L’angoisse de l’Infini

Une de mes grands-tantes pratiquait l’art exigeant de la cartophilie. Amoureusement, elle amassait, dans d’innombrables albums, des cartes postales classées par pays et par régions. Voyageant peu, elle s’évadait de la monotonie du quotidien en contemplant plages ensoleillées, palmiers au vent et ruines illuminées par le soleil couchant. Soudain, du jour au lendemain, elle a renoncé à son violon d’Ingres et par là-même à ses voyages virtuels. La raison? Ma tante avait découvert, lors d’une escapade espagnole, que les cartes postales ne correspondaient pas à la réalité.

Il en va de même pour certains auteurs, comme Charles Maurras, qui suscitent des commentaires spécieux, de doctes anathèmes et des morales sentencieuses. Ces auteurs «maudits» sont trop souvent réduits à des «cartes postales», c’est-à-dire à la doxa commune des penseurs de seconde main et de la presse dite «engagée». Quand nous lisons réellement leurs œuvres et que nous partageons un moment en leur compagnie, nous ne pouvons que renoncer aux «cartes postales» de l’opinion dominante. La publication de la correspondance entre Charles Maurras et des carmélites nous donne l’opportunité de vivre cet exercice de salubrité mentale.

Un inconnu

Contrairement à Léon Blois ou à Georges Bernanos, Charles Maurras reste bien souvent un inconnu. Trop longtemps ses œuvres furent introuvables hormis chez quelques bouquinistes érudits, tombées dans un certain discrédit et réduites à des formules, souvent mal interprétées, telles que «l’opposition du pays réel au pays légal», «la divine surprise», «le nationalisme intégral» et j’en passe. Celui qui fut le maître à penser de toute une génération peut être redécouvert aujourd’hui.

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

Charles Maurras est né à Martigues, en Provence, le 20 avril 1868. À l’âge de quatorze ans, il devient sourd et doit renoncer à entrer à l’École navale. Sa mère prend pour précepteur l’abbé Jean-Baptiste Penon, qui donne des cours particuliers au jeune Charles et qui fut selon les propos de l’adolescent «la bénédiction de sa vie».

Après avoir obtenu son baccalauréat, Maurras s’installe à Paris avec sa mère et son frère. Ne pouvant suivre les cours à cause de son handicap, il fréquente assidûment les bibliothèques, où il perfectionne ses connaissances. Il en profite pour collaborer à différents journaux et revues. En 1891, Maurras fonde avec Jean Moréas l’École Romane, qui est un groupe de jeunes poètes opposés aux symbolistes et prônant un néo-classicisme débarrassé de tout académisme.

Dès 1889, les idées politiques de Maurras évoluent vers la monarchie. Dix ans plus tard, il rejoint la Revue d’Action française fondée par Maurice Pujo et Henri Vaugeois. Sous l’impulsion de Maurras, cette revue nationaliste et républicaine devient royaliste. En 1905, il fonde la Ligue d’Action française pour soutenir la revue éponyme. En 1906, avec l’aide de Léon Daudet, la revue mensuelle devient un quotidien sous le titre bien connu: L’Action française.

Il ne faudrait pas oublier que Maurras est également un auteur reconnu avec Le Chemin de Paradis (1895), nouvelles philosophiques; Anthinéa (1900), essai de voyage principalement sur la Grèce; Les Amants de Venise (1900), traitant de l’histoire d’amour de George Sand et Alfred de Musset; Enquête sur la monarchie (1900) et L’Avenir de l’intelligence (1905).
Maurras perdit une partie de son influence politique lorsque, le 29 décembre 1926, l’Église catholique romaine mit à l’Index certains de ses livres et L’Action française, le privant ainsi de nombreux sympathisants au sein du clergé français.
Le Martégal est reçu à l’Académie française en 1938. Pendant l’occupation allemande, tout en étant fermement opposé au nazisme, il soutient le régime de Vichy. Il est arrêté en septembre 1944, jugé et condamné pour «intelligence avec l’ennemi» à la réclusion à perpétuité. Libéré en 1952 pour raisons de santé, il expire le 16 novembre de la même année à la clinique Saint-Grégoire de Saint-Symphorien-lès-Tours.

La question du Mal

L’épreuve de la surdité a conduit l’adolescent Maurras à l’agnosticisme. Afin de bien comprendre cet agnosticisme, on peut rapprocher Maurras de Charles Jundzill, personnage réel qui lui sert de héros dans une étude sur Auguste Comte: «[…] Avant sa dix-neuvième année, il avait constaté jusqu’à l’évidence son inaptitude à la foi et surtout à la foi en Dieu. […] On emploierait un langage bien inexact si l’on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si l’on peut s’exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu: aucune interprétation théologique du monde et de l’homme ne lui était plus supportable.» Maurras explique dans une lettre du 21 janvier 1937 où il proteste vivement contre les accusations d’athéisme ou d’irréligiosité lancées à son encontre: «Je ne suis ni athée comme l’on dit, et l’auront cru, d’innombrables imbéciles, ni irréligieux. Mais mon sentiment profond des Puissances supérieures n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme, et, si ce qui m’est donné ou offert comme explication me paraît redoubler les difficultés, c’est un fait auquel je ne peux rien!»

Pourquoi «ce besoin rigoureux de manquer de Dieu»? Pourquoi est-ce que son sentiment religieux «n’a jamais pu se fixer dans le monothéisme»? En fait, Maurras ne peut accepter l’existence du Mal, qu’il expérimente jusque dans sa propre chair avec l’épreuve de la surdité. Comme il l’admettait au chanoine Cormier, Maurras ne peut pas réciter la fin du «Notre Père»: «Et ne nos inducas in tentationem» (Ne nous induis pas en tentation). Bien plus, il ne «comprend pas qu’on puisse demander à Dieu, qui est souverainement bon, de ne pas tromper ses créatures». Et l’académicien de poursuivre: «Toujours ce problème du mal qui me harcèle. Je n’arrive pas à comprendre comment Dieu qui est le Souverain Bien peut tolérer le mal.»

La négation désespérée

À la fin de sa vie, dans ses entretiens avec le prêtre qui le visite, Maurras reconnaît: «Tous mes raisonnements n’aboutissent à rien. Je suis comme un écureuil qui tourne dans sa cage. Depuis des années je me heurte aux murs d’une prison. Je suis las de tourner ainsi.» Nous voyons bien que le polémiste a fait place au sage et que son attitude uniquement fondée sur la raison le mène dans une impasse. Malgré l’admiration qu’il voue à l’Église catholique pour ses bienfaits et non pas seulement comme principe d’ordre social, Maurras écrit, le 14 septembre 1936: «Je ne peux pas dire: ʻJe croisʼ quand je ne crois pas.»

Cette négation désespérée d’une réponse possible à sa quête le tourmente et l’écartèle intérieurement. L’âme de Maurras vit implicitement l’expérience décrite dans les premières pages des Confessions (I, 1) de saint Augustin: «Tu nous as faits pour Toi Seigneur et notre cœur est inquiet, jusqu’à ce qu’il repose en toi.»

Ce n’est pas qu’il ne veut pas croire, c’est qu’il ne peut pas. Toutefois, il reconnaît que son agnosticisme n’est pas immobile et qu’il a constaté avec étonnement que sa réflexion l’avait éloigné de certains faits qu’il croyait autrefois insurmontables. Il reste à Maurras le désir: «[…] Je ne puis quant à moi, retenir des procédures de Pascal autre chose que le chercher en gémissant, quelquefois même sans plainte, sans autre sentiment que le désir de voir, de savoir, de trouver» (lettre du 6 mars 1937).

À Maurras, qui a besoin de «comprendre pour croire», on peut répondre en écho avec cette phrase que Blaise Pascal met sur les lèvres du Christ: «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé» (pensée 553).

Le fil rouge du Benedictus

Nous apprenons dans cette correspondance que Maurras éprouve une affection particulière pour la prière du «Benedictus», appelée aussi le «cantique de Zacharie», qui figure dans le texte de l’Évangile selon Luc (Lc 1, 68-79). Ce texte est prononcé par Zacharie à la naissance de son fils Jean-Baptiste. Le Jeudi saint de 1945, il écrit: «quelquefois, la nuit, je me sens bercé pas les longues volutes de son rythme qui ne m’a pas quitté depuis le Collège.»

Au printemps 1937, Maurras avait écrit un verset de ce cantique au dos d’une image pieuse envoyée aux carmélites. Le texte au dos de l’image était: «Illuminare his qui in tenebris et in umbra mortis jacent», c’est-à-dire: «Illumine ceux qui sont couchés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort». Or Maurras a commis une erreur, au lieu de «sedent» (assis), il a écrit «jacent» (couchés). Les pieuses carmélites ayant envoyé, à l’insu de l’auteur, la carte au pape Pie XI, ce dernier désire connaître la raison de ce changement. Et Maurras de répondre au souverain pontife: «[…] il s’agit d’une erreur de mémoire. Cependant je ne peux m’empêcher de me demander si cette erreur était absolument fortuite et ne tirait pas sa raison de quelque logique secrète. […]» Et Maurras d’ouvrir son âme au pape qui a condamné L’Action française: «Le ʻjacentʼ, inexact par rapport au texte, se rapportait à mon état personnel. Celui qui ʻgîtʼ quelque part n’y gît point parce qu’il le veut, mais parce qu’il y est. Il est là, il en est là, il ne peut y avoir été jeté: non assis, mais couché dans l’ombre de la mort, ce n’est point par volonté, ni par le choix de son cœur» (25 mai 1937).

Le «vieux cœur de soldat n’a point connu la haine»

L’échange épistolaire entre Maurras et les religieuses de Lisieux met en évidence les liens qui unissent l’écrivain et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus; ces liens vont conduire Maurras à dépasser sa rationalité d’agnostique. Peu à peu, l’intelligence de Maurras va se laisser éclairer et comprendre que «ce n’est pas avec les yeux, mais avec le cœur qu’il faut chercher Dieu» (s. Augustin, 7e sermon sur la 1ère épître de Jean, 10).

La lecture de cette correspondance nous fait découvrir un autre Maurras. Loin du polémiste autant redouté que redoutable, nous découvrons l’homme nu face à la question de l’Infini. Nous abordons avec pudeur le chemin secret de la grâce dans un cœur sincère épris de vérité. Nous comprenons pourquoi, au soir de sa vie, il a reçu l’extrême-onction et vraisemblablement dit: «Pour la première fois, j’entends quelqu’un venir.»

Un chemin de conversion – Correspondance choisie entre Charles Maurras et deux carmélites de Lisieux (1936-1952), rassemblée par Xavier Michaux, Téqui, 2022.

Prière de la fin

Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.
Ce vieux cœur de soldat n’a point connu la haine
Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.

Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour un Roi, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel,
La France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint Michel.

Notre Paris jamais ne rompit avec Rome.
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit,
Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l’homme,
Les visages divins qui sortent de ma nuit:

Car, Seigneur, je ne sais qui vous êtes. J’ignore
Quel est cet artisan du vivre et du mourir,
Au cœur appelé mien quelles ondes sonores
Ont dit ou contredit son éternel désir.

Et je ne comprends rien à l’être de mon être,
Tant de Dieux ennemis se le sont disputé!
Mes os vont soulever la dalle des ancêtres,
Je cherche en y tombant la même vérité.

Écoutez ce besoin de comprendre pour croire!
Est-il un sens aux mots que je profère? Est-il,
Outre leur labyrinthe, une porte de gloire?
Ariane me manque et je n’ai pas son fil.

Comment croire, Seigneur, pour une âme que traîne
Son obscur appétit des lumières du jour?
Seigneur, endormez-la dans votre paix certaine
Entre les bras de l’Espérance et de l’Amour.




L’économie façon chevaleresque

Supposez une paroisse citadine où l’on vous proposera invariablement de «coconstruire l’Église de demain» pour aller «chercher les croyants et les croyantes là où ils et elles se trouvent». Charmant, très certainement, mais supposez à présent un monastère battu par le mistral où des êtres vêtus de capes noires se lèvent tous les matins à 3h20 pour réciter des psaumes en latin et vivre selon une règle datant de quinze siècles. De ces deux options, laquelle vous semble la plus à même de faire refleurir économiquement et spirituellement une région? Laquelle risquera de rayonner jusque dans nos contrées suisses romandes et d’attirer des jeunes du monde entier?

La question étant – il faut bien le confesser – posée avec une neutralité assez approximative, vous aurez compris que nous penchons pour la deuxième option. Et à travers cette description sommaire, les esprits les plus fins auront même reconnu une abbaye située à quatre heures de route de Genève: Sainte-Madeleine du Barroux. Fondée en 1970 par Dom Gérard, un moine sorti d’un ermitage avec pour seules possessions sa mobylette et son baluchon, cette communauté constitue une anomalie totale. À partir de ses prémices modestes dans le village voisin de Bédoin, l’aventure a en effet débouché sur une véritable entreprise, dont la modernité technologique tranche avec la féodalité ambiante des rapports humains. Derrière les lignes très épurées de son architecture (inspirée par l’abbatiale de Payerne, entre autres!), l’abbaye se distingue en effet par sa production massive de pain, surtout, mais aussi de vin, d’huile et de créations artisanales diverses. Un véritable village autosuffisant dont l’activité incessante a redonné vie à une région fort belle, mais qui se trouvait en récession jusqu’à l’établissement des frères. Preuve de ce fonctionnement à plein régime, la communauté, qui comportait dix moines les premières années, en compte désormais une soixantaine qui prient et travaillent selon la règle de saint Benoît. Une croissance permanente, tempérée par le départ de frères qui s’en vont fonder leurs propres communautés, et qui crée aussi des défis: l’âge vénérable des combattants de la première heure, notamment, qui a imposé la construction récente d’un bâtiment relié de plain-pied à l’église. Les aînés de cette grande fratrie, qui tâchent tant bien que mal de participer aux offices, peuvent ainsi jouir de la qualité de vie d’un EMS lumineux et d’un cabinet de dentiste à la modernité impeccable. Pas tout à fait anecdotique quand on vit éloigné du monde et sous le regard d’un État français qui ne raffole certainement pas des monastères où se perpétue le souvenir des massacres de la Révolution de 1789…

Des débuts bucoliques

Compagnon de route de la naissance du monastère, le Vaudois Christian Bless évoque avec nostalgie les débuts modestes à Bédoin, dans une chapelle mise à disposition par la famille Ricard. Une famille dont les amateurs de pastis salueront le double apport à l’humanité: «C’était plus bucolique que l’immense abbaye de maintenant. Je me souviens d’une fois où Dom Gérard m’avait invité à aller discuter un peu: il y avait un petit réchaud, au bout du jardin. Il avait allumé le feu et coupé quelques herbes, du thym sans doute. Dans une vieille casserole rouillée avait alors infusé une petite tisane. Et lui il me parlait du bon Dieu, de la Grâce, tandis que nous étions tous deux assis sur un vieux tronc. Le monde moderne ne nous avait jamais enseigné ces choses.» De fait, ces liens forts entre la communauté et la Suisse romande trouvent leur origine dans une conférence donnée par Dom Gérard à Lausanne, au début des années 70, dans le bouillonnement des milieux défendant le latin et la liturgie traditionnelle dans la messe: «Le coup de foudre immédiat», se remémore Christian Bless. Suivront des moments riches en émotions et en coups de gueule divers, entre liens étroits avec la fraternité Saint-Pie X (plus connue sous le nom d’Écône) et retour complet dans le giron du Vatican dans les années 80. Des épisodes vécus plus ou moins douloureusement selon la radicalité des sensibilités des uns et des autres. Heureusement, la magie du saucisson et de la bouteille de rouge opérant toujours, la riche amitié ne sera jamais rompue entre les amis fidèles de Suisse romande et l’abbaye, dont le grand écrivain Jean Raspail chantait déjà les louanges au début des années 80 dans Le Figaro Magazine.

Le Vaudois Christian Bless, compagnon de route de l’abbaye, se souvient des débuts modestes de la communauté sur ce site de la commune voisine de Bédoin. RP

De toute manière, les habitués du Barroux viennent y chercher quelque chose qui transcende largement les querelles de clocher: le hiératisme ambiant. Alors que les Églises modernes tentent sans cesse d’attirer les jeunes avec moult guitares et des célébrations singeant la laideur de la variété moderne, rien de tout cela ici: la messe et les différents offices s’y déroulent en latin, à grand renfort de chant grégorien, et gare à qui voudrait venir introduire la moindre innovation dans ce chant millénaire! Souvent, le visiteur se trouve même plongé dans des scènes évoquant Le Nom de la rose, les bossus en moins: frères aux visages anguleux faisant sonner les cloches dans la pénombre, prosternations répétées et repas pris en silence… Qu’on imagine l’hôte d’honneur soupant en bout de table, directement sous le regard bienveillant du père abbé, véritable chef de famille présidant au bon déroulement du repas… Heureusement que le coup de rouge, aussi fidèle que le vent glacial soufflant sur la contrée, vient donner un peu de hardiesse! Et comment ne pas se sentir plongé mille ans en arrière quand, de quelques coups de maillet sur la table, le maître des lieux annonce la fin du repas et la prière finale, toujours en latin.

Au vu de la grande pureté des lignes de l’abbatiale, difficile d’imaginer qu’elle n’existait pas encore il y a quelques dizaines d’années. RP

Quand le SDF mange à côté du millionnaire

La scène impressionne, mais qu’on n’aille pas pour autant imaginer un environnement où règne une austérité insupportable: de fait, même l’anticlérical le plus radical ne saurait nier la hauteur de sentiments exprimée par les frères dans leurs attitudes et leur accueil du pèlerin, qu’ils soient millionnaires ou condamnés à dormir sous des ponts: «Les frères sont gentils, ils vont me fournir des gants pour passer la nuit dans le hall de la gare de Carpentras», livre ainsi un sans domicile fixe quittant les lieux après avoir bénéficié de l’hospitalité bénédictine durant quelques jours. En rupture avec sa famille, abandonné par un État qui préfère sponsoriser l’accueil de migrants – d’après son récit –, il trouve auprès de la communauté un cadre aimant, et finalement moins strict qu’il n’y paraît. Car selon l’esprit de saint Benoît (480-547), c’est le Christ lui-même que la communauté pense trouver à travers l’étranger qui viendra sonner à sa porte pour chercher un toit. «N’ayez peur de rien. Vous êtes ici dans votre famille», nous lance ainsi un des plus anciens frères de l’abbaye, responsable de la boulangerie. Joignant les actes aux paroles, il nous salue à la manière des moines, front contre front (le vénérable Pax tecum). Autant dire qu’ici, le fameux «frère» utilisé comme une interjection par tous les rappeurs, y compris pour s’insulter, prend un sens un peu plus élevé, qu’une goutte de chartreuse est parfois là pour affermir. Ici, c’est le royaume de la joie simple.

Père Abbé du monastère du Barroux, Dom Louis Marie nous accueille dans le salon réservé aux hôtes de sa communauté. Issu d’une famille de militaires, il veille à l’unité de sa communauté afin de continuer à « ouvrir les portes du Ciel ». RP

Sans tirer un orgueil démesuré de leur réussite, les moines ne le cachent pas: si le fondateur avait 500 francs français en poche au moment de tout démarrer, l’abbaye brasse désormais des sommes considérables, à défaut de brasser de la bière. Mais pas grâce aux soutiens qu’on lui prête parfois dans des milieux politiques radicaux, dont l’ancien Front national de Jean-Marie Le Pen, puissant dans la région. «À chaque fois qu’on a fait face à de gros enjeux, comme lorsque l’on vivait dans des roulottes, sans chauffage ou sans électricité, ou lorsqu’il nous a fallu acheter des terres, le bon Dieu nous a tirés d’affaire», sourit le père Germain, dont le sourire communicatif n’a pas été altéré par les nombreuses années passées au monastère. En réalité, avant de tourner à plein régime, la communauté se trouvait généralement en possession d’argent uniquement aux moments où elle en avait un besoin urgent (ndlr comme notre journal). Mais la présence fréquente d’intellectuels de haut vol dans les seize mètres, citons Gustave Thibon ou Louis Pauwels, n’est peut-être pas pour rien dans ces élans du cœur de personnalités venues d’horizons très divers, parfois même du protestantisme.

De nombreux saints catholiques figurent sur les fresques de la chapelle privée du père abbé. A noter la présence, tout à droite, de Maximilien Kolbe, prêtre exécuté à Auschwitz, ou de l’écrivain Péguy (avec un genou à terre). CB

Un patron? Non, un «père de famille»

Mais comment au juste marier le rôle de père spirituel de moines parfois très jeunes et un statut de chef de PME? Nous avons voulu poser la question à Dom Louis-Marie, le père abbé. Si son prédécesseur Dom Gérard était un homme chaleureux et ardent, lui est plutôt du genre réservé, méthodique. Pas au point, cependant, de se considérer comme un patron d’entreprise selon les codes modernes: «Je suis plutôt un chef de famille qui a un droit de regard sur tout», lâche-t-il dans un sourire doux, mais en pesant ses mots. Issu d’une lignée de militaires, ce stratège conteste que l’abbaye soit passée au capitalisme sous sa férule: «Notre magasin et la vente par correspondance nous permettent de vivre de nos mains, sans contracter de dettes. C’était un de nos buts», tranche-t-il paisiblement. Mais le succès, le vrai, consiste à ses yeux «à ouvrir encore les portes du Ciel» pour ses hôtes au lieu de chercher à singer Lady Gaga. Quant à la politique, il ne le cache pas: même s’il se réclame de l’héritage de Péguy, ce combat n’est pas prioritaire à ses yeux. Il s’agit avant tout, dans un monde en proie à une déchristianisation massive, de témoigner de la permanence de la foi. D’ailleurs, le voilà qui s’arrête soudainement alors qu’il nous quitte dans les escaliers: «Je suis content que vous vous intéressiez à notre héritage philosophique, mais j’espère surtout que vous avez senti la présence du bon Dieu parmi nous.»

L’abbatiale est inspirée de différents sites millénaires, dont sa cousine de Payerne! CB

Quelques notions clés:

•Les moines sont-ils tous prêtres?

Non. Bon nombre d’entre eux participent à la vie de la communauté en tant que «frères» et non pas en tant que prêtres, appelés «pères». Ce choix s’effectue en fonction de leurs désirs, de leur éducation ou d’un simple souci d’humilité. Ce qui unit les moines du Barroux est un désir de partager une vie essentiellement centrée sur la louange divine, la prière et le travail. Dans la communauté se trouvent des personnes à l’aise autant avec la mécanique, la culture du potager que l’édition de livres, par exemple.

•Qu’est-ce que la tonsure?

Qui s’adonne à des recherches sur le sujet sur Internet en verra parler comme d’une pratique désuète voire réduite à la célèbre image de La Tête de Moine AOP. Et effectivement, elles ne sont plus nombreuses les communautés qui continuent de marquer le renoncement au monde de leurs prêtres par ce rasage caractéristique du crâne, laissant apparaître une bande de cheveux. Pour le visiteur du monastère, la tonsure présente l’intérêt de permettre de différencier les pères des frères, qui ont simplement les cheveux courts. On pourra ainsi appeler les uns et les autres d’une façon conforme à leur état.

•Pourquoi la messe en latin?

C’est l’une des particularités du Barroux, resté fidèle à la tradition liturgique de l’Église catholique en vigueur jusqu’au concile Vatican II (1963-1965). Outre l’usage de cette langue sacrée, à part durant les sermons, les prêtres officiant selon le rite dit «tridentin» tournent la plupart du temps le dos aux fidèles comme pour mieux leur donner la direction de Dieu.

•Un retraitant vit-il dans une prison?

Certes non. De fait, les personnes partant se ressourcer au Barroux disposent même d’une clé qui leur permettra, à condition de ne pas troubler l’ordre monastique, de rentrer à l’heure qu’elles désirent dans leur bâtiment. Un hôte qui utiliserait une telle confiance pour abuser de l’hospitalité bénédictine se verrait toutefois rapidement mis au pas, et serait surtout automatiquement mal à l’aise dans un environnement tout entier tendu vers l’oubli du monde.

•Est-il obligatoire de prier toute la journée?

Pas d’obligation là non plus, mais une nouvelle fois, à quoi bon se rendre dans un monastère si c’est pour mener la même vie qu’à la maison? Du reste, la chose serait bien difficile avec le silence de rigueur la majorité du temps, et un Wi-Fi qui ne couvre que deux pièces dédiées à l’étude. Les offices religieux, dont les durées peuvent être très variables, s’échelonnent tout au long de la journée. Le premier débute à 3h30, on parle alors des «matines», et le dernier se termine dans une église éclairée à la bougie, lors des «complies».

•Comment se déroulent les repas?

Ce sont des moments importants de la journée, et pas seulement pour les estomacs. Différentes lectures les accompagnent, allant de la vie des saints vénérés ce jour au rappel, à la fin du repas de midi, de passages de la Règle de saint Benoît. Moines et convives invités mangent en silence, sans traîner à table, mais en bénéficiant d’une cuisine équilibrée et simple.

•Pourquoi y aller?

C’est la grande question. D’aucuns, miséreux, s’y rendent par besoin, d’autres pour «déconnecter» d’une vie professionnelle qui les ronge. Pour ceux qui ont la foi, la multiplication des offices et la possibilité d’être accompagné par des prêtres remplissent les âmes d’une paix profonde.

•Que se passe-t-il quand on retourne à la vie normale?

Un choc, très certainement. À l’abri des vains bruits du monde, les moines cultivent généralement une langue et des coutumes qui tranchent radicalement avec les attitudes vulgaires souvent encouragées par notre société. Mais cette période de ressourcement permet aussi d’affronter les défis de la vie quotidienne avec une confiance renouvelée, les idées à l’endroit… et le téléphone portable un peu moins omniprésent!