Mater Dolorosa 3/5 – Un deuil fantôme

Les femmes ayant vécu une perte de grossesse précoce se plaignent d’une prise en charge médicale peu empathique. L’immatérialité de l’événement conditionne ce manque de reconnaissance. Si la perte était davantage légitimée, seraient-elles mieux accompagnées ? La réponse n’est pas si évidente. 
« Le corps a une mémoire. La perte de grossesse n’est pas qu’une guérison "mentale". Après un tel traumatisme, il faut se réapproprier tout son corps ». Illustration : Micaël Lariche
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« La douleur et les saignements ne sont pas des motifs pour vous rendre aux urgences. Par contre, si vous faites une hémorragie, allez-y », annonce le gynécologue à Sonia*, complètement sonnée par la nouvelle qu’elle vient d’apprendre. « Comment étais-je sensée différencier les saignements normaux d’une hémorragie ? », lâche-t-elle cyniquement. Enceinte de deux mois, elle se réveille un matin de 2019 avec des saignements. Son médecin lui annonce, comme si c’était une grippe, que « la grossesse est arrêtée », sans plus de d’explications. 

La Genevoise comprend confusément qu’une fausse couche est en train de se produire. Elle repartira à la maison avec une plaquette de médicaments pour « vider le contenu de son utérus », une tape dans le dos et un rendez-vous médical deux semaines plus tard, « quand tout cela sera derrière ». En plus du manque d’empathie, la jeune femme dénonce le défaut d’informations délivrées par son praticien. Et son cas est loin d’être isolé.

Le manque d’empathie en ligne de mire

Plusieurs recherches récentes mettent en exergue le manque d’empathie avec lequel les patientes sont prises en charge suite à une perte de grossesse, tant précoce que tardive. Une étude prospective menée auprès de 650 femmes par l’Imperial College de Londres et publiée en 2020 dans l’American Journal of Obstetrics and Gynecology stigmatise : « Notre société peine à reconnaître cet événement comme pouvant être particulièrement traumatisant. Il en résulte un manque de compréhension et de soutien pour de nombreuses femmes », décrit Tom Bourne, professeur en gynécologie et principal auteur de l’étude. 

Un autre travail de recherche, publié en août 2023 par des sages-femmes en formation de la Haute école de santé de Genève (HEdS), va plus loin. Il révèle que « les expériences des femmes sont largement négatives » en regard de l’accompagnement de leur perte de grossesse en milieu hospitalier. Les sages-femmes attribuent ce résultat à divers facteurs dans la prise en charge médicale, dont entre autres, un manque de soutien émotionnel en général ; une non-reconnaissance de la perte ; une banalisation de leur état ; une insuffisance – voire même une absence d’informations médicales de base ­– et des lacunes dans le suivi.

Une perte immatérielle

Si la liste des griefs est longue, d’autres témoignages semblent démontrer que le tableau n’est pas si noir que cela. « Mon médecin a été très à l’écoute. Elle m’a dit que sa porte était toujours ouverte », rapporte Cynthia. La quarantenaire a choisi d’attendre que son corps fasse naturellement le travail sans recours à un procédé médicamenteux ou chirurgical pour accélérer le processus, mais elle n’était ni préparée, ni avertie de la manière dont se passait une fausse couche. Elle a donc dû endurer « de violentes contractions durant deux heures et accoucher de ce foetus. [S]on trauma réside clairement là ». 

« Après deux heures d’intenses contractions et d’abondants saignements, les urgences m’ont récupérée dans le même état que si je venais de sortir d’une séance de torture ». Illustration : Micaël Lariche

Lauriane, gynécologue dans la région genevoise, réagit au reproche du manque d’empathie : « Chacune de ces annonces est un crève-cœur. Même après plusieurs années de pratique, il est toujours aussi difficile pour moi d’apprendre à ma patiente que sa grossesse n’évolue pas ». Elle admet que « Les médecins sont formés à ne pas trop “prendre sur eux” », sans quoi il leur serait simplement impossible d’exercer leur profession. Elle estime aussi que « dans certains services d’urgences, le personnel de santé est peut-être tenté de rattraper le retard accumulé sur ce genre de consultations, car elles ne présentent généralement pas de risques de complications majeures. Surtout si les urgences sont saturées, avec potentiellement des cas plus aigus en salle d’attente ». Cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP), Sabine Cerutti-Chabert souligne que « les soignants sont aujourd’hui bien conscients du besoin de soutien décrit par ces femmes », mais que « l’immatérialité de l’évènement qu’elles vivent, le rend difficilement appréhendable ».

Un deuil périnatal à géométrie variable

La compréhension du deuil périnatal n’étant pas unanime, les mères se retrouvent face à une interprétation à géométrie variable de leur souffrance, car pour beaucoup, lorsqu’il n’y a pas de corps, il n’y a pas non plus de deuil. Plusieurs définitions du deuil périnatal existent, mais Aline Wicht, sage-femme en obstétrique aux Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), l’admet : « elle ne correspond peut-être pas à la réalité vécue par les femmes ». Décrit comme « la perte d’un enfant en cours de grossesse  ̶  fausse couche, interruption de grossesse suite à la découverte d’une anomalie fœtale grave, décès in utéro  ̶  à la naissance, ou durant les 7 premiers jours de vie », la définition à laquelle se réfère la sage-femme n’exclut pourtant pas les pertes précoces. 

Toutefois, l’acception communément employée durant de nombreuses années émane de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et circonscrit ce deuil comme étant le décès d’un fœtus entre la 22e semaine et le 7e jour suivant l’accouchement. Une caractérisation « qui n’encourage pas à prendre en compte le vécu du deuil des “jeunes grossesses” », souligne encore Aline Wicht. Cette délimitation est aussi reprise par la législation en vigueur en Suisse. Elle fixe le cadre octroyant à l’enfant décédé une reconnaissance autant légale que sociale. Pour les parents, c’est la légitimité du deuil aux yeux de la société et probablement, de manière plus tangible, auprès du personnel médical.  

Pas de reconnaissance légale de tous les enfants perdus

La situation juridique de la naissance, de la « mortinaissance » et l’inscription d’un enfant décédé au Registre de l’état civil est régi par l’Ordonnance fédérale sur l’état civil (OEC). Il y est stipulé que seuls les enfants désignés comme « mort-nés » – ne manifestant aucun signe de vie à la naissance, d’un poids d’au moins 500 grammes et/ou la grossesse a duré au moins 22 semaines entières – peuvent être inscrits. Les bébés ne remplissant pas ces conditions peuvent néanmoins être « annoncés comme nés sans vie » et les parents solliciter une confirmation de la part de l’Etat civil. Le droit au congé maternité, ainsi que les autres assurances sociales dépendent aussi de ces notions d’âge et de poids. Le cadre juridique en vigueur pourrait donc laisser penser que les pertes de grossesses tardives, ainsi que les morts fœtales in-utero sont mieux prises en charge que les pertes précoces, car davantage reconnues. Le bilan semble à cet égard contrasté.

« J’y ai laissé une partie de moi. On ressort d’une telle épreuve avec un trou dans l’être ». Illustration : Micaël Lariche

En fin d’année 2021, Céline sent que quelque chose ne va pas avec sa grossesse. Elle est à la fin du 7ème mois. Sa gynécologue confirme ses craintes, le cœur du bébé ne bat plus. A l’hôpital de Payerne, dans lequel elle est admise, la jeune femme est accompagnée par une sage-femme spécialisée dans le deuil périnatal. Elle considère d’ailleurs la prise en charge de ce douloureux moment comme « extraordinaire » et tout a été fait pour qu’ils ne repartent pas « les mains vides ». Le couple a, par exemple, reçu une petite boîte avec le bracelet de naissance, une bougie et le fascicule d’une association de soutien.  Malheureusement, même lorsque les pertes surviennent à un stade avancé de grossesse, l’accompagnement ne se passe pas toujours comme dans la situation décrite par Céline. La fondatrice de l’association Naîtr’Étoile, qui accompagne les familles touchées par un deuil périnatal, en a fait l’amère expérience au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), lorsqu’en 2018 elle perd son bébé après 25 semaines.

Incertitudes en cascade

« Le corps sera incinéré avec les déchets chirurgicaux du jour », répond-on à Aurélie Pasqualino, qui s’enquiert de ce qui va advenir du corps de son bébé. Catastrophée, elle prend des dispositions auprès de pompes funèbres, afin qu’ils s’occupent du corps de l’enfant. Quelques jours plus tard, elle apprend d’une autre sage-femme qu’elle « pouvait évidemment récupérer le corps de son bébé » pour procéder à un rite funéraire. Les mésaventures de la fondatrice de l’association ne s’arrêtent pas là. « Personne n’a su me dire si j’avais droit au congé maternité et aux visites d’une sage-femme à domicile. » Ne bénéficiant d’aucun soutien émotionnel ou psychologique, Aurélie Pasqualino rentre chez elle avec sa peine sous le bras, dans l’incertitude quant au congé maternité et sans sage-femme, à laquelle elle a pourtant droit. 

Elle estime que les protocoles de prise en charge du deuil périnatal, non-uniformisés dans les hôpitaux suisses, seraient en cause. Sabine Cerutti-Chabert réfute cette appréciation – « Des protocoles uniformisés rigidifieraient la prise en soins » – et défend plutôt un accompagnement calqué sur les besoins spécifiques des patientes. Contacté afin d’en apprendre un peu plus sur les protocoles de soins en cas de deuil périnatal, le service de presse du CHUV a conseillé « de trouver des interlocuteurs plus appropriés à cette enquête ». Malgré plusieurs sollicitations, les portes sont restées closes. 

L’inconfort de la mort

Nous avons donc regardé par la fenêtre en commençant par interroger, à ce propos, une sage-femme ayant pratiqué à la maternité du CHUV durant la même période. Elle confirme que plusieurs autres patientes sont retournées à la maison sans même savoir qu’elles avaient droit à l’assistance d’une sage-femme ou au congé-maternité. Elle relève aussi plusieurs aspects qui pourraient répondre, en partie, aux doléances d’Aurélie Pasqualino, dont « un manque flagrant de volonté et de soutien de la part de la direction des soins pour mettre en place ces protocoles ». La soignante affirme que le personnel sensibilisé à cette thématique était incité à prendre sur son temps libre pour le faire et souligne encore le manque de formation et d’informations en lien avec le deuil périnatal. « Si vous voulez un exemple de bonne pratique, allez regarder du côté des HUG ».

Plus important encore, la sage-femme met en évidence le malaise face à la mort chez de nombreux soignants et les manœuvres d’évitement de certains pour ne pas y être confronté. Surtout lorsqu’il s’agit d’un bébé. Elle avait émis l’idée d’une équipe mobile spécialisée dans le deuil, présente à demeure sur le site hospitalier, déchargeant ainsi les autres soignants de cette inconfortable, mais inévitable problématique. Peine perdue. Elle a depuis quitté ses fonctions, épuisée par le manque d’écoute et de soutien de sa hiérarchie. D’autres soignants ont, selon ses propos, « suivi le même mouvement ». Ghislaine Pugin, sage-femme libérale dans le canton de Vaud et spécialisée dans l’accompagnement du deuil périnatal, soutient l’élaboration de « centres cantonaux compétents en la matière » pour pallier cette disparité de prises en charge. Elle relève que les aumôneries font beaucoup en matière de deuil périnatal et « salue ce qui a été mis en place au CHUV grâce à l’aumônerie, car les initiatives se prennent beaucoup de ce côté-là ».

Quand la souffrance de la perte se double à celle de la lutte qu’il faut mener pour que soit reconnu le droit au deuil, les aumôneries hospitalières cherchent à créer un espace permettant à ce droit de s’exprimer. Elle offre aux parents la possibilité d’inscrire la mort de leur bébé dans leur propre récit de vie. Encore faut-il que tous puissent y avoir accès.

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.

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