« Le progressisme radical est un système de croyances fabriqué par et pour les élites »

Il faut d’abord se représenter ce repas de famille qui menace à tout moment de mal tourner. En réalité, tous les éléments seraient réunis pour que la soirée soit belle, mais vous subissez depuis deux heures un ayatollah du progressisme qui, sans jamais esquisser le moindre sourire, vous assène un tableau impitoyable de notre société. Raciste, sexiste, arriérée… selon lui, la société occidentale cumule tous les défauts et vous-mêmes, cela va sans dire, en êtes un représentant fort coupable en votre qualité d’hétérobeauf cisgenre.

Que faire ? Endurer ça jusqu’au bout ou mettre les pieds dans le plat avec flamboyance ? Si vous êtes plutôt du genre rock’n’roll, cet essai au style étincelant de l’historien Olivier Moos est fait pour vous. Oscillant entre satire et rigueur universitaire, il vous permettra de démonter point par point, l’argumentation de votre compagnon de table avec l’assurance de vous griller socialement pour l’éternité. 

Mais au-delà des joies de la provocation droitière, y a-t-il vraiment encore un sens à déconstruire le progressisme radical ? Nous avons mis l’auteur sur le grill (à tofu).

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Attaquer le néo-féminisme, le transgenrisme ou l’antiracisme devenu fou… Est-ce encore bien nécessaire ?

Les publications « nécessaires » sont probablement une rareté, mais on espère qu’un certain nombre d’entre elles peuvent se révéler instructives et divertissantes. Je laisse au lecteur le soin de décider si ce livre fait partie de cette catégorie. 

C’est le plaisir égoïste de l’écriture et du débat qui est à l’origine du Guide du Réac, et non un espoir naïf d’influencer quoi ou qui que ce soit. Après tout, nos croyances et convictions ne sont pas le produit d’une démarche exclusivement rationnelle ; nous tendons naturellement à préférer ce qui résonne avec nos intuitions morales, ce qui solidifie notre appartenance tribale. D’où le prélude que j’ai rédigé en introduction. Mes préjugés et inclinations sont annoncés d’entrée au lecteur et les pointes d’humour qui égaillent les chapitres l’invitent à ne pas prendre tout ceci trop au sérieux.

Est-ce qu’avec le « wokisme », la droite intellectuelle n’a pas trouvé un épouvantail bien utile pour ne pas avoir à affronter son incapacité à produire des concepts à elle ?

Dans une certaine mesure, oui. Critiquer cet ensemble d’idées et d’attitudes que nous appelons le « wokisme » est récemment devenu un moyen de se positionner dans le débat public, de signaler sa chapelle politique. Compte tenu des coûts que la mise en pratique de cette idéologie inflige à la société, la dénoncer relève d’une démarche assez saine, même si trop souvent réactive et superficielle. Il faut bien reconnaître que l’anti-wokisme peut aussi servir de cache-sexe à une absence de substance. 

Dans cette compétition narrative autour des questions de société, la gauche progressiste a été capable de produire un grand récit mobilisateur qui a été adopté par une partie importante des élites cognitives dans les pays occidentaux. En revanche, conservateurs et libéraux démarrent la course en retard et avec un certain nombre de handicaps. L’optimiste simplicité de l’utopie, l’ivresse révolutionnaire, les promesses de l’égalitarisme… ces idées ont toujours été plus séductrices qu’un pragmatisme politique articulé sur le compromis, la responsabilité individuelle et les contraintes du réel. Il existe bien sûr des cercles conservateurs et libéraux qui adoptent une approche proactive et s’appuient sur une riche tradition intellectuelle, mais leurs réflexions restent marginalisées au sein des institutions de production de savoir et d’opinion. Leur produit est difficile à vendre sur un marché des idées devenu dysfonctionnel et passablement corseté par les tabous du progressisme.   

On sent chez vous une envie de rompre avec les dérives du monde universitaire, tout en montrant que vous en maîtrisez tous les codes. Est-ce juste ?

Je dirais plutôt que c’est un inévitable effet secondaire. Le progressisme radical est un système de croyances fabriqué par et pour les élites, qui déguise des assertions idéologiques en affirmations de science. Pour dénoncer la corruption du savoir qui affecte certaines boutiques universitaires, la solution ne consiste pas à abandonner la démarche scientifique, mais au contraire à montrer le contraste entre ces croyances et ce que cette démarche nous révèle. 

Les faits d’actualité que vous mentionnez sont souvent suisses, mais vos références intellectuelles, quant à elles, très américaines. Cela ne conduit-il pas à un risque d’analyse un peu hors sol ?

Je ne le pense pas, mais ce serait plutôt aux lecteurs de répondre à cette question. 

La majorité de mes références et sources sont nord-américaines dans la mesure où les pays occidentaux anglophones sont l’épicentre de cette révolution culturelle. Les données statistiques, les analyses sociologiques du phénomène, y sont respectivement plus accessibles et plus riches que dans les pays européens où il se déploie sous des formes plus discrètes, moins virulentes. Quoi qu’il en soit, les lieux de production et de diffusion, le contenu idéologique, les dynamiques de groupe sont peu ou prou analogues des deux côtés de l’Atlantique. Après tout, un sophisme demeure un raisonnement fallacieux que l’on soit à Genève ou à New York, et les acteurs répondent aux mêmes incitatifs.

Vous parlez d’idéologies « politiquement rentable », en page 122. Pourquoi ne développez-vous pas davantage cette idée de conquête de pouvoir dans une logique de marché ? 

Parce que développer la manière dont le phénomène « woke » s’articule avec les logiques marchandes, par exemple le rapport entre surproduction des élites et « capitalisme symbolique » ou le recyclage de la « justice sociale » par les corporations, aurait rallongé le chapitre plus que de raison et dépassé l’horizon de cet essai. Je le voulais aussi court et incisif que possible. Aucune prétention à être exhaustif.

Dans l’extrait auquel vous faites référence, le « politiquement rentable » introduit deux notions complémentaires. D’abord, que les idées luxueuses du progressisme confèrent du statut aux élites tout en infligeant souvent des coûts aux classes inférieures. Ensuite, que les activistes entretiennent un rapport partiellement instrumental avec leur idéologie. Si leurs discours et comportements sont cadrés par ce capital symbolique et discursif, ils ne sont pas pour autant des consommateurs passifs. Ils sélectionnent aussi dans ce capital les éléments qui servent leurs besoins et leurs intérêts personnels. Bien sûr, l’on croit fermement à l’inclusivité, à l’équité, à la diversité, mais l’on veut aussi gravir l’échelle sociale, obtenir le salaire que son diplôme supposément mérite. Lorsque cette inévitable tension entre idéologie égalitariste, persistance des effets négatifs et ambitions statutaires se révèle trop forte, on la résout en fabriquant des croque-mitaines (l’homme mâle blanc cisgenre, le patriarcat, etc.) auxquels l’on attribue la responsabilité des inégalités. Il est donc « politiquement rentable » pour un élu ou un expert de croire, par exemple, que le « racisme systémique » est responsable de tous les maux dont souffrent les minorités de couleur, indépendamment de ce que l’investigation scientifique nous indique.

Vous avez beaucoup travaillé sur les groupes religieux contemporains. Tenez-vous, vous aussi, le « wokisme » pour une sorte de religion ?

La réponse courte est non. Le progressisme radical, à l’image d’autres corpus idéologiques, fonctionne à la manière d’un système de croyances, mais n’est pas pour autant une religion. Il lui manque une dimension proprement métaphysique. L’analogie religieuse est convoquée par les opposants au « wokisme » pour souligner la supposée irrationalité de certaines idées et comportements qui ressemblent à ce que l’on observe dans les groupes religieux fondamentalistes : l’obsession de la pureté et du péché, la certitude de jouir d’une infaillibilité morale, la condamnation de l’hérésie ou encore l’autorité indiscutable des écritures. Tout comme les systèmes religieux, le « wokisme » offre à ses adeptes une cosmographie et postule un certain nombre de forces immatérielles qui agissent dans la société. Cependant, d’un point de vue substantiel, les intellectuels de cette mouvance revendiquent de produire du savoir et de l’expertise, et non d’intercéder auprès du divin. Les abstractions qu’ils utilisent sont censées décrire des réalités concrètes et mesurables, et non des entités surnaturelles.

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