Édition 32 – Nous, « plumes de droite »

Chers amis, chers abonnés,

Le mois de mars a été riche en débats. Immédiatement terni par l’attaque l’un Juif à Zurich, il a aussi été le théâtre de manœuvres plus ou moins habiles pour tenter de laïciser le collège de l’Abbaye de Saint-Maurice ou d’audaces étonnantes de l’Église réformée du canton de Vaud. Comme nous sommes toujours à l’affût des signes des temps, ces sujets se trouvent au cœur de l’édition que nous avons le plaisir de dévoiler. Encore inédit à ce jour, un article fouillé revient quant à lui sur la décision de la RTS de bannir les films qui mettent l’acteur français Gérard Depardieu trop en valeur. À froid, ne doit-on pas convenir aujourd’hui que cette politique doit cesser ? 

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Le plus gros malentendu sur le métier de journaliste

Notre entretien d’Hani Ramadan a suscité bien des questions. Nous y répondons dans cette vidéo.




Hani Ramadan : « Le problème, ce n’est pas le Hamas, mais la colonisation qui se poursuit ! »

Hani Ramadan, est-ce la première fois que vous accordez un entretien à un journal ouvertement chrétien et conservateur ?

Je n’ai effectivement pas souvenir d’avoir répondu à une telle invitation par le passé.

Est-ce une sorte de défi, pour vous ?
Non, je ne dirais pas cela. Simplement, je pense qu’il faut que nous soyons ouverts au dialogue, et d’autant plus dans le climat actuel de tensions qui menace de grandir au sein de nos communautés. 

Dans le milieu médiatique, il a été reproché à la Tribune de Genève de vous avoir accordé, précisément, une tribune au début du mois de mars. Vous en signez pourtant depuis des années. Qu’est-ce qui a changé ?

Effectivement, j’ai régulièrement rédigé des articles repris par 24 HeuresLe Temps ou, peut-être plus fréquemment, la Tribune de Genève. Des échanges vifs à la suite de mes opinions qui tranchent avec une doxa diffuse, cela n’a rien de nouveau. Ceux du moment sont liés à une situation hors du commun par son ampleur et sa visibilité : le drame qui se joue à Gaza.

Ce drame est justement au cœur d’une manifestation nationale, ce week-end (ndlr le 23 mars 2024). Parmi les cosignataires de la mobilisation, on trouve des mouvements féministes, « queer » ou Extinction Rebellion. Vous sentez-vous de la proximité avec ces milieux ?

Vous savez, il y a dans la nature humaine quelque chose qui rejette les injustices flagrantes. Sur ce point précis, en effet, les hommes se rejoignent pour dire non à la barbarie sioniste. 

Tout de même, n’y a-t-il pas de contradiction à voir un mouvement LGBTQIA+ qui défile en soutien du Hamas ?

Écoutez, il faut aller leur poser la question. Mais quand on brûle vif, mutile ou affame des enfants et des femmes, quand on bombarde des civils avec des avions et des armes sophistiquées, la réaction humaine est inévitable. Elle relève d’une évidence, à savoir qu’on a dépassé toutes les limites. Ce ne sera donc pas moi qui irai contester la présence de tel ou tel groupe venu exprimer ce désaveu.

Appel à une manifestation nationale, le 23 mars dernier.


Vous dénoncez ce cortège d’horreurs du côté palestinien, mais il y a aussi des otages israéliens qui sont toujours détenus depuis 2023…

Le mot « otage » ne rend certainement pas compte du contexte de ces opérations. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les kibboutz attaqués le 7 octobre ont été construits sur onze villages palestiniens détruits. Les dernières personnes à avoir été envoyées à Gaza venaient précisément de ces endroits. Ce n’est d’ailleurs pas moi qui le dis, mais l’historien israélien Ilan Pappé, que je citais dans mon dernier article paru dans la Tribune de Genève

Cet auteur soutient, et d’autres avec lui, que le Hamas n’est pas un mouvement terroriste, mais qu’il mène une action de résistance. Son but n’a jamais consisté à massacrer des gens, décapiter des bébés ou violer des femmes – informations d’ailleurs démenties depuis. Tout cela relève de la propagande de guerre et des témoignages sortent même dans la presse israélienne de gauche qui prouvent que ces choses ne se sont jamais produites. Je vous renvoie à une large enquête que vous trouverez sur mon blog, où sont accumulés les faits qui contredisent le narratif du gouvernement israélien : 7 octobre : que s’est‑il réellement passé ?[1]

Vous relativisez tout de même beaucoup la portée du 7 octobre…

Le Hamas voulait prendre des prisonniers pour les échanger contre ceux – on les évalue à 6000, dont de nombreux enfants – qui croupissent dans les geôles israéliennes. Quel intérêt y aurait-il eu à tuer ces gens ? Les morts proviennent en grande partie de l’armée israélienne qui a voulu empêcher l’opération en attaquant et bombardant les kibboutz. Cela étant dit, bien sûr que le Hamas peut faire l’objet d’une enquête comme n’importe quelle organisation, mais il faut qu’elle soit menée librement et selon le droit. Or j’observe que sur le coup de l’émotion, tant nos conseillers fédéraux que la presse se sont précipités pour retenir les affirmations du gouvernement suprémaciste de Netanyahou.

Selon vous, la Suisse n’aurait pas dû afficher sa solidarité avec le peuple israélien, au lendemain des attaques ?

On aurait dû prendre le temps de mener une enquête sur ce qui s’est réellement passé. C’est ce qui qualifie l’État de droit. Nous sommes la Suisse, pas Israël, et nous n’avons pas à nous aligner sur sa politique ou sur les éléments de sa propagande.

Prendre le temps de l’enquête : vous aviez déjà dit cela à propos du massacre du Bataclan…

Oui, j’ai toujours tenu les mêmes propos lorsqu’il y a eu des drames et des attaques qualifiés immédiatement de « terroristes ». Je pense qu’on va toujours trop vite pour tirer des conclusions, notamment au niveau de la presse et des médias.

Mais cette émotion n’est-elle pas légitime quand on voit des jeunes qui se font attaquer en plein festival techno, le 7 octobre, en Israël ?

Je n’ai vu aucune image qui va dans ce sens : on a parlé de massacre à grande échelle, mais encore une fois, bon nombre de témoignages de civils israéliens affirment aujourd’hui que c’est leur propre armée qui leur a tiré dessus, notamment lourdement par la voie des airs. Ce qui a été confirmé par des soldats de Tsahal. De son côté, le Hamas a reconnu que des Israéliens ont été touchés lors des échanges de tirs, mais telle n’était pas sa volonté. Par ailleurs, ses combattants n’avaient pas connaissance qu’un « festival techno » avait lieu dans les parages. 

On dirait que vous avez toujours une piste de sortie complotiste.

Voilà bien une expression que l’on brandit systématiquement pour décrédibiliser ceux qui tentent d’aller au-delà de la doxa que les lobbies veulent imposer. Ne vous y méprenez pas, ces lobbies sont une réalité : regardez ce qui se passe dans la presse d’expression française avec des médias tenus par des gens comme Patrick Drahi… 

Vous faites allusion à l’idée d’un grand complot juif mondial ?

Parler de « grand complot juif mondial » est une expression dangereuse ! Elle est à éviter parce qu’elle incrimine les Juifs dans leur ensemble, et l’on sait comment le nazisme en a fait usage. Cependant, le sionisme international n’est pas une lubie, mais bien une réalité. On sait pertinemment que personne ne devient président aux États-Unis sans passer par l’AIPAC (ndlr, American Israel Public Affairs Committee,puissant lobby basé à Washington) ou par le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France),chez nos voisins. On a vu, sur un autre plan, des journaux qui ont systématiquement orienté le débat vers une condamnation du Hamas, quitte à présenter des informations et des chiffres inexacts sur la réalité du 7 octobre.

Vous affirmez que la presse est « tenue » par le sionisme ?

En grande partie. Mais je dirais plutôt « orientée ». Il faut d’abord rappeler que la culture occidentale souffre d’un complexe de culpabilité vis-à-vis des Juifs depuis la Shoah. Vous savez, lutter contre l’antisémitisme est une chose essentielle et encore aujourd’hui, il ne faut pas oublier que dans une Europe que l’on croyait « des Lumières », on a accepté que le nazisme s’installe et massacre les Enfants d’Israël d’une façon abominable. Malheureusement, le poids de l’histoire fait qu’on hésite aujourd’hui à faire la critique de la politique israélienne, et je crois que c’est une grave erreur. C’est précisément en dénonçant les exactions du sionisme, et en le distinguant du peuple juif et de tout ce qu’il a apporté à l’humanité, qu’on lutte contre l’antisémitisme. 

Ceux qui pensent qu’il ne faut pas critiquer Israël à cause du souvenir de l’extermination nazie nourrissent un amalgame. En tant que musulman, je le dis clairement : on ne doit toucher ni aux rabbins, ni aux synagogues, ni aux Juifs et à la culture juive ; mais sur la question palestinienne, on doit être juste. 

Être juste et équilibré, n’est-ce pas aussi rappeler que les Israéliens reçoivent des roquettes sur la tête depuis vingt ans ? 

Vous inversez l’ordre des choses. Ce sont les civils palestiniens qui sont agressés depuis 1918, et la réponse armée s’appelle de la résistance. Je vous renvoie, à titre d’exemple, aux observations que fit Monsieur Majed Bamya (du Fatah, diplomate au Ministère des affaires étrangères palestiniens) à une journaliste sur France24, à la suite de l’agression contre Gaza en 2014 : « Le Hamas, qui a fait 27 morts Israéliens, dont 25 militaires appartenant à la puissance occupante israélienne, serait une organisation terroriste et des criminels ; et ceux qui ont fait 530 morts, dont 90 % de civils, dont plus d’une centaine d’enfants, seraient le pays civilisé dans ce conflit ? »[2]  Notons qu’il s’agissait d’un bilan intermédiaire. Au final, « côté palestinien, au moins 2140 personnes ont perdu la vie durant cette nouvelle guerre (en 2014), la troisième en six ans. Parmi eux, 1460 civils, dont 493 enfants âgés de 10 jours à 17 ans, 253 femmes et 714 civils hommes. ».

Les roquettes du Hamas visent des habitations, souvent…

Vous voyez que les atrocités commises par Tsahal ne sont pas une nouveauté. Quand on bombarde tout un peuple d’un côté, il y a forcément une réponse de l’autre. Bien sûr, nous sommes persuadés qu’il faut épargner les civils, mais le contexte historique fait que les Palestiniens se trouvent confrontés à une colonisation qui se poursuit. Peut-on dire d’un colon armé qui a le droit de tirer sur les Palestiniens qu’il est un « simple civil » ? Je ne le pense pas. Le problème, ce n’est pas le Hamas, mais la colonisation qui se poursuit.

Qui est ce « nous » que vous employez régulièrement ?

Il désigne ceux qui pensent, comme moi, que la résistance palestinienne est légitime. 

A l’Université de Lausanne, la Semaine d’actions contre le racisme de mars 2024 a donné la parole à des personnes très antisionistes. N’est-ce pas la preuve que votre sensibilité est aujourd’hui dominante ? 

Non, c’est tout le contraire. La tendance qui vise à criminaliser ceux qui dénoncent le sionisme et osent défendre la résistance est largement dominante. On ne peut que féliciter toute démarche qui, dans les milieux académiques, ouvre plus largement le débat. Depuis le 7 octobre sont dévoilées la lâcheté de la plupart des gouvernement occidentaux, l’hypocrisie de bon nombre de gouvernements arabes, et la faiblesse du système onusien. 

Avez-vous un dernier message pour nos lecteurs chrétiens ?

Oui. Je les encourage à se pencher davantage sur le sort des Palestiniens chrétiens qui vivent à Gaza et Jérusalem. J’aimerais aussi leur dire de s’intéresser à l’islam de façon objective. Souvenez-vous que le message de Jésus, c’est de nous aimer les uns les autres. Comme musulman, je pense que je suis plus chrétien que le chrétien dans le sens où je ne divinise pas la personne du Christ, mais le considère comme un noble prophète, miraculeusement né d’une Vierge par la volonté de Dieu. Un grand homme qui est notre modèle, illustre ainsi que sa mère : « (Rappelle) quand les Anges dirent : Ô Marie, certes Dieu t’a choisie, t’a purifiée, et t’a élue au-dessus des femmes des mondes. » (Coran, 3, 42)

Propos recueillis par Raphaël Pomey


[1] 7 octobre : que s’est‑il réellement passé ? – Islam et engagement (blogspirit.com)

[2] https://www.youtube.com/watch?v=PFKtqk4p2bc




Nous, « plumes de droite »

Un journaliste devrait toujours se considérer comme un peintre sans talent. Nous disons cela car ses œuvres, comme la plupart de celles qui sont menées sous le soleil, sont périssables. Qu’adviendra-t-il de l’édito du jour, du bon mot de la veille, de l’audace déjà dépassée de l’été dernier ? La réponse est très simple : il n’en restera bientôt rien, ou au mieux une vague estime chez les lecteurs les plus fidèles. Un artiste, au moins, a la consolation d’apporter un peu de beauté dans le monde. C’est en quoi son destin est sans doute plus enviable.

J. M. W. Turner, Tempête de neige en mer

Mais à sa façon, le journaliste est néanmoins un peu peintre. Pour peu qu’il ait choisi la liberté – chose qui se paie parfois cher – il renoncera à défendre la ligne d’un parti, d’un courant ou d’une chapelle pour se satisfaire de présenter au monde un tempérament, des doutes, parfois même des obsessions. Ceux dont les tableaux continuent de nous inspirer ont fait pareil avant nous. On pense ici à Georgia O’Keeffe (1887-1986) qui, rejetant l’interprétation freudienne que certains voulaient imposer à ses tableaux de fleurs, rappelait contre le monde entier qu’elle voulait simplement représenter la manière dont les pétales lui apparaissaient. On peut penser aussi à J. M. W. Turner (1775-1851) qui se fichait pas mal de la réception critique de sa célèbre œuvre Tempête de neige en mer réalisée en 1842, que d’aucuns jugeaient à peine digne d’un gribouillage : « Je ne l’ai pas peinte pour être compris mais je désirais montrer à quoi ressemblait une telle scène », avait déclaré le génie.

Le goût des listes

Notre époque a ceci en commun avec les pires régimes du siècle dernier qu’elle n’aime rien tant que dresser des listes, face à ceux qui souhaitent suivre leur propre chemin. Bien sûr, un éditorialiste ou un chroniqueur n’est ni fauviste ni dadaïste, mais beaucoup aimeront le faire entrer dans la liste des « plumes de droites » (nous l’avons vécu le 24 mars dernier dans Le Matin) ou de gauche, quand ce n’est pas la case infâmante des « conspis », des « mondialistes » ou des agents du Kremlin. Poursuivre un désir de liberté farouche ? Simplement vouloir écrire les choses comme on les ressent ? Voilà qui ne saurait être toléré par le troupeau bêlant. C’est pourtant notre seul moteur.

Certains trouveront désolant que notre édition de mars donne la parole, même de façon critique, à des personnes qu’ils considèrent comme des adversaires. Ils menaceront peut-être même de se désabonner pour nous faire rentrer dans le rang. Qu’importe ! Un journal n’est qu’un simple empêcheur de penser en rond. Cela impose une confrontation courtoise avec ceux qui nous semblent totalement différents.

Certains trouveront aussi étonnant qu’un tel désir de liberté puisse coïncider avec la propension de ce journal à tirer la sonnette d’alarme. Quand des institutions religieuses sont à côté de la plaque, par exemple lorsqu’elles organisent des soirées sur le « sadomasochisme éthique », ne devrions-nous pas les laisser faire ? La réponse serait peut-être « oui » si elles ne vivaient pas d’argent public et ne prétendaient pas faire vivre une foi nourrie par le sang des martyrs.

Voilà les choses comme nous les voyons. Voilà la modeste réalité d’une « plume de droite ».




Éric Werner : « Le totalitarisme redevient un sujet d’actualité »

Votre essai repose sur une lecture actualisée du Traité du rebelle d’Ernst Jünger. En quoi ce texte de 1951, marqué par l’expérience des totalitarismes du siècle dernier, peut-il encore éclairer notre actualité ?

En ce que, justement, le totalitarisme redevient un sujet d’actualité. Ce n’est bien sûr pas le même totalitarisme qu’il y a un siècle, c’en est un autre assez différent. Mais c’en est un quand même. On parlera donc de néo-totalitarisme. En l’espèce, la crise du Covid a fonctionné comme révélateur. Mais on pourrait aussi évoquer le Patriot Act américain et les lois antiterroristes. Dans un cas comme dans l’autre, les autorités ont profité d’une crise particulière (respectivement le terrorisme et le Covid)  et du choc ainsi créé pour s’affranchir de l’ordre constitutionnel et instaurer le règne de l’arbitraire. En 2022, à la faveur de la crise ukrainienne, elles ont franchi un pas supplémentaire en bloquant les avoirs de personnes privées de nationalité russe vivant en Occident, décision à la fois contraire au droit interne et au droit international. Ces différents épisodes ne doivent pas être considérés séparément mais dans leur globalité. Ils dessinent une certaine ligne évolutive, ligne qu’il n’est pas a priori déraisonnable d’associer au totalitarisme. – Pour ce qui est du livre de Jünger, je ne sais pas si ce livre éclaire ou non notre actualité, en revanche il nous aide à voir plus clair en nous-mêmes et donc à mieux nous positionner par rapport à elle. Jünger part de son propre vécu personnel, mais aussi le transcende. Il a su s’abstraire de sa propre actualité à lui pour poser une question atemporelle : ai-je un destin propre ou ne suis-je qu’un simple numéro ? Et donc ce qu’il dit reste très actuel. 

Vous refusez farouchement la thèse du déclin de l’État. Pourtant, le patron de Google ou de Facebook n’a-t-il pas une emprise sur nos vies largement supérieure à celle de notre présidente Viola Amherd ?

Cette personne supervise les services spéciaux en Suisse, services, on le sait, qui se livrent à toutes sortes d’activités illégales, comme une enquête indépendante l’a tout récemment encore (2023) fait apparaître. Ce n’est donc pas un très bon exemple. On sait par ailleurs que les services spéciaux en Suisse entretiennent des liens étroits avec les agences de renseignement américaines, en particulier la NSA, spécialisée dans l’interception des communications privées à travers le monde. La Suisse passait même, il y a quelques années, pour être un  partenaire minoritaire (junior partner) de ce réseau d’écoute planétaire. Je ne dirais donc pas que l’« emprise sur nos vies » de l’Etat suisse soit négligeable. Ou alors tracer, ficher et profiler les individus devrait être salué comme une contribution méritoire à la défense des libertés publiques. – Cela n’a pas pas de sens par ailleurs d’opposer, comme vous le faites, Mme Amherd à Google, Facebook, etc. L’Internet est à l’origine une création de l’Etat américain. L’Etat et l’Internet ne sont donc que les deux faces d’une seule et même réalité. Pour le reste, l’Etat suisse ressemble à tous les autres, c’est une technostructure en développement rapide, technostructure, en l’espèce, étroitement alignée sur les normes de l’UE et de l’OTAN en matière répressive et de maintien de l’ordre. Jusqu’à une date récente, la Suisse n’avait pas manifesté un zèle particulier à se les approprier. Mais la crise du Covid a montré qu’elle savait, le cas échéant, se montrer complètement à la hauteur. Les violences policières ont été nombreuses tout au long de cette période. Dans le même contexte, on pourrait citer l’affaire Brandt à Genève (2019). C’est pourquoi, effectivement, je refuse la thèse du déclin de l’Etat. 

Viola Amherd, plus puissante que le patron de Google ? (portrait officiel : Béatrice Devènes / Bundeskanzlei )

Jünger, comme Sylvain Tesson aujourd’hui, propose une rébellion qui est essentiellement une fuite : partir dans la forêt, comprise autant comme réalité géographique que comme patrie intérieure. N’est-ce pas un abandon du politique ?

Il ne faut pas confondre la fuite et le repli stratégique. Ce sont deux choses différentes. Le repli stratégique inclut en son concept la fuite, mais ne s’y réduit pas. L’idée de base est qu’il est tout à fait vain et suicidaire de se confronter directement à l’Etat : l’Etat étant de toutes les façons beaucoup trop fort. Pour lui résister, il faut emprunter d’autres voies : l’important étant d’abord de préserver sa propre vie et sa liberté. C’est ce qui donne son sens au recours aux forêts. Le recours aux forêts relève de la défense, qui est une forme de guerre au même titre que l’attaque. Mais moins risquée. Autant que possible on essaye de faire les choses discrètement : « furtivement », diront certains. Quant à la politique, tout dépend de ce qu’on entend par là. « Il faut s’accomoder au temps », dit Baltasar  Gracian  (L’homme de cour, §120). Cela vaut aussi pour la politique. Il y a des époques où s’accomoder au temps, c’est participer aux élections. A d’autres, au contraire, c’est prendre le maquis. Mais prendre le maquis, c’est encore faire de la politique.

Vous reprochez (page 65) à l’État de favoriser l’atomisation sociale pour favoriser sa gouvernance. La démarche que vous prônez à la suite de Jünger consistant à disparaître des radars ne va-t-elle justement pas dans ce sens ?

Le recours aux forêts est une réponse à l’atomisation sociale. Mais vous avez raison : il en porte aussi la marque. Seuls, approximativement, 5 % des gens n’ont pas à l’heure actuelle de téléphone portable. La marge de progression possible est donc appréciable. Vous faites bien sûr ce que vous voulez, mais si vous voulez échapper aux yeux de Mme Amherd et de ses services, la première chose à faire est d’apprendre à vous passer de téléphone portable (et surtout d’arrêter de vous promener avec). Cela va dans le sens de l’atomisation sociale, on est bien d’accord. Mais en même temps vous vous opposez à l’Etat atomisateur : le mettez même en échec. Il en va de même quand vous privilégez le courrier postal plutôt que l’envoi de mails sur Internet. Là, très clairement, vous le plongez dans un désespoir profond. A vous de voir. 

La bible du rebelle d’aujourd’hui ?

Pour devenir Waldgänger, vous rappelez qu’il s’agit d’être en forme, de prendre ses vitamines, manger équilibré et faire de l’exercice (page 95). N’est-ce pas un aveu d’échec que la pensée politique conservatrice débouche sur l’éloge du wellness ?

Elle ne débouche pas sur l’éloge du Wellness, mais sur le recours aux forêts. Cela étant, quand on prend le maquis, autant se donner toutes les chances. Il vaut mieux, quand on entreprend ce genre de démarche, être en bonne santé que mal en point, cacochyme ou grabataire. Il est donc sage de se préoccuper de sa santé. Cela étant, quand vous parlez de la pensée politique conservatrice, on pourrait se demander si ce que dit Jünger de la médecine et des médecins est tellement conforme à la pensée politique conservatrice. Il annonce plutôt, me semble-t-il, les vues d’un Ivan Illich sur le sujet. Ivan Illich était un penseur libertaire, un écologiste avant la lettre. Il critiquait le productivisme et la médicalisation concomitante de la société. Il y a cette dimension-là aussi chez Jünger. Il encourage les gens à se prendre eux-mêmes en charge. Jünger vient, on le sait, d’un mouvement connu sous le nom de  Révolution conservatrice. Les deux mots (le substantif comme l’adjectif) sont ici importants. 

Votre livre porte les stigmates de la gestion de la pandémie du Covid. Pourtant, nous sommes aujourd’hui revenus à l’exercice d’une démocratie somme toute assez classique. N’y a-t-il pas une part de catastrophisme à l’origine de cet essai ?

On n’est pas catatrophiste parce qu’on constate ou annonce une catastrophe. On est simplement réaliste. En outre, le Covid n’est pas la seule catastrophe inscrite au programme. Voyez les enquêtes Pisa, les statistiques de la criminalité, l’évolution démographique, la dette publique, les risques bancaires systémiques, la géopolitique de l’Ukraine, etc. Quant à la démocratie, je vois mal sur quoi vous vous fondez pour dire que nous serions « aujourd’hui revenus à l’exercice d’une démocratie somme toute classique » : comme si le Covid n’avait été qu’une brève parenthèse entre un avant soi-disant démocratique et un après qui ne le serait pas moins. J’ai parlé de néo-totalitarisme, si le terme ne plaît pas on peut en utiliser un autre. On relira dans ce contexte les pages de Hannah Arendt sur le pouvoir dans ses rapports avec la violence. La violence est antinomique au pouvoir, disait-elle. C’est quand le pouvoir s’efface ou cesse d’apparaître comme légitime que les autorités ont recours à la violence. Chacun est bien sûr libre de ses définitions. Mais il est clair pour moi qu’un certain nombre de pratiques répressives comme l’espionnage intérieur, la censure, l’internement administratif, les violences policières, les saisies ou confiscations d’avoirs bancaires, les atteintes à la liberté de déplacement, etc., toutes pratiques en voie aujourd’hui de banalisation, ne sont pas compatibles avec la démocratie. Quand, de surcroît, elles en viennent à s’additionner les unes aux autres, comme c’est présentement la tendance, il faut tout simplement arrêter de dire qu’on est en démocratie. 

Propos recueillis par Raphaël Pomey
Pour commander l’ouvrage d’Éric Werner : https://nouvelle-librairie.com/boutique/philosophie/15297/
Pour lire l’auteur sur l’Antipresse : https://antipresse.net                                              




Les vérités partielles font d’excellents mensonges

L’enquête sur les abus sexuels commis dans l’environnement de l’Église catholique en Suisse (1950 – 2020) a l’immense mérite de jeter un rayon de lumière sur des actes qui, sans elle, seraient certainement demeurés cachés, et auraient pu, longtemps encore, être sous-estimés et niés. Je partage avec les enquêteurs la conviction que le nombre de cas identifiés n’est que la partie visible de l’iceberg – pour mille raisons qui leur appartiennent, beaucoup de victimes ne parleront jamais.

Mais c’est là que s’arrête mon approbation. En effet, la méthode révélée par le premier rapport d’enquête et par les communications officielles qui ont suivi sa publication, soulève un grave problème, qui est celui des vérités partielles. S’il s’agissait uniquement d’observer ce qui s’est passé, dans tel milieu, à telle époque, alors limiter la recherche audit milieu et à ladite époque serait justifié, et suffisant. Toutefois, la recherche sur la violence a toujours des visées qui vont au-delà de cette seule observation ; elle cherche à identifier les causes de la violence, dans un but en principe avoué de prévention. Or, il est impossible de s’exprimer sur les causes de la violence si le champ d’observation est verrouillé sur le milieu concerné. Sans surprise, les causes sont alors nécessairement trouvées dans les caractéristiques attribuées au milieu en question. En l’occurrence, le célibat des prêtres, des idées dépassées en matière de sexualité, une vision trop verticale de la hiérarchie, etc.

Or, si l’on étend le champ d’observation à la société dans son ensemble (ce qui entre dans la mission des enquêteurs puisque “l’environnement de l’Église catholique en Suisse” est évidemment aussi constitué de l’ordre juridique suisse et de la façon dont il est respecté, ou pas, de manière générale), la compréhension de la situation est bien différente.

En effet, une brève recherche (sur une piste entrevue dans le sillage de mon Pacte des Idoles) m’a permis de découvrir qu’en 1992, la population suisse a accepté lors d’un referendum de réduire de 10 ans à 5 ans le délai de prescription des actes d’ordre sexuel avec des enfants. Ce délai de 5 ans était le résultat d’un compromis des Chambres fédérales, car notre Conseil fédéral avait de son côté préconisé (dans un Message de 1985) de le réduire à 2 ans, précisant qu’une telle réduction était “dans l’intérêt de la victime”. Cette opinion du Conseil fédéral se fondait sur le rapport d’une commission d’experts émis en 1977 (après six années de travaux entamés en 1971). Selon ladite commission d’experts, qui était composée de nombreux professeurs d’université, juristes, médecins et magistrats, la majorité sexuelle devait être abaissée à 14 ans (certains experts envisageaient 10 ou 12 ans), il n’était pas certain que les actes d’ordre sexuel avec des enfants commis sans violence ni menace soient nuisibles pour les enfants, alors que l’expérience avait selon eux démontré que les enfants souffraient des enquêtes et de la désapprobation de leurs parents, la plupart des enfants entre 12 et 16 ans n’étaient (enquêtes scientifiques chiffrées à l’appui) pas des victimes, mais avaient initié les actes d’ordre sexuel, s’y étaient volontiers adonnés ou y avaient consenti. Pour toutes ces raisons, si aucune procédure n’avait été engagée dans un délai de 2 ans après les faits, il fallait éviter de “réveiller le passé”. Le rapport de la commission d’experts affirme expressément vouloir mettre fin à la pruderie issue du XIXè siècle, la sexualité étant désormais une activité comme une autre, “une des diverses possibilités du comportement humain”. L’Amnésie de l’ogre fournira au lecteur davantage de détails, et lui proposera quelques pistes de réflexion.

Évidemment, tout cela ne change rien à la gravité de ce qui s’est passé au sein de l’Église catholique, qui, à l’époque comme aujourd’hui, n’était pas censée suivre la mode des experts mais fonder sa doctrine et son comportement sur l’Encyclique Humanae Vitae (qui règle le compte des experts dès son préambule). Toutefois, c’est quand même sur cette toile de fond (de banalisation par les experts et la politique) qu’agissaient les catholiques (et les non catholiques, d’ailleurs), et que des parents, directeurs d’école, prêtres ou évêques ont dû prendre les décisions qui leur sont aujourd’hui reprochées (comme s’ils avaient évolué dans un petit monde fermé et particulièrement pervers). Aussi, à la lecture du rapport d’enquête publié au sujet de l’Église catholique par les experts de l’Université de Zurich (qui ont succédé à leurs collègues de 1977), on devrait quand même s’interroger sur les raisons d’une lacune aussi béante dans leur recherche – pas un mot sur les experts, sur le monde académique, sur la politique suisse. Les vérités partielles font en cela d’excellents mensonges, et ceux qui veulent cacher quelque chose pourraient bien, ici, ne pas être ceux qui font l’objet de l’enquête.

Raphaël Baeriswyl

Pour aller plus loin

  • Le Pacte des Idoles – trois essais girardiens, Ad Solem, Paris, 2019
  • L’Amnésie de l’ogre, REVELATEUR, Chêne-Bougeries, 2021
https://www.raphaelbaeriswyl.ch/



Apprendre à mourir

A l’aube de l’adolescence j’étais un enfant rebelle et un peu sauvage. Devant mes résultats médiocres au sortir de l’école primaire, mes parents n’ont pas eu d’autres choix que de m’inscrire dans une école privée. Je me souviens encore très bien de cette belle journée de septembre, dans le hall principal de cet établissement où les nouveaux élèves sont rassemblés. Le directeur depuis les marches de l’escalier en colimaçon, qui mène vers les salles de cours, nous adresse une brève harangue : « Mesdemoiselles, messieurs, comme l’écrivait Ernst von Salomon, vous êtes ici pour apprendre à mourir. » Soudain le silence se fait et tout le monde tourne les yeux vers l’orateur. Celui reprend « Vous êtes ici pour apprendre à mourir, mourir à votre paresse, mourir à votre nonchalance, mourir à votre bêtise et à votre inculture, » Le silence gagne en densité. « Mourir pour devenir des hommes nouveaux aptes à vivre en société. Bonne année scolaire ». Je suis resté dans cette école trois ans et cela a changé ma vie. Le sauvageon est mort progressivement et un homme est né.

La légende affirme qu’ils ne commençaient pas les cours à 9 heures.

Un étrange postulat

Le postulat présenté au Grand Conseil par le député Vincent Bonvin, enseignant de formation, est simple : « (…) plusieurs études récentes, dans différents pays, démontrent l’impact significatif des horaires scolaires sur les performances des élèves et sur leur santé mentale. Ces recherches suggèrent que pour les adolescents en particulier, un démarrage de l’école plus tardif peut être bénéfique en raison de leurs rythmes circadiens naturels. » Ledit postulat est justifié par l’émission de la RTS On en parle du 6 février 2024. Outre le fait de cautionner un postulat par une émission télévisée, on peut se poser la question de savoir si un parlement cantonal doit légiférer sur les horaires scolaires.

De quoi est-ce le nom ?

Ne s’agirait-il pas d’une énième tentative pour adapter l’école aux élèves ? Je le pense. Les établissements scolaires deviennent des Club Med et les enseignant de gentils animateurs. Il faut enseigner ce que les élèves aiment. L’approche des thèmes enseignés doit être ludique. L’école est avant tout un lieu de socialisation. Renonçons aux apprentissages par cœur, à une orthographe soignée et aux temps inutiles des verbes. Bref, il faut mettre l’élève au centre et le savoir de côté. 

Une école qui mérite son nom

Or l’école doit promouvoir les valeurs traditionnelles dans l’éducation, telles que la discipline, la rigueur académique et le respect de l’autorité. Il faut aussi remettre à la première place du cursus scolaire les matières fondamentales telles que les mathématiques, la lecture et l’écriture. Ce qui est fondamental à mes yeux, c’est avant tout que l’école retrouve la culture de l’excellence et de l’émerveillement. 

L’excellence

La culture de l’excellence a mauvaise presse. On préfère aujourd’hui la médiocrité uniforme. Une culture de l’excellence authentique valorise et récompense l’effort. Les élèves sont encouragés à persévérer et à développer des compétences propres pour atteindre les objectifs. De fait, l’excellence stimule les adolescents à se dépasser et à repousser leurs limites. Cela implique de sortir de sa zone de confort, d’accepter les défis et de viser l’idéal même dans des situations difficiles. De plus l’excellence implique de prendre des initiatives, de faire preuve d’auto-discipline et de prendre des mesures pour atteindre les objectifs. Il ne faudrait pas oublier que l’excellence favorise l’innovation et la créativité en encourageant à chercher de nouvelles solutions

Les esprits chagrins me diront favoriser l’individualisme, je ne le crois pas. La culture de l’excellence reconnaît également l’importance de la collaboration et du soutien mutuel. Les élèves sont ainsi stimulés à travailler ensemble, à partager leurs connaissances et leurs compétences, et à s’entraider pour atteindre leurs objectifs communs.

L’émerveillement

Les adolescents sont-ils encore émerveillés à l’école ? Poser la question c’est y répondre. L’émerveillement encourage à poser des questions, à explorer de nouveaux sujets et à découvrir des perspectives insoupçonnées. L’émerveillement permet de réenchanter l’intelligence et cela n’est pas rien. En effet, réenchanter l’intelligence implique de dépasser les approches positivistes mesurables par des tests. Cela signifie la mise en valeur des différentes formes d’intelligence, y compris l’intelligence émotionnelle, sociale, créative et intuitive.

L’école part à la dérive et ce n’est certainement pas le postulat du député Bonvin qui inversera la tendance. Peut-être que nos politiciens, qui glosent sur l’école, devraient apprendre à mourir.

A bon entendeur, salut !




Le marquis de Sade en théologien ?

« Est-ce un poisson d’avril ? » me dis-je en laissant tomber mon monocle. Terminant mon café pour reprendre mes esprits, mon regard se pose à nouveau sur le document qu’un ami m’a envoyé. Il s’agit du programme du groupe inclusivité de l’Église réformée du canton de Vaud : « Dieu-e e(s)t orgasme ? », « BDSM : éthique ? », « Café Queer Spiritualités – Christianisme ». Je n’en reviens pas. Le 13 mars, interrogé par le quotidien 24 Heures, Laurent Zumstein, conseiller synodal de ladite Église, justifie cette dérive : « Pourquoi l’Église ne devrait-elle pas aborder ces questions alors que justement les personnes qui nous ont demandé d’organiser cet événement se les posent ? Je pense au contraire que l’EERV répond pleinement à sa mission en permettant à toutes et tous de réfléchir au sens de leurs pratiques, quelles qu’elles soient. La loi stipule que l’Église se doit de répondre aux besoins spirituels des citoyens et citoyennes. C’est ce que nous faisons aussi lorsque nous organisons une conférence comme celle de ce jeudi. »

Chouette programme d’Église.

Une révolution

N’en déplaise à Monsieur Zumstein, il ne s’agit pas seulement de répondre à une demande minoritaire mais d’un véritable retournement théologique. En 2022, les célèbres éditions protestantes Labor et Fides publiaient Théologie queer une traduction du livre de Linn Marie Tonstad qui enseigne la théologie à l’Université de Yale. Cet ouvrage de plus de deux cents pages, présente cette « théologie » qui cherche à remettre en question les interprétations traditionnelles des textes religieux, à la reconnaissance et à la diversité des expériences humaines, en particulier des personnes LGBTQIA+. Elle examine également les rôles qu’ont la religion et la spiritualité dans la construction des identités queer, ainsi que la façon dont les identités influent sur la compréhension et la pratique de la foi.

Vous avez dit queer ?

Le mot anglo-saxon queer est souvent utilisé, mais ce terme à une histoire, une origine et un sens. Il n’est pas inintéressant de s’y attarder. A l’origine, queer signifie « bizarre », « étrange », « inadapté ». C’est à la fin XIXème siècle que ce mot va désigner les femmes trop masculines, les hommes efféminés ainsi les personnes vivant une sexualité autre que l’hétérosexualité. A l’époque, il s’agit d’une insulte. L’utilisation de ce terme pour se référer à une identité remonte aux années 1980, lorsque des activistes et des universitaires ont commencé à l’employer comme un moyen de rejeter les étiquettes binaires et les catégories strictes de genre et de sexualité. Plutôt que de se conformer aux normes établies, le terme queer a été adopté comme une revendication de la diversité et de la non-conformité. Aujourd’hui, queer est souvent utilisé comme un terme générique pour désigner toute personne dont l’identité de genre ou l’orientation sexuelle ne correspond pas aux normes hétérosexuelles. Le mot queer est également utilisé comme un terme politique et militant pour remettre en question les structures de pouvoir et les normes sociales. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Linn Marie Tonstadt : « Dans la mesure où ce livre avance l’argument selon lequel la théologie queer ne consiste pas à faire l’apologie de l’inclusion des minorités sexuelles et de genre dans le christianisme, mais à proposer des visions de transformation sociopolitique qui modifient les pratiques de distinction, pratiques préjudiciables aux minorités sexuelles et de genre ainsi qu’aux autres populations minorisées, alors queer semble un terme raisonnablement (in)adéquat à utiliser » (Théologie queer, p. 13-14).

Une certaine légitimité

On peut affirmer qu’il existe des aspirations bonnes au fondement des questions queer : le désir de mettre fin aux discriminations que d’aucuns subissent quant à leur choix de vie, la volonté de rechercher l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que la condamnation de toute violence, rapports non consentis et atteintes à la dignité des personnes concernées sont justes. Cela ne doit pas faire oublier le développement et la finalité recherchée qui ne peut obtenir notre adhésion. Cela ne justifie pas une « théologie queer ».

Qu’est-ce que la théologie ?

Posons le cadre. Le mot grec theologia est composé des mots logos qui signifie « parole » ou « discours » et theos qui veut dire « Dieu ». Étymologiquement « théologie » signifie « discours ou parole sur Dieu ». La théologie s’enracine dans la Tradition qui se compose de l’Écriture Sainte, des Conciles et de l’enseignement des Pères de l’Église.  Je sais bien que le mot « Tradition » avec un « T » majuscule peut heurter certains esprits sensibles tournés vers les lendemains qui chantent et adeptes de la tabula rasa.  Comme l’écrit fort justement le théologien orthodoxe, Jean-Claude Larchet : « On peut dire ainsi que la théologie conforme à la Tradition est une théologie en continuité et en harmonie avec la théologie du passé, mais aussi avec la théologie de l’avenir qui exprimera la même Vérité immuable sous une forme qui la respecte pleinement » (Qu’est-ce que la théologie ? p. 30). Le théologien est celui qui vit de la prière et par la prière. Le discours théologique qui ne s’enracine pas dans la prière de l’Église est vaine spéculation : « Si tu pries, tu es théologien et, si tu es théologien tu pries vraiment » (Evagre le Pontique, Chapitres sur la prière 60)

Sade nouveau père de l’Église

Comme vous l’avez bien compris, la prétendue « théologie » queer n’a de théologie que le nom. Après les théologies dites de la libération, contextuelles ou de la mort de Dieu, nous voici face à un énième essai de pervertir le message chrétien sous l’égide discrète et implicite du marquis de Sade. Est-ce exagéré de ma part. Que nenni ! 

William F. Edmiston présente et analyse comment le marquis de Sade, à travers sa révolte contre les tabous sexuels, moraux et sociaux, anticipe les discours queer. Selon Edmiston, Sade serait le premier à détruire l’idée de normalité sexuelle : « L’œuvre de Sade défait la relation male-masculin-hétérosexuel, et la remplace par une autre relation mâle/masculin-féminin/homosexuel, qui marginalise les femmes et l’approche chrétienne et reproductive de la sexualité » (Sade : queer theorist, p. 100). 

Portrait du marquis de Sade par Charles Amédée Philippe van Loo

Face à une Église qui propose des conférences sur le BDSM et la spiritualité, face à une « théologie » qui veut déconstruire la théologie traditionnelle, je me dis que Sade doit être proclamé nouveau docteur de l’Église et qu’un donjon doit être aménagé dans le clocher de la cathédrale de Lausanne. Je me dis aussi que la vision d’Oscar Wilde est en train de devenir réalité : « J’ai le sentiment que j’aimerais fonder un ordre pour ceux qui ne peuvent croire : la Confrérie des Orphelins, l’appellerait-on, où devant un autel sur lequel ne brûlerait aucun cierge, un prêtre qui n’aurait pas la paix au cœur célébrerait l’office avec du pain profane et un calice vide de vin. Tout à vrai dire, doit devenir une religion (…). » (Lettres, trad. H. de Boissard, Gallimard, 1994, p. 300-301).  En ce qui me concerne mon choix est fait et il ne me reste qu’à secouer la poussière de mes pieds et à m’écrier avec saint Athanase d’Alexandrie : « Ils ont les Églises, mais nous avons la foi apostolique. »

Paul Sernine

Bibliographie 

  • Linn Marie Tonstad, Théologie queer, Labor et Fides, 2022.
  • Jean-Claude Larchet, Qu’est-ce que la théologie ?, Editions des Syrtes, 2022.
  • William F. Edmiston, Sade : queer theorist, Voltaire Foundation Oxford, 2013.

Quand l’avant-propos devient un manifeste

« La pertinence nous semble évidente : la question du genre et du sexe, les études qui interrogent l’hétéronormativité en tant qu’idéologie, qui remettent en question les relations entre individus, notre rapport à l’argent, au pouvoir et au système de domination tel qu’il est maintenu en place en Occident, tout cela dérange certain.es, mais ces travaux inéluctables à nos yeux. Nous ne pouvons plus nous permettre de penser et de vivre avec des présupposés aussi rigides ou essentialisants en ce qu’ils sont sources d’injustices et d’exclusion. Les stéréotypes ont la vie dure. Ils méritent d’autant plus d’être bousculés.

L’impertinence est tout aussi remarquable dans bon nombre d’ouvrages de théologie queer. Le présent livre est d’ailleurs relativement mesuré en la matière. Nous laissons les lecteurs et les lectrices découvrir cet aspect au fil de la lecture. Cette attitude d’impertinence, voire d’indécence, décontenancera et même choquera certain.es, nous le savons. Et pourtant il peut y avoir quelque chose d’intéressant et de positif dans cette démarche de la théologie queer : elle permet désacraliser, si besoin était, le discours théologique, de nous souvenir de son caractère humain – pas à moitié mais de part en part. Bien sûr, le fait que la théologie parle de réalité « sacrées » pour beaucoup est la source de l’étonnement, voir du choc que peuvent provoquer certaines assertions ou suggestions de la théologie queer. Voici toutefois notre recommandation : éviter toute pudibonderie et pruderie et consentir à se laisser désarçonner par tel ou tel propos.  La théologie travaille avec un certain nombre de présupposés implicites, non interrogé, concernant ce qui « convient » (ce qui est « décent » en latin : decet) à Dieu et surtout à nos discours sur Dieu. La théologie queer se moque de ces convenances ; elle les bouscule allégrement et non sans humour. Mais ça n’est pas une raison pour ne pas écouter ce que la théologie queer a à nous dire non seulement sur les êtres humains, leur chair et leur corps, la manière dont sexe et genre façonnent qui nous sommes, les formes d’injustice qui existent par rapport aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans l’hétéronormativité inhérente à notre culture, mais aussi sur Dieu et ce que le christianisme confesse comme étant la révélation de Dieu dans sa parole. »

Apolline Thomas et Christophe Chalamet,
Avant-propos à la traduction française de Théologie queer de Linn Marie Tonstad

Notre vidéo sur la dérive:




Le nom du collège de l’Abbaye

De par le monde francophone, même dans les pays les plus scrupuleux sur la laïcité, il existe des bières de l’Abbaye telle ou telle ! Personne n’y trouve à redire parce que l’origine du nom est antérieure aux lois sur la laïcité. Le département valaisan se trompe en voulant punir le collège de l’Abbaye de Saint-Maurice des crimes commis par quelques chanoines qui n’ont rien à faire avec le lycée. Laissons la justice faire son œuvre et pensons aux vies brisées par les abus sexuels. Mais pour le collège lui-même, la réaction a été vive dans la population face à une réforme menée au pas de charge par un département amateur de pressions et pressé d’en finir avant que le Grand Conseil ne s’empare du dossier.

L’appel des citoyens à la réintégration du Recteur à son poste a été entendu ainsi que celui de la possibilité des chanoines à continuer à enseigner. Le collège est donc reconnu : il est bien géré, il va bien, nul besoin d’une révolution intestine. Le dress code voulu par le chef du département, forçant les prêtres à abandonner la soutane, est plutôt ridicule, alors qu’il ne bronche pas lorsque quelques élèves portent le foulard islamique.

Cependant le changement de nom a été décidé en opposition avec tous ceux, nombreux, qui via différents canaux démocratiques demandaient de le maintenir. On ne comprend pas pourquoi ce changement. Le motif de laïcité qui semble présider à cet effacement d’identité est de peu de poids. En effet, le collège de Brigue, laïc, porte le nom de « Spiritus Sanctus » sans que cela n’entache en aucune manière son aura. 

Or le nom propre n’est jamais anodin ; il individualise l’objet ou l’être qu’il désigne. Le nom propre est un coup de chapeau toponymique ! Bien sûr, le collège de l’Abbaye de Saint-Maurice s’est, dans son histoire, appelé un moment « Collège de Saint-Maurice ». Mais aujourd’hui que des affaires noircissent l’Abbaye, aujourd’hui que les regards sont braqués sur ce site, changer ce nom est plus que symbolique. Cette synchronisation joue en défaveur du collège. Encore une fois, on en ignore la clandestine raison.

Le charme des noms propres est de jouer avec des syllabes familières, que chacun connaît, que chacun alimente de son propre vécu. Il appartient à la langue intime. C’est la raison pour laquelle tant de personnes attachées à ce collège, tant de parents, tant d’étudiants, tant de personnalités valaisannes et romandes s’allient pour le garder. Il est de noms propres qui sont communs !

Bien sûr, la mode est à l’effacement. Tout comme jadis, on effaçait sur les photographies officielles de l’Union Soviétique le visage des dignitaires tombés en disgrâce, on veut gommer certains éléments qui sont tombés prétendument en discrédit. Mais dans les faits, nul discrédit n’entache le collège de l’Abbaye de Saint-Maurice. La preuve ? On y réintègre le Recteur, on y maintient l’aumônerie ainsi que les crucifix dans les salles de classes et les prêtres qui y enseignent.

Jean Romain




La tradition comme régénération

Un adolescent en mal de vivre, un samedi après-midi pluvieux dans une maison vide, un vieux poste de télévision, une cassette VHS et au détour d’un film l’émerveillement poétique. Je me souviens encore parfaitement de cette scène d’Apocalypse Now de Coppola. Le capitaine Willard (Martin Sheen) arrive au bout de son périple. De la brume émergent des idoles du passé. Le colonel Kurtz, incarné par Marlon Brando, lit : « Nous sommes des hommes creux… » Ce texte est en fait un poème de T.S. Eliot. Cet après-midi-là, je suis resté tétanisé et j’ai pleuré. Je ne serai jamais un homme creux.

Humble Mister Eliot

Un citoyen des États-Unis d’Amérique qui renonce à sa nationalité pour devenir anglais, un protestant unitarien qui devient un pilier de l’Église anglicane et un homme élevé dans les valeurs démocratiques qui se transforme en royaliste ? Voilà la vie de T.S. Eliot que nous allons découvrir.

C’est dans la ville de Saint-Louis baignée par les eaux du Mississippi que Thomas Stearns Eliot a vu le jour en 1888. Grandissant au sein d’une famille aisée, Eliot a très tôt accès à la littérature et à la culture, domaines pour lesquels il montre un grand intérêt. Ses études, qui vont le mener de Saint-Louis à Harvard en passant par le Massachusetts, lui font découvrir la littérature, les langues anciennes et la philosophie. En 1914, après l’obtention de son diplôme à Harvard, il part pour l’Europe et s’installe définitivement en Angleterre l’année suivante.

Dans les années qui suivent, Eliot publie ses premiers poèmes et essais. En plus de son travail poétique, Eliot est aussi un critique littéraire reconnu. En 1922, il fonde la revue littéraire Criterion qu’il dirige pendant dix-sept ans. Il devient sujet de sa gracieuse majesté en 1928 et est reçu dans l’Église anglicane dans laquelle il s’engage activement. En 1948, il reçoit le prix Nobel de littérature « pour sa contribution exceptionnelle et pionnière à la poésie actuelle ». Qui aurait alors pensé que son œuvre serait aujourd’hui connue du grand public pour avoir inspiré Andrew Lloyd Webber pour sa comédie musicale Cats ?

Loin d’être un long fleuve tranquille, la vie personnelle d’Eliot est marquée par des hauts et des bas allant jusqu’à des phases dépressives. Son mariage avec Vivienne Haigh-Wood a été difficile. À l’âge de soixante-huit ans, il épouse Valerie Fletcher de trente-huit ans sa cadette. Eliot retourne vers son Créateur le 4 janvier 1965. Si vous allez à Londres, arrêtez-vous quelques minutes dans l’église Saint Stephen et plus particulièrement dans la chapelle de la Vierge. Vous y découvrirez, sur une plaque de marbre blanc, ces quelques vers d’Eliot surplombant son épitaphe :

« Il faut toujours nous mouvoir 
Au sein d’une autre intensité
Pour une communion plus intime, 
Une communion plus profonde. »

Le poème Les Hommes Creux a profondément influencé Francis Ford Coppola pour son film Apocalypse Now (1979). Dans ce dernier, le personnage du colonel Kurtz, joué par Marlon Brando, lit plusieurs extraits du poème.

Un regard lucide sur le monde

Chef-d’œuvre de la littérature du XXe siècle, La Terre vaine (The Waste Land) est le poème du chaos. Publiée en 1922, cette œuvre en cinq parties reflète le désenchantement, la déshumanisation et la fragmentation du monde issu du premier conflit mondial. Les amateurs de musique métal l’ont certainement découverte à travers les chansons du groupe Hord.

« Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent
Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant
Qu’un amas d’images brisées sur lesquelles frappe le soleil :
L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit,
La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge » (I, 19-15)

Truffé de références mythologiques, ce poème est une satire de la société où règnent la décadence morale, la superficialité, la vacuité et la perte de la transcendance. Les êtres humains y sont représentés comme des individus (et non des personnes) solitaires et blessés :

« Cité fantôme
Sous le fauve brouillard d’une aurore hivernale :
La foule s’écoulait sur le Pont de Londres : tant de gens…
Qui eût dit que la mort eût défait tant de gens ? Des soupirs s’exhalaient, espacés et rapides,
Et chacun fixait son regard devant ses pas. »
(I. 60-65)

L’errance de l’humanité dans une « cité fantôme » est le fait d’une absence de sens qui conduit à l’amoralité et au nihilisme :

« Quel est ce bruit ?
C’est le vent sous la porte.
Qu’est-ce encore que ce bruit ? Que peut bien faire le vent ?
Rien. Toujours rien.
Comment !
Tu ne sais rien ? Tu ne vois rien ? Tu n’as gardé mémoire
De rien ?
Je me souviens
Those are pearls that were his eyes.
Es-tu vivant, oui ou non ? N’as-tu donc rien dans la tête ? »
(II. 117-126) 

Il n’est pas difficile d’imaginer cette humanité morte-vivante errante dans les rues de cités anonymes les yeux fixés sur un téléphone portable !

À la fin du poème, Eliot se demande comment mettre de « l’ordre dans (ses) terres » et veut essayer, avec les fragments de ce monde, d’« étayer (ses) ruines ». Comment y parvenir ? The Waste Land s’achève sans offrir de résolution ou de conclusion claire. Il n’y a que l’incertitude et l’incomplétude à l’image de la condition humaine.

La comédie musicale britannique Cats, composée en 1978 et 1979, a largement été inspirée par le recueil de poésie Old Possum’s Book of Practical Cats, de 1939.

Après nous avoir offert une vision sombre de la modernité en soulignant le vide et la désespérance qui caractérisent la condition humaine, Eliot ne nous a-t-il pas montré « la peur dans une poignée de poussière » ? Mais il ne s’arrête pas là, il nous fait entrevoir un chemin au milieu des ruines : la tradition. Dans son essai, La tradition et le talent individuel » (1917), il soutient que l’art véritable éclot lorsque l’artiste est en harmonie avec la tradition. C’est-à-dire que l’artiste authentique est celui qui reconnaît et s’inscrit humblement dans une lignée plutôt que de chercher à rompre avec elle. La tradition n’est pas un corps momifié à préserver mais une source vive pour l’expression artistique.

Sur le plan politique, T.S. Eliot est influencé par la pensée classique et médiévale et se montre sceptique à l’égard des démocraties libérales et de leur égalitarisme. Que leur reproche-t-il ? Eliot critique la démocratie moderne pour son manque de cohésion sociale, qui découle d’un individualisme excessif. Dans ses essais sociaux, Eliot défend l’idée d’une société hiérarchisée et organique. Bien à rebours de la pensée dominante, déjà à son époque, Eliot pense que la stabilité sociale et morale dépend des distinctions sociales et d’un ordre traditionnel : « Plus une société est démocratique, moins il devient possible de passer du passé connu au futur inconnu » (Notes towards the Definition of Culture).

La tradition se transmet par la culture classique et surtout par le christianisme. Pour Eliot, « nous ne pouvons nous contenter d’être chrétiens dans le secret de notre vie dévote et, le reste de la semaine, tout bonnement des réformateurs laïcistes et profanes ; car une question s’impose à nous quotidiennement, à propos de quelque entreprise que ce soit. Et l’Église a pour mission de répondre perpétuellement à cette question, que voici : dans quel but sommes-nous venus au monde ? Quelle est la fin de l’homme ? » (Sommes-nous encore en chrétienté ?)

Bâtir dans la Lumière

Eliot considère le christianisme comme le rempart contre les affres de la modernité. Dans son poème Chorus from « The Rock » (1934), il évoque un monde matérialiste qui se substitue à Dieu.

« Les hommes ont abandonné DIEU pour aucun autre dieu ; et cela ne s’est jamais produit auparavant
Que les hommes ont renié les dieux et les ont adorés, professant d’abord la Raison
Et puis l’Argent, le Pouvoir, et ce qu’ils appellent la Vie, ou la Race, ou la Dialectique.
L’Église répudiée, le clocher démoli, les cloches renversées, que pouvons-nous faire ?
Autre que rester les mains vides et les paumes ouvertes face vers le haut
Dans une époque qui recule, progressivement ? »
(chœur VII)

Eliot en appelle à un retour de la foi, de la charité et de la justice. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de « valeurs » qu’il faut défendre. Il s’agit d’une personne : Jésus-Christ, la lumière du monde. Le chœur final de « The Rock » s’achève par une action de grâce à la « lumière de l’Invisible ». Pour Eliot, c’est le chemin qui peut permettre à la société de retrouver un équilibre spirituel et moral.

« Nous Te rendons grâce pour notre petite lumière, mêlée avec l’ombre.

Nous Te rendons grâce pour nous avoir poussés à construire, à chercher, à former du bout de nos doigts et à la portée de nos yeux.

Et lorsque nous aurons construit un autel à la Lumière Invisible, puissent y être placées les petites lumières pour lesquelles notre vision corporelle a été créée.

Et nous Te rendons grâce car les ténèbres nous rappellent la lumière.

Ô Lumière Invisible, nous Te rendons grâce pour Ta grande gloire ! »

(chœur X)

Vivre dans et pour la Lumière, rendre grâce et bâtir dans la fidélité, voilà ce que notre monde attend, voilà ce dont notre monde a besoin.

Début du poème Les Hommes Creux cité par le colonel W. E. Kurtz dans Apocalypse Now :

« Nous sommes des hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.
Silhouette sans forme, ombre décolorée.
Geste sans mouvement, force paralysée ;
Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés. »

Extrait du poème Les Hommes Creux, trad. de P. Leyris

Biographies et œuvres :

  • Georges Cattaui, T.S. Eliot, Editions Universitaires, 1957.
  • Peter Ackroyd, T.S. Eliot, Penguin Books, 1993.
  • Stéphane Giocanti, T.S. Eliot ou le monde en poussières, JC Lattès, 2002. 
  • T.S. Eliot, Poésie, édition bilingue, trad. P. Leyris, Seuil, 1976.
  • T.S. Eliot, Essais choisis, trad. H. Fluchère, Seuil, 1950.
  • T.S. Eliot, Meurtre dans la cathédrale, trad. H. Fluchère, L’Arche éditeur, 1952.
  • T.S. Eliot, Cori da « La Rocca », édition bilingue, trad. R. Sanesi, BUR Rizzoli, 2020.
  • T.S. Eliot, Sommes-nous encore en chrétienté ? trad. A. Frédérik, Éditions Universitaires, 1946.