« L’idée d’ ”université woke” n’a pas de sens ! »
« Un curieux progressisme autoritaire (…) colonise jusqu’aux assiettes des étudiants de l’Université de Neuchâtel. En ces lieux, plus question en effet de manger autre chose que du tempeh ou du tofu, bref des mets végétaliens, dans les cafétérias. Parce que tel est visiblement le sens de l’histoire. »
Voici ce que nous écrivions dans l’édito de notre dernière édition, à propos du virage vegan des cafétérias de l’Université de Neuchâtel. Dans la foulée, un étrange document devait commencer à faire le tour des réseaux sociaux, également venu de ce lieu de savoir.
Agenre, Bigenre, Pangenre… Le questionnaire demandait aux étudiants de se définir en fonction de catégories pour le moins baroques, et toutes solidaires des derniers développements de la théorie du genre. Conjuguée à la récente décision de se mettre en retrait de X (ex-Twitter) par opposition à la politique trop libérale du réseau social, n’était-ce pas là la preuve ultime d’un virage très à gauche – « wokiste » diront certains – de l’Université de Neuchâtel ? Nous lui avons posé la question.
Ce questionnaire, tout d’abord. N’y-a-t-il pas de quoi s’étonner devant les catégorisations toutes plus extrêmes les unes que les autres ? Pas pour Nando Luginbühl, chef du Bureau presse et promotion de l’Université, qui nous explique très en détails les vertus scientifiques de cet ovni : « Il s’agit d’un extrait d’un questionnaire élaboré dans le cadre d’un séminaire d’introduction à la recherche quantitative. Durant le semestre d’automne, les personnes qui suivent ce séminaire conçoivent un questionnaire, qui est ensuite envoyé aux membres du corps estudiantin durant la période d’intersemestre. Le semestre de printemps est consacré au traitement des résultats. Le but est d’enseigner la réalisation d’enquêtes sur des sujets de société et la maitrise des outils de sondage. » D’accord, mais pourquoi une telle insistance autour des questions de genre ? « Les résultats peuvent également être utilisés dans le cadre de publications. Cette année, l’enquête porte sur le thème des relations amoureuses et pratiques sexuelles. Sur ce thème, le fait de catégoriser les réponses en fonction du genre auquel les personnes sondées peuvent s’identifier permet d’affiner les résultats, et ainsi rendre l’exercice plus enrichissant. »
Une attitude citoyenne
Enrichissante, la lecture du document l’est assurément. Mais est-elle réellement de nature à nous rassurer quant au sérieux des savoirs qui s’acquièrent désormais à Neuchâtel ? À cette interrogation, le responsable comm’ répond que l’idée d’« université woke » n’a pas de sens. « L’Université ne prend pas de position politique et estime qu’avoir une attitude citoyenne ne dépend pas d’une couleur politique. Elle défend dans sa Charte des valeurs d’exigence, de créativité, de liberté et de responsabilité qui ne sauraient être revendiquées comme étant l’apanage de la gauche ou de la droite. »
D’accord, mais l’Université est-elle à ce point devenue « citoyenne » qu’elle ne peut plus comprendre que certaines de ses prises de position suscitent la surprise ? « Ce n’est pas de la surprise mais nous constatons que certaines décisions récentes suscitent des commentaires. Ce qui nous surprend, c’est que ces commentaires montrent que les personnes qui les relaient n’ont visiblement pas lu les informations qu’elles commentent (ou peut-être ont-elles pris la peine de le faire mais n’ont compris qu’imparfaitement ce qu’elles ont lu). Ainsi, l’UniNE n’a pas « quitté X » mais elle a mis en veille ses activités sur ce réseau social car il n’offre aujourd’hui plus les garanties minimales de vérification permettant de s’assurer qu’il y ait un contrôle-qualité suffisant de ce qui y est publié. » Quant au triomphe du tofu dans son institution, il refuse la notion de « passage généralisé au véganisme » : « Une lecture attentive des articles parus à ce sujet montre que l’offre d’une alimentation végétale vient compléter une offre dans des distributeurs qui proposent également des produits issus de l’élevage ou de la pêche. » C’est dire si le progrès fait rage.
Figurant parmi les personnes qui ont fait circuler l’image du questionnaire, David L’Épée, ancien étudiant de l’UniNE, n’est pas convaincu par ces explications : « L’université, qui fut pendant des siècles un lieu d’ouverture et d’émulation intellectuelle et dont l’histoire en Europe est liée à celle de la pensée humaniste, semble aujourd’hui prendre le contrepied de cette dynamique. S’enfermant de plus en plus dans un ghetto idéologique, elle semble ne pas percevoir le décalage abyssal qui est en train de se creuser entre ses nouveaux dogmes et la réalité dans laquelle vivent les gens ordinaires. Plus elle parle d’« inclusivité » et plus, au contraire, elle exclut, divise, atomise, catégorise, obsédée comme elle l’est aujourd’hui par des lubies identitaires qui paraissent ubuesques à 99% de la population. »
Anti-élitisme et populophobie
Ces dérives, selon cet auteur de la revue Éléments, vont finir par poser des problèmes profonds pour la société : « sur ce qui est attendu du financement des universités, sur la manière dont ces institutions sont censées préparer les jeunes à trouver du travail, sur la formation d’élites socio-culturelles de plus en plus déconnectées du vaste monde qui s’étend en dehors des campus. L’Université de Neuchâtel n’est pas forcément la plus engagée dans cet enfermement doctrinal mais elle a, comme d’autres, un pied sur cette mauvaise pente. Or le divorce entre les intellectuels et le peuple peut amener en Suisse à des tensions préoccupantes, d’autant qu’à l’anti-élitisme de certains dans la société civile répond, dans les milieux académiques, une certaine populophobie que ces nouvelles idéologies de la « déconstruction » font tout pour alimenter. »