« L’idée d’ ”université woke” n’a pas de sens ! »

« Un curieux progressisme autoritaire (…) colonise jusqu’aux assiettes des étudiants de l’Université de Neuchâtel. En ces lieux, plus question en effet de manger autre chose que du tempeh ou du tofu, bref des mets végétaliens, dans les cafétérias. Parce que tel est visiblement le sens de l’histoire. »

Voici ce que nous écrivions dans l’édito de notre dernière édition, à propos du virage vegan des cafétérias de l’Université de Neuchâtel. Dans la foulée, un étrange document devait commencer à faire le tour des réseaux sociaux, également venu de ce lieu de savoir.

Agenre, Bigenre, Pangenre… Le questionnaire demandait aux étudiants de se définir en fonction de catégories pour le moins baroques, et toutes solidaires des derniers développements de la théorie du genre. Conjuguée à la récente décision de se mettre en retrait de X (ex-Twitter) par opposition à la politique trop libérale du réseau social, n’était-ce pas là la preuve ultime d’un virage très à gauche – « wokiste » diront certains – de l’Université de Neuchâtel ? Nous lui avons posé la question.

Ce questionnaire, tout d’abord. N’y-a-t-il pas de quoi s’étonner devant les catégorisations toutes plus extrêmes les unes que les autres ? Pas pour Nando Luginbühl, chef du Bureau presse et promotion de l’Université, qui nous explique très en détails les vertus scientifiques de cet ovni : « Il s’agit d’un extrait d’un questionnaire élaboré dans le cadre d’un séminaire d’introduction à la recherche quantitative. Durant le semestre d’automne, les personnes qui suivent ce séminaire conçoivent un questionnaire, qui est ensuite envoyé aux membres du corps estudiantin durant la période d’intersemestre. Le semestre de printemps est consacré au traitement des résultats. Le but est d’enseigner la réalisation d’enquêtes sur des sujets de société et la maitrise des outils de sondage. » D’accord, mais pourquoi une telle insistance autour des questions de genre ? « Les résultats peuvent également être utilisés dans le cadre de publications. Cette année, l’enquête porte sur le thème des relations amoureuses et pratiques sexuelles. Sur ce thème, le fait de catégoriser les réponses en fonction du genre auquel les personnes sondées peuvent s’identifier permet d’affiner les résultats, et ainsi rendre l’exercice plus enrichissant. »

Une attitude citoyenne

Enrichissante, la lecture du document l’est assurément. Mais est-elle réellement de nature à nous rassurer quant au sérieux des savoirs qui s’acquièrent désormais à Neuchâtel ? À cette interrogation, le responsable comm’ répond que l’idée d’« université woke » n’a pas de sens. « L’Université ne prend pas de position politique et estime qu’avoir une attitude citoyenne ne dépend pas d’une couleur politique. Elle défend dans sa Charte des valeurs d’exigence, de créativité, de liberté et de responsabilité qui ne sauraient être revendiquées comme étant l’apanage de la gauche ou de la droite. »

D’accord, mais l’Université est-elle à ce point devenue « citoyenne » qu’elle ne peut plus comprendre que certaines de ses prises de position suscitent la surprise ? « Ce n’est pas de la surprise mais nous constatons que certaines décisions récentes suscitent des commentaires. Ce qui nous surprend, c’est que ces commentaires montrent que les personnes qui les relaient n’ont visiblement pas lu les informations qu’elles commentent (ou peut-être ont-elles pris la peine de le faire mais n’ont compris qu’imparfaitement ce qu’elles ont lu). Ainsi, l’UniNE n’a pas « quitté X » mais elle a mis en veille ses activités sur ce réseau social car il n’offre aujourd’hui plus les garanties minimales de vérification permettant de s’assurer qu’il y ait un contrôle-qualité suffisant de ce qui y est publié. » Quant au triomphe du tofu dans son institution, il refuse la notion de « passage généralisé au véganisme » : « Une lecture attentive des articles parus à ce sujet montre que l’offre d’une alimentation végétale vient compléter une offre dans des distributeurs qui proposent également des produits issus de l’élevage ou de la pêche. » C’est dire si le progrès fait rage.

Figurant parmi les personnes qui ont fait circuler l’image du questionnaire, David L’Épée, ancien étudiant de l’UniNE, n’est pas convaincu par ces explications : « L’université, qui fut pendant des siècles un lieu d’ouverture et d’émulation intellectuelle et dont l’histoire en Europe est liée à celle de la pensée humaniste, semble aujourd’hui prendre le contrepied de cette dynamique. S’enfermant de plus en plus dans un ghetto idéologique, elle semble ne pas percevoir le décalage abyssal qui est en train de se creuser entre ses nouveaux dogmes et la réalité dans laquelle vivent les gens ordinaires. Plus elle parle d’« inclusivité » et plus, au contraire, elle exclut, divise, atomise, catégorise, obsédée comme elle l’est aujourd’hui par des lubies identitaires qui paraissent ubuesques à 99% de la population. »

Anti-élitisme et populophobie

Ces dérives, selon cet auteur de la revue Éléments, vont finir par poser des problèmes profonds pour la société : « sur ce qui est attendu du financement des universités, sur la manière dont ces institutions sont censées préparer les jeunes à trouver du travail, sur la formation d’élites socio-culturelles de plus en plus déconnectées du vaste monde qui s’étend en dehors des campus. L’Université de Neuchâtel n’est pas forcément la plus engagée dans cet enfermement doctrinal mais elle a, comme d’autres, un pied sur cette mauvaise pente. Or le divorce entre les intellectuels et le peuple peut amener en Suisse à des tensions préoccupantes, d’autant qu’à l’anti-élitisme de certains dans la société civile répond, dans les milieux académiques, une certaine populophobie que ces nouvelles idéologies de la « déconstruction » font tout pour alimenter. »




UNIGE se met au Vert (lib)

« De manière générale, les Vert’libéraux s’engagent pour une politique écologique, progressiste et ouverte sur le monde. Ils sont convaincus qu’une autre façon de faire de la politique, éloignée des éternels clivages gauche-droite, est possible. »

Voici un extrait de l’offre de stage reçue par bon nombre d’étudiants de l’Université de Genève, ces derniers jours. Transmise par voie officielle, elle porte sur un poste à 80%, au salaire non précisé, sur une période minimale de quatre mois. Au menu: tâches de secrétariat, gestion des réseaux sociaux ou encore organisation de stands. « Nous vous rappelons que si vous décidez de choisir ce stage en intra-cursus, vous devrez avoir acquis 60 crédits ECTS dont ceux du tronc commun avant de débuter », précise ainsi le courriel envoyé par le secrétariat des étudiants du « Global Studies Institute ».

Ci-dessus, l’offre de stage reçue par les étudiants.

Une proposition très éloignée du champ d’études

Parmi les destinataires de cette missive, un étudiant un peu déboussolé : « J’ai été surpris de recevoir une offre de stage partisane relayée par la messagerie d’une Université publique. Qui plus est, pour un engagement intra-cursus dans un domaine éloigné du champ d’études des relations internationales. En tout cas, c’est la première fois ce que ça m’arrive.» Domaine éloigné, mais relations assez proches puisque la personne de contact au sein des Vert’libéraux, secrétaire général du parti genevois, est un habitué de la maison, titulaire d’un doctorat obtenu en 2019 à l’Unige, ancien vice-président du thinktank Foraus. 

J’ai été surpris de recevoir une offre de stage partisane relayée par la messagerie d’une Université publique.

Un étudiant en relations internationales

« Cela ne me choque pas, à la condition que la même possibilité soit donnée à tous les partis de l’UDC aux Verts », réagit Barry Lopez, étudiant en droit à l’Université de Lausanne et élu PLR. « Pour moi ce qui est le plus important c’est qu’un salaire digne de ce nom soit versé, ce que ne mentionne pas l’annonce. » Un survol des offres de stages proposés par son université offre un certain contraste avec la proposition de stage genevois. On y trouve la possibilité d’aider des dames âgées à faire leurs courses, la veille documentaire au profit de l’institution ou l’accompagnement de futurs élèves. Bien loin, donc, de la participation à la campagne d’un parti politique, aussi honorable soit-il.

Couleur politique indifférente selon l’UNIGE

Contactée, l’Unige ne se démonte pas : « Dans le cadre de leur cursus, les étudiant-es du Global Studies Institute ont la possibilité de réaliser un stage professionnel pour lequel ils obtiennent des crédits. C’est le cas de l’offre de stage à laquelle vous faites référence, qui émane d’un parti mais aurait tout aussi bien pu provenir d’une organisation internationale ou d’une PME », explique Luana Nasca, assistante presse. 

Une telle offre de stage aurait-elle été diffusée au profit d’un parti moins consensuel, UDC ou MCG, voire même PLR ? « Ce n’est évidemment pas la couleur politique qui rend un stage acceptable ou non dans ce contexte, mais bien la nature des activités envisagées qui doit répondre aux critères d’études, comme le fait que le stage soit rémunéré. »

Commentaire

On lit toute l’année, et particulièrement à droite, que les sciences humaines sont l’antichambre du chômage et que ces « usines à ânes » fonctionnent en vases clos. A ce titre, on peut se réjouir qu’un institut cultive des liens avec des partis politiques, tout comme l’on peut saluer certains partenariats public-privé, dans les sciences dites dures, lorsqu’ils contribuent au développement économique de nos régions.

Restent plusieurs questions dans la situation que nous traitons ici : une université, tout d’abord, peut-elle relayer une offre de stage qui ne précise pas le salaire qui sera versé à ses étudiants ? Sans cette garantie, ne risque-t-elle pas de les plonger dans les eaux glacées de la loi du marché, sans bénéfice évident pour la suite de leur formation ?

De surcroit : en rédigeant un courriel à une flopée d’étudiants, pour une seule place de stage, le secrétariat du Global Studies Institue ne fait-il pas tout simplement de la communication politique ? Les liens étroits entre la personne de contact au sein du parti et l’UNIGE, au sein de laquelle il a été chercheur, devraient en tout cas inviter à davantage de vigilance, même au cœur de l’été.

Il ne s’agit pas de jouer aux pères-la-pudeur. Tant mieux si les études peuvent faciliter la prise de contact entre les élèves et ceux qui, au sein du jeu politique, font vivre la démocratie. Espérons donc que l’UNIGE réservera un aussi bel accueil aux propositions de partis qui, habituellement, ne font pas tellement leur marché dans les amphithéâtres.




Céline: l’infime espérance

L’été dernier, nous apprenions, à la fois stupéfaits et réjouis, la réapparition des fameux manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline. Quelques mois plus tard, la maison lausannoise BSN press publiait, dans sa nouvelle collection verum factum, Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), un essai de Jérôme Meizoz réunissant et actualisant les propos du sociologue sur l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932) et de Mort à crédit (1936). Enfin, paraissait début mai le tant attendu Guerre, écrit très probablement entre les publications des deux précités, et premier de quatre ouvrages à paraître, dont deux autres inédits et une version plus longue du déjà connu Casse-pipe

M. Jérôme Meizoz écrit donc sur Céline, médite sociologiquement son œuvre, sa posture. Son propos est argumenté, assez agréable à lire – comme dans ses autres écrits du genre, en particulier sa thèse, L’Âge du roman parlant (2001), dans laquelle il consacrait déjà un chapitre important à Céline, auteur dont il parle dans plusieurs autres publications. Voilà de l’académique fluide, certes un peu jargonnant ; de l’argumentation sociologique : or l’auteur outrepasse le domaine de la sociologie, ou déborde avec sa sociologie sur d’autres domaines plus fondamentaux. 

«Une œuvre, c’est un style et un secret.» (Maurice Chappaz) L’œuvre des grands écrivains, c’est-à-dire des écrivains dont le style naît d’une pensée cherchant sa formulation, témoigne d’un secret. C’est le secret de leur âme qui gît derrière leurs lignes, et non seulement celui de l’image qu’ils prétendent donner d’eux; ne jamais tenter d’approcher celui-là et se focaliser exclusivement sur celui-ci, c’est la tendance du sociologue: comme s’il s’agissait de parler de posture pour mieux ignorer l’âme, voire pour la nier. 

Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes.

L’âme: voilà justement un mot que Céline utilise, dans Guerre et ailleurs; mot que M. Meizoz n’utilise pas, que les sociologues n’utilisent pas. M. Meizoz lisant Céline: nous avons là un cas typique. Le sociologue abordant l’œuvre d’un grand écrivain s’attaque paradoxalement à l’œuvre la moins susceptible d’être comprise grâce à ses méthodes; et c’est peut-être parce qu’il le sait au fond de lui (dans le secret de son âme) qu’il consacre autant d’habileté à tâcher de prouver le contraire – en vain. 

Le plus grave, ce ne sont pas les habiles dissections de la posture célinienne – qui ont leur légitimité, certes relative, circonscrite – mais l’hypothèse, affirmée dès la quatrième de couverture, comme pour attirer le chaland bien-pensant, d’un lien de nature entre le style de Céline et certaines idées énoncées dans ses pamphlets, dont la plupart parlent sans en avoir lu une seule ligne. Ce qui n’est pas le cas de M. Meizoz – bien qu’il ne semble pas avoir été très attentif à ce que dit leur structure et leur tonalité, au contraire de M. Maxence Caron, dans un article extrêmement pertinent paru en 2019 (voir la référence en fin d’article).

Voici donc l’hypothèse aguicheuse de M. Meizoz, en quatrième de couverture: «Et si l’écriture de Céline, ses choix de genres et de style étaient profondément solidaires de ses idées nationalistes et racistes?» Et voici, cette fois dans l’ouvrage, quelques mots venant étayer cette hypothèse: le propos de Bagatelles pour un massacre consisterait selon l’auteur en une «lente déconstruction de la notion de «raffinement» intellectuel qui ramène à l’éloge du physiologique: l’oral célinien touche simultanément au pulsionnel et au politique» (p. 55). Il faut être bien matérialiste, ignorer l’âme, ignorer le spiritualisme universaliste de Céline, pour penser que son travail stylistique relève d’un tel éloge du physiologique… Le terme pulsionnel, de même, est réducteur; il faut lui préférer cette notion si importante et que Céline invoque lui-même à plusieurs reprises : l’émotion, qu’on pourrait qualifier de possession de la vérité dans une âme et un corps (Rimbaud). M. Meizoz, du moins le Meizoz sociologue, réduit le spirituel au matériel, l’auteur à sa posture, le style à une stratégie, l’émotion à la pulsion. 

Pulsionpolitique: Céline est un fasciste, avant tout, plus que tout, tout le temps, et son œuvre elle-même baigne dans ce fascisme. Voilà semble-t-il où veut en venir le sociologue, qui résume le sens global de son propos ainsi: «Loin d’être par nature le site privilégié où un sujet de génie rend compte du monde, la littérature célinienne apparaît plutôt ici […] comme l’effet de divers subterfuges discursifs. Sans vigilance critique, avec Destouches/Céline, on tomberait vite sous le charme de la «petite musique»…» (p. 73) A-t-on jamais lu plus ridicule mise en garde? Sous ses humbles airs, le maître de vertu met au pinacle sa vigilance, son état de veille qui relève plutôt, à vrai dire, d’un coma spirituel…

Sur Céline, que faut-il lire? Un ouvrage, tout d’abord, que M. Meizoz ne cite étonnamment pas dans sa bibliographie pourtant étoffée: le Céline de Philippe Muray, paru en 1981, augmenté en 2001. Plutôt que d’affronter cet ouvrage important – ce qui m’aurait semblé légitime – dont M. Meizoz connaît l’auteur (il cite du moins son nom p. 114), le sociologue s’attaque à la posture de Richard Millet, qu’il inscrit dans la lignée de celle de l’ermite de Meudon. Le choix de la cible dit ici peut-être quelque chose des capacités du tireur… Je conseille donc de lire – liste évidemment non exhaustive – cet ouvrage essentiel de Muray ainsi que deux articles fondamentaux de Maxence Caron (voir ci-desous).

Quant à l’œuvre de Céline, il faut bien sûr lire tous les romans, ainsi que, à titre au moins informatif, mais aussi pour leurs qualités indéniables, certes mêlées à des propos immondes, les pamphlets ; et non se contenter de lire en diagonale le Voyage et Mort à crédit, comme font les belles âmes «cultivées». Lisons maintenant Guerre, en particulier les premières pages de ce récit qui est apparemment un premier jet que Céline aurait peut-être retravaillé s’il l’avait eu encore sous la main, pendant et après son exil – mais c’est loin d’être certain, la matière existentielle qu’il transposa dans la trilogie allemande (D’un château l’autreNordRigodon) étant bien assez riche pour qu’il ne ressentît pas le besoin de remonter plus haut dans ses souvenirs.

Au début de ce récit, le narrateur vient de subir une blessure au bras et à l’oreille. Il reste plusieurs heures dans la boue : nous sommes dans le nord de la France, en 1914; c’est de son expérience de la guerre, de sa propre blessure, que l’auteur parle – de cet événement au principe de son œuvre, comme en atteste cette première illumination qu’il nous plaît de citer: 

«De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.» (p. 27-28)

Ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

Un exercice. Au futile exercice de style, Céline, comme tout grand écrivain, privilégie le style comme exercice, étymologiquement comme ascèse. Ainsi, ces facilités auxquelles il ne croit plus, ce sont celles du style limpide des lettres que le père du narrateur lui écrit, ou encore du style du roman bourgeois, traditionnel. C’est son âme, donc, qui travaille ascétiquement son style, ou qui est travaillée par lui: un style et un secret… Passons maintenant à l’énumération : de la musique, celle de son style bien sûr, sa petite musique; ce sommeil ensuite qu’il s’évertue à trouver, tant les bruits en lui sont incessants depuis sa blessure – Beethoven apocalyptique n’ayant pour seule ressource musicale que la langue qu’il invente ; du pardon, cette absolution qu’il cherche dans le travail littéraire; de la belle littérature aussi, précise-t-il, comme pour ironiser sur cette (trop) belle tirade qu’il fait là. Et ces morceaux d’horreur arrachés au bruit, au chaos, c’est la matière horrible de l’expérience de la guerre qu’il met à distance et transmue par la littérature, c’est le mal dont il fait éclore les fleurs de son style. 

On ne travaille pas ainsi pendant plus de trente ans à l’exigeante élaboration d’une œuvre littéraire (à placer parmi les toutes premières du XXe siècle) quand on ne vit que de matière, de cynisme, de pulsion, bref quand on est substantiellement un salaud, un fasciste – car l’âme perçoit, dans le chaos du monde, derrière tout cela, un mystère, son propre mystère :

«Ça brille pas fort l’espérance, une mince bobèche au fin fond d’un infini corridor parfaitement hostile. On se contente.» (p. 45)

Post scriptum: dans son compte-rendu de Guerre paru le 5 juin sur le site Grand Continent, M. Meizoz, omettant l’important «On se contente», cite cette phrase sur l’espérance comme preuve d’un nihilisme radical de Céline. Cela à l’appui de sa théorie d’un Céline essentiellement fasciste, qu’il associe quelques lignes plus bas à Mussolini et Hitler. L’espérance n’est justement pas absente, bien qu’elle soit infime… Il s’agit de s’en contenter, d’accepter. M. Meizoz lisant Céline, n’est-ce pas un bon exemple de cette mort qui «refroidit tout»…

Guerre, Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, 2022

Coulisses du nom propre (Louis-Ferdinand Céline), Jérôme Meizoz, BSN press, verum factum, Lausanne, 2021

Céline, Philippe Muray, Gallimard, Tel, 2001 [1981].

Maxence Caron, «Céline: apocalypse, âme et musique» dans Pages – Le Sens, la musique et les mots, Séguier, 2011, p. 241-251.

Maxence Caron, «Bagatelles pour une autre fois» dans Fastes – De la littérature après la fin du temps, Belles-Lettres, essais, 2019, p. 359-385.




L’université sous pression

À l’Université de Genève, les activistes semblent faire la loi. Deux actions ont été menées en l’espace de trois semaines par des associations se réclamant de la défense des LGBTQIA+. En avril, des agitateurs ont réussi à faire annuler une conférence de Caroline Eliacheff et Céline Masson autour de leur livre La Fabrique de l’enfant transgenre, jugé transphobe. Plus récemment, un groupuscule (le même?) a saboté la conférence d’Eric Marty (lire ci-contre), hurlant :«Ton livre c’est de la merde, on l’a pas lu.» Motif? Toujours la présupposée transphobie de l’auteur.

Voir des activistes s’offusquer d’un ouvrage dont ils ne connaissent pas le contenu peut faire sourire. C’est le cas chez Ralph Müller, doctorant en langue et littérature françaises modernes à l’UNIGE et créateur de contenus sur Youtube: «Dès le moment où vous affirmez que vous n’avez pas lu un livre, il devient difficile de dire qu’on est offensé. Il faut condamner ces activistes, critiquer leurs méthodes mais aussi essayer de comprendre pourquoi ils en viennent à adopter ce genre de postures.»

Une vision tronquée de la réalité

En plus d’y voir un enfermement idéologique malsain, Ralph Müller redoute que les pressions exercées par les activistes ne donnent une vision biaisée de la population estudiantine aux autorités universitaires: «Le danger est que ces associations tendent à donner l’illusion d’être les thermomètres d’une sensibilité intellectuelle unique chez des étudiants. Les professeurs et le rectorat pourraient y croire et se dire que les revendications sont partagées par une majorité.»

Ces deux affaires font parler d’elles au-delà de la Romandie: le magazine français Causeur a d’ailleurs relayé un article initialement publié par Jonas Follonier dans Le Regard Libre. Notre confrère y rappelle qu’Eric Marty a une pensée s’inscrivant plutôt… à gauche. Contacté, le service presse de l’UNIGE affirme qu’il ne cédera pas aux injonctions des agitateurs: «Les enseignant-es choisissent librement leurs intervenant-es (sic), non pas selon leur caractère plus ou moins consensuel, mais en fonction de leur pertinence dans le cadre d’un cours ou d’une conférence. La confrontation des écoles de pensée fait partie de la démarche académique, l’université doit veiller à éviter les tentations d’autocensure.»

L’Université de Genève reste laconique quant à un éventuel renforcement de son service de sécurité en cas de futures venues d’orateurs jugés «sulfureux»: «L’université accueille plus de 700 événements publics par année et adapte depuis longtemps son dispositif de sécurité aux caractéristiques de chacun d’entre eux. Les sujets politiques ou la venue de personnalités internationales impliquent par exemple une sécurité renforcée.»

Les événements de ces deux derniers mois dans la Cité de Calvin sont observés, aussi bien par les médias que par des jeunes d’autres universités. C’est le cas de Barry Lopez, ancien président des Jeunes PLR vaudois et ancien assistant parlementaire d’Isabelle Moret. Malgré l’image très à gauche de l’institution, l’étudiant en droit estime que la situation à Lausanne est moins problématique qu’à Genève. Il évoque des débats et des discussions qui le font doucement sourire, «mais pas de pression malsaine». Tout au plus déplore-t-il quelques actes isolés. «Certaines affiches se font taguer ou arracher quand les sujets sont clivants. Il est dommage de voir de l’intolérance de la part de personnes qui se revendiquent de l’ouverture», ironise Barry Lopez.

Evaluer le ressenti?

Si les actes commis par des groupes de pression peuvent être jugés inquiétants pour la liberté, l’Université de Fribourg elle-même se rapproche doucement du 1984 d’Orwell en publiant, dans ses locaux, une série d’affiches dont l’une déclare, sur fond rose: «Ici on fait des blagues! Mais déplacées ou osées, c’est du harcèlement». Elle est accompagnée d’un commentaire dont les implications ne sont pas évidentes: «Le ressenti de la personne prime sur l’intention de l’auteur·e de la blague.»

Comment fera l’université pour évaluer un ressenti? Sans surprise, le verdict reviendra à la «victime», explique Marius Widmer, responsable de la communication de l’UNIFR. «Pour savoir ce qui porte atteinte à la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne », il préconise de se fier à «l’avis de la personne concernée», qui est forcément «subjectif». «Le message de l’affiche est de dire que le respect de chacune et chacun est primordial», poursuit-il. «Faire des blagues qui visent à inférioriser une personne ne peut pas être l’objectif de l’humour.»

Si on ne risque pas de beaucoup se taper sur les cuisses, du côté de la Sarine, au moins une satisfaction: pas question d’y annuler préventivement la venue d’un conférencier, quel qu’il soit. «L’université comme lieu d’échange intellectuel et de confrontation d’idées laisse et laissera la place à diverses opinions et avis. Finalement, la recherche a aussi un lien avec la société et dans ce sens, il est opportun qu’elle apporte des éclairages avec un fondement scientifique et argumenté.»




Récit: Hier encore, nous avions vingt ans

Le mot «woke» n’était pas encore sur toutes les lèvres et on n’y parlait pas encore d’écriture inclusive. Une secrète complicité, toutefois, semblait unir les défenseurs de toutes les causes contre-culturelles, persuadés de participer à l’avènement d’un monde plus fluide et plus ouvert. Ainsi, une affiche sur un mur du B2 – le bâtiment des Lettres, où se trouvait déjà une cafétéria sans viande – pouvait-elle annoncer la présence, au sein d’un même espace de parole, d’un conférencier du Hezbollah, puis la semaine suivante d’une féministe universaliste ou d’un militant pacifiste. Le look punk était encore un peu tendance, même si la résurgence du tournant de l’an 2000 tirait déjà sur sa fin.

Dans cet univers, des débats opposaient parfois avec une certaine virulence des adversaires idéologiques et il n’était pas rare que l’un d’eux – même issu du corps professoral – cherche à épater l’auditoire avec un coup d’éclat. Quelques rencontres sur le thème du partenariat enregistré entre personnes du même sexe – l’ancêtre du mariage gay – avaient ainsi parfois fini en eau de boudin entre sociologues et experts du droit. Mais ces échanges avaient eu lieu, au moins l’espace de quelques instants, et nous pouvions faire notre marché entre des méthodologies diverses.

En vingt ans, les causes n’ont finalement pas beaucoup changé, à part que l’idéal de «convergence des luttes» semble avoir pris un peu de plomb dans l’aile sous l’effet des attentats de la dernière décennie. Le phénomène nouveau, en réalité, est que d’aucuns puissent croire lutter pour la liberté en niant à autrui la liberté de se confronter à des avis contraires. Ainsi s’est terminé l’esprit de 68, dont nous pensions encore être les héritiers: il est désormais bien souvent interdit de ne pas interdire. RP




Le prof attaqué à Genève règle ses comptes

Eric Marty, avez-vous déjà vécu une attaque similaire à celle qui s’est déroulée le 17 mai dernier à l’Université de Genève?

Comme intellectuel et écrivain jamais.

Était-il concevable pour vous de vous faire attaquer en venant donner une conférence en Suisse?

Je crois que désormais tout est possible et surtout l’inattendu, qui est devenu semble-t-il la règle des relations sociales, politiques, symboliques. La Suisse n’échappe pas à cette nouvelle règle. Le paradoxe est que la semaine suivante j’ai fait la même présentation de mon livre à l’Université Paris 8 de Saint-Denis, haut lieu LGBT, située dans ce qu’on appelle en France familièrement le 9.3, présenté par la presse réactionnaire et raciste comme un endroit dangereux, et que tout s’est parfaitement passé, dans un amphi de 200 personnes, dans une ambiance chaleureuse, amicale, intelligente, où tout le monde faisait confiance au langage, aux actes de pensée pour dénouer les différends et sceller les accords. Pour reprendre une formule du groupe qui m’a attaqué, je dirais volontiers Saint-Denis – Genève: 2-0!

«Face à cette petite bande de ‘pseudo-trans’, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à des petits-bourgeois»

Eric Marty, auteur du livre Le Sexe des Modernes

Comment avez-vous vécu la chose?

Personnellement je n’ai pas peur de la violence physique. J’ai été dans ma jeunesse militant d’extrême gauche et j’ai eu à affronter ce qu’on appelait les «stals», les communistes staliniens, et les «fachos», l’extrême droite d’une redoutable violence. Face à la petite bande de «pseudo-trans», j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une bande de petits-bourgeois apparemment aisés qui se donnaient beaucoup de mal pour jouer aux «activistes», tout juste capables d’imiter ce qui se fait ailleurs, incapables de véritable insolence, parfaitement stéréotypés, et dont l’unique efficacité tenait à la pire chose qui soit: l’effet de nombre. La bêtise, l’ignorance, le refus absolu de savoir rendaient le spectacle tout à fait abject. Et c’est là où, sans jamais avoir peur, j’ai eu un vaste sentiment de lassitude.

Une telle censure est-elle effrayante et dangereuse pour le combat d’idées?

Oui. J’ai l’air de minimiser l’événement en décrivant cette petite bande comme je viens de le faire, mais je ne minimise nullement la gravité de ce qui s’est produit: en effet, une censure. C’est la forme qui m’est apparue dérisoire et médiocre, mais le résultat a été de m’empêcher de parler, et, en cela, ce groupe de petits-bourgeois hurlant a eu les mêmes effets qu’un groupe fasciste, guidé par la même haine de la pensée, la même haine de la parole: l’aspiration au néant.

Pensiez-vous que votre livre, Le Sexe des Modernes, allait susciter de telles réactions?

Non. Mon livre est un livre d’histoire des idées et qui n’est en aucun cas polémique. J’essaie de décrire d’où nous viennent toutes ces nouvelles catégories qui nous gouvernent désormais (genre, LGBT, trans, etc.), et mon analyse associe ces émergences à des ruptures dans l’espace du savoir, et des savoirs concernant ce qui est en jeu ici, le sexe. Le sexe comme lieu de savoir, comme ce qui suscite notre désir de savoir. A mes yeux, tous les faits sociaux sont pensables comme des scènes qui mettent en jeu des conflits, des ruptures dans notre espace de savoir. Telle est ma perspective. La question «trans», qui n’occupe qu’une infime partie dans ce gros livre de plus de 500 pages, est traitée de la même manière. Je montre comment, dès le départ, Butler rate la question «trans» en parlant dans Trouble dans le genre de «transsexuels» et en étant donc incapable de penser la question dans les termes de sa propre pensée, celle du genre. D’ailleurs, elle aussi a subi l’insulte d’être traitée de transphobe, à coups de «Fuck you Judith Butler!»… On le voit, mon propre propos, lui, n’a rien de transphobe. Et si je parle à un moment du contexte de «violence» qui entoure l’émergence du fait «trans», c’est dans le contexte général de la violence liée d’une part à tout trouble dans le genre quel qu’il soit, et d’autre part aux discriminations et aux humiliations que subissent en effet les «trans»: je parle bien sûr des trans réels et pas des petits-bourgeois excités qui ont voulu empêcher à l’Université de Genève la pensée de se diffuser dans le dialogue de tous avec tous.