Le navire et le Scrabble

L’homme, qui se savait minuscule sur ses bateaux, pouvait tout car il se souciait davantage du salut de son âme que de sa facture d’électricité ou de son cholestérol. Ainsi découvrait-on des peuplades exotiques, des éléphants et des passages impossibles à travers la Patagonie, quand notre modernité ne découvre plus guère que le «charme discret de l’intestin», pour citer un succès d’édition de la décennie écoulée.

Vous avez peut-être remarqué ces tatouages de caraques et caravelles qu’aiment à se barbouiller les jeunes urbains de notre époque. C’est une mode intéressante, car notre société ne prend plus guère la mer. Et en particulier pas ceux pour lesquels la transition vers une nourriture essentiellement végétale, grâce à trois tomates cultivées sur le balcon d’un appartement situé sous-gare, constitue la grande aventure d’une vie. Ramuz le disait déjà, dans son essai Besoin de grandeur, à la fin des années 30: «Il nous manque une moitié de l’existence qui est celle qu’offrent les ports d’où partent tant de routes vers partout et vers nulle part.» Il faisait alors référence à la réalité géographique de notre petits pays, encastré entre ses montagnes. L’observation, un siècle plus tard, pourrait pourtant prendre un tout autre sens: psychologique cette fois.

Car les frontières physiques – hors cas de grippes mondiales, bien sûr – peuvent bien avoir été abolies contre l’avis des peuples, notre incapacité à prendre le large se révèle dans notre incapacité à accepter le tragique de l’existence. Par exemple, il y a encore un an ou deux, l’existence de sensitivity readers aux états-Unis faisait rire tout le monde chez nous. Quoi? Des personnes ayant pour mission de lire préventivement les romans afin d’avertir les éditeurs à propos des passages susceptibles d’offenser des minorités? Cela ne pouvait se passer qu’aux états-Unis, là où le souvenir du prohibitionnisme puritain n’avait jamais totalement disparu. Nous étions alors fort naïfs, comme ceux qui pensaient, au siècle dernier, que le communisme ne quitterait jamais les frontières de l’URSS.
Dans ce numéro, nous traitons une offensive que personne n’a vu venir, contre les mots problématiques du Scrabble. Eh oui, le bon vieux Scrabble, où l’on pouvait jouer à peu près n’importe quel mot, pourvu qu’il appartienne à la langue française. L’on se souciait alors, dans notre innocence, d’utiliser des consonnes et des voyelles qui, mises bout à bout, formaient un mot. Erreur: il aurait fallu que le terme soit gentil, «bienveillant» et à faible taux de calories, nous dit désormais le fabricant du jeu, Mattel. Le progrès a fait de telles avancées que nous voilà, même au niveau du Scrabble, «en pleine obsession préventive, en plein ravage prévisionnel, en pleine civilisation prophylactique» (Philippe Muray). Qui l’aurait cru?

Lorsque l’on vit dans un horizon fini, la nature humaine a ceci de particulier qu’elle cherche avant tout à le protéger. Au Peuple, notre appel est le suivant: prenons le large, même si nous avons le mal de mer. Car cette société thérapeutique, cajolante, ne nous dit rien de bon. Nous n’apprécions guère que l’on vienne nous supprimer des libertés aussi anodines que jouer un mot peu élégant au Scrabble, sous couvert de libération en tous genres. Ceux que nous combattons le plus âprement sont ceux qui invoquent des valeurs auxquelles nous croyons pour nous priver des aventures les plus humbles: celles de l’esprit, qui sont aussi les plus sacrées.




Impressions macronesques

Le sport, c’est la joie et la joie est communicative, voire communicante? Ce dimanche 18 décembre 2022, nous aurions voulu être une mouche pour assister au briefing du Roi avant son entrée dans le stade. Le Roi, entendez Macron. Enfin, vous aviez compris car vous ne l’avez pas raté jour-là. Vous ne pouviez pas le rater.

Or donc, nanti des conseils d’une armada de Nadine, Hortensia, Jérôme, Hadrian, Alibert, Isée, Garance, Alceste pour ne citer qu’eux, Emmanuel se retrouve face à l’inattendu: son équipe n’existe pas. Il ne peut donc pas appliquer le plan de communication. Drame. Le voilà congelé, transi, peureux, ignorant. Le voilà face à lui-même. Tiens, bonne nouvelle, durant de longues minutes, il va même penser seul.

Et puis soudain la France se réveille et le match devient fou. Macron aussi. Perdus les conseils de l’armada. Il entre en fusion, en fission, en sublimation et… s’oublie! Il a posé la veste, relevé les manches. Sa cravate ne ressemble à rien. Le voilà hurlant, sautillant, gesticulant. Il est redevenu un enfant. Médusés mais polis, les émirs qui l’entourent – peu concernés dans le fond – respectent poliment le Président et se demandent en leur for intérieur s’il est comme cela à la maison. Peut-être oui dans le fond. Brigitte doit bien rigoler.

Question: un Président de la République peut-il faire cela? Réponse: non. Quand on est Président, on se tient bien, Punkt Schluss. On peut manifester sa joie, mais sans gesticulation. On ne crie pas. On représente la République et on se doit d’être un modèle. On lui pardonnera sur ce coup-là, puisque, encore une fois, il avait sans aucun doute oublié les conseils de l’armada.
Ce qu’on ne lui pardonne absolument pas en revanche, c’est son attitude d’après défaite. Et là, on devient franchement inquiets. Comment peut-on manquer à tel point de sensibilité, de pudeur, de tact, d’humanité, pour s’attaquer de la sorte à Mbappé? Kylian, effondré, en fait lui aussi un peu trop (il ne sourira pas une seule fois), mais sa tristesse lui appartient et il n’a pas besoin d’un clown qui s’accroche désespérément à lui et lui crache dans l’oreille de longues minutes.

Et là, le doute, le souci se font jour. A-t-il écouté sur ce scénario l’armada? «Président, si on perd, vous foncez sur Mbappé et vous le serrez tout fort dans vos bras.» Alors là, Macron, il a pas oublié. Il a fait, refait, encore fait et encore refait. Et à partir de là, on a confiné au pathétique.

Si ces étreintes déplacées sont le seul fait de Macron, alors c’est un autiste de l’attitude et un homme qui ne connaît rien, mais alors rien au sport d’élite. Si c’est le fait de l’armada, alors il peut toutes et tous les virer. Et si c’est une combinaison des deux, alors faut vite organiser des élections. Ah mais c’est juste, en France, on ne coupe plus la tête aux Rois. Dommage. DP

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Analyse

Un conseiller fédéral ne devrait pas faire cela

Verra-t-on, un jour, un de nos élus fédéraux troquer son costume de souris grise pour singer les poses avantageuses du président français devant une compétition quelconque? Pas de risque, nous répond un haut fonctionnaire: «Les conseillers fédéraux se montreraient bien plus mesurés et surtout courtois. Manifester sa joie quand on est en tribune est légitime. Un peu de chauvinisme ne fait jamais de mal. Et c’est de bonne guerre. Nos ministres portent d’ailleurs volontiers les vestes de la délégation, comme Guy Parmelin à Pyeongchang. Mais se transformer en supporter très ʻpremier degréʼ est plus délicat. Les règles du fair-play sont d’une certaine manière la version sportive de la courtoisie diplomatique. Il faut bien doser. Et dans le cas du président Macron, on brise tous les codes. Il se sent seul au monde, comme s’il était dans son salon. A ceci près qu’il est président d’une puissance nucléaire! Cela manque de retenue, voire de courtoisie.»

Ce ne sont toutefois pas les gesticulations de Jupiter durant le match qui ont semblé le plus inconvenantes à ce connaisseur du Palais fédéral: «Le plus problématique c’est son comportement après le match. Il s’approprie l’événement. Il prend l’événement en otage pour son image. Il va sur la pelouse consoler des joueurs qui n’ont rien demandé! Ce moment appartient aux sportifs, à l’encadrement, à leurs proches. Le sommet, ou plutôt le fond, est atteint lors du discours dans les vestiaires. S’il s’intéressait sincèrement aux joueurs, il ne se filmerait pas. On est dans la pire mise en scène. Cela ne fait que remettre une pièce dans le juke-box du ʻtous pourris, tous opportunistesʼ. D’ailleurs cette mascarade s’est retournée contre lui.» RP




Bâtir

Il nous faut le répéter inlassablement: cet écueil ne sera jamais le nôtre. Avec ceux qui sont prêts à dialoguer parmi nos contradicteurs, nous dialoguerons toujours; sans édulcorer nos convictions mais sans non plus violer les règles de notre profession et de notre humanité. Nous recherchons, dans un certain art de l’opposition argumentée, des vertus spontanées qu’une civilisation bâtie tout entière pour la pensée unique peine désormais à tolérer.

Avant toute chose, il nous faut désormais bâtir. Dans cette édition, nous vous emmenons dans le Vaucluse du côté d’une jeune abbaye bénédictine restée fidèle à la messe traditionnelle. Assaillie par un mistral qui ne faiblit jamais, une communauté de moines, dont bon nombre ont à peine atteint l’âge adulte, s’y réveille chaque matin à 3h20 face au Mont Ventoux pour débuter la longue suite des offices. Dans l’omniprésence du latin et du chant grégorien, ces êtres tonsurés tout droit sortis du Moyen-Âge embellissent le monde de leurs oraisons et y répètent des gestes de courtoisie datant parfois de l’Empire romain.

Si nous vous en parlons, ce n’est pas parce que nous profitons des Fêtes, comme on dit dans le langage de l’entreprise, pour vous asséner un petit coup de catéchisme en douce. Notre projet est politique et tient farouchement à maintenir une unité, certes fragile, mais une unité tout de même, parmi ceux qui refusent qu’un État cancérigène et métastasique leur dicte leur conduite, leurs valeurs et la manière d’éduquer leurs enfants. Certains trouvent cette liberté dans la foi ou dans un héritage philosophique davantage marqué par les idées libérales. Peu importe.

L’exemple de l’abbaye du Barroux, fondée il y a quelques décennies à peine, est là pour donner un exemple qui dépasse les convictions religieuses. Avec son refus obstiné des valeurs modernes, sa règle millénaire totalement étrangère à l’univers du wellness, cette communauté nous montre qu’il est encore possible d’élever le monde, pour peu que l’on commence par élever le niveau des âmes. La phrase est belle mais elle n’est pas de nous. Elle se trouve dans un petit livre placé en cellule et justifie à elle seule que l’on ait pris part quelques jours à la vie des moines, avec son exigence de tenue et ses moments de grâce.

Il nous reste à bâtir.

Joyeux Noël.




Lider Massimo

«À titre personnel, je maintiens que des Jeux olympiques dans une dictature sont une absurdité», avait notamment tonné Massimo Lorenzi chez nos amis de Blick. Xi Jinping, président de la République populaire de Chine, en tremble certainement encore. À l’inverse, on s’étonne que le géant du Quai Ernest-Ansermet n’ait pas encore reçu une invitation à se taper une entrecôte avec le Dalaï-Lama et Richard Gere. Peut-être à cause d’une conception légèrement différente de la non-violence, qui l’avait naguère conduit à prendre une condamnation après une gifle assénée à un militant du Mouvement Citoyens Genevois.

Le militant qui sommeille en tout journaliste du service public est ressorti de sa boîte à la fin novembre à propos de la Coupe de monde de football que nous venons courageusement de subir : «C’est un Mondial sans âme qui s’annonce», déplorait au 12h45 notre fine lame qui, pourtant, organisait à ce moment précis la couverture massive de ladite compétition sans âme. «Infantino (ndlr. le président de la Fifa) est un homme sans valeur et le Qatar est dirigé par des gens sans valeur. Ils n’ont qu’une valeur, c’est le pognon», analysait le journaliste sportif.

Du pognon, lui-même en aurait toutefois volontiers pris un peu plus pour nous saturer encore davantage de ballon rond ces derniers jours, à en croire ses incessantes complaintes d’enfant gâté. Parce que si «la passion ne s’achète pas», comme il aime à nous le répéter, elle a tout de même un coût. D’ailleurs, on ne serait pas forcément contre l’idée de le réduire un peu.

À l’année prochaine!

Noël, ça pollue, ça tue des dindes et ça donne le Covid. Pire, c’est chrétien, ce qui est difficilement excusable du point de vue de cellezéceux qui, en ces temps très enténébrés, prendraient un certain plaisir à ce que notre civilisation perde la vilaine habitude de cultiver le souvenir du Verbe fait chair. Aussi a-t-on le plaisir de vous encourager à célébrer un beau Noël – et surtout pas les Fêtes de fin d’année – en famille. Et ce même si la vôtre, de famille, devait ne pas se révéler arc-en-ciel.

Pour notre part, après plusieurs mois d’activité soutenue – nous ne vivons pas de notre journal –, nous allons prendre quelques jours de repos. Rien de spectaculaire, nous vous rassurons, juste une petite semaine de décalage par rapport à notre rythme de parution habituel pour mieux recharger les batteries et repartir au front pour l’année prochaine. Nous espérons que 2023 marquera la consolidation de notre projet et vous remercions du soutien et de la confiance apportés depuis notre lancement au printemps dernier.

Joyeux Noël!




En quête d’harmonie

Au Peuple, voilà un article que nous ne ferons pas. Non pas qu’une telle nomination nous déçoive, mais au contraire parce que nous considérons que ce poste a été accordé à une personne et non pas à un profil. Une personne assurément compétente, courageuse, et dont l’engagement, comme tout engagement au profit de la chose publique, mérite toute notre estime. Les parcours individuels, pour le reste, ne méritent ni commentaire ni jugement. Un journaliste n’a pas pour vocation de guider les âmes.

Alors pourquoi, nous direz-vous peut-être, consacrer autant d’attention aux questions de genre, numéro après numéro? Dans cette édition, il est en effet de nouveau question de catégories nouvelles, genderqueer (qui échapperait au «schéma binaire» homme-femme, nous explique-t-on) et bigender (qui alternerait ou correspondrait aux deux), dont on découvre avec étonnement dans un fascicule qu’elles sont désormais enseignées aux écoliers vaudois. Il s’agirait, nous explique la fondation Profa, chargée de ces cours, de renforcer l’estime personnelle d’enfants ne se sentant pas tout à fait à l’aise dans les stéréotypes de genre ou de lutter contre les discriminations. Voilà qui est fort vertueux, mais doit-on accepter que des cours de biologie (ou de français pour autant qu’on l’apprenne encore en classe) enseignent la répartition de l’espèce – sauf cas très rares de personnes intersexuées – en deux grandes catégories, tandis que des intervenants externes expliquent à nos enfants qu’il y a une infinité de genres et de possibilités de catégorisation? N’est-il pas un peu déboussolant pour des gamins de faire face à des adultes chargés de leur apprendre des choses très opposées, mais censées toutes s’appuyer sur les derniers développements de la science, présentée comme un tout homogène?

En apprenant des choses que leurs parents ne savent pas, parce qu’elles n’existent parfois tout simplement pas dans la nature, ces enfants seront incités à se penser plus avancés que leurs aînés, tristement englués dans des déterminismes biologiques. Ainsi s’évanouira l’un des commandements sur lesquels s’est construite notre civilisation: le devoir d’honorer son père et sa mère. A quoi bon montrer telle révérence puisque le monde qu’ils représentent sera toujours marqué du soupçon de quelque oppression systémique…
Notre propos n’a jamais été, et ne sera jamais, de juger des gens en raison de leurs parcours individuels, de leurs éventuelles ruptures biographiques, de la manière dont ils entendent vivre leur vie privée. En soulignant les périls d’une «éducation à la déconstruction», pour autant que cet oxymore ait un sens, nous affirmons ceci: qu’une société soucieuse d’harmonie ne peut faire l’économie de modèles dominants si elle entend garder un art de vivre encore susceptible de faire barrage à un vaste sentiment d’impiété générationnelle. Que ces cadres généraux n’étouffent pas les personnes qui ne s’y retrouveraient pas entièrement, à la bonne heure ! Mais de grâce, n’allez pas expliquer à des enfants que 5000 ans de civilisation avant eux n’avaient rien compris.




Les bouddhas se trouvent à notre rayon jardinerie

Quand j’étais gamin, le bouddhisme était cantonné à un rôle marginal. Pour dire les choses de façon abrupte, on y voyait une sorte de doctrine religieuse et philosophique.

Il faut dire que je vivais alors en Ajoie, terre profondément catholique. En matière de religion, la coexistence de plusieurs confessions au sein du christianisme suffisait largement à intriguer nos jeunes esprits. Cadet d’une famille protestante, c’est avec circonspection que j’observais les sanctuaires que mes camarades catholiques fréquentaient et les cérémonies auxquelles ils participaient.
Parmi ces dernières, la procession de l’Assomption, à Porrentruy, constituait un des points forts de l’année liturgique. Les fidèles endimanchés, regroupés par paroisses et chantant l’Ave Maria, partaient du cœur même de la vieille ville et traversaient une grande partie de la localité avant de rejoindre la chapelle Notre-Dame de Lorette. La marée qu’ils formaient était si imposante qu’on avait l’impression que toute l’Ajoie avait rallié le chef-lieu.

Dans un tel contexte, il était normal que le bouddhisme fît l’objet d’une vision réductrice et peinât à exprimer son potentiel; les populations n’étaient tout simplement pas prêtes. L’évolution constatée au cours des soixante dernières années n’en est que plus réjouissante: le bouddhisme s’est maintenant assuré une place enviable dans l’industrie et a acquis un statut de premier plan dans le domaine du lifestyle, où il rivalise avec le vélo électrique et la marche nordique.

Il suffit pour s’en convaincre de pousser la porte d’un magasin d’ameublement ou de se rendre aux rayons jardinerie ou bricolage d’une grande enseigne. Grâce à l’essor spectaculaire du bouddhisme, nous y trouvons désormais toute une gamme d’articles manufacturés propices à la recherche de la paix intérieure et du bien-être. À côté des statues proprement dites, qui peuvent être en pierre volcanique, en céramique ou en résine de synthèse, on note que Bouddha est aussi présent sur des objets utilitaires tels que porte-clés, bougeoirs, diffuseurs d’huiles essentielles ou fontaines d’intérieur. On ne peut que s’en féliciter, car avoir atteint l’éveil pur et parfait n’est pas une raison pour être abandonné toute la journée en position du lotus sous un figuier.

De l’avis général, placer des bouddhas dans son intérieur procure la paix intérieure, favorise un bon sommeil, améliore le feng shui, freine la chute des cheveux et réduit la note de chauffage. Au niveau des morphotypes, on note que les bouddhas minces ont désormais la préférence du grand public; cependant, les bouddhas gras et hilares gardent la faveur des restaurants chinois en raison de leur aptitude à rassurer les clients craignant d’avoir trop peu dans leur assiette.

Il arrive certes que des utilisateurs mal informés forcent un peu sur l’ingrédient. Dans une interview accordée à un grand hebdomadaire romand, un ancien champion sportif, s’étant préalablement défini comme «assez bouddhiste», révélait qu’il avait placé des statues de la divinité dans chaque pièce de sa maison, y compris aux waters. Il s’agit clairement d’un impair, qu’il aurait pu éviter en prenant la peine de consulter un bouddhiste plus aguerri.

La progression du bouddhisme n’est pas le fruit du hasard. Elle se fonde notamment sur une offre en ligne judicieuse et sur la prise en compte des besoins de la clientèle. Une annonce récemment mise en ligne par une enseigne spécialisée dans l’ameublement propose par exemple une statue de Bouddha déclinée dans les tailles S, M et L, coûtant respectivement CHF 39.95, CHF 79.95 et CHF 151.95, l’expédition étant gratuite pour toute commande d’au moins 150 francs. À l’occasion de Black Friday et de Cyber Monday, deux moments-clés du calendrier bouddhique, une autre boutique en ligne offre quant à elle 20% de remise dès l’achat de deux articles. De magnifiques tatouages bouddhiques permettent quant à eux «d’affirmer son attachement à des valeurs fondamentales trop souvent oubliées du monde moderne», comme le relève fort justement une publicité relative à des tatouages temporaires permettant de tester un motif avant de l’adopter définitivement.

Cette approche commerciale dynamique fait peu à peu des émules parmi nos églises. Le mensuel Réformés l’a bien montré en début d’année dans un article intitulé «Oser une offre d’Église orientée vers sa clientèle». Ce texte, qui frappe par sa terminologie novatrice, est consacré aux efforts consentis par l’Église réformée du canton d’Argovie. S’inspirant des pratiques de l’économie, cette dernière, qui se déclare ouverte et compétente en matière de rite, complète son offre de prestations par le lancement du site web leben-feiern.ch. Ce projet vise à repenser l’offre du point de vue du client en permettant aux personnes en demande de rite de s’adresser directement à un ou une prestataire. Il s’agit en définitive de garantir la meilleure expérience-client possible tout en centralisant la facturation des actes. Comme aurait dit Alexandre Vialatte, le progrès fait rage.

Avant de conclure, je tiens encore à rassurer les personnes qui s’inquiéteraient du sort de la procession de Notre-Dame de Lorette: elle a toujours lieu chaque 15 août. Son parcours a été modifié et débute désormais à la hauteur de l’agence Toyota, à quelque 700 mètres de la chapelle. Ce nouveau tracé, qui n’entrave pas l’accès au centre-ville, donne entière satisfaction aux conducteurs de SUV.




Et à la fin on ne gagne même pas de médaille

Enfin peut-être pas encore l’univers tout entier mais en tout cas la sacro-sainte «sobriété énergétique» avec laquelle nous devrions fêter Noël cette année. Sa solution: faire contribuer les visiteurs et les visiteuses (on s’en voudrait de ne pas le préciser comme sur la RTS) de la place des Halles et du Jardin anglais à l’éclairage des animations lumineuses en les faisant pédaler sur une série de deux-roues installés sur les deux sites, dès le 7 décembre. «C’est une façon astucieuse et sportive d’allumer la magie de Noël et de créer de l’énergie positive pour fêter tous ensemble ce passage de l’année si propice aux retrouvailles», tente la conseillère communale chargée de l’économie et du tourisme, Violaine Blétry-de Montmollin, dans une novlangue qui sent davantage l’infantilisation que le vin chaud.
«Créativité» et «innovation», donc, seront de mise pour chasser les inquiétudes de cette fin d’année. Oubliés, les gamins qui ont pris froid à cause du chauffage coupé! Oublié, tonton qui a perdu son boulot pour avoir appelé «monsieur» ou «madame» un délégué LGBT non binaire. Et, même si nous devenons un pays du tiers-monde comme les autres, oubliée enfin la mauvaise humeur de boomer nostalgique de décennies dorées. Car la voilà la belle nouvelle: nous pouvons désormais nous gargariser de faire vivre avec nos impôts des gens qui savent rendre notre effondrement ludique! Peu importe, dès lors, que cette classe politique soit par ailleurs incapable de trouver des solutions concrètes aux problèmes de la population, comme le coût des énergies… Alors qu’on nous pardonne d’avoir l’audace de demander à nos zélites de décerner une médaille à ceux qui, par la force de leurs mollets, auront émerveillé les enfants avec des décorations scintillantes, et certainement garanties sans références chrétiennes. Sûr qu’avec un tel degré de mépris des contribuables, il y a bien à Neuchâtel, Genève ou Fribourg (qui vont aussi s’y mettre) quelque Soviet suprême susceptible d’honorer un ou deux décérébrés modèles.

On fera comme si on n’avait rien entendu

Utiliser une citation d’Éric Zemmour défendant la préférence nationale pour en faire un apologète du racisme bête et méchant, c’est l’élégante passade dont notre radio d’Etat s’est récemment fait l’autrice dans son émission Tout un monde. Alors on ne va pas se mentir, dans un premier temps, le journaliste concerné a «catégoriquement refusé» les accusations du parti du «Z» qui, avec un soupçon de mauvaise foi, se demandait si par hasard la RTS ne serait pas plus à gauche qu’à droite. Un refus catégorique qui n’a cependant pas empêché l’émission de mentionner qu’une petite erreur avait été commise à l’antenne, histoire de faire la paix avec la formation «Reconquête!». On est bien, on est copains, et maintenant que ce moment désagréable est derrière nous, on se réjouit de rallumer la radio de la voiture pour découvrir à quel point la masculinité est toxique, la droite méchante et Léonore Porchet admirable, mais sans erreur de montage aucune cette fois.




Sol invictus

Le conseiller national valaisan PLR Philippe Nantermod n’est à l’évidence pas de cette race. L’entretien, dûment pesé et validé, qu’il nous livre en pages deux et trois ne retranche en effet rien du fond de sa pensée. Non, il ne regrette absolument pas les mesures qu’il a prônées en temps de crise Covid, même si elles pouvaient paraître autoritaires. Non, il n’aime vraiment pas l’idéologie écologiste et, à contre-courant du discours médiatique dominant, le voilà même qui affirme, décomplexé, que «la logique de la décroissance, c’est du bullshit.» Est-on tenu de goûter chacune de ses saillies ? Pas nécessairement. On peut se considérer de droite et juger, par exemple, que le style de campagne politique «à l’américaine» qu’il vante dans nos colonnes n’a rien à faire en Suisse. On peut se reconnaître dans des valeurs libérales, ou conservatrices, ou un peu des deux, et mépriser allégrement la vulgarité de tel ou tel éléphant peroxydé parachuté dans un bureau ovale, tel ou tel inculte pérorant de l’Elysée. Reste que nous avons à cœur, avec Le Peuple, d’en finir avec le crime de pensée, cet ultime blasphème des démocraties avancées. Ce qui mine le débat public, ce ne sont pas les «provocations de trop» qu’on nous jette au visage édition après édition dans les médias installés, mais la perte d’un discours authentique, viril oserons-nous même, dans le champ politique, voire scientifique. Aussi avons-nous le plaisir de diffuser la chronique, en page sept, d’un livre qui dénonce une «crise climatique par anticipation» et tacle sans complexes ces «éco-anxieux» qui font de leur hyper-sensibilité une justification pour aller saloper des toiles de maîtres dans des musées, se coller la main sur les routes et ruiner un peu plus l’école publique. Et pourtant, là encore… Nous croirez-vous si nous écrivons ici qu’il y a, dans le milieu qui gravite autour de ce titre, autant d’optimistes qui voient des «opportunités» dans le réchauffement climatique que de pessimistes qui estiment que l’humanité va dans le mur avec son mépris de la maison commune?

Autrefois, la célébration de la naissance du Christ avait remplacé celle de Sol Invictus, le Soleil invaincu jusque-là vénéré au sein de l’armée romaine. Tandis que s’effondre paisiblement l’héritage chrétien, sans que ceux qui ont la charge de le défendre semblent s’en émouvoir plus que cela, peut-être le soleil nous montre-t-il à nouveau sa nature profonde, à jamais invaincue. Que notre mode de vie survive ou non aux bouleversements climatiques qui s’annoncent, qu’il puisse même en tirer des bénéfices comme l’affirment certains, n’est pas une question de notre ressort. Ce qui ne change pas, c’est le tragique de notre condition, décrite en son temps par le livre de l’Ecclésiaste, avec sa résignation caractéristique: «Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau».




Fracture vestimentaire

Quand j’étais gamin, mes parents veillaient à ce que je dispose toujours d’un costume.

Ce terme aujourd’hui tombé en désuétude désignait un vêtement masculin composé d’une veste et d’un pantalon taillés dans le même tissu. L’usage voulait qu’on l’accompagne d’une chemise blanche et d’une cravate.

Aujourd’hui, il est généralement admis que vêtir un enfant de la sorte relève de la maltraitance. Or, il se trouve que je portais mon costume avec plaisir.

Le dimanche matin, je le revêtais pour aller à l’église. Après le repas de midi (le seul de la semaine que nous prenions à la salle à manger et non à la cuisine), je le portais également pour me rendre au match de football. Et quand le FC Porrentruy ne jouait pas à domicile, c’est bien souvent en costard cravate que j’accompagnais mes parents en promenade dans la campagne environnante.
Lorsque je me replonge dans les albums de photos de famille, je suis frappé par l’élégance des générations qui m’ont précédé. J’y vois mon père portant avec beaucoup de naturel une tenue évoquant les films noirs des années 40. J’y redécouvre mon grand-père paternel, modeste employé de l’arsenal de Colombier, qui mettait un point d’honneur à assortir son costume d’un gilet. Et puis il y a la photo d’un groupe en excursion à Interlaken: ses membres, qui appartiennent pourtant à la petite classe moyenne, semblent tout droit sortis d’une scène de Mort sur le Nil.

Alors certes, on peut m’objecter que cette élégance traditionnelle n’était pas toujours très confortable, notamment en été. On peut aussi estimer que ces temps que j’idéalise étaient marqués par le paternalisme, et voir dans le déclin du complet le signe d’une libération bienvenue. Mais qu’il me soit permis de regretter que ce qui était naguère quasi obligatoire soit en passe d’être interdit.
Une idée largement répandue veut que l’être soit plus important que le paraître. Cette conception, qui comporte probablement sa part de vérité, a maintenant été poussée à l’extrême. Le simple fait de se vêtir soigneusement et proprement rend suspect. Quant au costume, son image est éminemment négative. Dans la vie de tous les jours, le porter constitue une forme de provocation et suscite des regards qui oscillent entre moquerie et hostilité. Le costard cravate vous fait passer pour un salaud, un affameur du peuple, tandis qu’une tenue négligée dénote générosité et authenticité.

Lors d’un enterrement, se présenter en sweat à capuche, jean crasseux et baskets râpées, c’est montrer à la famille éplorée que l’on éprouve une peine profonde, tandis que le port d’une tenue de deuil traditionnelle vous ravale au rang de frimeur. Se rendre dans un bon restaurant habillé comme un goret, c’est signifier au chef que l’on sait apprécier sa cuisine avec une simplicité de bon aloi, alors que le choix d’une mise soignée vous classe à coup sûr comme quelqu’un de coincé. Bref, le débraillé est devenu une valeur sûre.

Dans le monde politique, on voit des choses assez drôles. La cravate étant clairement réactionnaire, un conseiller fédéral socialiste ne peut se permettre de l’arborer au congrès de son parti, sous peine de déclencher une scission de l’aile gauche. Plus à droite, on fait preuve d’un penchant pour l’équilibrisme, à l’instar de ce municipal d’une grande ville vaudoise enfilant un jean de SDF pour s’excuser de porter chemise, veston et cravate. Ce compromis boiteux, baptisé business mullet par les anglophones, a également cours dans la branche des assurances, où il n’est pas rare de voir une agence générale in corpore chausser des baskets blanches comme pour dire «voyez, on a mis des vestons, mais on est quand même cools et sympas».

Le fait est que les priorités ont évolué de façon spectaculaire. À l’heure actuelle, beaucoup de gens considèrent qu’il est inimaginable de dépenser quelques centaines de francs pour un costume en pure laine vierge, mais parfaitement normal d’en claquer 80’000 pour une horreur de SUV. À cet égard, je ne puis m’empêcher de tirer un parallèle avec mon grand-père maternel, disparu il y a une quarantaine d’années: l’engin le plus rutilant qu’il ait conduit de toute sa vie était un cyclomoteur Allegro à deux vitesses, mais il avait encore passé commande d’un complet sur mesure quelques semaines avant que la mort ne le surprenne. Puisse son exemple continuer de m’inspirer.

J’ai le sentiment angoissant que la plupart des lecteurs ont décroché depuis plusieurs paragraphes, aussi vais-je mettre un terme à mes divagations. Je renonce de ce fait à analyser une nouvelle alarmante que vient de me communiquer mon fils aîné: la disparition de la chemise semble imminente. Laissant la nation à ses jeans et à ses T-shirts, je me contente d’énoncer un conseil et de poser une question.

Le conseil, purement pragmatique, s’adresse aux gamins de 12 ans qui auraient l’idée saugrenue de s’inspirer de mon lointain exemple et de se rendre au prochain match de football en costard cravate: renoncez-y, la lapidation est une expérience désagréable.
Quant à la question, elle a un caractère plus fondamental: existe-t-il sur terre quelque chose de plus beau que des manchettes immaculées dépassant d’un veston? Il me semble que non.




Jeux de mains, jeux de vilaine

Quand ils ne relaient pas servilement la moindre action des névrosés sur pattes qui bloquent des routes et se collent aux tableaux, nos amis de Blick leur mendient également des interviews. Et en général, ça donne des échanges passionnants que l’on pourrait résumer de la façon suivante: «Vous n’avez pas peur, avec vos actions…» et là il faut insérer «de bloquer une ambulance», «de vous faire écraser» ou «d’emmerder le monde». Et dans leurs réponses, les activistes vous glisseront un «non moi ce qui me fait peur, c’est la fin du monde si l’inaction de la Suisse continue…».

Comme cela, ça peut sembler un peu répétitif mais sur le plan psychologique, ces entretiens disent beaucoup de la condition des modernes. Ainsi les figures de ces gens très (éco-)anxieux mais totalement décomplexés quant à leurs capacités prométhéennes: «Je suis prête à être détestée si ça permet de sauver le climat», s’enflamme ainsi la militante Anaïs Tilquin, dans son interview parue la semaine dernière. Et cet ex-post-doctorante d’enfoncer le clou: «L’histoire nous pardonnera!» Si vous avez déjà entendu ça quelque part, c’est normal: Tony Blair avait tenu ces propos mot pour mot au moment de partir en guerre face aux Irakiens en 2003. Curieuse filiation pour madame Tilquin, qui ne semble pourtant pas si idéologue que cela. Regardez, elle promet même de lever immédiatement les blocages dès qu’un véhicule d’urgence serait freiné par sa présence sur la route. Serait-ce que la super-glu, tout compte fait, ne fonctionne pas si bien? RP

Plus écologique que le pape

«Nous devrons franchir le pas d’introduire le péché contre l’écologie dans le Catéchisme». C’est ce qu’affirme le pape François dans un livre récemment sorti en Italie, Je vous en supplie au nom de Dieu. Au programme, dix grandes causes dans lesquelles pourront puiser à choix les candidates aux élections de Miss Monde. Citons-en trois (de causes, pas de miss): guerre dans le monde, lutte contre les fakes news et, donc, militantisme vert (ou plutôt «protection de la maison commune», pour utiliser le jargon vatican). Et le Saint-Père de nous pondre une vérité tout droit sortie d’une interview d’Anaïs Tilquin (voir ci-dessus): «Le moment d’agir, c’est aujourd’hui, pas demain». Quand il aura fini de faire fuir tous les gens de droite de son église (en plus des victimes d’évêques français pédophiles), le pape pourra au moins piquer la super-glu des militants de Renovate pour garder les gens sur les bancs de messe. RP