Un voyage en Algérie
Il n’y a pas besoin d’être Français pour aborder l’Algérie avec appréhension. Emprisonnement d’écrivains, tensions diplomatiques récurrentes, réputation de ses ressortissants en Europe… tout concourt à préférer une destination plus accessible et rassurante. La guerre d’Algérie (1954-1962), gagnée par l’armée française sur le terrain, puis sur le front diplomatique par le Front de libération nationale, a provoqué des centaines de milliers de morts et laissé une profonde blessure mémorielle de part et d’autre. Plus proche de nous, la décennie noire (1992-2002) a vu s’opposer un gouvernement algérien jaloux de son pouvoir et différents groupes islamistes violents. Là aussi, plusieurs dizaines de milliers de morts témoignent d’une société dans laquelle le pouvoir se prend par la force. Le pays est du reste tenu d’une main de fer, surtout depuis l’attentat sur le champ pétrolier de Krechba, au centre du pays, en 2016. Très récemment, en octobre de cette année, une touriste suisse a encore été assassinée dans le centre de la ville de Djanet, proche de sites touristiques dans le sud-est du pays. Le DFAE déconseille d’ailleurs la visite de cette région, sans pourtant mentionner l’événement dans ses « Conseils aux voyageurs ». Sur le site du Ministère des affaires étrangères français, la zone est en orange (« déconseillée sauf raison impérative »), tandis que la quasi-totalité des frontières figure en rouge (« zones formellement déconseillées »).
Alors pourquoi participer à un voyage en Algérie ? D’abord parce que cette violence sous-jacente issue de l’histoire intrigue l’observateur curieux. Ensuite, parce que l’Algérie est un grand pays et que, en concurrence féroce avec le Maroc, il n’a de cesse de chercher à étendre son influence, notamment en direction de l’Afrique subsaharienne. Finalement, parce que, pour un chrétien, cette terre est associée à Saint Augustin et Charles de Foucauld, deux figures qui se ressemblent dans leur parcours et divergent par le style. Le premier, originaire de Thagaste, était évêque d’Hippone, deux villes situées à l’Est d’Alger. Quant au second, il n’a cessé de repousser les limites du dénuement et continue d’attirer les visiteurs dans les lieux retirés de ses ermitages successifs : Beni Abbès, Tamanrasset, Assekrem… Et puis, il y a la fascination du désert.
Le voyage commence à l’aéroport d’Orly, où seuls 6 participants sur 10 se retrouvent, les autres n’ayant pas obtenu leur visa. Le ton est donné. Nous serons donc accompagnés sur place d’un guide local, mais sans le conférencier français prévu. Deux heures quinze de vol Air Algérie pour traverser la France et la Méditerranée. Un bref regard sur la carte permet de réaliser que Marseille est à mi-chemin entre les deux capitales : quelque 760 km séparent la cité phocéenne des côtes algériennes ; c’est un peu moins que la distance d’avec Paris… À l’aéroport, notre guide attend, inquiet, que nous obtenions nos visas. Ce n’est finalement que grâce aux retards successifs de notre correspondance pour Ghardaïa que nous parvenons à la prendre ; les démarches administratives auront pris trois heures quarante-cinq.
La Mecque du Mozabisme
Ghardaïa, fondée au XIe siècle à 600 km au sud d’Alger, fait partie du Mzab, vallée sainte des Mozabites. Cette population ancestrale a conservé jalousement son mode de vie et d’habillement (voile blanc pour les femmes, pantalons bouffants et calot pour les hommes) et tient l’économie du pays.
Une première nuit sur place nous fait découvrir un ancien fort français reconverti en hôtel d’État. Le matin, la lumière jaune baigne la colline sur laquelle s’étale les quartiers anciens. A l’origine, il y avait un quartier Mozabite (de confession ibadite), un quartier arabe (de confession malékite) et un quartier juif. Cette dernière population a fui après l’indépendance et la situation s’est tendue entre les deux autres. Au cœur de la ville, les Pères blancs tiennent une bibliothèque, une photothèque et un centre de documentation, que nous visitons avec curiosité. Les Pères blancs – congrégation au sein de laquelle les Européens sont aujourd’hui fort rares – ont été fondés en 1868 par le Cardinal Lavigerie et ont évangélisé toute l’Afrique francophone. Dans leurs locaux, l’encyclopédie touareg de Charles de Foucauld tient une place d’honneur : quatre volumes en écriture serrée regroupent toutes ses connaissances réunies sur la vie et la culture touareg, de la coiffure des femmes à la forme de sabots des différents dromadaires. A la chapelle, le père Jean-Marie nous présente une fresque qui représente les 19 martyrs algériens : Charles de Foucauld, les moines de Tibérine, mais aussi toutes les victimes chrétiennes de la guerre civile.
Sur la place du marché, aucune agressivité et peu d’étrangers. Les rares vendeurs ne semblent pas pressés de se défaire des objets qu’ils proposent. Les cartes postales jaunies attendent preneur depuis la fin du siècle dernier. Ici, le temps s’est arrêté. Les ruelles étroites et sinueuses permettent de casser le vent tempétueux, de créer des courants d’air lorsque celui-ci est immobile, et d’abriter du soleil. Les murs sont crépis à la chaux pour créer de minuscules zones d’ombre qui empêchent les façades d’accumuler trop de chaleur. Les ruelles sont d’ailleurs partiellement couvertes. Pour monter à la mosquée, il y a 114 marches, comme les 114 sourates du Coran : un hasard ?
Une histoire humaine loin des récits militants
Prochaine étape à El Menia, à 300 km à l’ouest en bordure de l’Erg occidental. L’erg, c’est le désert de sable, par opposition au reg, qui est un désert de pierre. Le Grand Erg occidental est un massif de dunes dans le Sahara algérien qui s’étend sur 78 000 km2 (presque deux fois la Suisse). En route, roche et sable s’alternent, avec un paysage souvent plat et monotone. A l’abord des localités, le relief apparaît. Parfois, des plateaux érodés se détachent sur le ciel. Au loin, de rares taches de verdure indiquent que le désert est irrigué. Selon le guide, la terre manque de sels minéraux, mais l’eau des nappes l’alimente avantageusement. Une irrigation continue permet de planter des fruits, du maïs ou des légumes et, grâce aux conditions climatiques favorables, deux récoltes sont possibles, contrairement au nord. D’année en année, l’Algérie produit une proportion plus conséquente du blé qu’elle consomme.
À l’origine, la ville d’El Menia s’appelait de son nom tamazight Terwrirt ; puis El Golea à l’époque française. Les différents noms font tous référence au château qui domine la palmeraie, ou Ksar, c’est-à-dire une ville fortifiée. Construit au Xe siècle par les Berbères Zénètes, il a été pris au cours des siècles par différentes tribus. La ville a gardé le souvenir d’une reine nommée Mebarka Bent El Khas, très convoitée par les chefs de tribus des alentours, qui a défendu le lieu contre de nombreuses agressions. Les Français sont arrivés ici en 1873. Au sommet, une plaque commémorative et un mess des officiers témoignent de leur passage. L’Etat, seul habilité à rénover le château, se fait attendre depuis 2006.
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Le soir, notre guide se révèle un fabuleux conteur : intelligent, sensible, cultivé, équilibré dans ses jugements et plein de cœur. Il nous parle des relations franco-algériennes à travers les récits de sa grand-mère. Elle avait été touchée par le fait que les femmes françaises apprennent aux jeunes filles à tricoter pour pouvoir ensuite habiller les enfants ; par l’idée de planter en bordure des chemins des fruits amers pour que les enfants ne les touchent pas et que les mères puissent en faire des confitures ; par ce coiffeur français qui mettait sa télévision dans la vitrine de son échoppe le dimanche soir pour que les enfants du quartier puissent en profiter… Toutes ces anecdotes illustrent des relations infiniment plus complexes que celles que nous racontent les histoires officielles des deux camps, colonial et indigéniste. Sidi nous parle aussi de son amour pour la musique « raï » et nous dit son dépit face aux productions actuelles. Il nous traduit les textes des anciennes chansons et nous explique que la langue algérienne se prête peu à la poésie. Il paraît qu’il faut lire « Ce que le jour doit à la nuit » avant de voir le film…
Réveil en douceur : le coq, puis le muezzin. Les dattes sont à nouveau au cœur du débat. Il faut dire que nous logeons dans une palmeraie. Selon notre hôte, il existe trois variétés principales : la « degla » se mange et s’exporte ; la « guers » se travaille et se transforme, notamment en farine ; la « nouaia » permet de nourrir le bétail sans acheter de blé. Le travail des champs se fait principalement par les migrants illégaux en provenance du Mali et du Niger, mais ceux-ci sont tolérés jusqu’à ce que l’Etat les reconduise à la frontière. Pourtant, toute l’économie repose sur eux : artisans, commerçants, ouvriers, ils font tous les travaux auxquels rechigne la population locale. Une fois refoulés, ils reviennent souvent.
Clou de la visite avec la tombe de Charles de Foucauld, près de l’église St Joseph. L’évêché a tenu à ramener ici le corps du saint pour le rapprocher des communautés chrétiennes. Pourtant, l’ermite n’y a jamais résidé. Selon le guide, son cœur est resté à Tamanrasset. Image ou miracle ? Dieu seul sait. Par un singulier concours de circonstances, ce sont des Sœurs de La Salette venues de Madagascar qui assurent une présence chrétienne. Elles s’occupent notamment des femmes et des handicapés venus d’Afrique subsaharienne. Elles accueillent aussi les pèlerins. Sur les conseils de leur évêque basé au Nord, elles ont laissé l’habit et la croix… Leur maison est entourée de barbelés. Une goutte d’eau dans le désert, mais quelle goutte !
Un alphabet qui divise
Après plusieurs heures de route, découverte de Timimoun, capitale du Gourara. Nous passons la nuit dans un hôtel d’État, un de plus, qui vit sur son monopole. Visite d’une oasis à quelques kilomètres au nord. Un guide local nous explique le système d’irrigation traditionnel, appelé « foggara », qui permet de conduire l’eau dans toute la palmeraie à partir d’une seule source, et de la répartir selon un quota alloué par famille. Le système moderne consiste à pomper les napes phréatiques, ce qui a l’avantage de fonctionner en continu. Ici on plante surtout des céréales, blé et orge notamment.
Visite de l’oasis d’Ighzar, du Ksar et des habitations troglodytes abandonnées. L’agglomération moderne s’est construite en dur et s’approvisionne grâce aux pompes à eau. Toujours ce souci premier de boire et de manger. Puis passage en ville de Timimoun. Le Centre algérien du patrimoine culturel bâti en Terre, ancienne auberge, est fermé le samedi, mais notre guide obtient de l’ouvrir après notre saut au marché traditionnel. Ce dernier est appelé « quotidien », car il couvre les besoins de première nécessité, contrairement au marché « hebdomadaire », dont les produits viennent souvent de beaucoup plus loin.
Un débat commence à propos des langues en Algérie : le berbère est en principe une langue officielle, mais il n’y a pas d’accord sur l’alphabet à utiliser ! Les Kabyles, les Touaregs, les Mozabites et les Amazirs ne sont pas d’accord entre eux. En revanche, l’administration continue de fonctionner en arabe et en français. Et c’est l’anglais qui devient la première langue étrangère dans l’enseignement, tandis que de nombreux mots français font partie intégrante du langage oral… Voilà qui brouille nos idées simples !
Thé et viande de dromadaire
A l’oasis de Taala, visite des maisons traditionnelles abandonnées par les habitants à la suite des inondations survenues il y a une dizaine d’années. Elle sont construites en « adobe », briques durcies au soleil à base de terre argileuse et de paille, et consolidées aux angles par des pierres. Le guide nous fait un laïus sur cette différence entre le Nord et sa région : ici on consomme de la viande de dromadaire et du thé, tandis que le Nord préfère le bœuf et le café. Les gens du Sud sont aussi plus robustes physiquement, car habitués à des températures extrêmes et à de longs déplacements à pied.
A quelque 350 km au nord-ouest, Beni Abbès est aussi appelée la perle de la (vallée de la) Saoura. C’est une superbe oasis dont les habitations grimpent en escaliers sur la colline Les Français sont arrivés ici en 1901, Charles de Foucauld six mois après les soldats. C’est sa première station dans le désert. Il vit ici trois ans avant de descendre à Tamanrasset.
Un capucin et un spiritain nous accueillent. Survol par le guide de la vie de Charles de Foucauld : service militaire et campagnes, dont une partie en Algérie, démission, exploration du Maroc déguisé en juif, retour en France et rédaction de son rapport, dialogue avec sa cousine Marie de Bondy, rencontre de l’abbé Huvelin, conversion (dans l’église St Augustin !), voyage en Terre sainte, visite de monastères, séjour à la trappe de Notre-Dame des neiges, puis d’Akbès en Syrie, homme à tout faire chez les sœurs de Nazareth, arrivée en Algérie, prêtre en 1901, puis arrivée en novembre à Beni Abbès. A l’époque, Beni Abbès est le point le plus avancé de la présence française. Charles de Foucauld y développe l’idée d’une Zaiwia (hôtellerie religieuse) dans l’esprit de la Kaoua (fraternité), dans laquelle il reconnait un embryon de charité chrétienne. L’idée de l’ancien officier, c’est de vivre l’esprit de Nazareth. Il est vite envahi par le monde. En 1905, il voyage à Tamanrasset, à la demande de son ami Laperrine. Le Père nous raconte la difficulté actuelle pour les religieux d’obtenir des visas. A Taghit, plus au nord, visite d’une nouvelle oasis, escarpée cette fois. Charles de Foucauld est passé par là en descendant vers Beni Abbes. Puis, de Béchar, vol pour Alger.
La capitale se révèle une belle surprise. Alger la Blanche dépasse les attentes. Si l’illumination nocturne de la baie peut sembler caricaturale à notre goût occidental, le plein jour révèle des jeux de lumière saisissants sur la mer et les façades blanches. Le style haussmannien, l’art ottoman et les maisons arabes se côtoient à quelques dizaines de mètres autour de la place des Martyrs. Tous ces mondes se croisent et témoignent d’un passé complexe, souvent marqué par l’usage de la force.
Pourtant, quelle douceur de vivre émane du littoral scintillant et de ce port de pêche ! Par miracle, il semble figé dans le temps depuis un siècle, bien qu’on murmure que ses jours seraient comptés. La Casbah, cette vieille ville qui grimpe face à la Méditerranée, porte encore les stigmates de la guerre, des combats de rue et des morts. Mais les échappées sur l’eau offrent un dégradé de bleus et de verts qui s’étire vers l’horizon.
Les rues marchandes fourmillent d’une population jeune, effervescente. L’hôtellerie, fidèle au reste du pays, est étrangement conçue et mal entretenue.
Puis, départ en vol interne pour Tamanrasset. (à suivre)
Lire notre édito : https://lepeuple.ch/terre-des-hommes/