Les confessions d’un casseur de pub

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Rédacteur en chef de la revue Krisis, figure de la mal nommée «Nouvelle Droite», le Neuchâtelois David L’Épée a déjà mené des actions contre la réclame. Un engagement de jeunesse qu’il ne renie pas. PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËL POMEY

David L’Epée, vous n’êtes pas franchement sur la ligne politique des jeunes vert-e-s et Solidaires.  Que pensez-vous de leur combat antipub?

Si j’ai en effet de nombreux points de divergence avec ces mouvements, je suis pourtant sur la même ligne qu’eux concernant l’invasion publicitaire de notre espace public et la nécessité de règlementer ce secteur de façon plus restrictive. Serge Latouche, un des penseurs de la décroissance, insiste régulièrement sur l’importance, pour sortir de l’impasse productiviste/consumériste, de décoloniser nos imaginaires pour recouvrer une véritable souveraineté sur nos représentations du monde. Or cette décolonisation de l’imaginaire passe par une décolonisation de notre environnement quotidien, spécialement celui qui relève du commun, c’est-à-dire d’un espace dévolu aux gens et non au marché.

Vous-mêmes, vous avez déjà fini au poste de police à cause d’une action contre la réclame. Racontez-nous…

Au début des années 2000, alors que j’étais responsable de la formation des jeunes militants d’un mouvement de gauche radicale à Neuchâtel, nous avions organisé un raid nocturne durant lequel, répartis en plusieurs petites équipes très mobiles dans trois ou quatre zones de la ville, nous avions entrepris de recouvrir de papier les affiches publicitaires qui jalonnaient le tracé des grandes rues et des lignes de bus. Vers cinq heures du matin (nous nous étions mis à l’ouvrage à minuit), une voiture de police ayant surpris une de nos équipes en pleine action, nous nous sommes dispersés. J’étais toutefois resté en arrière et m’étais laissé interpeller par les agents car c’était le meilleur moyen de pouvoir revendiquer l’action, c’est-à-dire de lui donner son cadre explicatif. Il en avait résulté une plainte de la Société générale d’affichage (SGA) à l’issue de laquelle j’avais été acquitté. Nous avions pris soin, en effet, de ne pas abîmer les affiches et de ne commettre aucun tag ni aucune autre déprédation, nous contentant de les recouvrir.

Depuis, vous avez quitté l’extrême-gauche, au sein de laquelle vous militiez. Avez-vous des regrets face à ce type d’actions ?

Je pense avoir un peu passé l’âge pour ce type d’actions et j’occupe désormais mes nuits de tout autre manière. Mais lorsque j’entends parler dans la presse de groupes qui, çà et là en Suisse romande, participent à des actions similaires, je les considère évidemment avec beaucoup de sympathie. J’ai sans doute fait pas mal d’erreurs de jugement lorsque je militais dans ces milieux-là, mais je n’ai jamais dévié de mes convictions anti-capitalistes.

On trouve des scènes de deal à ciel ouvert dans la plupart des grandes villes. Comment justifier que l’urgence du moment soit la publicité pour des produits tout à fait légaux ?

Cet argument n’en est pas un. Les autorités n’ont pas qu’une seule mission, elles sont présentes sur plusieurs terrains et sont tout à fait capables de mener plusieurs tâches en parallèle dans des secteurs différents. Interdire la publicité dans l’espace public ne rendra pas le deal moins illégal. Que la police n’ait, pour des raisons qui m’échappent, pas les moyens de faire son travail de répression contre le trafic de drogue est un problème tout à fait indépendant de celui qui nous occupe ici. Délégitimer un problème sous prétexte qu’il s’en pose un autre, plus urgent et d’une tout autre nature, n’est pas honnête sur le plan du raisonnement. Cette hémiplégie de la logique est d’ailleurs, soit dit en passant, une des sources de blocage du vieux clivage gauche-droite: certains nous disent, par exemple, que la lutte contre le déferlement migratoire n’a aucun sens compte tenu des urgences générées par le réchauffement climatique; d’autres nous disent exactement le contraire. Or les dangers qui se posent à nos sociétés ne s’opposent pas les uns aux autres, ils s’additionnent et doivent donc être combattus de front.

Certains proposent de distinguer affichage pour des créations culturelles ou pour des biens de consommation. Mais un beau savoir-faire local, disons des montres de la Vallée de Joux ou de l’absinthe du Val-de-Travers, ne mérite-t-il pas autant, voire plus, de visibilité qu’une tournée de Lady Gaga?

Vous avez tout à fait raison. Il y a tout d’abord, bien sûr, la distinction du public et du privé, parce que tous deux ne procèdent pas du même type de financement et ne sont pas forcément lucratifs au même titre. Il est normal qu’une campagne d’information de la commune ou de la Confédération considérée comme étant d’intérêt public quant à son contenu et ne cherchant pas à vendre quoi que ce soit ne soit pas considérée selon les mêmes critères qu’un affichage pour le Black Friday. Là où, cependant, je serais plus nuancé que ce que laissent entendre les auteurs de cette proposition, c’est parce que je ferais une autre distinction fondamentale entre producteurs locaux et grands groupes industriels, entre commerçants yverdonnois et multinationales. Mme Marendaz semble d’ailleurs en avoir conscience puisqu’elle reconnaît que les tarifs élevés de la SGA privilégient les acteurs du marché les plus fortunés, lesquels appartiennent rarement au groupe des PME locales, qui sont pourtant la colonne vertébrale de nos économies. Je suis peut-être, avec le temps, devenu un peu plus proudhonien que marxiste mais je ne renvoie pas dos à dos le petit artisan et la grande enseigne et je pense qu’une régulation des excès publicitaires du capitalisme pourrait à terme profiter à l’économie locale. Décoloniser nos villes, sur le plan de l’affichage, de l’invasion des multinationales ne revient-il pas, en un sens, à mettre fin à une forme de concurrence déloyale?

Lutter contre l’affichage public, à l’heure des placements de produits sur les «stories Instagram» ou autre, n’est-il pas un peu anachronique ?

Au contraire: c’est bien parce que la publicité s’est en grande partie déplacée sur d’autres supports (en ligne notamment) qu’une mesure comme celle proposée à Yverdon-les-Bains ne devrait pas nuire outre mesure aux entreprises. La même proposition, si elle avait été faite il y a quinze ans, aurait sans doute été plus risquée pour les annonceurs car les moyens de faire connaître leurs produits étaient alors plus réduits, moins diversifiés. Un membre du PLR a d’ailleurs admis récemment dans un article de 24 Heures sur le sujet que, je cite, «l’affichage reste une part infime des stimuli commerciaux». Aujourd’hui les publicitaires ne mettent plus tous leurs œufs dans le même panier et leur visibilité s’est en grande partie déplacée sur d’autres terrains que celui de la rue.

N’est-ce pas aux consommateurs de sanctionner les pubs qui ne leur plaisent pas en n’achetant pas les produits dont elles vantent les mérites?

Je pense que le problème ne se pose pas en ces termes. Vous sous-entendez que cette interdiction procède d’une infantilisation des citoyens qui ne seraient pas assez futés pour prendre leurs distances avec les messages publicitaires. Ce n’est pas, je crois, l’esprit de cette proposition – encore que l’argument de la protection des mineurs puisse être éventuellement et à bon droit convoqué ici. L’enjeu est bien plutôt celui de la «dé-privatisation» de l’espace public, c’est-à-dire d’une «réappropriation» de cet espace par le commun. Lorsque je militais dans les mouvements antipub, nous lisions un philosophe anarchiste américain qui s’appelait Hakim Bey et qui avait théorisé la «zone autonome temporaire», soit un lieu momentanément libéré de toute colonisation publicitaire, un lieu rendu à ses habitants. Il y a aussi un enjeu esthétique. Même si vous êtes propriétaire de votre maison et libre de décorer votre intérieur comme vous l’entendez, de nombreuses communes opposeront leur veto si vous décidez de repeindre votre façade ou vos volets de n’importe quelle couleur, si vos choix trop farfelus devaient nuire à l’homogénéité du quartier ou transgresser les limites du bon goût. Pourquoi, dès lors, tolérer que nos rues soient défigurées par des images criardes, des slogans racoleurs et des logos? Yverdon est une jolie ville qui mérite de voir son patrimoine urbain mis en valeur, ce qui justifierait à mon sens de limiter les pollutions visuelles qui le dénaturent.

Qu’on les aime ou pas, les affiches sont le reflet de la liberté d’entreprise. Cette dernière ne vaut-elle pas tous les désagréments ?

Bien qu’actif moi-même dans le secteur des PME et conscient de la nécessité de promouvoir ses services pour survivre, je ne fais pas de la liberté d’entreprise l’alpha et l’omega de toute considération éthique et de toute saine politique, loin s’en faut. Cette liberté est garantie par des lois qui lui permettent de prospérer et sans lesquelles elle ferait long feu. Il est légitime que pour jouir de ce cadre juridique dont il tire avantage, le marché se soumette aussi à d’autres lois qui, elles, sont parfois susceptibles de limiter ses prérogatives quand l’intérêt public l’exige. Par ailleurs, comme tout le monde ou presque s’accorde à reconnaître que l’essentiel de l’offensive publicitaire s’est aujourd’hui déplacé ailleurs, la déprivatisation de l’espace public dont je parlais plus haut ne se présente en aucun cas comme une violation de la liberté d’entreprise. Je ne sais pas si le capitalisme est un géant aux pieds d’argile, mais je pense qu’il survivra à ce petit iconoclasme…

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