Mater dolorosa 1/5 – Treize semaines, sinon rien

Une grossesse sur quatre se solde par une fausse couche. Qu’elle soit précoce ou tardive, la nuance est de taille, car elle influence tous les aspects de la prise en charge. Et ce sont treize semaines qui font la différence.
Dénier la souffrance de la perte, même à un stade précoce, peut générer un stress post-traumatique, de l’anxiété et de la dépression. La grossesse suivante est alors vécue « la peur au ventre ». Image Micaël Lariche
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N’allez pas dire à Natacha, Alice, Cynthia, Lauren et bien d’autres qu’elles viennent de perdre du « matériel gestationnel ». Elles considéraient déjà cette grossesse comme un enfant à naître et des projets en construction. Or, le terme même de « fausse couche » tend à signifier que ce qu’elles ont vécu n’est pas si « vrai » que cela, et donc d’une importance moindre. La perte est pourtant bien réelle. Alors que treize semaines ne représentent peut-être pas grand-chose à l’échelle d’une existence humaine, elles constituent une différence de taille pour une femme enceinte.

Fausse couche, avortement spontané, perte de grossesse : ces termes évoquent une même réalité, tout en divergeant sur son acception. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), aucun consensus n’existe entre les pays sur la définition de la perte de grossesse. En Suisse, elle est circonscrite par le cadre légal, dont les implications se font ressentir dans tous les aspects de la prise en charge. Lorsque le fœtus meurt avant la 13e semaine, on parle de fausse couche précoce, la complication la plus courante du début de grossesse. Quand la perte a lieu entre le début de la 13e et avant la fin de la 22esemaine, c’est une fausse couche tardive. La mort fœtale in utero ou « mortinaissance », désigne le décès d’un enfant dans le ventre de sa mère après le début de la 23e semaine de grossesse.

Des statistiques à prendre avec des pincettes

En avril 2021, The Lancet – prestigieuse revue médicale britannique – , a publié une recherche globale sur les fausses couches et le vécu des patientes par rapport à cet événement. Les auteurs estiment que 23 millions de fausses couches se produisent chaque année dans le monde, environ 15% du total des grossesses. Cela représente « quarante-quatre grossesses perdues chaque minute », indique l’une des trois études du rapport. En se basant sur d’autres travaux publiés ces vingt dernières années, les chercheurs avancent qu’au total 10,8% des femmes ont fait une fausse couche. Toutefois, les statistiques pourraient être bien plus élevées, car les chiffres reposent uniquement sur les cas répertoriés. Un phénomène, contrairement à certaines idées reçues, très courant. Or, « la fréquence et le manque d’explication médicale à ces pertes précoces les banalise », indique Caroline Chautems, anthropologue et chercheuse postdoctorante au Centre en Études Genre, à l’Université de Lausanne.

Caroline Chautems, anthropologue et chercheuse postdoctorante au Centre en Études Genre, à l’Université de Lausanne.

En Suisse, aucune statistique n’existe sur le pourcentage de fausses couches parmi la population. Les estimations avancent qu’une grossesse sur quatre serait concernée. « Les hôpitaux et les gynécologues ne sont pas tenus de les répertorier et les chiffres sont donc largement sous-évalués », allègue Aurélie Pasqualino. La fondatrice de l’association Naîtr’Étoile, qui accompagne les familles touchées par un deuil périnatal soutient que les pertes précoces seraient plutôt de l’ordre d’une grossesse sur deux, une sur quatre s’appliquant uniquement aux cas des pertes tardives. Pour tenter de comprendre ce manque de données au niveau de la recherche médicale et ses implications dans la prise en charge, nous avons interpellé le Perinatal Research Group du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), groupe de recherche pluridisciplinaire en périnatalité, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Pour Caroline Chautems, cette lacune en termes de chiffres peut notamment s’expliquer par le désintérêt, durant de nombreuses années, relatif aux questions sexuelles et reproductives des femmes. Elle note ainsi que, dans ce domaine, de nombreuses thématiques demeurent sous-investiguées et prend pour exemple les violences obstétricales, que la recherche scientifique n’a commencé à étudier que récemment. Sabine Cerutti-Chabert, cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP) réagit : « La perte de grossesse est aujourd’hui examinée avec la conscience de la nécessité d’être dans une démarche scientifique ». Les deux spécialistes s’accordent néanmoins à souligner que les équipes de recherche ne peuvent investiguer toutes les problématiques en même temps. L’urgence du sujet fait donc encore loi, mais pour combien de temps ? Car actuellement, l’individualisation de la responsabilité prônée par notre société implique que l’enfant est perçu comme un choix. Aux familles d’assumer lorsque cela ne se passe pas comme prévu.

La grossesse est une maladie comme une autre

L’actuel cadre légal helvétique se charge de le rappeler. Dans la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal), les grossesses se terminant avant la 13e semaine sont soumises au même régime que la maladie et ne sont remboursées qu’à concurrence de la franchise et de la quote-part. « J’ai ressenti un vrai sentiment d’injustice. Tous les coûts liés à cet événement imprévisible ont été à ma charge », s’insurge Lauren. En 2018, les signes de sa grossesse naissante s’estompent. Elle sait que quelque chose ne va pas. Sa gynécologue diagnostique un « œuf clair ». Les membranes et le placenta se développent, sans qu’un embryon se soit formé : la grossesse débouche alors inévitablement sur une fausse couche. « Avant trois mois, votre grossesse est une maladie », illustre Marie-Laure. Cette ancienne employée d’une assurance maladie a depuis quitté ses fonctions, ne supportant plus ce sentiment d’asséner à longueur de journée des articles de loi à des femmes en pleine détresse. 

Caroline Chautems plaide pour un élargissement de la protection de la maternité durant ces 13 premières semaines, mais aussi après l’accouchement. Aujourd’hui la parturiente est couverte jusqu’à 8 semaines après avoir donné naissance, mais « cette protection est trop courte, surtout lorsqu’il s’agit, par exemple, de la rééducation du périnée, qu’il est physiologiquement impossible de réaliser durant ce laps de temps ». Les femmes renoncent donc à des soins qui seront à leur charge, avec pour corollaire des risques sur leur santé, tels que de l’incontinence, voire même un prolapsus génital – plus connu sous le nom de « descente d’organes » – car le périnée n’accomplit plus ses fonctions. 

Une affaire de santé publique

Du côté professionnel, la maternité ayant des répercussions sur la carrière des femmes, celles-ci n’évoquent souvent pas leur grossesse sur leur lieu de travail avant trois mois. Elles prennent sur leurs vacances en cas de fausse couche, car la loi n’accorde aujourd’hui aucun congé en cas de perte de grossesse avant la 23e semaine. De manière générale, Sabine Cerutti-Chabert relève que dans le milieu professionnel « les femmes se retrouvent souvent seules à gérer ces questions. Cela génère un stress important », car la reconnaissance de la maternité au niveau professionnel tarde aussi à arriver. Mais, « c’est une affaire de santé publique qui se doit d’être débattue politiquement », affirme-t-elle encore. Or, « en Suisse, la famille est perçue comme une affaire privée. Le contexte néolibéral appelle à la responsabilisation individuelle », complète Caroline Chautems. 

Sabine Cerutti-Chabert, cofondatrice de la Fondation pour la Recherche en Périnatalité (FReP).

Trois interventions parlementaires, acceptées en 2020 et 2023, sont en consultation au Conseil fédéral afin de réfléchir à l’instauration d’un congé payé en cas de fausse couche et à la gratuité des prestations dès la première semaine de grossesse. Un pas pour accroître la protection des femmes enceintes.

Une autre inégalité à relever, dont les implications sont largement sous-estimées, concerne la reconnaissance des bébés que ces femmes ont perdu. En obstétrique, une femme est considérée comme « nullipare » – n’ayant jamais donné naissance – tant qu’elle n’a jamais accouché après 22 semaines. Pourtant, après 14 semaines, le seul moyen d’expulser le fœtus décédé est l’accouchement par voie basse. Ces femmes ayant dû accoucher avant 22 semaines demeurent donc légalement « nullipares ». Leur accouchement n’est pas reconnu, ce qui équivaut à nier les enfants qu’elles ont portés et désavouer leur deuil.

Avant d’être médical, le problème de la banalisation de la fausse couche est sociétal et grève la perte d’une souffrance encore plus grande. Entre idées reçues, remarques blessantes de l’entourage, sentiment de culpabilité et injonctions à réussir sa maternité, ces différents aspects rendent le deuil périnatal encore plus dur à surmonter.

Cette enquête est réalisée avec le soutien de JournaFonds.

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