Édition 38 – Haut les cœurs !

Notre nouveau numéro est en ligne. Farouchement libre, toujours !

Chers amis, chers abonnés,

Peut-on trouver, dans un même journal, des articles qui défendent les chrétiens, et un entretien où l’on nous explique que le « vrai » christianisme aurait été perverti par les Églises ? Oui, c’est possible, car depuis toujours, nous sommes animés par le goût de la controverse amicale et argumentée. Malheureusement, un article sur une conférence sabotée à Genève vous montrera que cette ouverture d’esprit n’est pas partagée par tous.

Mais qu’importe ! « Haut les cœurs », lance notre édito, et nous sommes ravis de vous proposer ce nouveau numéro, qui contient également nos traditionnelles vacheries de l’Observatoire du progrès, une riche présentation de la figure du Travailleur chez l’écrivain Ernst Jünger, un débat sur les limites de Schengen ou un reportage captivant dans une Bretagne profonde, inquiète et fervente.

Merci de votre soutien et de vos abonnements indispensables pour que nous puissions poursuivre notre chemin.

Consultez la nouvelle édition numérique

(édition visible des abonnés seuls, veillez à vous connecter !)




La « fée de l’or vert » a tenu sa promesse de jeunesse

On la surnomme « la fée de l’or vert » ou parfois même « la shamane valaisanne »… Germaine Cousin-Zermatten avait presque 100 ans lorsque nous sommes montés la rencontrer en novembre 2023 là-haut sur sa montagne dans son chalet de Saint-Martin (VS) sur les hauts du val d’Hérens. Plus rare encore : malgré cet âge canonique, la sage valaisanne était belle et lumineuse. Belle et lumineuse car, derrière ses rides évoquant un de ces glaciers crevassé vu du ciel, brillait encore un regard joyeux et plein de vie. Pleinement joyeuse. Pleinement ici et maintenant. Pleinement connectée à sa « source » : la nature. Une fontaine de jouvence. Une fontaine de santé surtout dont l’Hérensarde connait bien des secrets. Et plutôt que de les garder pour elle, la nonagénaire a passé 25 ans de sa vie à les connaître en profondeur et à les partager. Pour cette « encyclopédie vivante », ça coulait de source… « Il y a des plantes pour tous les maux ! » assène-t-elle d’emblée.

Cette conviction a commencé à germer un 22 avril 1925. Ce jour-là, Germaine Cousin voit le jour dans le chalet parental de Saint-Martin à quelque 1400 m d’altitude. Elle est la huitième d’une fratrie de quatorze. Son père est gérant de la Coop locale mais aussi un petit paysan. Elle grandit au milieu des poules, des chèvres, des vaches et des plantes, à 20 km à pied du premier médecin mais à deux pas de connaissances ancestrales le remplaçant fichtrement bien. Celles des plantes médicinales et de leurs propriétés. Elle commencera à les découvrir tout naturellement enfant grâce à sa maman Alexandrine et à son grand-père paternel Pierre-Marie. Ce dernier lui enseigne aussi qu’en enlaçant un mélèze ou un sapin dans ses bras, on peut se recharger. La petite fille écoute fascinée et essaie. 

Une enfance valaisanne.

Et presque un siècle plus tard, cela fonctionne toujours. « Les anciens avaient conscience qu’en visualisant les énergies terrestres et cosmiques circuler en nous à travers ces arbres, on se nourrissait corps et âme », résume comme une évidence Germaine. Au mayen, elle confesse sentir encore la présence des esprits de la nature. Pour elle, ils sont une évidence comme les anges gardiens, les guides et les ancêtres qui veilleraient sur nous depuis les mondes invisibles… Elle l’explique sans essayer de convaincre mais comme une évidence là encore qui a l’écho de la vérité aux oreilles de ses interlocuteurs.

Un accident fondateur

En 1937, à 12 ans, la vie de la Valaisanne bascule sur la route de l’école où elle se rend en luge sur un chemin muletier. Alors qu’elle file à pleine vitesse, elle se retrouve face à face avec le traineau d’un paysan qui remontait. L’adolescente sort de sa trajectoire et chute lourdement. Le genou de sa camarade s’enfonce de plein fouet dans son dos. Une fois à l’école et le temps de se refroidir, elle ne peut plus marcher. Le médecin qui lui fait passer une radio est formel lorsqu’il déclare à sa mère : « Madame Zermatten, on ne peut rien faire pour votre fille. Elle a un tassement de vertèbres et une fissure à la colonne vertébrale. Elle va rester paralysée. » 

« Mais ma mère n’y a pas cru. Moi je pleurais et elle m’a dit : fais-toi pas de souci. Entre le Bon Dieu et moi, on va te sortir de là ! » La matriarche valaisanne prie quotidiennement pour la guérison et frictionne sa fille matin et soir avec la lotion d’arnica, de millepertuis et d’astragale, qui calme l’inflammation et aide à reconstituer les coussinets entre ses vertèbres. « Deux ans après, je n’avais plus mal. Le médecin était estomaqué mais m’a quand même dit que je ne pourrais ni cultiver la terre, ni avoir d’enfant et que je porterai un corset toute ma vie… » Le scientifique aura fort heureusement tort sur toute la ligne ! Germaine Zermatten tire de cette expérience fondatrice une foi profonde « très différente de la religion ». « La foi que je n’avais qu’à demander et que là-haut on m’aiderait ! Et je me suis aussi fait une promesse : que jamais je ne laisserai ce savoir des plantes se perdre » résume-t-elle simplement. 

Partage de connaissances en Haïti.

Dans sa jeunesse, la Valaisanne reste un peu atypique au village. Alors qu’avec ses copines, elle va admirer les étoiles filantes un soir après le chapelet hebdomadaire, toutes les autres font le même vœux : celui de trouver un beau et gentil mari. « Moi, j’ai demandé à connaître le monde et j’ai été exaucé notamment car les plantes m’auront fait voyager jusqu’au Burkina Faso et en Haïti, où j’ai eu la chance d’aller partager mes connaissances… » se souvient-elle joyeusement. Jeune femme, Germaine Cousin fut aussi fille de salle du côté de Crans-Montana et en plaine. Et elle partira même une année et demi travailler comme gouvernante en Angleterre. C’est le décès prématuré de sa maman adorée qui la ramènera au pays. Elle s’y mariera finalement à 29 ans avec Jean Cousin (décédé en 2012) un Lausannois qui fit carrière comme secrétaire au Tribunal cantonal. Elle travaille un temps comme hôtelière.

Son fils comme catalyseur

En 1956, arrive leur fils unique Raymond. Elle le soigne exclusivement par les plantes sans jamais le faire vacciner. « Je ne suis pas contre les médicaments mais contre les abus de médicaments. D’ailleurs, je n’en ai aucun chez moi et je n’ai pas vu de médecin depuis presque dix ans. Je préfère soigner la santé que la maladie en faisant de la complémentation estivale et hivernale et des cures automnales et printanières de plantes… » Une fois adulte, Raymond Cousin part faire de l’exploitation minière en Afrique. De là-bas, il joint souvent sa maman pour résoudre ses problèmes de santé et ceux de ses collègues, lesquels sont souvent corsés ! Une fois de retour, surpris par l’efficacité redoutable de ces recettes de grand-mère, il lui dit : « maintenant Maman, tu vas me mettre tout ça par écrit car, quand tu ne seras plus là, je ne saurai plus à qui les demander ! » 

Germaine Cousin, qui a déjà la cinquantaine bien tassée, fait mieux que s’exécuter : elle se met à faire patiemment le tour de la vallée pour recueillir et si possible tester sur elle les recettes des anciens. « Ce savoir, jadis très répandu, s’était beaucoup perdu et très rapidement avec l’arrivée de la chimie, dont on ne connaissait pas les effets secondaires. Les gens avaient perdu conscience de la valeur de la tradition… » Une émission de télévision lui donnera un sérieux coups de projecteur. Il s’agit de Téléscope, programme phare de la RTS, qui lui consacre un reportage très remarqué intitulé « La pharmacie des Dieux ». Après sa diffusion, son livre de recette se vend comme des petits pains. Son fils se met à fabriquer les pommades, sirops et lotions dont sa mère donne les recettes en conférence ou en séminaire. Il ira jusqu’à fonder son propre laboratoire et à y fabriquer des hydrolats et des huiles essentielles. Et en 2010, il rachète Santissa, la société de son principal fournisseur.

Sa mère et lui ont aujourd’hui huit livres à leur actif, lesquels ont été republiés dans leur propre maison d’édition. Cette œuvre, compilée en trois volumes, a figure de testament. Aujourd’hui encore, Germaine Cousin enchaîne les conférences et les ateliers. Sa sagesse est très demandée. « Je suis contente de pouvoir aider et ainsi de tenir la promesse que je m’étais faite à l’âge de 16 ans de ne pas laisser mourir ce savoir ancestral des plantes ! » Notre monde qui semble vouloir s’enfoncer dans la folie n’enraye guère son optimisme. « Les gens reviennent aux savoirs ancestraux. Ils sont de plus en plus conscients et je reste donc optimiste ! » La mort ? La « fée de l’or vert » ne la craint pas. « On ne meurt pas. On change seulement de plan et de toute façon, je suis prête pour cela. Prête mais pas pressée. Ça se passera bien de toute façon… »

www.santissa.com
www.germainecousin.ch

Six de ses plantes communes pour se soigner

Ail des ours
La feuille et le bulbe de cette plante de la famille des Alliacées ont des propriétés antiseptiques, anthelminthiques, dépuratives, rubéfiantes, hypotenseures et hypolipémiantes. On les utilise en cas de rhumatismes, d’hypertension, de cholestérol, de problèmes gastro-intestinaux. Et ce en teinture, sirop, décoction, jus, cataplasme de pulpe ou essence. Ses feuilles peuvent se préparer en pesto et en soupe ou être utilisées comme épices dans des salades.

Arnica
Les feuilles et fleurs de cette plante ont des propriétés antiseptiques, cicatrisantes, désinfectantes, dépuratives et sudorifiques. On les utilise en cas de brûlures d’estomac, d’abcès, de maladies de la peau, de mauvaise circulation, d’empoisonnement, de plaies, de goutte, de rhumatismes, de pneumonie et de tuberculose. Et ce en alcoolat, huile, pommade, teinture mère et tisane à très faible dose.

Bourrache
Les feuilles, tiges et fleurs de cette plante ont des propriétés adoucissantes, diurétiques, laxatives, dépuratives et sudorifiques. On les utilise en cas de bronchite, constipation, goutte, grippe, rougeole et soins de la peau. Et ce en alcoolat, bain, huile, pommade, sirop, teinture mère et tisane.

Bourse-à-pasteur
Les feuilles, fleurs et graines de cette plante ont des propriétés astringentes, hémostatiques et réduisent l’engorgement. On les utilise en cas de crampes intestinales, de cystite, de diabète, de dysenterie, de gonflement des articulations, de goutte, d’hémorroïdes, de maux de reins, de néphrite, de troubles de la prostate et de varices. Et ce en alcoolat, bain, cataplasme, huile, pommade, teinture mère et tisane.

Consoude
Les racines fraîches ou séchées de cette plante ont des propriétés adoucissantes, astringentes et cicatrisantes. On les utilise en cas d’articulations douloureuses, d’entorses et foulures, d’inflammation des muqueuses, de plaies, de rhumatismes et de varices. Et ce en bain, cataplasme, décoction, huile, pommade et poudre.

Dent-de-lion
Les racines, feuilles et fleurs de cette plante ont des propriétés antiscorbutiques, apéritives, cholérétiques, dépuratives, diurétiques et laxatives. On les utilise en cas d’albuminurie, de calculs biliaires, de calculs rénaux, de cataracte, de dartre, de dépuration du sang au printemps, de jaunisse et d’oreillons. Et ce en alcoolat, bain, cataplasme, en cuisine, poudre, teinture mère, tisane, vin apéritif et dépuratif.




La Marguerite des Marguerites

Cela fera bientôt un demi-millénaire que l’on lit l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Mais la sœur de François Ier fut bien plus qu’une prosatrice admirable et elle ne se limite pas à un seul livre. Une récente biographie par Patricia Eichel-Lojkine lui rend un hommage mérité. Je le confesse : j’ai eu autant de plaisir à lire ce livre que j’en avais eu, trente ans plus tôt, devant les nouvelles de la reine de Navarre. 

Marguerite a vécu dans un monde qui différait du nôtre par l’omniprésence de la mort infantile et juvénile. Il n’est pas de pire expérience que de voir mourir ses enfants, y compris « ceux qui n’ont pas vu le jour », selon la belle expression utilisée pour la commémoraison des morts lors de la proscomidie dans l’Église orthodoxe roumaine. La biographie de Marguerite d’Angoulême est ainsi remplie de décès prématurés, y compris celui d’un fils mort à six mois en 1530.  Nos ancêtres ne s’accoutumaient pas à ces morts ; ils en souffraient autant que nous ; mais ils essayaient de survivre par la foi. Et Marguerite, sœur de roi, souche de tant de rois puisqu’elle fut la grand-mère d’Henri IV par sa fille Jeanne d’Albret, fut avant tout une femme de foi. Mais de quelle foi s’agissait-il ?

Contrairement à sa fille, qui devait implanter la Réforme dans le Béarn en 1560, Marguerite est morte au sein du catholicisme romain – ce que Théodore de Bèze devait lui reprocher dans ses Icones en 1580-1581. Pourtant, toute sa vie s’est déroulée dans des cercles de « mal sentants de la foi », l’évêque Guillaume Briçonnet, Jacques Lefèvre d’Étaples, Clément Marot et bien d’autres. À travers la vie de la reine de Navarre, il est possible de découvrir les sources du protestantisme français, mais aussi de comprendre pourquoi la France du XVIe siècle n’a pas choisi la Réforme.

Les 95 thèses de Luther.

Un certain nombre de conditions semblaient pourtant réunies : un roi modéré ; sa sœur ouvertement réformatrice ; une hostilité permanente envers les champions de la Contre-Réforme qu’étaient les Habsbourg ; un clergé en grande partie ouvert au changement. Entre l’affichage des 95 thèses de Luther à Wittenberg le 31 octobre 1517 et l’affaire des Placards à Amboise dans la nuit dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, il y eut une période où tout semblait possible. La France était sans doute encline à accueillir un protestantisme de type luthérien, c’est-à-dire ouvert au compromis sur ce que Luther nommait les adiaphora (ἀδιάφορα) (cf. notamment l’article X de l’Epitomé de la Formule de Concorde), les choses indifférentes. Ce qui intéressait Marguerite et son entourage, c’était la doctrine luthérienne du salut par la foi, et la large diffusion de la Bible en français. En effet, la Sorbonne manifestait une hostilité fanatique à tout ce qui aurait pu transmettre aux masses la connaissance des Écritures. Il y a d’étranges constantes dans l’Histoire : l’Université, alors bastion du latin, aujourd’hui cheval de Troie de l’anglais, toujours hostile à la langue du peuple.

Tout aussi constant fut le combat de Marguerite pour la langue française. Le français comme langue de traduction des saintes Écritures, comme langue de prière, comme langue littéraire. La rédaction de l’Heptaméron s’inscrit aussi dans cette lutte, puisqu’il s’agissait de faire aussi bien que Boccace, mais en langue française. Cet engagement était partagé par son frère, qui fit enfin du français la langue officielle de ses États par l’édit de Villers-Cotterêts d’août 1539. S’il y a une personne que l’on est en droit de considérer comme la Mère de la Francophonie, c’est bien Marguerite de Navarre, non seulement écrivaine, mais aussi protectrice des arts et des lettres.

Mais ce qui ne pouvait attirer Marguerite, ce qui hérissait le plus grand nombre, ce que ne pouvait tolérer François Ier, c’est ce par quoi les réformateurs de langue française sont allés bien au-delà du luthéranisme : l’iconoclasme (combattu par Luther) et le refus de la présence réelle dans l’eucharistie (alors que Luther défendait la présence réelle – cf. article X de la Confession d’Augsbourg, article 6 des Articles de Smalkade, article VII de l’Epitomé de la Formule de Concorde). 

À cet égard, le lecteur de cette biographie arrivera sans doute à la conclusion que le principal responsable de l’échec du protestantisme dans le royaume de France fut le pasteur picard Antoine Marcourt, qui, depuis Neuchâtel, inondait la France de pamphlets où il prenait plaisir à offenser les croyances de la majorité de la population en matière de sacrements et de liturgie. Lorsque François Ier trouva un exemplaire d’un de ces tracts incendiaires, placardé sur la porte de sa chambre à coucher, il ne restait plus aucune porte ouverte pour une coexistence pacifique : dans les circonstances de l’époque, la moindre apparence de tolérance de la part du souverain lui aurait aliéné l’opinion publique et coûté son trône.

On était toutefois loin des massacres qui allaient accompagner les guerres de Religion sous les derniers Valois, puisqu’il y eut environ 170 exécutions pour cause de protestantisme durant tout le règne de François, et qu’on ne peut pas non plus attribuer au roi tous les arrêts des Parlements. En revanche, plane sur sa mémoire la macule d’avoir autorisé, malgré l’opposition de sa sœur, et après quatre ans d’hésitation, l’exécution de l’arrêt de Mérindol du parlement d’Aix-en-Provence, qui, pour la première fois, condamnait des suspects sans procès ni jugement préalable, et étendait des peines individuelles à une collectivité entière. Cette décision aboutit au massacre des Vaudois du Lubéron (pour éviter toute confusion, on devrait plutôt les appeler Valdésiens, comme en italien) par Jean Maynier, baron d’Oppède et président du Parlement de Provence.

Le massacre de Mérindol, par Gustave Doré (1832-1883).

Dans ce monde où les mariages étaient arrangés, et souvent interrompus par le veuvage (ce fut le cas de Marguerite qui perdit son premier mari en 1525) et où les enfants arrivaient rarement à l’âge adulte, les liens entre frères et sœurs avaient une importance considérable.  À partir du moment où François avait refusé le protestantisme, Marguerite ne franchirait pas le pas, ne pouvant envisager d’infliger une pareille douleur à son frère. Elle fit tout ce qu’elle pouvait pour protéger les protestants persécutés, mais elle ne les rejoignit pas. Marguerite avait toutefois bien d’autres attaches qui la retenaient dans le catholicisme, malgré ses penchants réformateurs, et le premier de ces liens était la foi dans les sacrements. Son cas a probablement été celui de milliers d’autres, et explique comment le protestantisme français s’est condamné à une condition de minoritaire.

Rien n’est plus touchant dans la vie de la reine de Navarre que l’attachement qu’elle éprouvait pour son frère, de telle sorte que la mort de l’autre le 31 mars 1547 présageait la mort de soi le 21 décembre 1549. Comment ne pas citer ici les vers composés par Marguerite à la mort de François :

Mes larmes, mes soupirs, mes cris

Dont tant bien je sais la pratique

Sont mon parler et mes écrits

Car je n’ai autre rhétorique.

Marguerite fut une grande poétesse, même si le jugement de la postérité a donné raison à Claude Gruget, éditeur de l’Heptaméron en 1559, qui avait prévu que c’est ce recueil de nouvelles qui vaudrait à la reine de Navarre de rester dans les mémoires. Un siècle plus tard, elle servait déjà de source d’inspiration à Jean de La Fontaine pour un de ses Contes(La servante justifiée) :

Pour cette fois, la Reine de Navarre

D’un « c’estoit moy » naïf autant que rare,

Entretiendra dans ces Vers le Lecteur.

Parmi ces nombreux visages de Marguerite, c’est la réformatrice religieuse que je voudrais retenir en conclusion. L’Europe connaît depuis le début du XXIe siècle des mutations religieuses importantes, qui ne se limitent pas à l’implantation de l’Islam. Des bastions réputés inexpugnables de l’Orthodoxie (Roumanie) ou du catholicisme (Pologne) se déchristianisent. En revanche, l’athéisme marxiste-léniniste, qui paraissait inébranlable, recule ici ou là au profit de l’Islam (cas de la Russie) ou du protestantisme (cas de l’Ukraine). 

En France, la religion qui progresse le plus vite est le protestantisme. De même, la Réforme s’est solidement implantée dans les anciennes colonies françaises et belges, où la langue française s’est, elle aussi, enracinée. Je possède une édition de la liturgie luthérienne en français réalisée par la filiale canadienne du Synode du Missouri à l’intention de paroisses francophones fondées, non seulement au Québec, mais aussi en Amérique anglophone, par des immigrés africains et malgaches.

Toutefois, il semble que ces convertis d’Afrique et de France aient en grande majorité rejoint des Églises anhistoriques et qu’ils connaissent fort peu les racines du protestantisme de langue française. Ce serait un grand bonheur pour moi si ces quelques lignes consacrées à la Marguerite des Marguerites trouvaient un lecteur dans ces milieux et amenaient l’un de ces nouveaux convertis à s’intéresser à ces grandes figures intellectuelles et spirituelles qui s’épanouirent sous le règne de François Ier

André Birmelé et Marc Lienhard, La foi des Églises luthériennes, Cerf/ Labor et Fides, Paris / Genève 2003, 605 pages.

Carl E. Braaten, Principles of Lutheran Theology, Fortress Press, Philadelphie 1983, 144 pages.

Église luthérienne du Canada, Liturgies et cantiques luthériens, Winnipeg 2009, 864 pages.

Patricia Eichel-Lojkine, Marguerite de Navarre, Perrin, Paris 2021, 395 pages.

Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, édition par Simone de Reyff, GF Flammarion, Paris 1982, 564 pages.




Un autre libéralisme est-il possible ?

Si vous lisez notre journal de de longue date, sans doute aurez-vous remarqué la récurrence d’un thème auquel nous sommes trop peu souvent associés à notre goût : la quête d’un modèle économique à même, selon le socle de valeurs que nous revendiquons depuis nos tout débuts, de garantir « une économie privée garante de prospérité, dans le respect de la Création et du tissu social ». Cette exploration nous a notamment menés chez Hilaire Belloc, héraut du distributisme et chez bien d’autres théoriciens.

C’est dans cet horizon que nous vous proposons de lire cette chronique, sans cacher par ailleurs les liens professionnels qui nous rattachent à la société Innergia via l’activité de la raison individuelle « Pomey Communication ». Mais en quoi la lecture d’un livre d’homme d’affaires, au juste, peut bien résonner avec les préoccupations d’un journal qui revendique une fibre populaire ?
 
Pendant des décennies, la seule responsabilité sociale des entreprises, pensait-on, consistait à générer des profits immédiats. C’était la vision « amorale » de Milton Friedman, partagée y compris par ceux qui nourrissaient un souci écologique à côté de leur business. On considérait simplement qu’il s’agissait de sphères séparées et on misait sur la philanthropie pour réparer les pots cassés par le capitalisme.

Le retour de la boussole morale

Dans « The New Nature of Business », qui vient de paraître, le vice-président du groupe Roche André Hoffmann propose une vision des affaires qui rompt avec ce modèle. Donnant l’exemple de plusieurs sociétés engagées sur le chemin de la durabilité, celui qui est aussi un environnementaliste passionné montre comment la notion de capital doit être déployée au-delà de sa seule acception financière. C’est ainsi qu’il évoque aussi un capital naturel, social ou humain. Les notions de « boussole morale » ou de « bien commun », jusqu’ici peu prisées des capitaines d’industrie, sont également très présentes pour diriger l’action des sociétés engagées sur le chemin de la prospérité durable.

Au chapitre huit, l’ouvrage présente l’activité de l’entreprise Innergia, basée à Payerne. Active à Rossinière, Henniez ou encore Treytorrens, cette dernière offre une réponse unique à la crise énergétique globale. Les spécificités de son modèle : une valorisation des ressources communales, une collaboration avec les acteurs économiques régionaux et l’implication de la population via la création de coopératives citoyennes. Le tout, de manière 100% autofinancée. Comment ça marche ? Avec la création d’une société privée détenue à 49 % par la commune et à 49 % par une coopérative d’habitants qui permet aux collectivités d’obtenir des emprunts obligataires auprès d’investisseurs institutionnels et de caisses de pension suisses. Pour rendre tout cette transition locale possible, les collectivités apportent une garantie à leur société de Services Industriels Communaux (SIC) qu’elles contrôlent.

Et si, au lieu de refuser le libéralisme de l’extérieur, il n’était pas temps de le transformer de l’intérieur ? Avec Innergia et dans la continuité du travail mené jusqu’ici, nous espérons nous aussi apporter notre pierre à l’édifice de ce nouveau libéralisme coopératif. Puisse-t-il inspirer dans d’autres secteurs en crise, comme la santé par exemple.

Pour commander l’ouvrage, coécrit avec le journaliste Peter Vanham, sur le site de l’éditeur: https://www.wiley.com/en-cn/The+New+Nature+of+Business%3A+The+Path+to+Prosperity+and+Sustainability-p-9781394257546

Cet article vous est intégralement offert par amour du débat. Mais nous avons besoin de vous pour continuer à exercer notre rôle de contre-pouvoir. 
Abonnements : https://lepeuple.ch/sabonner/
Dons: https://lepeuple.ch/nous-soutenir/




« Le progressisme radical est un système de croyances fabriqué par et pour les élites »

Il faut d’abord se représenter ce repas de famille qui menace à tout moment de mal tourner. En réalité, tous les éléments seraient réunis pour que la soirée soit belle, mais vous subissez depuis deux heures un ayatollah du progressisme qui, sans jamais esquisser le moindre sourire, vous assène un tableau impitoyable de notre société. Raciste, sexiste, arriérée… selon lui, la société occidentale cumule tous les défauts et vous-mêmes, cela va sans dire, en êtes un représentant fort coupable en votre qualité d’hétérobeauf cisgenre.

Que faire ? Endurer ça jusqu’au bout ou mettre les pieds dans le plat avec flamboyance ? Si vous êtes plutôt du genre rock’n’roll, cet essai au style étincelant de l’historien Olivier Moos est fait pour vous. Oscillant entre satire et rigueur universitaire, il vous permettra de démonter point par point, l’argumentation de votre compagnon de table avec l’assurance de vous griller socialement pour l’éternité. 

Mais au-delà des joies de la provocation droitière, y a-t-il vraiment encore un sens à déconstruire le progressisme radical ? Nous avons mis l’auteur sur le grill (à tofu).

Cliquez sur l’image pour accéder au site de l’éditeur.


Attaquer le néo-féminisme, le transgenrisme ou l’antiracisme devenu fou… Est-ce encore bien nécessaire ?

Les publications « nécessaires » sont probablement une rareté, mais on espère qu’un certain nombre d’entre elles peuvent se révéler instructives et divertissantes. Je laisse au lecteur le soin de décider si ce livre fait partie de cette catégorie. 

C’est le plaisir égoïste de l’écriture et du débat qui est à l’origine du Guide du Réac, et non un espoir naïf d’influencer quoi ou qui que ce soit. Après tout, nos croyances et convictions ne sont pas le produit d’une démarche exclusivement rationnelle ; nous tendons naturellement à préférer ce qui résonne avec nos intuitions morales, ce qui solidifie notre appartenance tribale. D’où le prélude que j’ai rédigé en introduction. Mes préjugés et inclinations sont annoncés d’entrée au lecteur et les pointes d’humour qui égaillent les chapitres l’invitent à ne pas prendre tout ceci trop au sérieux.

Est-ce qu’avec le « wokisme », la droite intellectuelle n’a pas trouvé un épouvantail bien utile pour ne pas avoir à affronter son incapacité à produire des concepts à elle ?

Dans une certaine mesure, oui. Critiquer cet ensemble d’idées et d’attitudes que nous appelons le « wokisme » est récemment devenu un moyen de se positionner dans le débat public, de signaler sa chapelle politique. Compte tenu des coûts que la mise en pratique de cette idéologie inflige à la société, la dénoncer relève d’une démarche assez saine, même si trop souvent réactive et superficielle. Il faut bien reconnaître que l’anti-wokisme peut aussi servir de cache-sexe à une absence de substance. 

Dans cette compétition narrative autour des questions de société, la gauche progressiste a été capable de produire un grand récit mobilisateur qui a été adopté par une partie importante des élites cognitives dans les pays occidentaux. En revanche, conservateurs et libéraux démarrent la course en retard et avec un certain nombre de handicaps. L’optimiste simplicité de l’utopie, l’ivresse révolutionnaire, les promesses de l’égalitarisme… ces idées ont toujours été plus séductrices qu’un pragmatisme politique articulé sur le compromis, la responsabilité individuelle et les contraintes du réel. Il existe bien sûr des cercles conservateurs et libéraux qui adoptent une approche proactive et s’appuient sur une riche tradition intellectuelle, mais leurs réflexions restent marginalisées au sein des institutions de production de savoir et d’opinion. Leur produit est difficile à vendre sur un marché des idées devenu dysfonctionnel et passablement corseté par les tabous du progressisme.   

On sent chez vous une envie de rompre avec les dérives du monde universitaire, tout en montrant que vous en maîtrisez tous les codes. Est-ce juste ?

Je dirais plutôt que c’est un inévitable effet secondaire. Le progressisme radical est un système de croyances fabriqué par et pour les élites, qui déguise des assertions idéologiques en affirmations de science. Pour dénoncer la corruption du savoir qui affecte certaines boutiques universitaires, la solution ne consiste pas à abandonner la démarche scientifique, mais au contraire à montrer le contraste entre ces croyances et ce que cette démarche nous révèle. 

Les faits d’actualité que vous mentionnez sont souvent suisses, mais vos références intellectuelles, quant à elles, très américaines. Cela ne conduit-il pas à un risque d’analyse un peu hors sol ?

Je ne le pense pas, mais ce serait plutôt aux lecteurs de répondre à cette question. 

La majorité de mes références et sources sont nord-américaines dans la mesure où les pays occidentaux anglophones sont l’épicentre de cette révolution culturelle. Les données statistiques, les analyses sociologiques du phénomène, y sont respectivement plus accessibles et plus riches que dans les pays européens où il se déploie sous des formes plus discrètes, moins virulentes. Quoi qu’il en soit, les lieux de production et de diffusion, le contenu idéologique, les dynamiques de groupe sont peu ou prou analogues des deux côtés de l’Atlantique. Après tout, un sophisme demeure un raisonnement fallacieux que l’on soit à Genève ou à New York, et les acteurs répondent aux mêmes incitatifs.

Vous parlez d’idéologies « politiquement rentable », en page 122. Pourquoi ne développez-vous pas davantage cette idée de conquête de pouvoir dans une logique de marché ? 

Parce que développer la manière dont le phénomène « woke » s’articule avec les logiques marchandes, par exemple le rapport entre surproduction des élites et « capitalisme symbolique » ou le recyclage de la « justice sociale » par les corporations, aurait rallongé le chapitre plus que de raison et dépassé l’horizon de cet essai. Je le voulais aussi court et incisif que possible. Aucune prétention à être exhaustif.

Dans l’extrait auquel vous faites référence, le « politiquement rentable » introduit deux notions complémentaires. D’abord, que les idées luxueuses du progressisme confèrent du statut aux élites tout en infligeant souvent des coûts aux classes inférieures. Ensuite, que les activistes entretiennent un rapport partiellement instrumental avec leur idéologie. Si leurs discours et comportements sont cadrés par ce capital symbolique et discursif, ils ne sont pas pour autant des consommateurs passifs. Ils sélectionnent aussi dans ce capital les éléments qui servent leurs besoins et leurs intérêts personnels. Bien sûr, l’on croit fermement à l’inclusivité, à l’équité, à la diversité, mais l’on veut aussi gravir l’échelle sociale, obtenir le salaire que son diplôme supposément mérite. Lorsque cette inévitable tension entre idéologie égalitariste, persistance des effets négatifs et ambitions statutaires se révèle trop forte, on la résout en fabriquant des croque-mitaines (l’homme mâle blanc cisgenre, le patriarcat, etc.) auxquels l’on attribue la responsabilité des inégalités. Il est donc « politiquement rentable » pour un élu ou un expert de croire, par exemple, que le « racisme systémique » est responsable de tous les maux dont souffrent les minorités de couleur, indépendamment de ce que l’investigation scientifique nous indique.

Vous avez beaucoup travaillé sur les groupes religieux contemporains. Tenez-vous, vous aussi, le « wokisme » pour une sorte de religion ?

La réponse courte est non. Le progressisme radical, à l’image d’autres corpus idéologiques, fonctionne à la manière d’un système de croyances, mais n’est pas pour autant une religion. Il lui manque une dimension proprement métaphysique. L’analogie religieuse est convoquée par les opposants au « wokisme » pour souligner la supposée irrationalité de certaines idées et comportements qui ressemblent à ce que l’on observe dans les groupes religieux fondamentalistes : l’obsession de la pureté et du péché, la certitude de jouir d’une infaillibilité morale, la condamnation de l’hérésie ou encore l’autorité indiscutable des écritures. Tout comme les systèmes religieux, le « wokisme » offre à ses adeptes une cosmographie et postule un certain nombre de forces immatérielles qui agissent dans la société. Cependant, d’un point de vue substantiel, les intellectuels de cette mouvance revendiquent de produire du savoir et de l’expertise, et non d’intercéder auprès du divin. Les abstractions qu’ils utilisent sont censées décrire des réalités concrètes et mesurables, et non des entités surnaturelles.

Comment acquérir votre ouvrage ?

Par l’intermédiaire des plateformes en ligne : Amazon, FNAC ou directement sur le site de la maison d’édition PublishRoom

Cet article vous est intégralement offert par amour du débat. Mais nous avons besoin de vous pour continuer à exercer notre rôle de contre-pouvoir. 
Abonnements : https://lepeuple.ch/sabonner/
Dons: https://lepeuple.ch/nous-soutenir/




Une héroïne de notre temps

Le 8 septembre 2024, la conseillère municipale de la ville de Zurich Sanija Ameti, née en Bosnie-Herzégovine en 1992, a accédé à une gloire aussi universelle que précoce en diffusant des images où elle tirait au pistolet sur une peinture italienne de la Vierge à l’Enfant. 

Pour ma part, ce qui m’a fasciné dans cette apothéose, ou plutôt apocoloquintose, de la divine Sanija, c’est une revendication que personne ne semble avoir relevée. Madame Ameti se déclare « musulmane agnostique ». Voilà pourtant une forte proclamation qui aurait dû quand même soulever quelques questions. Qui, en Occident, se proclame « catholique athée », « protestant à partir de la ceinture », « orthodoxe incroyant », « bouddhiste impie » ou « juif jusqu’aux épaules » ? Et pourtant, en Bosnie-Herzégovine, c’est naturel, et c’est même la norme, de se proclamer comme appartenant à une religion, tout en étant athée convaincu. C’est la queue de la comète du système ottoman revu et corrigé à la sauce titiste. Mais revenons au commencement.

Lorsque les Turcs se retrouvèrent maîtres de l’Anatolie, du Moyen-Orient, et de toute l’Europe du Sud-Est jusqu’à Budapest, leurs sultans se heurtèrent aux réalités bien incommodes de la démographie. Leur théocratie islamique se trouvait être un État à majorité chrétienne. Certes, les califes omeyyades et abbassides avaient connu cette situation lorsqu’ils régnèrent sur un Machreq où l’Islam ne deviendrait majoritaire qu’au temps des Croisades. Les maîtres musulmans de ces multitudes chrétiennes avaient donc inventé le système de la dhimmitude : la fausse tolérance des conquérants à l’égard des conquis, assortie d’un système d’humiliation et d’infériorisation permanentes.

Rencontre et amitié entre les peuples sur cette gravure du XVIIème représentant les Turcs conduisant des esclaves chrétiens tenant les têtes décapitées de leurs coreligionnaires.

Les sultans ottomans, eux, allaient faire beaucoup mieux. D’abord en organisant la dhimmitude dans le sens le plus libéral et le plus équitable que permettait un système fondé sur l’inégalité et la discrimination. Ensuite, en donnant à la marge d’administration autonome qu’ils laissaient aux non-musulmans une forme plus systématique et mieux organisée. Comme les immenses importations d’esclaves de l’Empire ottoman se faisaient depuis des territoires européens qu’il ne gouvernait pas (Ukraine et Pologne en premier lieu), on peut dire que le seul point sur lequel les sujets chrétiens des sultans turcs ont plus souffert que ceux des califes arabes a été le devşirme, la levée périodique de garçons destinés à devenir des fonctionnaires ou des janissaires qui combattraient leurs anciens compatriotes. Pour le reste, les sultans ne souhaitaient pas voir disparaître des contribuables. De toute façon, les données démographiques ont été collationnées par Courbage et Fargues : en quatre siècles de domination ottomane, la proportion de chrétiens en Anatolie et au Machreq est remontée de 8 à 20%.

Au cœur de ce système, il y avait le millet, la nation religieuse. Tous les musulmans de l’Empire ottoman devaient former une seule nation dont le chef était le sultan. Tous les juifs devaient dépendre du grand rabbin d’Istanbul. Tous les chrétiens orthodoxes formaient une nation dont l’administrateur était le patriarche de Constantinople, laissant dans l’ombre ses collègues d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Tous les chrétiens monophysites avaient pour responsable civil le patriarche arménien d’Istanbul. 

Appliqué à des populations christianisées de longue date (Grecs, Arméniens, Arabes, Albanais, Roumains), le système du millet n’a pas eu d’autre effet délétère que d’encourager la corruption du clergé. En sont un exemple parfait les Arabes orthodoxes d’Israël, très croyants, très pratiquants, très soudés, mais dont l’épiscopat d’origine hellène passe une partie non négligeable de son temps à se déchirer à propos de la gestion des biens fonciers du patriarcat de Jérusalem. En fin de compte, dans ce contexte, le système du millet a plutôt protégé la foi chrétienne ancestrale de ces populations.

En revanche, chez les Slaves des Balkans, dont la christianisation n’était que superficielle, le système du millet, en masquant le retour au paganisme par la superposition factice d’une Église-administration, a eu des conséquences spirituelles catastrophiques. La situation s’est encore aggravée lorsque les micro-nationalismes des XIXe et XXe siècles ont coupé les liens avec le patriarcat de Constantinople et créé des Églises ethniques. Puis le pouvoir communiste a à la fois encouragé l’athéisme et la superstition. Le résultat est bien pire qu’un système césaro-papiste de soumission du clergé à l’État. Il y a eu absorption totale du fait religieux par le fait ethnique. La religion s’identifie à un peuple (élu par lui-même) qui s’identifie lui-même à l’athéisme, et la boucle est bouclée. On peut ainsi trouver des populations qui se déclarent orthodoxes à 80% lors des recensements (puisqu’il ne s’agit que d’une auto-identification ethnique) tout en se reconnaissant athées à 80% lors des sondages d’opinion.

Je me doute bien qu’il y a dans les pays francophones des « catholiques zombis », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd, dont le catholicisme n’est que culturel. Mais même ceux-là savent qu’il y a des moines et des « bonnes sœurs ». Il faut être « orthodoxe » yougoslave pour affirmer, comme je l’ai entendu, qu’il n’y a pas de moines et de monastères dans l’Église orthodoxe. Il doit y avoir des Argentins ou des Japonais qui ont voyagé en Grèce et qui ont appris l’existence de la république monastique orthodoxe du Mont-Athos dans le guide Michelin ou son équivalent. Mais quand on appartient à l’Église ethnique (comprendre au millet qui a coupé les liens avec Istanbul et s’est sécularisé), on ne va même pas s’abaisser à lire un guide touristique, puisqu’on sait tout sans avoir jamais rien appris. On peut ainsi brandir en toutes circonstances, de manière vraiment ostentatoire et agaçante, le fait qu’on est orthodoxe (comprendre l’appartenance au millet) tout en ayant des réactions de haine viscérale en voyant la couverture de Und die Bibel hat doch recht de Werner Keller (car la seule apparition du mot « Bible » est insupportable à l’athée militant que l’on est en réalité). On peut se réclamer du calendrier julien (réduit au folklore du millet) pour cracher sur les orthodoxes albanais, arabes, grecs et roumains qui fêtent Noël le 25 décembre, tout en ne connaissant pas la date de Pâques (puisqu’on ne va pas à l’église).  

« musulman agnostique », mais antichrétien farouche

Transposez cette situation à ce qui reste du millet musulman, et vous comprendrez qu’en Bosnie-Herzégovine, il n’est pas choquant d’être « musulman agnostique », mais intolérant et antichrétien farouche, comme on est « orthodoxe athée », mais intolérant et antimusulman, dans les débris des autres millets. Les musulmans ont même été transformés en nationalité par Tito en 1968. Apothéose du millet ottoman sous une dictature socialiste. Maintenant, soyons sérieux : le dernier soldat turc est parti en 1912. Quand on voit ce que les Turcs ont réussi à bâtir depuis la proclamation de la république en 1924, ce que les Grecs ont construit depuis la fin de la guerre civile en 1949, ce que les Roumains arrivent à faire depuis la chute du communisme en 1989, le discours qui rend les Ottomans responsables de la situation actuelle des populations balkaniques est aussi dénué de crédibilité que la propagande de l’État algérien qui impute tous ses échecs actuels à la colonisation française terminée en 1962. De manière paradoxale, cette incapacité à sortir du cadre du millet sécularisé et tribalisé rend ces nations plus fidèles à la mémoire de l’Empire ottoman que les Turcs d’aujourd’hui, qui ont cherché d’autres modèles politiques et sociaux. 

J’oubliais une chose. Madame Ameti est co-présidente du lobby Opération Libero, un machin progressiste encensé par les médias, « défendant des valeurs d’ouverture et de tolérance face aux populismes » (dixit Wikipédia). On relèvera donc avec intérêt que le stade final du progressisme suisse, c’est l’Empire ottoman.




L’Observatoire du progrès // septembre 2024

Les dernières seront les premières

Dans notre dernière édition nous vous faisions part de notre vive admiration pour l’australienne Rachael Gunn, pratiquante du breakdance. Largement moquée aux Jeux Olympiques pour sa prestation enfantine à base d’imitation de kangourou, cette spécialiste des questions de genre – il faut toujours insister là-dessus – tient sa revanche. La b-girl est en effet devenue numéro 1 mondiale au classement de la World DanceSport Federation (WDSF) ! Joie et flonflons ! Et ce message très fort pour toutes les bourgeoises sans talent du monde occidental : même en léger surpoids, vous aussi vous pouvez rafler la mise dans les disciplines des prolos !

Devoir citoyen

« Oui, il y aura une scène de sexe transgenre dans la saison 3 de Heartstopper et vous devriez tous la voir. » Voilà ce que nous apprend Konbini, à propos d’une série de Netflix faisant la part belle au catéchisme LGBTQIA+. Et le média d’enfoncer le clou en évoquant l’aspect « révolutionnaire et immanquable » du programme. Nous comptons sur notre aimable lectorat pour ne pas nous dénoncer si nous nous laissons aller jusqu’à désobéir aux injonctions de Konbini.

Une sortie prise très à cœur

« Toutes les religions sont un chemin vers Dieu ». Lui ayant déjà consacrée une vidéo, on ne va pas refaire ici toute l’analyse de cette belle déclaration du pape François à Singapour. Mais on s’en voudrait de ne pas partager ici l’enthousiasme de tous ceux qui, il y a quelques siècles, ont connu la joie de se faire arracher le cœur au sommet d’une pyramide aztèque pour apaiser le courroux de Huitzilopochtli ou Tlaloc.

Extrait vidéo : le traducteur du pape (en bras à droite) l’air pas dubitatif au moment exact de la fameuse déclaration sur la diversité des religions.

Le sens des priorités

D’ailleurs, à propos de post-catholicisme, ce rapide coup de chapeau à nos amis de cath.ch. Au lendemain du pèlerinage fribourgeois que nous évoquons dans notre édito, nos confrères ont en effet admirablement choisi leurs sujets : à quoi bon parler de 125 jeunes fidèles qui font revivre les traditions de leurs aïeux ? Eux avaient largement mieux : une bénédiction d’animaux à Bernex (GE), par exemple, et surtout un cercle de silence pour les migrants à Genève ! Un projet qui valait bien un autre cercle de silence, par exemple autour de la jeunesse catholique.

Rendez-nous de vrais despotes !

L’accusation est lourde, et nous ne la relayons qu’avec une extrême prudence : Bruno Retailleau, le nouveau ministre de l’Intérieur français, aurait triché lors d’un épisode de l’émission Intervilles de TF1, en 1997, rappelle le Huffington Post. Une sacrée casserole pour celui qui, à l’époque, bossait pour son ex-ami Philippe de Villiers au parc d’attractions du Puy du Fou. Faire des gestes en douce pour indiquer les bonnes réponses à un jeu débile, vous n’y pensez pas ! Faites-nous couler des Rainbow Warrior, mettez des milliers de journalistes sous écoute pour protéger une fille cachée, soyez potes avec des dictateurs, mais un peu de grandeur que diable !

On a les scientifiques qu’on mérite

« Nous devrons bientôt nous battre pour attirer les immigrants » juge le démographe Hendrik Budliger dans un entretien accordé à 24 heures. Eh oui, la Suisse a beau avoir passé le cap des 9 millions d’habitants, de nombreuses régions font face à une pénurie de main d’œuvre que seuls des apports étrangers pourront combler, avertit le scientifique. Or, face aux mêmes problèmes, pas certains que les pays d’origine des immigrés ou que nos voisins laissent s’échapper si facilement toute cette force de travail. Et le scientifique d’enfoncer le clou : « Nous ne devons pas nous sentir trop en sécurité ». Qu’il se rassure, ce n’est pas trop le cas à Yverdon-les-Bains, Vevey ou dans bien des quartiers de Genève.

Les petits tracas du « Quotidien »

Télévision toujours : rendez-vous incontournable de la culture progressiste, l’émission « Quotidien » de Yann Barthès ne serait peut-être pas si cool que ça. En coulisse, nous apprend une enquête de Télérama, ce serait « marche ou crève » et les équipes évolueraient dans un climat de grandes souffrances. « C’est beau d’afficher des valeurs, encore faut-il les appliquer », ose même un ex-collaborateur qui ne manquera pas d’être rapidement classé à l’extrême-droite. En bons chrétiens, gageons que ces douleurs seront rédemptrices : au moins ça aidera ce beau monde à comprendre ce que nous ressentons devant leur programme.




Pour une modernité héroïque : Ernst Jünger 

Évoquez le nom d’Ernst Jünger et immédiatement une silhouette se détache sur l’arrière-plan des tempêtes de l’histoire européenne : celle d’un penseur au carrefour du guerrier et du philosophe, un écrivain fasciné à la fois par le feu des batailles et par les grandes dynamiques de la modernité. Né en 1895 à Heidelberg, Ernst Jünger a vécu en tant que soldat, écrivain et philosophe, incarnant un parcours intellectuel singulier, profondément marqué par les convulsions et les soubresauts du XXème siècle. Son essai Le Travailleur (Der Arbeiter), publié en 1932, constitue l’une des clefs de lecture pour comprendre son rapport complexe à l’époque industrielle et aux forces qui structurent le monde moderne.

Bon nombre de pamphlétaires ont pris la plume pour dénoncer la décadence de notre époque, les maux du progrès déshumanisant ou cette monstrueuse bureaucratie qui enserre l’individu. Jünger, plus qu’un simple polémiste, fait toutefois office de voyant, celui qui perçoit les contours de ce nouveau type humain qu’il nomme le Travailleur. Sous le titre éponyme se profile un essai métapolitique, écrit dans les années de la République de Weimar, alors que l’Allemagne agonise sous les coups de l’inflation, de l’humiliation du Traité de Versailles et de la montée des extrémismes. C’est dans ce contexte d’effondrement que Jünger érige l’idée du Travailleur, qui se rapproche de l’individu absolu de Julius Evola, épousant la dynamique nouvelle de la technique et du pouvoir, quitte à sacrifier son individualité au profit d’une action collective.

Témoin et acteur d’un monde en transformation

Avant d’entrer dans l’analyse du Travailleur, un détour par la biographie d’Ernst Jünger s’impose. Dès son plus jeune âge, Jünger s’engage volontairement dans la Légion étrangère, une aventure qui préfigure déjà son attrait pour l’exploration des limites humaines. C’est cependant pendant la Première Guerre mondiale qu’il se fera connaître, ses carnets de guerre donnant naissance à son ouvrage Orages d’acier, publié en 1920, dans lequel l’expérience brutale des tranchées se transfigure en épopée héroïque. Pour Jünger, la guerre représente une intensité existentielle sans pareille, un phénomène qui, paradoxalement, apporte à l’homme une forme de clarté et de transcendance. Ce rapport au conflit et à la violence marquera toute son œuvre.

Une figure nietzschéenne

« L’ère du Travailleur, écrivait-il, est celle d’une domestication de la technique par un être qui se confond avec elle. » Cette phrase, qui pourrait sembler anodine au lecteur inattentif, est en vérité le cœur battant de la réflexion jüngerienne. Il ne s’agit pas ici d’une simple révolte contre la mécanisation, mais d’une acceptation pleine et entière du fait que l’humain s’efface, non dans la passivité, mais dans une sorte de glorification ascétique du rôle de la machine. Jünger, à l’instar de Nietzsche, admire cette volonté de dépassement. Pour lui, le Travailleur est un type humain qui se distingue non par ses attaches à la culture ou à l’intellect, mais par son endurance, sa capacité à être ce rouage conscient dans la gigantesque machinerie qu’est l’État moderne. En ce sens, le Travailleur n’est ni un prolétaire révolutionnaire, ni un bureaucrate, mais une sorte de surhomme mécanique, froid et implacable, debout au milieu des ruines et prêt à la « révolution silencieuse » (J. Evola).

Les constructeurs, de Fernand Léger, 1950.

Au-delà de la classe ouvrière

Il faut bien admettre que Le Travailleur est l’une des œuvres les plus énigmatiques et puissantes de Jünger. A première vue, ce texte pourrait sembler être une apologie de la classe ouvrière dans la lignée des pensées marxistes. Cependant, la figure du Travailleur chez Jünger dépasse de loin la dimension sociale et économique du prolétaire telle que l’envisage Marx. Le Travailleur de Jünger est avant tout une figure mythique, une nouvelle forme anthropologique, une force transcendante incarnant l’ère de la technique.

Dans cet ouvrage, Jünger voit la technique comme une force autonome qui ne se contente plus d’être un simple outil au service de l’homme mais qui s’impose comme une structure organisée, régissant les sociétés modernes. La forme (Gestalt) du Travailleur s’inscrit dans cette nouvelle réalité : « L’homme contemporain est façonné par la technique plus que par tout autre facteur. Et c’est sous l’influence de la technique qu’il doit aujourd’hui accomplir son destin ». Ainsi, le Travailleur chez Jünger est celui qui incarne cette nouvelle soumission à la technique, mais qui, dans cette soumission, trouve aussi une forme de puissance inédite.

On le voit bien, Jünger n’est pas un marxiste, bien au contraire. Là où les disciples de Marx voient dans la mécanisation une aliénation, Jünger discerne un moyen de transformation et de perfection. « L’homme se fond dans la technique », écrit-il, « et c’est là le seul chemin vers la maîtrise du chaos moderne ». Cette fusion entre l’homme et la machine n’est pas une régression ; c’est une sublimation de l’homme dans l’acier, le béton et l’action. Cela confère au Travailleur une essence qui dépasse celle du simple exécutant : il devient une figure héroïque.

N’oublions pas que Jünger a, lui-même, été un héros de la Première Guerre mondiale, décoré pour sa bravoure. Ses réflexions sur la guerre, dans son œuvre magistrale Orages d’acier, préfigurent déjà cette admiration pour l’acier et la modernité. Quand certains voient dans la Grande Guerre un massacre déshumanisant, Jünger perçoit la naissance d’une nouvelle humanité : celle qui accepte la guerre comme une forme de purification, où l’individu apprend à se fondre dans la masse en embrassant la discipline et l’ordre.

Le dépassement de l’individu bourgeois

Dans Le Travailleur, Jünger se fait aussi le critique acerbe du libéralisme bourgeois. Le Travailleur n’est pas seulement une figure socio-économique, il est surtout le symbole du dépassement de l’individualisme bourgeois, que Jünger associe à la faiblesse morale et à la décadence. Quand le bourgeois se replie sur le confort matériel et son existence personnelle, le Travailleur s’inscrit dans un ordre supérieur, celui de la technique et du destin collectif.

L’idée de l’individu est donc en crise. Jünger postule qu’à l’ère de la technique, l’individu ne peut plus être considéré comme une fin en soi. Au contraire, il doit se fondre dans un collectif, dans une forme qui le dépasse : « Le Travailleur n’est pas seulement une condition sociale, mais une figure universelle de l’homme de l’époque moderne ». 

« Le Travailleur incarne une force anonyme, collective, qui se moque des individualismes désuets et des idéaux bourgeois du XIXème siècle. » En effet, l’homme de cette nouvelle ère n’est plus guidé par la liberté ou la recherche du bonheur individuel, mais par l’efficacité et la productivité. Ce Travailleur est indissociable de la technologie et des structures sociales industrielles qui façonnent l’époque moderne. Jünger, tout en étant critique face à la modernité libérale, n’en fait pas pour autant un réquisitoire réactionnaire. Il ne prône pas un retour à un passé idyllique ; au contraire, il exhorte ses contemporains à embrasser cette nouvelle réalité, même si elle semble implacable et déshumanisante. Dans un certain sens, la modernité est pour Jünger un fait accompli, et il s’agit dès lors de l’appréhender dans toute sa radicalité et de la vivre avec éthique et style.

Le Travailleur face aux idéologies politiques

L’une des dimensions les plus intéressantes de l’essai est la position ambivalente de Jünger face aux idéologies de son temps. Le Travailleur ne peut être facilement classé dans les catégories politiques traditionnelles. En effet, Jünger n’était ni un réactionnaire, ni un conservateur dans le sens strict du terme, ni même un partisan des idéologies totalitaires qui émergeaient à l’époque, bien qu’il ait été courtisé par les nazis.

« L’État totalitaire ne comprend pas que le Travailleur n’a besoin ni de servitude ni de liberté, mais seulement d’une mission et d’un ordre. » Pour Jünger, l’idéal démocratique libéral, centré sur l’individu, est dépassé. Il critique violemment la société bourgeoise et ses institutions, mais ne cède pas non plus au collectivisme d’inspiration marxiste. Le Travailleur ne cherche ni l’égalité ni l’émancipation au sens où l’entend la gauche de son époque, mais se trouve guidé par un principe supérieur d’accomplissement technique et guerrier. Ce qui intéresse Jünger, c’est la manière dont le Travailleur transforme le monde et la façon dont il intègre la guerre, non pas comme une calamité, mais comme un mode d’être au monde, un rituel où l’homme, dans toute son énergie et sa force, peut se transcender.

Sur le plan politique, Le Travailleur est parfois lu comme une apologie des régimes totalitaires, ou du moins des régimes fondés sur une mobilisation totale des masses. Le Travailleur chez Jünger est celui qui accepte de se soumettre à un ordre supérieur, celui de la technique, et qui sacrifie son individualité pour participer à une œuvre collective. Cet aspect a souvent été utilisé pour accuser Jünger de sympathies fascistes.

Toutefois, Jünger reste fondamentalement un penseur ambivalent. S’il voit dans la figure du Travailleur une nouvelle forme d’héroïsme, il n’en reste pas moins méfiant face aux excès totalitaires. Dans ses œuvres postérieures, il se distanciera clairement des idéologies fascistes et autoritaires, tout en maintenant une critique acerbe de la démocratie libérale et de l’individualisme.

Une modernité ambivalente

L’essai ne fait pas l’apologie de la violence ou de la guerre, bien que Jünger n’en nie pas les aspects créateurs. Il s’agit plutôt d’une méditation sur les forces en jeu dans la modernité. Dans cette vision du monde, le Travailleur apparaît à la fois comme une victime de l’évolution technologique et comme un agent puissant de celle-ci. Cette dualité rend la lecture du Travailleur particulièrement complexe. 

Ce qui frappe, c’est l’attitude paradoxale de Jünger face à la modernité. D’un côté, il voit dans le Travailleur une figure qui pourrait représenter une sorte de renouveau spirituel, une force capable de transcender la mollesse du bourgeois et la déliquescence des vieilles valeurs. D’un autre côté, il semble aussi esquisser une dystopie, où l’homme moderne est aliéné par la technique, où la soumission à l’ordre technocratique conduit à une déshumanisation progressive. « L’ère de la technique est celle de l’organisation totale, où l’homme devient à la fois maître et esclave de ses propres créations ».

Le Travailleur d’Ernst Jünger est un essai puissant et complexe, qui continue de résonner dans notre époque marquée par la montée en puissance de la technique et la remise en question des modèles politiques traditionnels. En créant cette figure mythique du Travailleur, Jünger a ouvert une réflexion profonde sur la place de l’homme dans la modernité, sur la manière dont la personne s’efface devant les forces anonymes qui façonnent l’histoire.

Le propos de Jünger n’est jamais univoque. Il faut lire Le Travailleur avec l’œil d’un observateur des paradoxes de la modernité, un penseur fasciné par la technique tout en étant conscient de ses dangers. En cela, Jünger s’inscrit pleinement dans la grande tradition des philosophes critiques de la modernité, aux côtés de Nietzsche, Heidegger ou encore Ellul. 

En somme, Le Travailleur est un texte fascinant qui, tout en plongeant dans l’angoisse de la modernité, cherche à en extraire une forme de transcendance. Jünger y dépeint un monde où l’homme n’est plus libre au sens où l’entendaient les Lumières, mais où il peut encore trouver un sens dans l’action, la technique et la guerre. Que l’on approuve ou non cette vision, force est de constater que Jünger reste une figure incontournable de la pensée européenne du XXème siècle, et que Le Travailleur continue de résonner dans nos débats contemporains sur la place de la personne dans la société de plus en plus technicisée et déshumanisée.

Paul Sernine

Paru en 2019, ce volume permet de suivre l’évolution de la pensée de l’auteur jusque vers l’anarchisme conservateur et l’écologie.

Une vie

Né le 29 mars 1895 à Heidelberg, en Allemagne, Ernst Jünger est surtout connu pour son expérience de soldat pendant la Première Guerre mondiale, qu’il relate dans Orages d’acier (1920). Cette expérience de la guerre a façonné son regard sur le monde et a influencé nombre de ses écrits ultérieurs. Jünger a traversé le XXème siècle comme un observateur critique et parfois engagé de son temps. Après la Seconde Guerre mondiale, il se tourna vers une réflexion plus philosophique, marquée par un intérêt pour la nature, l’anarchisme et la mystique. Il est décédé en 1998 à l’âge de cent deux ans, laissant derrière lui une œuvre riche et originale.

Le travail

« Ce matin en forêt, pour abattre du bois. Je m’y suis pris trop tard dans l’année : les bouleaux saignaient abondamment. Travail fatiguant. Je me suis dit : « Au fond, tu aurais pu envoyer quelqu’un d’autre, en le payant. Pendant ce temps, tu aurais pu gagner chez toi, et confortablement, plusieurs fois ce que tu perdais ainsi ».

Réplique : « Oui, mais tu ne te serais pas mis en sueur. ».

Bien – car dans notre monde, il n’est rien de plus inadmissible que de comparer deux activités en prenant l’argent pour critère. Nous tombons alors au niveau du « times is money », cette devise qui est aux antipodes de la dignité humaine. Au contraire il y a de la vérité dans la réflexion de Théophraste : « Le temps est une dépense précieuse. »

Tout travail comporte quelque chose qui ne peut se payer et donne une satisfaction qui se suffit à elle-même. C’est sur ce principe que se fonde l’économie véritable du monde, l’équilibre en profondeur du gain et de la dépense, le bénéfice assuré.

S’il en était autrement, le paysan devrait se mettre sous la dépendance du cours de la Bourse, et non de la terre, du soleil et du vent. L’auteur devrait étudier l’humeur changeante des masses et adapter son œuvre aux lieux communs reçus. Les fleurs disparaîtraient des jardins, et le superflu de la vie. Il n’y aurait plus ni haies, ni bosquets d’agrément, ni ruisseaux serpentants, ni espace vide entre deux champs.

Le travail devient sacré par ce qui, en lui, ne peut être payé. Nés de cette part divine, bonheur et santé se déversent sur les hommes. On pourrait aussi dire que la valeur du travail se mesure à la part d’amour qui s’y dissimule. En ce sens, le travail devient semblable au loisir : au plus haut niveau, l’un et l’autre se confondent. J’ai vu un laboureur derrière ses chevaux ; devant lui, la glèbe se retournait aux rayons du matin et semblait se revêtir d’or. La récolte n’est qu’un revenu tiré de cette opulence. »

Ernst Jünger, La cabane dans la vigne (Journaux de guerre II 1939-1948), 30 mars 1948.

Le travail comme l’expression d’un être particulier

« Le travail n’est donc pas l’activité en soi, mais l’expression d’un être particulier qui tente de remplir son espace, son temps, sa légitimité. Il ne connaît donc aucune opposition en dehors de lui-même ; il ressemble au feu qui dévore et transforme tout ce qui est combustible et que seul son propre principe peut lui disputer par un contre-feu. L’espace du travail est illimité de même que la journée de travail englobe vingt-quatre heures. Le contraire du travail n’est pas le repos ou l’oisiveté, mais dans cette perspective il n’y a aucune situation qui ne soit conçue comme travail. » 

Le Travailleur (1932)

Pour aller plus loin…

  • Julien Hervier, Ernst Jünger – Dans les tempêtes du siècle, Fayard 2014.
  • Ernst Jünger, Essais, La Pochothèque 2021.
  • Ernst Jünger, Journaux de guerre, 2 tomes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2008.
  • Julius Evola, La Figure du Travailleur chez Ernst Jünger, La Nouvelle Librairie 2020.



Sursum corda !

C’était un samedi de septembre parfaitement banal. Un de ces tout petits matins sur la terre où les fêtards retournent difficilement chez eux, des toxicomanes tentent poliment de nous arnaquer sur les quais, et où les trains arrivent à l’heure. Miracle suisse où même une société épuisée sait encore prendre des airs de haute civilisation. Heureux pays qu’un père et son fils s’apprêtent à remettre à l’Éternel auquel ils croient encore.

Ce samedi-là, à Fribourg, quelque 125 pèlerins – jeunes pour la plupart – allaient se retrouver pour marcher une solide quarantaine de kilomètres sur le week-end, assortis d’une nuit sous tente. Il ne s’agissait pas de marcher pour marcher, mais de faire revivre un vénérable pèlerinage menant jusqu’à Notre-Dame des Marches, lieu de guérisons miraculeuses situé à Broc, en Gruyère. Au menu de ce pèlerinage, que nous vous avions présenté ce printemps, chapelets, ampoules au pied et dépassement de soi. Comme 500 chrétiens évangéliques qui s’étaient réunis une semaine plus tôt à Lausanne, ces quêteurs d’absolu se retrouvaient dans un désir à la fois spirituel, mais aussi identitaire.

Notre compte-rendu en vidéo.

Identitaire : le mot fait peur. Pour beaucoup, il est synonyme d’extrême-droite, d’idolâtrie païenne de la race ou de haine de l’autre. Mais l’homme, et le pèlerin à plus forte raison, n’est pas une espèce que l’on fait pousser hors sol. Il n’est pas, pour citer une belle formule de l’écrivain français George Bernanos, un petit cornichon sans sève que l’on élève directement en pot. Épousant les paysages d’une ville ou de tout un canton lors de son périple, il aime à rappeler que la foi chrétienne, pour universelle qu’elle soit, ne refuse pas les patries charnelles. Le croyant proclame avec ses pieds que son Dieu a voulu que le tout ne manque pas du particulier. Hissant les drapeaux, affirmant sa reconnaissance de vivre en paix et en sécurité, le chrétien rappelle aussi qu’on a le droit de défiler sans dénoncer quoi que ce soit, sans onduler en string sur un char techno et sans se coller la main sur la route.

Crédit photo : notredamedelafoi.ch

D’aucuns pourraient s’étonner que dans une publication comme la nôtre puissent cohabiter des articles élogieux sur des initiatives de chrétiens évangéliques, de catholiques traditionnels et même, comme dans notre entretien de ce mois avec le journaliste Martin Bernard, d’apologètes de l’anthroposophie. C’est que nous sommes toujours du côté de ceux qui s’efforcent de reconstruire une civilisation en ruines. Qu’il y ait parmi eux des personnes qui se sentent en opposition les uns avec les autres ne nous importe peu. « Nous sommes l’un pour l’autre des pèlerins qui peinons vers un même idéal », comme l’avait écrit Saint-Exupéry et nous avons à cœur de cultiver l’amitié par-delà les différences. Toujours.

Besoin de grandeur. Photo DR

Lorsque des chrétiens, identifiables en tant que tels, osent encore proclamer leur foi dans les rues et sur les chemins, lorsqu’unis dans une même cordée, vers un même sommet en quoi ils se retrouvent (Saint-Exupéry, toujours), ils rappellent au monde que leur civilisation est belle, et qu’elle mérite d’être défendue, ils ne font pas de la basse politique. Ils ne désignent pas un ennemi, ne proposent pas de grandes réformes et ne se posent pas non plus en victimes. Lâchant l’écran, quittant leur confort, ils partent simplement à la reconquête de leur identité, et proposent un exemple dans lequel les personnes de bonne volonté pourront se reconnaître. Peu importe à l’observateur que des pasteurs ou des prêtres guident leurs pas, c’est le type d’hommes qui en ressort qui doit nous intéresser.

Effort, dépassement, transmission, gratitude… Toutes ces attitudes appartiennent au grand catalogue des valeurs morales de l’Humanité avec un grand H. Le pèlerinage, d’ailleurs, n’est pas une spécialité chrétienne mais un invariant anthropologique. Il le reste, du moins, tant que les fondations civilisationnelles n’ont pas été corrompues par l’hédonisme et le relativisme. Le déplacement vers l’espace sacré rappelle que tout ne se vaut pas, et que l’homme n’a d’autre choix que de chercher à quitter cette terre en créature plus haute qu’il n’y est entré, comme l’avait rappelé le grand Soljenitsyne. Le pèlerinage, la marche vers une cathédrale ou une chapelle rappelle au croyant comme à l’athée qu’il doit subsister des lieux à l’abri des bruits du monde.

                                                                                       * 

Telle est la leçon du mois écoulé : nourris des sacrements ou de la lecture de la Bible, des Suisses ont peiné sans le savoir, parfois sans bien se connaître, vers un même idéal. Si cette modeste feuille peut leur permettre de se rencontrer et de bâtir, dans l’enthousiasme de la jeunesse et le mépris des divisions inutiles, nous aurons été fidèles à notre mission.

Haut les cœurs !




Contre la crise du deal, le retour aux frontières ?

Cet article vous est proposé gratuitement en partenariat avec Pro Suisse: prosuisse.info

Nous sommes un dimanche au crépuscule, sur un parking en périphérie du centre-ville. Depuis un moment, une patrouille est arrêtée près d’une voiture étrange, immatriculée en Valais et frappée du logo d’une unité américaine. Il y a là un vrai véhicule de police, de la Police Nord Vaudois pour être précis, et celui de l’agitateur public yverdonnois Ruben Ramchurn.

Si le trio dialogue depuis de longues minutes, c’est que l’ancien président de l’UDC locale a de nouveau été ciblé par les dealers qui hantent le centre-ville de la Cité thermale. Depuis son retour de l’Île Maurice ce printemps, en effet, pas un jour ne passe sans que le conseiller communal ne filme et ne documente la dégradation de la scène de la drogue locale, lourdement péjorée par l’arrivée du crack. Une activité débordante sur TikTok qui lui vaut désormais d’être pris pour cible, comme ce dimanche soir, dès que son bolide fantasque approche trop du secteur concerné.

Une crise sanitaire… et politique

À Yverdon-les-Bains, la problématique de la drogue n’en finit plus de susciter des débats particulièrement âpres depuis quelques semaines. Bien chauffée sur les réseaux sociaux en amont, l’assemblée du législatif a même pris des allures de guerre de tranchée le 12 septembre dernier. La Ville en fait assez contre les ravages du crack ? La Police cantonale doit-elle venir soutenir davantage les efforts sécuritaires régionaux, courageux mais limités ? La réponse socio-sanitaire fonctionne-t-elle comme un appel d’air ? Ruben Ramchurn lui-même n’attire-t-il pas dealers et consommateurs dans le Nord vaudois avec ses vidéos quotidiennes ?

Une question toute bête, cependant, semble souvent absente des débats : ces dealers, au juste, doit-on vraiment considérer comme une fatalité qu’ils se trouvent dans nos rues ? La plupart, en effet, sont officiellement considérés comme des touristes bénéficiant des accords de Schengen, détenteurs de passeports de « réfugiés » italiens et portugais. Face à la crise sanitaire à laquelle ils participent d’une ville à l’autre, une première réponse ne serait-elle pas de reprendre en main nos frontières ? Pour le conseiller communal socialiste Abdelmalek Saiah, là n’est pas l’enjeu.

Au Conseil communal, le jeune élu a appelé à renforcer les moyens de lutte contre l’amalgame « personne de couleur égale dealer ». Mais aussi détestables soient-ils, ces sentiments racistes ne sont-ils pas les effets secondaires d’une perte de maîtrise de nos frontières, visible sur le terrain ? Lui juge que non : « Si on est d’accord que le deal se développe essentiellement parce qu’il y a des consommateurs, fermer les frontières ne résoudrait pas la question et rendrait notre pays beaucoup plus difficile d’accès à l’immense majorité d’une immigration précieuse et utile pour notre pays. Si quelques dizaines de dealers profitent de la libre-circulation, il ne faut pas oublier les milliers de personnes à qui elle profite aussi… ainsi que l’économie suisse. »

Un manque de volonté politique

Directement visé par cette interpellation (il évoque volontiers les « mafieux nigérians » dans sa communication), Ruben Ramchurn partage au moins avec son adversaire politique le fait de ne pas tout mettre sur le dos des accords de Schengen. Pour lui, la crise qui touche sa ville, comme Vevey, est le résultat d’un laxisme typiquement vaudois en matière d’application de la loi sur les étrangers, la plupart de ces dealers étant sur le territoire depuis une période excédant largement les trois mois autorisés par leur visa Schengen Des leviers pourraient du reste être activés, même dans le cadre de ces accords, pour reprendre le contrôle de la situation, rappelle-t-il. En exemple, il cite les blocages de visas Schengen acceptés par le Conseil Fédéral lors de la crise diplomatique avec la Libye, survenue à la fin des années 2000. « Mais oui, le fond demeure : avec ces accords, on a abandonné une bonne part de notre souveraineté et on a mis en danger notre sécurité intérieure sur bien des points. »

Dans le fond, la crise du deal apparaît de plus en plus comme le résultat d’une collision entre objectifs contradictoires : « La Suisse veut bénéficier des accords européens pour soutenir son commerce extérieur et avoir une libre circulation pour les touristes, synthétise le municipal PLR Christian Weiler, responsable de la sécurité à Yverdon. Ces énormes avantages économiques ont des effets secondaires avec l’absence de contrôle aux frontières. On est très mal armé juridiquement contre les touristes qui commettent des délits. » Mais la problématique ne s’arrête pas là : « On doit aussi faire de la prévention sur les effets du crack, rouvrir des centres de soins pour toxicomanes, adapter notre arsenal juridique, retrouver des capacités d’incarcération et augmenter la répression. » Pas une simple affaire, donc, surtout dans un contexte marqué par une légalisation progressive des drogues : « La guerre contre le cannabis est perdue et on suit avec les autres substances. C’est un sujet de société qui se complique avec l’évolution du mal-être chez passablement de jeunes ! Vaste sujet ! »

Reste un exemple venu d’Allemagne pour faire face, au moins, à l’aspect migratoire du problème. Frappée par d’autres problématiques, en particulier par le terrorisme islamiste, l’Allemagne vient de décider de rétablir des contrôles à toutes ses frontières pour une durée de six mois. Une mesure exceptionnelle au sein de l’Espace Schengen, prévue pour faire face à des menaces importantes à la sécurité publique.

Et si les ravages du crack finissaient par ressembler un peu à de tels dangers…