Et si Berne… devait protéger ses élus?

Arpenteur assidu du Palais fédéral, notre chroniqueur David A. Nelle (nom d’emprunt) nous livrera ses impressions de l’intérieur durant cette année électorale. Entre petites indiscrétions et sujets de fond, il promet de dire toute la vérité et rien que la vérité. Quitte à déplaire.
Bousculer une femme quand on est un homme. Impensable, à moins d’être un militant féministe. Wikicommon
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A l’heure de débuter une chronique politique, qui plus est en année électorale, le nombre de sujets à aborder semble infini ou presque. Au-delà des éternelles analyses des enjeux et des calculs stratégiques, nous serions tentés de poser sur papier mille et une particularités qui font du système politique suisse ce qu’il est. Nous parlerions de cette machinerie subtile centrée sur l’esprit de milice et marquée par la représentativité accrue du Parlement. Nous vanterions la capacité de dialogue de nos élus, la collégialité, les amitiés dépassant les clivages politiques, l’amour du débat constructif et l’esprit bon enfant des rapports entre les représentants du peuple et leur souverain.

Pourtant, au tournant de l’an, l’événement qui a marqué les esprits romands – avant l’apparition des Corona-Leaks, sur lesquels nous reviendrons probablement et en dehors du burlesque feuilleton Son-Forget – est bien l’agression dont a été victime la conseillère nationale Céline Amaudruz. Un fait divers qui révèle une certaine réalité se développant à l’opposé des qualificatifs flatteurs énumérés ci-dessus. Un fait divers qui ne mériterait peut-être pas sa chronique s’il n’était le symptôme d’un mal plus grand et plus dangereux.
Plusieurs éléments ont d’ores et déjà été développés dans la presse au cours des dernières semaines. D’une part, on a disserté sur le mode opératoire: l’incursion d’une dizaine d’individus masqués, hurlant des insultes et jetant des produits nauséabonds sur le public à défaut de parvenir jusqu’au-devant de la salle afin d’achever l’entartage aura fait rire quelques journalistes du Temps et syndicalistes d’extrême gauche tout comme il aura provoqué une désapprobation large de la classe politico-médiatique.

Menace sur les élus

D’autre part, l’atteinte portée à la liberté d’expression a été longuement débattue. Si certains syndicats étudiants (CUAE) ou de la fonction publique (SSP) affirment soutenir ces actions de «condamnation publique» au nom de la liberté d’expression, la grande majorité des analystes plus sérieux aura remarqué que la multiplication des interruptions de débats et conférences menace grandement l’expression libre des opinions, en particulier au sein du milieu académique.

Un aspect relativement laissé de côté devrait pour sa part retenir notre attention. Il s’agit, concrètement, de la menace physique pesant sur les élus et autres acteurs de notre démocratie. C’est une thématique qui avait été fortement relayée à l’époque des mesures visant à endiguer la pandémie, mais qui peine à faire surface dans la couverture de l’affaire genevoise. Pourtant, les raisons ne manquent pas pour prendre au sérieux l’aspect sécuritaire de l’histoire.

Tout d’abord, la vidéo de l’événement permet d’entendre, au milieu des insultes reprises par la presse, un agresseur crier «Amaudruz, on va te fumer». Le narratif invoquant «l’humour» utilisé «symboliquement», réaffirmé au téléjournal par la représentante de la CUAE Aline Chappuis, ne tient pas la route. L’expression signifie littéralement «passer à tabac», «frapper», voire «tuer». Difficile de voir une autre symbolique.

Ensuite, la revendication publiée sur internet, qui annonce un combat de longue haleine car «l’UDC n’est pas la bienvenue à Genève», avant de prévenir: «La prochaine fois, ça ne se passera pas de la même manière. On sera plus nombreuxses, plus organiséexs, plus déterminéexs et plus prêtexs (sic) à en découdre», est d’une violence rare.

Finalement, et loin de nous rassurer, la plateforme utilisée pour cette revendication n’en est pas à son coup d’essai: entre appel à l’incendie criminel, menaces répétées, soutien aux luttes armées et revendications d’actes délictueux, le site renverse.co est régulièrement associé à diverses organisations criminelles au sens du droit pénal. S’il peut encore fédérer les associations d’extrême gauche malgré son interdiction en 2016, c’est parce qu’il a trouvé refuge aux États-Unis… un comble.

Il y a bel et bien lieu de s’inquiéter de la tournure difficile que prennent les choses. Alors qu’il y a une décennie, l’entartage d’une conseillère fédérale socialiste en ville de Genève et le passage à tabac d’un élu UDC à Zurich avaient soulevé l’indignation générale, force est de constater que la sécurité des élus est aujourd’hui plus que jamais remise en question, le problème devenant systématique.
Ce phénomène n’est par ailleurs pas limité aux seuls parlementaires: les témoignages récurrents de simples militants des partis recevant menaces et insultes laissent songeur. Pour couronner le tout, la révélation par le journaliste marqué à gauche Antoine Hürlimann des intimidations violentes dont il a été victime démontre que ce problème n’est pas limité à un seul cercle d’auteurs ou de cibles.

L’année électorale 2023 sera-t-elle celle d’un passage à l’acte dramatique? Il nous faut espérer que non. En revanche, il semble clair que l’autocensure gagnera encore du terrain tant que les élus, journalistes et militants politiques seront les cibles d’une violence toujours plus absolutiste et concrète. Et si Berne devait protéger ses élus? Alors la Suisse aurait perdu l’une des facettes centrales de son système politique unique et bien-aimé.

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