« J’ai une part personnelle de tendresse pour Starbucks »


Plus de 140 commentaires, pas toujours amènes, des smileys très fâchés et des appels au boycott… Voilà un petit résumé des réactions suscitées par un récent post Facebook de Pierre Dessemontet célébrant l’arrivée du géant Starbucks dans sa ville. 

Mais pourquoi avoir à ce point tenté le diable ? Tel Charon embarquant les âmes vers les Enfers, l’élu socialiste nous emmène dans l’établissement pour expliquer sa démarche. 

Pierre Dessemontet, espérez-vous encore que les cafetiers d’Yverdon-les-Bains votent pour vous lors des prochaines élections municipales ?

Je ne me pose pas vraiment la question en ces termes-là. Ce qui m’importe, c’est de pouvoir faire en sorte que la grande multinationale américaine qui nous reçoit aujourd’hui, comme le petit bistrot situé deux rues plus loin, puisse avoir autant de clients que possible. En tant que responsable de l’économie de la ville au niveau politique, je suis convaincu qu’accueillir une nouvelle enseigne comme Starbucks amènera un peu plus de clients au centre-ville et qu’ils déborderont sur d’autres commerces.

Reste que cette fameuse enseigne ne colle pas exactement aux valeurs du socialisme.

Vous savez, à partir du moment où l’on entre dans un exécutif, on doit pondérer les différentes choses qu’on a envie de faire et hiérarchiser ses priorités. Qu’elle soit américaine ou suisse, la multinationale n’est certainement pas un modèle d’entreprise qui est extrêmement porté par ma formation politique. Cependant, qu’on l’apprécie ou pas, elle peut venir se développer chez nous sans que nous ayons grand-chose à dire. Dans le cas présent, cela profite à Yverdon-les-Bains.

Ce serait mentir d’affirmer que nous n’avons pas eu un plaisir coupable à découvrir le Crème Brulée Iced Brown Sugar Oat Shaken Espresso.

Je veux bien, mais vous avez montré un enthousiasme qui allait bien au-delà de la promotion des intérêts de la ville…

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J’ai une part personnelle, effectivement, de tendresse pour Starbucks qui me vient des quatre années que j’ai vécues aux Etats-Unis. Quand vous arrivez là-bas, vous perdez toute espérance du point de vue du café et le seul endroit où je pouvais avoir un latte qui correspondait à peu près à un latte au sens européen du terme, c’était chez eux. C’est dès lors devenu un stamm pour moiLe bistrot que j’ai connu il y a vingt ans dans le quartier alternatif de Houston avait aussi ceci d’agréable qu’il nous laissait lire nos bouquins sur la terrasse sans venir nous demander une nouvelle consommation toutes les vingt minutes.

Doit-on en déduire que le socialisme est soluble dans le café Starbucks ?

Le socialisme, certainement pas mais moi, Pierre Dessemontet, peut-être.

N’avez-vous pas voulu provoquer votre aile gauche en partageant cet enthousiasme sur les réseaux sociaux ?

Non, je dirais plutôt qu’il y a eu une envie d’exprimer des positions qui illustrent la part d’incohérence propre à tout responsable politique qui fait partie d’un exécutif. C’est-à-dire que dès que l’on entre dans un tel rôle, on se retrouve à arbitrer entre du gris clair et du gris foncé, à prendre des décisions entre deux mauvais choix et, surtout, à décevoir. Gouverner, c’est décevoir. 

J’avais donc envie de montrer qu’il y a une conscience politique, que je ne renie pas, et qui peut paraître en contradiction avec un objectif politique de diversité économique du centre-ville. Vous savez, à la mi-août, on a appris que Manor allait fermer à Payerne, après avoir fermé à Moudon et Estavayer-le-Lac il y a une vingtaine d’années. Après les villes de 5000 habitants, ce sont donc celles de 10’000 qui ne parviennent plus à garder leurs grands magasins. Notre grande chance est de vivre dans une ville de 30’000 habitants et de pouvoir encore faire survivre et prospérer notre tissu économique. Face à la concurrence d’internet ou de Chamard (important secteur commercial situé à proximité d’Yverdon-les-Bains), il n’y a pas cinquante solutions : cela passe par la diversité et Starbucks, qu’on le veuille ou non, fait bel et bien partie de cette diversité.

Mais les gens savent tout ça, dans votre camp politique ! Je reste persuadé que le vieux mâle blanc cisgenre a aussi eu envie d’envoyer paître certains camarades.

Je ne sais pas si c’est le vieux mâle blanc cisgenre qui a envie de dire tout ça mais ça fait partie de mon travail d’affirmer des choses qui peuvent – je dis bien « peuvent » – paraître en contradiction avec mes valeurs. Quand on fait un job comme le mien au sujet de Starbucks, on met les mains dans le cambouis et on se salit, y compris au niveau de l’âme. Mais c’est juste de le faire.

Après, est-ce qu’il y a un élément de provocation (ndlr pensif) … Il y a en tout cas une façon de dire que je tiens mon terrain, que je n’ai pas honte de tenir ce discours.

Je ne suis pas psychologue, mais j’ai quand même l’impression qu’il y a une ou deux digues qui ont sauté récemment chez vous. Je me trompe ?

Disons que vient un moment dans une carrière politique où l’on se pose plus facilement la question de savoir comment on la termine que comment on la poursuit.