte, nous verrions le nombre de candidats à ces navrantes opérations diminuer en flèche.»
La virulence de ce type d’interventions n’est pas de nature à décourager la Biennoise Cécile Bessire: «Je les comprends, car ce que nous faisons est désagréable, aussi bien pour les personnes prises dans les bouchons que pour nous. Les gens sont fâchés car nous les perturbons dans leur routine et c’est compréhensible. Nous y sommes préparés et nous savons que nous ne sommes pas là pour être appréciés. La plupart des participants n’ont pas envie de faire ça. Nous sommes forcés de le faire.»

Qu’est ce que Climate Emergency Fund?

On peut lire sur le site de Climate Emergency Fund que le fonds a été créé par «un groupe prestigieux de philanthropes ayant des liens avec le monde des affaires et de la politique».
Parmi ces fondateurs, on retrouve Trevor Neilson. Il a officié en tant que directeur exécutif de «Global Business Coalition», un groupe de santé mondiale créé grâce aux investissements de Bill Gates, George Soros et Ted Turner.
Toujours selon le site, le fonds a été inspiré, en partie, par des étudiants protestataires comme Greta Thunberg. Ses organisateurs ont déclaré qu’ils travaillaient avec de jeunes militants aux États-Unis, comme Katie Eder, qui dirige la Future Coalition, pour offrir des «kits de démarrage pour militants». Ils recevront des outils tels que des porte-voix et des documents imprimés.
Le message de Trevor Neilson est clair: «Si vous êtes un enfant qui veut lancer quelque chose, nous vous soutiendrons. Les adultes vous ont laissé tomber dans la lutte contre le changement climatique.» Il faut toutefois noter la présence de Willy, Pascale, Eric ou encore Christian dans les rangs de Renovate Switzerland, les quatre un brin plus âgés que des «enfants».
Climate Emergency Fund explique avoir déjà financé 83 organisations, formé près de 20 mille activistes climatiques et mobilisé plus d’un million de militants, depuis sa création en 2019. Rien que cette année, 1,7 million de dollars ont été engagés pour 23 formations qualifiées de «courageuses et ultra-ambitieuses».
Parmi ces formations, quelques noms connus figurent: Scientists Rebellion, un Extinction Rebellion constitué de scientifiques. Une action avait été menée au début du mois d’avril à Berne. Just Stop Oil est aussi financé par le fonds. La demande du collectif est très claire: l’abandon de l’utilisation des énergies fossiles.




La grande peur des censeurs

En 2017, Elon Musk déclarait: «J’aime Twitter.» Un utilisateur lui répondait: «Alors achète la plateforme.» Ce à quoi le milliardaire répondait: «Combien ça coûte ?». Cinq ans plus tard, le patron de Tesla, accessoirement homme le plus riche du monde, est finalement devenu propriétaire de Twitter. L’autoproclamé «absolutiste de la liberté de parole» a déclenché des torrents de réactions abracadabrantesques en sortant 44 milliards de dollars de sa poche pour faire de Twitter la «plateforme de la liberté d’expression dans le monde».
Sans surprise, bon nombre de médias, de tweetos et de philosophes se devaient d’affirmer qu’Elon Musk venait de dépasser les bornes en concrétisant sa parole. Pensons à Jeffery Shaun King, militant des droits civiques : il utilise Twitter pour promouvoir des causes de justice sociale, dont le mouvement Black Lives Matter. Selon lui, le rachat de la plateforme par le milliardaire est un signe de l’affirmation du «pouvoir blanc» (white supremacy). Des propos validés par d’autres utilisateurs du réseau. Toutefois, la manœuvre repose sur d’étranges raccourcis: Elon Musk est blanc, d’origine sud-africaine. Il est par conséquent un suprématiste blanc.
Plus proche de nous, les médias français se sont fendus de colonnes tout aussi épouvantées. France Info a, par exemple, convoqué Olivier Lascar, rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir – La Recherche et, visiblement, médium: «Elon Musk a un projet politique derrière la tête. Avec Twitter, il s’achète en réalité un instrument d’influence, une arme de communication massive qui lui permet d’avoir l’oreille des politiques et peut-être de trouver les amitiés nécessaires pour son développement.»
Le Nouvel Obs n’a pas montré davantage de finesse dans un article publié quelques heures après l’annonce du rachat: «La définition de liberté d’expression d’Elon Musk s’annonce bien éloignée de la nôtre.»
La «nôtre»? Le Nouvel Obs semble bien ignorant quant à cette notion. La liberté d’expression est complète ou n’est pas. Un point c’est tout. Et c’est John Stuart Mill qui le rappelle le mieux: «Il est étonnant que les hommes admettent la validité des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu’ils objectent dès qu’il s’agit de les pousser jusqu’au bout, et cela sans voir que si ces raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, c’est qu’elles ne valent rien.»
Le philosophe anglais poursuit, semblant pressentir à quel point la liberté de parole serait si violemment malmenée, 160 ans après ses écrits: «Il est étonnant qu’ils s’imaginent s’attribuer l’infaillibilité en reconnaissant la nécessité de la libre discussion sur tous les sujets ouverts au doute, mais pensent également que certaines doctrines ou principes particuliers devraient échapper à la remise en question sous prétexte que leur certitude est prouvée, ou plutôt qu’ils sont certains, eux, de leur certitude.» On ne saurait trop conseiller aux rédacteurs de L’Obs de se pencher sur le fameux De la liberté, écrit en 1859 par le Britannique proto-libertarien.
Un ouvrage à conseiller aussi au philosophe français Raphaël Enthoven, auteur d’une bombe de non-sens sur l’antenne d’Europe 1: «Il y a quelque chose de liberticide dans une liberté totale.» On attend avec impatience son potentiel prochain best-seller: «Il y a quelque chose de glacial dans la chaleur absolue».
En attendant, on peut continuer à se divertir jour après jour avec les provocations diffusées par Elon Musk sur sa plateforme. Une des dernières en date ? «Je vais racheter Coca-Cola pour remettre de la cocaïne dedans.»




Taine et les barbares

L’automne dernier un vent de panique a soufflé sur l’école vaudoise. La direction pédagogique apprenait que des enseignants utilisaient encore des ouvrages tels que Dix Petits Nègres avec leurs élèves, au lieu de se servir de la version renommée Ils étaient dix. À la suite de cela, un courriel a été envoyé aux différents établissements scolaires: «Nous sommes persuadés que la plupart des enseignantes et des enseignants auront pris la peine de contextualiser l’œuvre auprès de leurs élèves. Dans de rares cas, il aura pu s’agir d’un oubli de leur part.» La missive électronique se terminait en rappelant que les enseignants devaient être rendus attentifs «aux problématiques engendrées par certaines lectures. S’il ne s’agit pas de renoncer à ces œuvres, il convient toutefois d’aborder les diverses formes de discrimination avec les élèves en replaçant le texte dans son contexte historique». Il ne faut pas se tromper, au-delà des formules convenues, la culture de l’effacement venait de poser une pierre de plus à son œuvre de (ré)éducation morale. Que peut-on opposer à cette nouvelle barbarie? De la hauteur! De la profondeur! Du souffle! Comme le soulignait G. K. Chesterton, «(…) le défaut des barbares est un esprit étroit et unilatéral. Peut-être est-ce là, pour autant que je le sache, la signification de l’œil unique des cyclopes: le barbare ne peut voir les choses entièrement ou les regarder de deux points de vue différents; il devient une bête aveugle et un mangeur d’homme.» Il s’agit donc de retrouver nos deux yeux. Il s’agit de préférer l’analyse à la condamnation facile et à l’indignation petite-bourgeoise. Sur ce chemin ardu, exigeant et ascétique, Hippolyte Taine peut nous servir de guide.

Récemment, les éditions Classiques Garnier ont republié les Essais de critique et d’histoire en deux volumes d’Hippolyte Taine. Le critique nous entraîne dans une galerie de portraits éclectique: Léonard de Vinci côtoie Dickens, Guizot fréquente les Mémoires de Saint-Simon et Balzac rencontre Marc-Aurèle. Moins connus que son maître ouvrage «Les origines de la France contemporaine» (1875-1893), les Essais de Taine, qui n’avaient plus été édités depuis un siècle, illustrent parfaitement sa méthode critique fine et délicate qui fut trop souvent caricaturée.

Qu’en est-il? Tout d’abord Taine distingue l’esprit général de l’époque où l’œuvre a été rédigé, il appelle cela les «traits dominants». Il s’agit du terreau sur lequel les œuvres peuvent croître. Taine a écrit à ce sujet une page autant admirable que poétique: «Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d’antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable. Nulle liaison apparente. (…) Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d’un bassin par les sommets du versant d’où elles découlent.»

Le terreau fécond «des traits dominants» ensemencé, la plante qu’est l’œuvre pourra germer et croître. Elle aura besoin de deux apports: l’un intérieur, que Taine appelle la «faculté maîtresse», et l’autre extérieur, que notre auteur regroupe sous les termes de «race», «milieu» et «moment».

La faculté maîtresse est, en quelque sorte, une cause interne à l’auteur. On pourrait aussi parler d’idée-mère ou de qualité principale. Pour Racine, par exemple, Taine découvre que l’idée maîtresse est la manière de bien dire. La faculté pourrait représenter la sève qui irrigue la plante.

L’œuvre sortie de terre a besoin de facteurs extérieurs pour croître. Il s’agit de la fameuse trilogie «race», «milieu» et «moment». Pour Taine, le terme «race» représente «l’ensemble de dispositions morales et intellectuelles» d’un peuple.  Selon lui, «quand un peuple entre dans l’histoire, il a déjà son génie propre qui se ramène à certaines façons dominantes de sentir et de se représenter les choses.» D’ailleurs au XIXe siècle, le mot «race» est synonyme de «civilisation» et de «peuple».

Le «milieu» est le deuxième élément qui influence l’œuvre. Il dépend des conditions sociales, des circonstances politiques et de la qualité du climat.

Le «moment» pourrait être assimilé aux périodes historiques qui se succèdent. C’est ce qui fait la différence entre l’œuvre épique d’Homère et L’Enéide de Virgile, entre la tragédie grecque classique et les tragédies de Racine.

Il ne s’agit pas de voir dans la critique de Taine un système rigide mais plutôt une méthode souple selon ses propres mots: «Un système est une explication de l’ensemble et indique une œuvre faite; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire.»

Relire les Essais de critique et d’histoire de Taine est une cure d’air pur contre tous les miasmes ambiants de la déconstruction. C’est entrer dans ce que Dante appelait la segretissima camera, car la lecture est, avant tout, la rencontre de deux âmes. C’est pour cela que la lecture nous bouleverse. C’est pour cela qu’elle crée en nous des sentiments nouveaux.

Avec Hippolyte Taine, on découvre que lire une œuvre, c’est avant tout connaître l’âme qui la créa et tout le reste n’est que billevesées, et calembredaines.




Jean Raspail était un punk

On connaît l’écrivain des peuples disparus, le romantique patagon, le prophète de l’effondrement de l’Europe… «Petits éloges de l’ailleurs», nouveau recueil de textes choisis tout juste sorti chez Albin Michel, nous permet de découvrir que l’auteur du «Camp des saints», décédé en 2020, était aussi un sacré rebelle. Un punk à cravate, un punk à moustache, un punk fort catholique, mais un punk.

Nous sommes en 1984: une vague de «Touche pas à mon pote» va bientôt déferler sur la France, l’esprit du temps est résolument «progressiste» et Cyndi Lauper brille dans la nuit tant son maquillage est outrancier. Surgit alors Raspail, dans un article du «Spectacle du Monde», qui demande «de la tenue» et encourage les instituteurs à vouvoyer les enfants, de telle sorte que ces derniers n’aient plus le sentiment d’être marqués comme «éléments du troupeau» dès le plus jeune âge. «Vous» aux enfants, donc, mais aussi à Dieu le père, tutoyé depuis le concile Vatican II, ou encore aux épouses, tant il est plus élégant de se déchirer avec les formes. Et de tout résumer de son esthétique de l’existence en quelques mots: «Ne rien se laisser imposer sur le plan des usages, ni le tutoiement d’un égal, ni à plus forte raison celui d’un chef.» Certes, c’est vieille France, mais quand le pouvoir est dégoulinant et maternant, ce goût de la belle attitude n’est-il point autrement plus révolutionnaire que l’avachissement d’un rebelle de pacotille ?  rp




Le peuple ? Racines et ouvertures…

«Le Peuple? Certainement un média de la droite nationaliste et xénophobe! Pourquoi? Parce que dans toute l’Europe, il y a des partis du Peuple (Volksparteien) qui portent ces valeurs immondes!»

«Le Peuple? Certainement un média de la gauche ouvrière et révolutionnaire! Pourquoi? Parce que dans toute l’Europe, il y a des maisons du Peuple qui véhiculent ces valeurs détestables!»

Le Peuple. Un nom difficile à porter pour un nouveau média! Difficile, car il est associé à des idéologies que tout oppose. Un nom prometteur aussi. Car après Dieu, il est le premier de la constitution fédérale.

«Au nom de Dieu Tout-Puissant! Le peuple et les cantons suisses…»

Les Suisses ne sont pas les seuls à avoir placé «le peuple» au début de leur texte fondateur. Ainsi, la constitution américaine commence par ces mots: «We the People of the United States…».

J’entends déjà des railleurs dire: «Le peuple américain? Nous savons tous qu’il est profondément divisé entre démocrates et républicains. Ce n’est pas un exemple!»

Et j’entends d’autres murmurer : «La référence à un Dieu Tout-Puissant dans la constitution suisse? C’est parfaitement anachronique. Et puisque Dieu n’y a pas sa place, le peuple non plus!»

Et si au contraire «Dieu» et «le peuple» y avaient toute leur place ? Encore faut-il s’entendre sur le sens de ces mots.

Le préambule de la constitution fédérale commence par l’invocation du «Dieu Tout-puissant» et se termine par cette affirmation: «…la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres». Comme le rappelle la croix du drapeau suisse, en référence au Christ crucifié et ressuscité, la puissance de Dieu est celle qui permet au plus faible de sortir de son malheur. Seule cette toute-puissance au cœur de la faiblesse a une place dans nos vies. Tout autre «Dieu» est
dangereux.

Le peuple suisse, comme tout autre peuple, est une communauté plurielle avec des racines communes et des ouvertures à vivre. Dans la Bible, texte fondateur de la Suisse et de l’Occident, il est très souvent fait référence à «Dieu» (theos) et au(x) «peuple(s)» (laos), aux fondations et aux finalités, à savoir la liberté et la convivialité.

Le Peuple? Oui! Puisse ce nouveau média, au-delà des images caricaturales sur les partis de droite et de gauche, prendre au sérieux les racines et les ouvertures dont tout le peuple suisse a vitalement
besoin!

Shafique Keshavjee est théologien, auteur et pasteur




La bête noire de l’industrie du sexe débarque à Vevey

L’un des fers de lance de la lutte contre le coût humain de la pornographie sera l’invité des acteurs chrétiens des médias. RAPHAËL POMEY

Vous n’avez pas encore entendu parler de Benjamin Nolot? Alors vous ne lisez probablement pas le «New York Times». A la fin de l’année 2020, le prestigieux quotidien a en effet salué dans une chronique le combat de ce producteur, réalisateur et activiste américain, ennemi juré de la plateforme «Pornhub». A la suite de ce coup de projecteur, le site pornographique, jusqu’alors tout puissant, s’est retrouvé sous les feux des projecteurs, accusé d’héberger non seulement des contenus impliquant des personnes mineures, mais aussi des contenus issus de scènes non consensuelles. En français clair: de viols. Retrait de 80% de son contenu, paiements bloqués par Visa et Mastercard, consommateurs en colère… les conséquences n’ont pas manqué.

Ce que l’on sait moins, c’est qu’un des autres aspects de l’engagement de ce chrétien fervent, dans le domaine de la prostitution cette fois-ci, lui a été révélé… dans notre pays! Il raconte: «J’ai reçu cette vision d’une abolition générale alors que je me trouvais en Suisse. Durant un séjour à Thoune, je contemplais les rues pavées, un soir. Et au cours d’une balade, je me suis retrouvé au milieu du quartier chaud. Je pouvais voir une femme asiatique et une lampe rouge dans la fenêtre d’une maison close. On comprenait que cette femme était à vendre. Je n’en croyais pas mes yeux. Je me trouvais dans une des plus belles villes que j’aie jamais visitées, nichée dans les Alpes suisses… et même ici se trouvait un quartier chaud avec des signes évidents de trafic sexuel! La nuit suivante, j’ai marché dans un autre secteur de la ville et j’ai encore découvert un autre secteur où des femmes de l’Est devaient se prostituer. Plus tard, j’ai réfléchi à tout cela et j’ai réalisé que la seule raison pour laquelle ces zones de prostitution se trouvaient là est que personne n’avait tenté de les proscrire. La plupart des gens ne comprennent pas le sort de ces femmes et comment elles en sont arrivées là. On ferme les yeux et on l’accepte comme une partie de notre ‹culture›. C’est à ce moment que j’ai commencé à avoir cette vision de mettre en place un mouvement d’abolition global. Un mouvement au sein duquel nous pourrions mobiliser des personnes à travers le monde pour éveiller les consciences concernant l’injustice du trafic humain.»

Un ministère sous pression

Si le combat de Benjamin Nolot en faveur de droits humains fondamentaux semble inattaquable, certains lui reprochent d’être sous-tendu par des objectifs trop chrétiens, trop conservateurs. Une critique comprise mais nuancée par Christophe Hanauer, de Millenium-Production, l’un des artisans de sa venue à Vevey, le 21 mai prochain, dans le cadre d’un événement sur plusieurs jours réunissant des acteurs des médias chrétiens romands. «On est au cœur de certains paradoxes de notre société. Les personnes qui critiquent Nolot pour ses positions personnelles ou pour ses opinions politiques devraient être les premières à défendre ce qu’il fait avec son organisation ‹Exodus Cry›».

Estelle Romano, dont «Fragrance of faith» sera diffusé au cinéma Rex le 21 mai, estime quant à elle que certaines attaques, portant sur un aspect «trop business» de Benjamin Nolot, doivent aussi être relativisées, tant «Jésus reste au centre de son ministère».

Des émules en Suisse

En Suisse aussi, certains suivent les pas de Benjamin Nolot, dont Nicolas Frei, qui propose notamment un cours en ligne pour se débarrasser de l’addiction au porno via son site innocence.ch. Il ne cache cependant pas que des différences de sensibilités, politiques par exemple, peuvent exister à l’égard d’un acteur parfois montré du doigt par la presse pour ses «Trump ties», soit un soutien jugé trop prononcé pour le tribun républicain:  «Nolot a milité durant des années pour que certains contenus soient retirés, notamment des vidéos impliquant des victimes de trafic humain. Je pense que c’est bien plus important que l’idéologie qui sous-tend ce qu’il fait.»

Diffusion de «Fragrance of Faith» le 21 mai prochain au Cinéma Rex de Vevey, en présence de Benjamin Nolot (Exodus Cry), Claude Ziehli (Mercy Ships) et Roberto Agosta (SwissLimbs).




Un ressourcement mal embarqué

Les temps ont bien changé pour ceux qui, chaque année, mettaient quelques sous de côté et mangeaient plus léger en temps de carême. Gentiment enjoints à laisser tomber les grillades l’an dernier, les voilà qui, au nom de la lutte contre le gaspillage, se voient aujourd’hui invités à renoncer aux bains. Sinon quoi? Sinon, un individu se verra condamné à voguer sur une embarcation précaire, quelque part en Asie du Sud-Est. En tout cas d’après une nouvelle affiche visible dans nos rues.

Derrière cette communication musclée, un constat: «La crise climatique touche principalement les populations des pays du Sud alors qu’elles contribuent le moins au réchauffement de la planète», comme l’indique le communiqué de la campagne œcuménique 2022. Mais n’est-il pas risqué de réclamer la «justice climatique», notion très militante, lorsque l’on est en lien avec des Églises censées se situer au-delà des clivages politiques? «Nous avons toujours été politiques, rétorque Tiziana Conti, responsable médias et information de l’Action de Carême. Nous ne sommes pas une émanation de l’Église mais une ONG dont les paroisses sont le public principal.» Le travail de l’organisation se déploie sur trois axes: développement de projets durables au Sud, sensibilisation du public au Nord et, en dernier lieu, revendications politiques, comme au niveau de la révision de la loi CO2, jugée «pas assez ambitieuse».  «Il n’est pas facile de trouver un équilibre et Il y aura toujours un mécontent», admet Tiziana Conti. Elle relève que l’an dernier, l’association suisse des bouchers s’était plainte du visuel de la campagne, qui montrait la forêt tropicale brûler derrière les saucisses d’un jeune couple devant leur barbecue.

L’engagement de plus en plus marqué des Eglises et des organisations issues de leur engagement social ne séduit toutefois pas à droite. Déjà, lors de la campagne sur les «multinationales responsables», le soutien des grandes Églises avait fait largement jaser chez les chrétiens frileux sur ces questions. Idem avec certains jeunes PLR, qui trouvaient anormal que des institutions parfois soutenues par les Cantons sortent d’une exigence de neutralité politique.

Commentaire: culpabilité 2.0

L’Évangile demandait aux chrétiens, particulièrement en temps de carême, de laisser Dieu transformer leur cœur. Un certain christianisme humanitaire, aujourd’hui, leur demande de cesser de prendre des bains et de mener la vie dure aux multinationales. Voilà, ça c’est l’interprétation brutale. Reste que l’alignement de la Campagne œcuménique, depuis l’an dernier, sur des procédés publicitaires efficaces, mais volontairement provocateurs, pose de réelles questions de fond: dans la mesure où – de l’aveu même de ceux qui les portent – ces communications s’adressent avant tout aux paroisses chrétiennes, ne faudrait-il pas les rendre un peu plus prudentes? Le danger est aujourd’hui évident: que la surenchère perpétuelle ne finisse par ne plus toucher grand monde, et en particulier dans des communautés au sein desquelles la lutte contre les inégalités fait déjà presque office de religion de subsitution. Certaines urgences écologiques ou sociales sont bien réelles, et un chrétien ne devrait pas vivre la tête dans le sable. Néanmoins, à force de cultiver un sentiment de culpabilité au mauvais endroit, au niveau des habitudes de consommation plutôt qu’à celui de l’âme, les chrétiens achèveront de vider leurs Églises pour faire pousser des ZAD . RP




Les confessions d’un casseur de pub

Rédacteur en chef de la revue Krisis, figure de la mal nommée «Nouvelle Droite», le Neuchâtelois David L’Épée a déjà mené des actions contre la réclame. Un engagement de jeunesse qu’il ne renie pas. PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËL POMEY

David L’Epée, vous n’êtes pas franchement sur la ligne politique des jeunes vert-e-s et Solidaires.  Que pensez-vous de leur combat antipub?

Si j’ai en effet de nombreux points de divergence avec ces mouvements, je suis pourtant sur la même ligne qu’eux concernant l’invasion publicitaire de notre espace public et la nécessité de règlementer ce secteur de façon plus restrictive. Serge Latouche, un des penseurs de la décroissance, insiste régulièrement sur l’importance, pour sortir de l’impasse productiviste/consumériste, de décoloniser nos imaginaires pour recouvrer une véritable souveraineté sur nos représentations du monde. Or cette décolonisation de l’imaginaire passe par une décolonisation de notre environnement quotidien, spécialement celui qui relève du commun, c’est-à-dire d’un espace dévolu aux gens et non au marché.

Vous-mêmes, vous avez déjà fini au poste de police à cause d’une action contre la réclame. Racontez-nous…

Au début des années 2000, alors que j’étais responsable de la formation des jeunes militants d’un mouvement de gauche radicale à Neuchâtel, nous avions organisé un raid nocturne durant lequel, répartis en plusieurs petites équipes très mobiles dans trois ou quatre zones de la ville, nous avions entrepris de recouvrir de papier les affiches publicitaires qui jalonnaient le tracé des grandes rues et des lignes de bus. Vers cinq heures du matin (nous nous étions mis à l’ouvrage à minuit), une voiture de police ayant surpris une de nos équipes en pleine action, nous nous sommes dispersés. J’étais toutefois resté en arrière et m’étais laissé interpeller par les agents car c’était le meilleur moyen de pouvoir revendiquer l’action, c’est-à-dire de lui donner son cadre explicatif. Il en avait résulté une plainte de la Société générale d’affichage (SGA) à l’issue de laquelle j’avais été acquitté. Nous avions pris soin, en effet, de ne pas abîmer les affiches et de ne commettre aucun tag ni aucune autre déprédation, nous contentant de les recouvrir.

Depuis, vous avez quitté l’extrême-gauche, au sein de laquelle vous militiez. Avez-vous des regrets face à ce type d’actions ?

Je pense avoir un peu passé l’âge pour ce type d’actions et j’occupe désormais mes nuits de tout autre manière. Mais lorsque j’entends parler dans la presse de groupes qui, çà et là en Suisse romande, participent à des actions similaires, je les considère évidemment avec beaucoup de sympathie. J’ai sans doute fait pas mal d’erreurs de jugement lorsque je militais dans ces milieux-là, mais je n’ai jamais dévié de mes convictions anti-capitalistes.

On trouve des scènes de deal à ciel ouvert dans la plupart des grandes villes. Comment justifier que l’urgence du moment soit la publicité pour des produits tout à fait légaux ?

Cet argument n’en est pas un. Les autorités n’ont pas qu’une seule mission, elles sont présentes sur plusieurs terrains et sont tout à fait capables de mener plusieurs tâches en parallèle dans des secteurs différents. Interdire la publicité dans l’espace public ne rendra pas le deal moins illégal. Que la police n’ait, pour des raisons qui m’échappent, pas les moyens de faire son travail de répression contre le trafic de drogue est un problème tout à fait indépendant de celui qui nous occupe ici. Délégitimer un problème sous prétexte qu’il s’en pose un autre, plus urgent et d’une tout autre nature, n’est pas honnête sur le plan du raisonnement. Cette hémiplégie de la logique est d’ailleurs, soit dit en passant, une des sources de blocage du vieux clivage gauche-droite: certains nous disent, par exemple, que la lutte contre le déferlement migratoire n’a aucun sens compte tenu des urgences générées par le réchauffement climatique; d’autres nous disent exactement le contraire. Or les dangers qui se posent à nos sociétés ne s’opposent pas les uns aux autres, ils s’additionnent et doivent donc être combattus de front.

Certains proposent de distinguer affichage pour des créations culturelles ou pour des biens de consommation. Mais un beau savoir-faire local, disons des montres de la Vallée de Joux ou de l’absinthe du Val-de-Travers, ne mérite-t-il pas autant, voire plus, de visibilité qu’une tournée de Lady Gaga?

Vous avez tout à fait raison. Il y a tout d’abord, bien sûr, la distinction du public et du privé, parce que tous deux ne procèdent pas du même type de financement et ne sont pas forcément lucratifs au même titre. Il est normal qu’une campagne d’information de la commune ou de la Confédération considérée comme étant d’intérêt public quant à son contenu et ne cherchant pas à vendre quoi que ce soit ne soit pas considérée selon les mêmes critères qu’un affichage pour le Black Friday. Là où, cependant, je serais plus nuancé que ce que laissent entendre les auteurs de cette proposition, c’est parce que je ferais une autre distinction fondamentale entre producteurs locaux et grands groupes industriels, entre commerçants yverdonnois et multinationales. Mme Marendaz semble d’ailleurs en avoir conscience puisqu’elle reconnaît que les tarifs élevés de la SGA privilégient les acteurs du marché les plus fortunés, lesquels appartiennent rarement au groupe des PME locales, qui sont pourtant la colonne vertébrale de nos économies. Je suis peut-être, avec le temps, devenu un peu plus proudhonien que marxiste mais je ne renvoie pas dos à dos le petit artisan et la grande enseigne et je pense qu’une régulation des excès publicitaires du capitalisme pourrait à terme profiter à l’économie locale. Décoloniser nos villes, sur le plan de l’affichage, de l’invasion des multinationales ne revient-il pas, en un sens, à mettre fin à une forme de concurrence déloyale?

Lutter contre l’affichage public, à l’heure des placements de produits sur les «stories Instagram» ou autre, n’est-il pas un peu anachronique ?

Au contraire: c’est bien parce que la publicité s’est en grande partie déplacée sur d’autres supports (en ligne notamment) qu’une mesure comme celle proposée à Yverdon-les-Bains ne devrait pas nuire outre mesure aux entreprises. La même proposition, si elle avait été faite il y a quinze ans, aurait sans doute été plus risquée pour les annonceurs car les moyens de faire connaître leurs produits étaient alors plus réduits, moins diversifiés. Un membre du PLR a d’ailleurs admis récemment dans un article de 24 Heures sur le sujet que, je cite, «l’affichage reste une part infime des stimuli commerciaux». Aujourd’hui les publicitaires ne mettent plus tous leurs œufs dans le même panier et leur visibilité s’est en grande partie déplacée sur d’autres terrains que celui de la rue.

N’est-ce pas aux consommateurs de sanctionner les pubs qui ne leur plaisent pas en n’achetant pas les produits dont elles vantent les mérites?

Je pense que le problème ne se pose pas en ces termes. Vous sous-entendez que cette interdiction procède d’une infantilisation des citoyens qui ne seraient pas assez futés pour prendre leurs distances avec les messages publicitaires. Ce n’est pas, je crois, l’esprit de cette proposition – encore que l’argument de la protection des mineurs puisse être éventuellement et à bon droit convoqué ici. L’enjeu est bien plutôt celui de la «dé-privatisation» de l’espace public, c’est-à-dire d’une «réappropriation» de cet espace par le commun. Lorsque je militais dans les mouvements antipub, nous lisions un philosophe anarchiste américain qui s’appelait Hakim Bey et qui avait théorisé la «zone autonome temporaire», soit un lieu momentanément libéré de toute colonisation publicitaire, un lieu rendu à ses habitants. Il y a aussi un enjeu esthétique. Même si vous êtes propriétaire de votre maison et libre de décorer votre intérieur comme vous l’entendez, de nombreuses communes opposeront leur veto si vous décidez de repeindre votre façade ou vos volets de n’importe quelle couleur, si vos choix trop farfelus devaient nuire à l’homogénéité du quartier ou transgresser les limites du bon goût. Pourquoi, dès lors, tolérer que nos rues soient défigurées par des images criardes, des slogans racoleurs et des logos? Yverdon est une jolie ville qui mérite de voir son patrimoine urbain mis en valeur, ce qui justifierait à mon sens de limiter les pollutions visuelles qui le dénaturent.

Qu’on les aime ou pas, les affiches sont le reflet de la liberté d’entreprise. Cette dernière ne vaut-elle pas tous les désagréments ?

Bien qu’actif moi-même dans le secteur des PME et conscient de la nécessité de promouvoir ses services pour survivre, je ne fais pas de la liberté d’entreprise l’alpha et l’omega de toute considération éthique et de toute saine politique, loin s’en faut. Cette liberté est garantie par des lois qui lui permettent de prospérer et sans lesquelles elle ferait long feu. Il est légitime que pour jouir de ce cadre juridique dont il tire avantage, le marché se soumette aussi à d’autres lois qui, elles, sont parfois susceptibles de limiter ses prérogatives quand l’intérêt public l’exige. Par ailleurs, comme tout le monde ou presque s’accorde à reconnaître que l’essentiel de l’offensive publicitaire s’est aujourd’hui déplacé ailleurs, la déprivatisation de l’espace public dont je parlais plus haut ne se présente en aucun cas comme une violation de la liberté d’entreprise. Je ne sais pas si le capitalisme est un géant aux pieds d’argile, mais je pense qu’il survivra à ce petit iconoclasme…




Portrait: rebelle de Parlement

Deux jours avant les élections cantonales vaudoises, Mathilde Marendaz, à l’origine du thème du premier numéro du Peuple (!), commande un chocolat chaud accompagné d’un espresso bien serré dans un charmant café alternatif de la Cité thermale. Quand on lui demande pourquoi elle s’est engagée en politique, l’élue Ecologie et Solidarité de 24 ans énumère tous les combats actuels des partis d’extrême gauche: défense du climat, féminisme, justice sociale, antiracisme, etc. «Depuis toute jeune, je suis affectée par les inégalités. Durant ma dernière année de gymnase, mon professeur de géographie nous a beaucoup encouragés à nous engager et construire le monde de demain. Avec des amis, nous avons organisé un festival écologique à Yverdon, AlternatYv, et des associations d’entraide avec les migrants.»

C’est seulement ensuite que Mathilde Marendaz décide d’adopter une étiquette politique: Les Verts d’Yverdon-les-Bains et les Jeunes Verts vaudois, pour ensuite devenir coordinatrice romande de la formation nationale: «J’étais très motivée et engagée. Il fallait que les choses avancent!»

Elle participe en 2018 aux grèves du climat et aux mouvements de blocage des banques. «M’engager dans ces groupes m’a apporté de fortes réflexions politiques et philosophiques à propos du système économique dans lequel nous vivons et qui ne profite qu’à une petite partie de la population et ravage la planète», souligne la politicienne.

Pourquoi, avec un tel élan, quitter Les Verts pour rejoindre Solidarité & Ecologie? «Durant la ZAD de la Colline du Mormont, je me suis sentie abandonnée par la ministre (ndlr Verte) Béatrice Métraux, qui n’a pas affiché clairement son soutien à la ZAD, et a dit que la production de béton était un résultat de la demande. Alors qu’on a besoin d’une vraie planification écologique. Je comprends qu’elle était obligée d’obéir à une décision de justice, mais l’opération de police a violé plusieurs droits fondamentaux des militants »

Elle déplore le manque de courage politique de son ancienne formation: «Il faut redéfinir notre économie et l’orienter sur autre chose que la croissance du PIB et du profit. Les Verts ne veulent pas le dire pour ne pas entrer en conflit avec certains intérêts privés et capitalistes.»

Enfin, l’élue préfère mettre en avant ce qu’elle appelle une «écologie populaire»: «Les transports publics, coûteux, doivent être gratuits. Les aliments biologiques, coûteux eux aussi, doivent être accessibles pour les moins fortunés. Pour cela, nous prônons un salaire minimal et une taxation plus élevée pour les multinationales du canton de Vaud.»

Tous ces engagements politiques ne sont pas du goût de tous. Samedi 12 mars, une inscription «Mort aux communistes Marendaz, Dridi, & Co.» a été découverte sur la façade de l’hôtel de ville de Lausanne. «J’ai tout d’abord été surprise et choquée. J’ai ensuite compris que mon soutien aux différents mouvements sociaux ne plaisait pas à certains groupes fascistes ou néo-nazis. Je pense que ces formations sont énervées parce que nos revendications prennent une place importante dans le débat public. Je ne tolère pas ces menaces de mort et j’ai donc porté plainte contre inconnu.»

Au soir du 20 mars, Mathilde Marendaz a rassemblé un peu plus de 9000 voix lors du premier tour des élections au Conseil d’Etat. Un score qui la place en 14e position. En parallèle, elle a obtenu un siège au Grand Conseil.