Sur les épaules des géants

L'édito de notre édition numéro 21.
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Il est beaucoup question d’oubli dans cette édition. Oubli, plus ou moins organisé, de traditions religieuses que l’on n’ose même plus nommer sur le service public. Oubli de notre patrimoine identitaire – souvent sous couvert d’intégration. Oubli de ce qu’est une femme, par-delà la possession d’un utérus. Oubli, surtout, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas : ce qu’Orwell appelait la décence commune (common decency). 

Toute vie en société, en effet, implique des interdits moraux qui ne dépendent pas des valeurs propres aux uns et aux autres, mais de conventions qui évoluent généralement à un rythme bien plus lent que le cadre légal. Nous qui n’aimons guère l’autorité, a fortiori lorsqu’elle est étatique, nous jugeons bon que ces interdits soient réduits au maximum, sans quoi la vie en commun évolue rapidement vers le totalitarisme. Reste qu’il est illusoire de croire que nous pouvons nous supporter en l’absence d’un cadre de valeurs communément partagé. Cet optimisme, pour un conservateur, fait fi de la nature fondamentalement déchue de l’homme. Pour le libéral, elle néglige la réalité de l’état de nature dépeint par Hobbes : la guerre de tous contre tous.

Mais les conventions ne sont pas seulement la marque d’une malédiction liée à la nature imparfaite de l’homme. Elles rendent possible une certaine stabilité des mœurs qui confèrent à une nation ou à un pays un charme propre et un art de vivre. Elles empêchent aussi des blessures inutiles : jusqu’à peu, il était par exemple coutume de ne pas toucher volontiers au sacré d’autrui, dans nos sociétés. On pouvait penser pis que pendre de tel ou tel prophète ou de telle religion, mais on n’allait pas l’écrire, ou alors à destination d’un cercle restreint de lecteurs. Simplement parce que cela n’apportait rien, mais risquait tout au plus de fragmenter la communauté nationale. La contestation de tel ou tel aspect du dogme revenait à ceux qui les avaient étudiés, et pouvaient dès lors en parler avec plus d’autorité qu’un militant déconstructionniste abreuvé de réseaux sociaux. On pouvait bien sûr ne pas croire au monde suivant, mais il n’était pas au programme d’insulter ceux qui y plaçaient leurs espérances, ou leurs illusions selon les points de vue. Convenons qu’en ces temps-là, les questions que posaient la littérature étaient plus élevées que celles de la modernité : de façon abrupte, nous affirmons même qu’il y a un lien incontestable entre la déchristianisation et la fascination contemporaine pour le fonctionnement des intestins.


Une perte de sève

Le constat est sans appel : les valeurs qui fondaient une civilisation, nous les avons perdues. Dans cette édition, nous relatons par exemple la manière dont la Vigile pascale – le moment le plus mystérieux de la foi chrétienne – a été troublée dans la basilique Notre-Dame de Fribourg par un jet de pavé à travers un vitrail. Oh, rien de dramatique : juste une grosse pierre, lancée par un homme ivre et qui n’a d’ailleurs pas exprimé de sentiments anti-chrétiens particuliers. Pourquoi en parler, dès lors ? Parce que cet incident s’inscrit dans une sorte de mépris du sacré, à bas seuil, qui rend tout possible. Du moins lorsque l’on vise les chrétiens.

Dans le cadre de la diffusion de notre article sur les réseaux sociaux, les belles âmes nous ont en effet expliqué que nous nous énervions pour pas grand-chose et qu’il ne fallait pas surévaluer la « cathophobie » dans notre pays. C’est bien, c’est haut et c’est noble, mais les mêmes propos auraient-ils été tenus si une synagogue ou une mosquée avait été touchée lors d’une fête importante des confessions concernées ? Certainement pas. En effet, chacun reste conscient que les croyants en question, à la différence des chrétiens, ne se satisfont pas d’un rôle de paillasson. Et ils ont raison. La religion sur laquelle s’est constitué ce continent, par contraste, a perdu sa virilité – osons un gros mot –, et il n’est pas tout à fait certain que les femmes en sortent réellement gagnantes. 

On a beaucoup vu tourner, ces derniers jours, la photo épouvantable d’une jeune femme prenant la pose, à la façon d’une influenceuse, sur les rails menant à Auschwitz. La souffrance des personnes blessées par cette mise en scène d’une bêtise inouïe est évidemment incomparable avec ce qui s’est déroulé à Fribourg. Mais les racines du mal sont peut-être bien les mêmes : le totalitarisme du festif, le culte du fun et l’oubli de ce que l’expérience humaine a d’indicible, et qui doit être respecté. 

La littérature pour Salut

Alors comment lutter contre la bêtise ambiante ? Tout d’abord, en ne confondant plus le souci de la mémoire avec l’obsession contemporaine de nettoyer le passé de ses scories. N’est-il pas frappant que la culture de l’oubli se développe de façon concomitante à celle de la surmoralisation ? Car oui, pour être sortis de la religion en tant que phénomène structurant la vie en commun, nous n’en sommes pas pour autant sortis des règles de pureté, ne serait-ce qu’au niveau de l’alimentation. Nous ne sommes pas davantage sortis d’un certain mépris du corps ou d’une volonté d’éradiquer tout mal sur terre. Peut-être que seule la littérature peut encore nous sauver. Peut-être est-il simplement bon de revenir au poème fondateur de l’Europe, L’Illiade, qui commence ainsi : « Chante, ô Muse, la colère d’Achille, fils de Pélée, colère funeste, qui causa tant de malheurs aux Grecs, qui précipita dans les enfers les âmes courageuses de tant de héros, et rendit leurs corps la proie des chiens et des vautours. » Oui, alors que les âmes étaient encore tournées vers la grandeur, et non vers nos petits soucis particuliers, les Grecs ont su fonder une civilisation sur une colère funeste qui transforma les corps de guerriers valeureux en nourriture pour chiens. On savait composer avec le tragique, en ces temps, alors qu’on l’évacue frénétiquement aujourd’hui.

Nous sommes des nains, aujourd’hui plus que jamais. Mais nous pouvons encore remonter sur les épaules des géants, pour paraphraser Bernard de Chartres. Car seule la connaissance du temps long de l’histoire, et de ce qu’elle a parfois de sombre, saura nous permettre de survivre aux bouleversements qui viennent.

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