Sergeï Boulgakov, ou l’art d’éclairer un canton de Vaud qui vacille

Photo prise par un militant lors d'une manifestation de la mi-décembre contre le budget de l'Etat de Vaud. Une ambiance qui rappelle des souvenirs...

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J’ai rouvert La Philosophie de l’économie (1812) de Sergeï Boulgakov (1871-1944) l’autre soir, presque machinalement, comme on fouille un tiroir à la recherche de quelque chose que l’on n’a pas nommé mais dont on sait qu’il manque. C’était après une journée pesante, avec encore en tête l’écho d’une manifestation devant le Château et les discussions du Grand Conseil sur un budget qui ressemble davantage à un champ de bataille qu’à un outil politique. Le canton traverse un moment où l’air est plus dense, où les conversations hésitent, où chacun semble tenir sa vérité comme une rambarde. Alors, j’ai ouvert Boulgakov. J’avais besoin d’entendre quelqu’un qui ne fuit pas la complexité du monde mais qui ne s’y noie pas non plus.

Dès les premières pages, j’ai senti cette présence particulière, cette manière qu’il a de montrer que l’économie n’est jamais détachée du destin humain. Rien chez lui n’est pure abstraction. On lit sa pensée comme on suivrait une marche intérieure. L’économie n’est pas un mécanisme à optimiser mais un espace où l’homme révèle son propre visage. Elle est un prolongement de l’acte créateur, un lieu où l’on façonne et où l’on se façonne. Elle porte les marques du travail, de l’espérance, de la peur, du service, du sacrifice, de la liberté même.

Sergeï Boulgakov (1871-1944).

À mesure que j’avançais, je ne pouvais m’empêcher de revenir à l’homme qu’il fut. Un jeune intellectuel plongé dans le tumulte du marxisme russe, croyant sincèrement que l’émancipation passerait par la transformation des structures économiques. Un professeur brillant qui découvre, presque brutalement, que les systèmes ne sauvent pas l’homme quand ils oublient ce que signifie vivre. Un chercheur de vérité qui revient vers la foi non par nostalgie, mais par lucidité. Puis un prêtre, un théologien, un exilé. Sa vie entière semble avoir été un long travail de déblaiement : retirer le bruit, retirer les illusions, retirer les certitudes blessées, pour atteindre quelque chose qui ressemble à la lumière.

Et pendant que je relisais ces pages, revenait sans cesse ce que nous vivons ici. Ce canton où s’enchaînent les journées de grève, où les enseignants parlent d’une école qui s’effrite, où les soignantes épuisées descendent dans la rue pour dire qu’elles n’ont plus de forces à donner, où les travailleurs sociaux expliquent qu’ils tiennent déjà sur les nerfs, où les communes s’alarment de charges qu’elles ne peuvent plus absorber, où l’État promet de tenir la barre alors même que la confiance vacille. Le budget 2025–2026, censé donner un cap, ressemble à une épreuve de résistance. On discute de millions, mais ce sont des vies que l’on touche. On parle de rééquilibrages, mais ce sont des métiers que l’on fragilise. Et les chiffres tournent comme des nuages bas qui annoncent la pluie sans jamais dire quand elle tombera.

C’est là que Boulgakov, étrangement, m’a aidé. Il insistait sur une vérité que nous avons perdue : l’économie n’est pas un domaine neutre. Elle est la traduction de ce que nous considérons comme essentiel. Elle ne s’explique pas seulement en tableaux, mais en visages. Ce n’est pas un instrument comptable. C’est un jugement sur le monde.

Un climat de doute généralisé

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Yannick Escher

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