Une université à la Hamas

Au milieu des années 2000, alors que j’étais étudiant à l’Université de Lausanne, une affichette avait attiré mon attention. Un mouvement qui réunissait des étudiant.e.x.s et des assistant.e.x.s encore injustement dépourvus de « x » à l’époque – sans doute le Groupe Regards Critiques – avait invité un porte-parole du Hezbollah à donner une conférence à la gloire de la lutte armée. J’étais jeune, mais j’avais déjà l’esprit étroit et méchant. Aussi m’étais-je étonné qu’un cadre si progressiste, où le cervelas et l’humour étaient bannis, déroule le tapis rouge à un mouvement paramilitaire islamiste. Surprenant programme que l’amitié entre les peuples au nom d’une haine commune d’Israël. Mais je n’avais rien dit.

Sans doute avais-je eu raison car certaines choses ne souffraient déjà plus la contradiction. Lorsque j’étais au gymnase, par exemple, mes congénères et moi avions été vivement encouragés à défiler dans la rue en criant « Bush, Sharon, c’est vous les terroristes » tandis que les États-Unis tentaient d’exporter leur modèle de société en Irak et en Afghanistan. Bush était certainement un sale type, Sharon aussi, mais défiler avec des gens était au-dessus de mes forces et j’étais parti acheter Muscle et Fitness ainsi que Flex, dans l’espoir de développer mes deltoïdes postérieurs. Quinze ans plus tard, je sais que j’aurais réagi de même, même si on ne trouve malheureusement plus Flex en kiosque, lors des méga-manifestations pour le climat. A la sympathie que peut susciter en moi une cause répondra toujours la détestation plus forte de l’abruti capable de crier des slogans dans un mégaphone.

Une moraline à géométrie variable

Depuis quelques jours, des jeunes gens occupent l’université où j’ai découvert Saint Thomas d’Aquin, Nietzsche et Péguy. Ils dénoncent une occupation, mais pas la leur. On les laisse faire, même si leur colère peut surprendre. Où étaient ces belles âmes, ces derniers mois, tandis que les Arméniens fuyaient le Haut-Karabakh ? Pas assez exotiques ? Trop banalement chrétiens ? Quid de la situation des Ouïghours ? Enfin, que diraient ces gens si un autre groupe de manifestants occupait un bâtiment universitaire pour demander le retour des otages du Hamas ? 

“From the river to the sea” entonnent les manifestants à la fin de cette vidéo partagée par le président du PS Vaudois.

Nous sommes Suisses, et comme pays neutre, nous n’avons pas à tolérer que les lieux d’études que nous payons avec nos impôts se transforment en université d’été (ou plutôt de printemps) du Hamas, de solidaritéS ou d’adorateurs du monstre du spaghetti volant. 

S’agit-il de fermer les yeux sur un désastre humanitaire ? Certes non, mais on se demande bien combien de vies seront sauvées par les opportunistes qui portent un keffieh depuis cinq jours, comme ils déguisaient naguère en guérilléros de la décroissance. Il est temps que nos lieux de savoir retrouvent leur vocation, qui n’est pas de servir de tremplin à des carrières médiatiques. Il est temps que nous formions de nouveau des élites capables d’apporter un peu du génie suisse dans ce monde.

Oui, osons parler du « génie suisse » ! Lorsque mon pays n’avait pas encore renoncé à sa destinée, ce terme désignait bien des choses, dont une tradition de « bons offices » rendue possible par notre neutralité. Si l’on n’y prend pas garde, ce terme n’évoquera bientôt plus que le rappeur non-binaire Nemo qui doit nous représenter à l’Eurovison, 




Quand la RTS compare Donald Trump à Hitler

Cet article se trouve également sur le site de l’organisation Pro Suisse.

« Trente secondes de reportage pour comprendre que c’est à charge ! Bravo l’impartialité des journalistes !! ». Salué par 67 internautes sur YouTube, ce commentaire est à l’image de la grande majorité des réactions générées par un reportage de Temps Présent diffusé le 11 avril dernier, et encore visible en ligne. Son « angle », comme l’on dit dans le jargon des journalistes : « Et si les États-Unis vivaient leur dernière année de démocratie ? ».

Les heures les plus sombres

Dès les premiers instants du documentaire, la voix off de la journaliste donne le ton : en à peine plus de deux minutes, le public apprend déjà que « Donald Trump n’est connu ni pour sa modération ni pour son intégrité », qu’il est « l’un des hommes les plus dangereux du monde à l’heure actuelle » et qu’il mettra en œuvre son « programme radical » dès qu’il refranchira la porte du Bureau ovale.

Un élu qui applique le programme pour lequel il est élu, voilà qui peut effectivement surprendre, dira-t-on.

Mais surtout, avant même d’entrer dans le cœur de son sujet – une virée chez les pro-Trump floridien – la voix off donne le coup de grâce en glissant que les mimiques du politicien républicain « rappellent des temps sombres », sans préciser si elle fait allusion à Mussolini ou Hitler. En guise de cerise sur le gâteau, un bruit de coup de feu est alors utilisé comme illustration sonore de ce probable retour vers l’autoritarisme.

Faites-vous votre avis !

Service public, mais pas neutre

Président de 2017 à 2021, Donald Trump n’est certes pas un modèle de vertu aux yeux de tout le monde, y compris au sein du monde conservateur. Mais dans l’intérêt supérieur d’un pays neutre comme la Suisse, peut-il être pareillement diabolisé par le service public ? Pas aux yeux du député UDC valaisan Jérôme Desmeules, ouvertement sympathisant du milliardaire américain : « Magnifique Temps Présent, comme toujours objectif, ironise-t-il. Il fait passer Trump pour le salaud agressif alors que le retour vers un monde au bord du conflit généralisé a été provoqué largement par le retour au pouvoir du complexe militaro-industriel soutenu par le camp du “Bien”… »

Le reportage aurait-il été finalement plus outrancier que le politicien qu’il se donnait pour objectif de dénoncer ? On peut le penser car la RTS ne le cache pas : le reportage fait bien allusion à Hitler à propos des « heures sombres » que rappelleraient les mimiques de Trump. Elisabeth Logean, présentatrice et co-productrice de l’émission, l’assume ouvertement : « L’idée de ce reportage était d’imaginer l’Amérique de demain si Donald Trump était réélu à partir de ses déclarations et intentions. L’ex-président a ainsi annoncé vouloir purger l’Administration fédérale ou utiliser le FBI et le département de la Justice pour neutraliser ses adversaires ; autant d’intentions qui s’apparentent à des comportements de dirigeants autoritaires. Le rappel des années sombres fait référence à ses déclarations sur les migrants « qui empoisonnent le sang de notre pays », qui rappellent les propos d’Hitler sur les Juifs ; la question de l’intégrité est évoquée en lien avec ses condamnations récentes, dont une pour fraude financière. »

Une tarte à la crème qui fatigue

En mars, une vive polémique avait suivi une déclaration de Slobodan Despot jugée pro-russe, dans les Beaux Parleurs. L’intellectuel y annonçait que le nazisme était de retour dans les pays baltes. « Indigne d’un invité quasi-permanent du service public », « outrancier » avaient jugé beaucoup d’observateurs, y compris au sein de la chaîne. Visiblement, des comparaisons du même tonneau posent moins de difficultés quand elles concernent Trump, et sont dressées par le propre contenu de la RTS.

Elisabeth Logean se défend cependant de toute impartialité dans le reportage : « Nous avons tenté de comprendre pour quelles raisons ses partisans le soutiennent, malgré les menaces que son programme fait peser sur le bon fonctionnement démocratique des États-Unis. Les craintes dans ce domaine sont exprimées non seulement par des démocrates ou des spécialistes des régimes autoritaires, mais aussi par des prestigieux penseurs de droite, comme le néo-conservateur Robert Kagan. Dans le reportage, nous donnons la parole à des partisans de Donald Trump, mais aussi à ses critiques, de sorte à donner à voir et entendre différents points de vue. »

A supposer qu’il tombe un jour sur ce reportage, pas certains néanmoins que le politicien peroxydé se précipite pour tailler le bout de gras avec Philippe Revaz au 19h30.




L’invitation ubuesque du Bureau de l’égalité

« Cliquez sous ce message pour vous inscrire à la soirée à laquelle vous n’êtes pas conviés » : en substance, voici le message adressé aux députés mâles vaudois par un service de l’État.   

« Madame la députée, Monsieur le député, le Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes (BEFH), en partenariat avec le Bureau de l’égalité de la Ville de Lausanne, a le plaisir de vous proposer, à trois reprises, une soirée thématique sur la prévoyance professionnelle réservée exclusivement aux femmes. »

Voici le message un brin contradictoire reçu par les membres du Grand Conseil vaudois au milieu du mois dernier : une invitation à une action réservée aux femmes, mais adressée à tous les hommes du législatif… Et le courriel de préciser que les inscriptions pouvaient se faire en cliquant sur une image située sous le message reçu par tous les élus. 

Un extrait du message reçu le Grand Conseil vaudois. Suprenant…

Beaucoup de temps à disposition

« En Suisse, l’écart de rente entre femmes et hommes s’élève à 32,8% en Suisse (OFS, 2021), l’un des plus hauts d’Europe. Cet écart se creuse dans le 2ème pilier et se monte à 46% en défaveur des femmes », rappelle le BEFH. À ce titre, une politique volontariste comporte assurément quelques vertus. Mais pour le député UDC Fabrice Moscheni, la démarche est tout de même très particulière. « Merci pour l’invitation, a-t-il répondu à l’adresse du Bureau de l’égalité. Mais vous écrivez que c’est exclusivement réservé aux femmes. Vu que je suis un homme, ai-je le droit de venir ? » 

La réponse à cette question simple ? 3640 signes (espaces compris) citant pêle-mêle des articles de lois, une convention des Nations Unies de 1979 ou encore des chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Pour le moins complètes, ces explications signées Maribel Rodriguez, la cheffe du BEFH, ne répondaient cependant pas directement à la question qui lui était posée. « En résumé, est-ce donc correct de dire que je n’ai pas le droit de venir ? », lui a donc rétorqué le député, un brin agacé. Une nouvelle demande qui lui a permis d’apprendre, enfin, qu’il ne partageait pas « les caractéristiques du public cible de ces soirées ».

Des inégalités dans la poursuite de l’égalité

Quel est le sens d’envoyer tous azimuts une invitation réservée à une catégorie bien précise du public ? « La diffusion large d’information concernant ces évènements a pour but d’atteindre directement le public auquel ils sont destinés, mais également indirectement à travers des personnes susceptibles de pouvoir les diffuser plus largement aux public cible concerné qui ne figurerait pas dans nos listes de diffusion », nous explique Maribel Rodriguez. Elle nous invite en outre à lire un dossier consacré à la question des écarts de prévoyance entre les femmes et les hommes dans un numéro du PME magazine, ainsi que les informations de la Raiffeisen sur cette même question.

L’an dernier, un député avait déjà alerté le Canton à propos de la situation d’un homme victime de cette “discrimination positive”. Merci de vous connecter ou de prendre un abonnement pour découvrir la réponse du Conseil d’État.

En août 2023, le Conseil d’État avait déjà répondu à une interpellation un brin courroucée du député – également UDC – Fabrice Tanner. Son point de départ : la mésaventure d’un homme qui avait réduit son taux de travail depuis quinze ans pour s’occuper de ses enfants, mais qui s’était vu refuser l’accès à une séance d’information… sous prétexte qu’il était un homme. « Tant que la demande et les écarts de rente ne faibliront pas, les mesures temporaires positives seront justifiées et non discriminatoires », avait répondu l’exécutif. 

Mais tout autant que le fond, c’est la forme qui agace Fabrice Moscheni : « En tant que politicien de milice, je n’ai malheureusement pas un temps infini à consacrer à la chose publique. Qu’un bureau de l’État m’envoie des invitations qui précisent en même temps que je n’ai pas le droit d’y aller est assez lunaire. De plus, lorsque, à ma demande de confirmer que je suis interdit de participation, une cheffe de service m’envoie une réponse contenant une multitude de textes officiels sans, finalement, répondre clairement à ma question, m’interpelle. » 

Un agacement qui lui inspire cette pique finale : « Au-delà du sentiment de discrimination, je peux aussi comprendre que certains Vaudois se sentent perdus lors de leurs échanges avec l’administration cantonale vaudoise ».




Une discussion honnête à propos de la GPA

Le débat sur la gestation pour autrui a récemment redoublé d’intensité. L’occasion de revenir sur une question de fond : la guerre du progressisme contre les femmes.




Édition 33 – Pour en finir avec le wokisme

Chers amis, chers abonnés,

Elle est partie ce matin à l’imprimerie, mais la voilà déjà en ligne pour vous : notre nouvelle édition, qui déborde de bonnes choses. A tel point que nous avons déjà dû en mettre de côté pour la suivante !

Bonne découverte à tous et, pour nos anciens clients en ligne sur la plateforme partager.io, n’oubliez pas : vos abonnements n’étant plus automatiquement reconduits, il est temps de passer dans notre nouveau système.  

Consultez la nouvelle édition numérique




L’observatoire du progrès // Avril 2024

Avec nos excuses

Face au déluge d’articles dithyrambiques consacrés à l’église urbaine « Espace Maurice Zundel », à Lausanne, une réflexion a fait l’effet d’une fausse note : une chronique du Peuple de février analysant le type de théologie proposée en ce lieu créé par la paroisse du Sacré-Cœur. Président de la Fondation Maurice Zundel, l’abbé Marc Donzé vient cependant de donner quelques précisions fort utiles à cath.ch. Si yoga, qi gong et méditation zen seront au programme de la structure œcuménique, le prêtre précise que des cérémonies bouddhistes n’y seront « probablement pas » hébergées. Une fermeté qui vient balayer nos derniers doutes et valait bien un très catholique mea-culpa.

*

Si jeunes et déjà si conformistes

Expositions, conférences, festivals, visites, projets originaux… Le gymnase d’Yverdon met le paquet pour célébrer – pardon « commémorer » – ses 50 ans. Dans ce cadre hautement festif et citoyen, le journal La Région a donné la parole le 18 avril dernier à plusieurs élèves pour nous mettre en garde contre le danger du « racisme systémique ». Eh oui, ne vous y méprenez pas, malgré des efforts louables pour l’éradiquer, le mal sévit entre les murs de l’institution comme partout ailleurs. Il s’agit du reste d’une « question capitale » selon un encadré de l’article, qui nous invitait à participer à une soirée de discussion sur le thème, au Musée d’Yverdon et région. Passé colonial de la Suisse, persistance des imaginaires racistes, éloges de la multiculturalité étaient au menu des échanges. Qui aurait imaginé qu’un jour l’éducation serait célébrée par une dose aussi massive de rééducation ?

*

L’inclusivité à l’ombre des caravanes

Yverdon-les-Bains, toujours, où la lutte contre les préjugés prend décidément une tournure héroïque. Ces dernières semaines, la Ville a en effet connu quelques « incivilités » et « débordements » lors de l’installation d’une communauté de « gens du voyage » près du parc scientifique et technologique d’Y-PARC. Or, dans un communiqué, la commune ne nie pas avoir connu des difficultés à les convaincre de partir, mais que l’on ne s’y trompe pas : même là, le progrès… a progressé ! Ledit communiqué nous apprend en effet que ces discussions ont eu lieu avec les « représentant·es» des familles concernées ! Pour qui a déjà visité un camp de « gens du voyage » adeptes des « débordements » et « incivilités », la présence de dames parmi les interlocuteurs des autorités a de quoi nous prouver que le patriarcat vacille même là où on s’y attendrait le moins. 

*

Téléphone brun

Ancienne militante identitaire française, la délicieuse Thaïs d’Escufon s’est reconvertie depuis plusieurs mois dans les conseils de drague pour jeunes droitardés. Sur son site, une proposition a de quoi nous mettre des étoiles plein les yeux : « Pendant 30 minutes, dites tout ce que vous avez à me dire. Et ensemble, on pourra trouver une solution à votre problème ! » Tarif : 300 euros. Morale de l’histoire : la délinquance étrangère est peut-être méprisable, mais que penser du procédé consistant à arnaquer les pauvres bougres de son propre peuple ?

Petite analyse de l’œuvre écrite de la dame.

*

Notre expertise

Pénible séance de catéchisme cordicole dans l’émission On en parle de La Première, le 11 avril. Au programme, communication non violente, qui s’écrit visiblement « Communication NonViolente » pour faire plus moderne. C’est vrai qu’on n’en parle pas assez de l’importance des ressentis, de l’empowerment dans le monde de l’entreprise ou de l’éducation bienveillante. Merci au service public de combler ce manque.

Peut-être existe-t-il aussi des experts en communication violente. C’est sans doute un boulot qui nous plairait.

*

La Croix-Bleue se fait Verte

« L’alcool dans les repas des crèches et parascolaires (sic) neuchâtelois, c’est fini ! » Tel un cri de triomphe dans les ténèbres de la tradition culinaire, voici comment ArcInfo.ch a annoncé la fin d’une déplorable exception à La Chaux-de-Fonds, le 19 avril. Heureusement dénoncée au Grand Conseil par une députée Verte du nom de Barbara Blanc, une structure parascolaire venait de « revoir sa pratique », nous dit-on, dans la Mecque de l’urbanisme horloger. Joie ! Félicité ! Nouveau triomphe de la vertu ! C’en est fini des coqs au vin, du jambon au madère et des résidus de pinard pour tous les gamins du Canton. 

Viendra le jour où il n’y aura plus que les grandes épurations éthiques – concept de Philippe Muray – pour nous saouler. 

*

Querelle de chiffonniers

« Des chiffons vaudois pour ripoliner Lausanne ». Tel est le titre d’un communiqué envoyé par le service de communication de la Capitale olympique, le 10 avril dernier. Enchantés, subjugués, nous y apprenions que la Ville s’approvisionnait désormais en chiffons recyclés auprès de Textura, entité de Démarche, à Beaulieu. Une belle preuve, selon le texte, d’un engagement « pour une politique d’achats durable […] privilégiant l’économie circulaire et les circuits courts ». Le jour de la diffusion de ces lignes, une violente altercation « liée au milieu des stupéfiants » éclatait à la Riponne, suivie de l’arrestation d’un homme armé d’un couteau.

La bonne nouvelle étant que l’on a certainement pu nettoyer l’arme de façon écologique.
 




Pour en finir avec le wokisme (qui n’existe pas)

Jusqu’au dernier quart du 20ème siècle, nos sociétés vivaient encore dans des temps historiques. Les pouvoirs en place (Église, famille, armée…) ne se cachaient pas d’être exclusifs et verticaux. Il était hors de question pour eux de partager leurs privilèges et leurs prérogatives :  ils connaissaient encore souvent, à ce titre, une chose qu’on appelait la contestation. 

Le crime de pensée n’avait pas encore été éradiqué, une batterie d’articles de loi à l’appui, et une autre réalité pouvait encore faire rêver. Beaucoup s’employaient à la faire advenir, d’ailleurs. Lorsque les jeunes bourgeois de Mai 68 jetaient des pavés dans la rue contre la police et l’ancien monde, leurs idéaux gauchisants pouvaient certes paraître grotesques ou dangereux, mais ils dénonçaient un adversaire à peu près vivant. Le général de Gaulle était encore au pouvoir, la famille n’avait pas volé en éclats grâce à l’omniprésence des spécialistes du genre et l’Église ne renonçait pas encore à sa singularité en cherchant à « cheminer » avec ses fidèles pour leur faire pratiquer le qi gong dans des « city churches ».

Square Charles de Gaulle, Toulouse, en 1968. Ou quand la révolte s’inscrivait encore dans l’histoire. (André Cros/Wikimedia Commons)

Mais dans la carnavalisation terminale du McMonde qui vient, qui saura encore dénoncer le ridicule d’une assurance maladie qui nous apprend à préparer des gâteaux, faire des tours à dos de poney et ramasser des déchets durant notre footing ? Pas grand monde. Il faut dire que les bons sentiments sont devenus hégémoniques. Un exemple ? Dans notre réalité de substitution, même les manifestations contre les autoroutes prennent désormais la forme de « cyclo-parades festives et politiques » (24 heures du 20 avril dernier). DJ à vélo, exposition en collaboration avec le festival BDFIL et demande de requalifier le tronçon d’autoroute Ecublens-Maladière « en boulevard urbain » … Aucun artifice de la sacro-sainte fête ne saurait être oublié pour une « commémoration » (sic) en bonne et due forme des 60 ans de l’A1 entre Lausanne et Genève. 

« Chacun veut la même chose, tous sont égaux »

Dans un tel Disneyland de la contestation, plus personne ne veut renverser le pouvoir : pourquoi y songer puisque la révolte elle-même est organisée par les élus que nous entretenons ? A quoi bon dénoncer encore nos bons maîtres puisqu’ils sont là, devant nous, représentés par les conseillères nationales Brenda Tuosto (PS/VD), Léonore Porchet (Verte/VD et co-directrice de BDFIL) ou par l’inénarrable président du Parti socialiste vaudois Romain Pilloud, secrétaire général de l’ATE Vaud ? Des rebelles d’État s’opposent au travail de ce même État – garantir une mobilité décente digne d’un pays riche – à grand renfort de subventions : la boucle est bouclée. Empapaouté, tout un pan de la jeunesse est là, qui approuve totalement la marche du monde tel qu’il va, noyé dans un océan de décibels et d’écologisme de surface. « Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous », comme l’annonçait Nietzsche dans son Zarathoustra.

Portrait de Nietzsche par Munch en 1906. Quelque chose d’un prophète de la décadence.

Certains, heureusement, n’ont pas encore totalement désappris à penser. S’ils sentent le ridicule de notre épuisement civilisationnel, ils tentent de lui donner une cohérence sous l’appellation de « wokisme ». Nul ne sait vraiment où commence et où s’arrête le concept, et des notions aussi diverses que la « masculinité toxique », les « oppressions systémiques » ou la « non-binarité » lui sont généralement associées. Mais quid du combat pour la « libération animale », omniprésent dans les années 2010 ? Quid du transhumanisme ? Du sans-papiérisme ? Et que faire des contradictions internes d’un mouvement qui surinvestirait la portée de la biologie dans un sens (le Blanc naîtrait oppresseur et le Noir victime) tout en la niant dans un autre registre en préférant « l’expression de genre » au donné naturel du sexe ?

Le carnaval pour horizon

Peu importe, wokisme ! Ainsi naît un épouvantail bien pratique, mais qui ne nous aide pas à penser. Au contraire, il nous présente comme de radicales nouveautés des tendances à l’œuvre depuis des décennies. Dans son journal intime de 1994-1995, l’écrivain Philippe Muray ne s’énerve-t-il pas ainsi déjà contre la tendance à réécrire la vie des grands écrivains pour la rendre plus conforme à la moraline moderne ? Oui, ce qu’on appellerait plus tard la « cancel culture », ou « culture de l’annulation », est déjà bien là dans la volonté d’un scribouillard de dénoncer l’indifférence de Shakespeare devant les malheurs des paysans de son temps (p.161). Quant à la masculinité toxique, Muray la dénonce déjà en 1994 à propos du « mur de la honte » d’une importante université américaine où sont affiché les noms des harceleurs… et de ceux qui est suspectés de le devenir un jour (p.103). Et l’écrivain de résumer le tout en une formule lapidaire : « La persécution au nom de la lutte contre les persécuteurs » (p.83).

Que l’on cherche à englober tout cela dans l’idée plus générale d’un « wokisme » qui rongerait nos sociétés, pourquoi pas, après tout. Muray parle lui de « cordicolisme » ou de carnavalisation du monde. Peut-être cette dernière notion est-elle toutefois la plus efficace : moment hors du calendrier, moment d’inversion des hiérarchies naturelles, moment bruyant, sans doute le carnaval est-il bien la matrice du monde moderne.  

Puisse bientôt revenir un mercredi des Cendres.




Une assurance maladie nous apprend à préparer des gâteaux

Parmi les préoccupations majeures des Suisses et de la classe politique, la hausse continue des coûts de la santé figure en bonne place. Pas un jour ou presque sans que leur explosion depuis les années 1960 ne suscite des débats âpres, des nouvelles propositions pour les réguler (la dernière venant du Centre) et surtout la grogne des ménages qui voient année après année les primes grignoter leur budget.

De précieux conseils en “tu”.

Mais dans ce tableau morose, d’aucuns gardent une belle humeur. Ainsi, le 15 avril dernier, la compagnie d’assurance CSS – « partenaire santé » d’après son compte Facebook – a-t-elle jugé opportun d’expliquer aux internautes (qu’elle tutoie) comment préparer de délicieux smoothies verts aux légumes « crémeux, riches en vitamines et très rapides à préparer ». Un « post » qui nous redirigeait vers un article qui nous rappelait utilement de ne pas abuser des légumes verts pour ne pas péjorer notre digestion. Une audace isolée ? Pas vraiment : quelques jours plus tôt, c’est une tarte à la rhubarbe qui était à l’honneur (le 10 avril), alors qu’en mars, une publication en partenariat avec le restaurant végétarien Tibits nous proposait une sauce à base de carotte et de raifort.

Une assurance maladie au service de l’environnement

Vous pensiez vous trouver chez Betty Bossy ? Que nenni, vous avez simplement la chance de pouvoir compter sur un assureur qui vous veut du bien. Il n’en veut pas qu’à nous, du bien, d’ailleurs : vendredi 19 avril, la CSS se mettait cette fois au service de la planète en nous vantant les mérites du « plogging », « entraînement fractionné écologique » consistant à ramasser des déchets durant ses séances de course à pied. Avec des conseils précieux : « Tout le monde peut «plogguer», apprend-on dans le texte source de 2021. Il suffit d’enfiler ses baskets, d’embarquer un sac poubelle vide et des gants et de repérer un grand conteneur à ordures. »

Joindre l’utile au désagréable.

Mais est-ce vraiment le rôle d’une assurance maladie de faire sa promo en entrant à ce point dans la vie de la population ? Pas aux yeux de tous les internautes, en tout cas. En septembre 2023, la publication de conseils aux familles pour économiser, toujours par la CSS, avait suscité pas moins de 255 commentaires sur la toile, pas toujours très enthousiastes. Il faut dire que le document entrait loin dans l’intimité du public en nous expliquant à partir de quel âge donner de l’argent de poche à nos enfants, notamment. Des conseils de cadeaux pour ces derniers, comme une nuitée à la ferme avec tour à dos de poney étaient également mis en avant, de même que la construction de cabanes ou de tipis. « Conseil aux caisses maladie pour économiser : dépensez moins d’argent en publicités culpabilisantes, contentez-vous de ce pour quoi on vous paie », s’indignait un internaute.

La CSS n’est toutefois pas seule à proposer des conseils très éloignés du cœur de son activité sur les réseaux sociaux. Visana, quant à elle, n’hésitait pas à nous recommander les bains glacés en janvier pour nous ouvrir vers un monde de bienfaits. Quant au concurrent immédiat, Helsana, il est certes plus sobre dans l’étalage de bons sentiments, mais n’hésite pas non plus à nous inviter au « dialogue intergénérationnel » dans un contenu du début du mois de mars. Très loin, cependant, de la témérité de la CSS qui organisait encore récemment un concours pour gagner une machine à café automatique Jura d’une valeur de 2550 CHF.

Audacieux.

Du « patient empowerment »

Différentes problématiques sont souvent évoquées pour expliquer que nos primes augmentent continuellement. Le vieillissement de la population, d’une part, mais aussi la multiplication des sollicitations inutiles du corps médical. Dans un tel contexte, les assurances ne devraient-elles pas montrer l’exemple en ne multipliant pas à leur tour les communications inutiles ? Nous avons posé la question à la CSS. Pour la compagnie, rien ici ne sort de son rôle : « La CSS n’est pas seulement une caisse qui paie des factures, explique la porte-parole Isabelle Tasset. Nous revendiquons le rôle de « Partenaire santé ». Nous voulons aider les assurés qui le souhaitent à prendre leur santé en main. Pour rester en forme, guérir activement, mieux vivre avec la maladie. » Et de poursuivre : « C’est pourquoi nous proposons des conseils et des programmes de santé, des avis professionnels via la télémédecine, des solutions de soin en ligne, un premier rendez-vous gratuit avec un coach santé, un deuxième avis médical en cas de chirurgie. » Il s’agirait de remplir un vide dans la société : « En tant que leader de l’assurance maladie obligatoire, nous constatons qu’il y a un espace vacant entre le patient et le corps médical, que certains assurés nous sont reconnaissants d’être encouragés et guidés pour mieux appréhender les questions de santé. » La prévention, précise la communicante, ne représente que 3% des dépenses de l’assurance obligatoire (LAMal).

Reste que les réactions négatives sont nombreuses sur les réseaux. Peut-être tout de même un signe que le but n’est pas atteint ? « Avec notre nouveau rôle de « partenaire santé », nous voulons donner confiance aux assurés qui le souhaitent dans leur capacité à être pro-actif avec leur santé, mais aussi à être pro-actif avec le système de santé. Nous sommes là pour aider les assurés qui le souhaitent à mieux définir leurs besoins, et à mieux connaître toutes les solutions de santé qui s’offrent à eux. Même si un de nos message a été maladroit, le « patient empowerment » restera un objectif stratégique car c’est un objectif sociétal. »

Pour découvrir les réactions de la Fédération romande des consommateurs et du conseiller national PLR Philippe Nantermod, merci de vous connecter ci-dessous ou de prendre un abonnement.

Des « clients » captifs

A la Fédération romande des consommateurs, le regard sur ces pratiques est critique, mais mesuré : « Sur le fond, on ne peut pas reprocher à un assureur maladie de participer à la promotion et à la prévention de la santé », analyse Yannis Papadaniel, responsable santé.  « Mais aussitôt après avoir rappelé ce principe de base, surgissent au moins deux interrogations : est-ce que prévention et promotion de la santé sont efficaces quand 50 caisses maladie font passer 50 messages différents (certains parfois intéressants) ? Peut-on réduire la prévention et la promotion à des publireportages dans des tout-ménages financés par les primes ? Les réponses à ces deux questions sont deux fois négatives. Mais comme à peu près rien ne contraint les assureurs en la matière, elles sont libres de faire passer les messages qu’elles souhaitent sous le format qu’elles définissent. »  Un climat qui ne sert pas les intérêts du public : « Les assurés sont libres de lire ou ne pas lire, en revanche ils ne disposent d’aucun levier pour exiger que leurs primes, qui financent ces publications, soient utilisées à meilleur escient. »

« Complètement ridicule » selon Philippe Nantermod

Très actif sur les questions des coûts de la santé, le conseiller national PLR Philippe Nantermod se montre plus virulent : « Je trouve que les assurances-maladies, qu’elles le fassent avec l’assurance de base ou l’assurance complémentaire, sont complètement ridicules lorsqu’elles font ce genre de publicités. Elles essaient de surfer sur une vague pseudo-scientifique du bien-être qui serait favorable à la santé, en créant une confusion avec les vrais objectifs de prévention médicale. Elles portent atteinte inutilement à leur propre crédibilité, sans doute portées par des agences de communication imbéciles. »

Des critiques qui ne feront certainement pas changer la CSS de ligne puisqu’elle s’inscrirait dans « une double responsabilité sociétale », à savoir « contrôler les factures et avoir une gestion efficace pour éviter les dépenses injustifiées et inutiles, soutenir les assurés qui souhaitent renforcer la prise en main de leur santé. Car agir pour sa santé, c’est à la fois se faire du bien et aller moins chez le médecin. »

Dans son œuvre, le penseur américain Christopher Lasch a pointé du doigt la mise en place d’une société thérapeutique favorisée par l’essor des médias de masse dès le début du siècle dernier. Depuis le monde suivant, peut-être se reproche-t-il de ne pas avoir anticipé que le nouveau pouvoir nous apprendrait à préparer des tartes aux fruits. 




Le wokisme n’existe pas #vidéo

L’écrivain Philippe Muray nous le montre dans son journal intime de 1994.

Bon visionnage !




Suisse condamnée par la CEDH : oui mais…

« On ne juge pas mieux parce qu’on juge de plus loin ». Voilà le titre que Yohan Ziehli, UDC et juriste, a choisi pour commenter sur son blog la condamnation de notre pays par la justice européenne, pour cause d’inaction en matière de lutte contre le climat. Trois points essentiels y sont passés en revue et permettent de montrer les enjeux de cette « grande victoire ».

Vous avez manqué ce texte sur nos blogs ? Il vous attend ici.

Sur nos blogs, d’autres textes valent le détour. Notre auteur Stev’ LeKonsternant, passionné par la pédagogie, nous propose par exemple une réfutation en ordre de l’idolâtrie des compétences, censées miraculeusement remplacer les connaissances, dans ce texte très fouillé. Plus nerveux, il s’attaque aussi au manque d’objectivité qui caractérise, selon lui, la couverture médiatique de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, dans un billet très frontal.

Enfin, on s’intéresse au tout numérique dans le domaine médical dans la nouvelle livraison –  la première dans l’espace qui lui est désormais dédié –  de Marie-France de Meuron.