Deux balcons, deux théologies ?

Le 13 mars 2013, François salue d’un simple « Bonsoir », silhouette sobre. Le 8 mai 2025, Léon XIV bénit au nom du Christ ressuscité, sur le même seuil sacré. Deux gestes inauguraux, deux visions de l’Église.

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Il est des lieux qui n’appartiennent pas seulement à l’histoire mais à l’eschatologie. Le balcon central de la basilique Saint-Pierre, à Rome, est de ceux-là. Non parce qu’il surplombe une foule ou capte les caméras du monde entier, mais parce qu’il est, à chaque élection pontificale, le seuil fragile entre l’Église et le monde, entre l’homme et le mystère, entre l’aujourd’hui et l’éternité.

C’est là que, le 13 mars 2013, un certain Jorge Mario Bergoglio prononça, dans une sobriété déconcertante, un simple : « Fratelli e sorelle, buonasera. » C’est là aussi que, le 8 mai 2025, un certain Léon XIV, nouveau venu sur la scène romaine, salua les fidèles en ces termes : « La Paix soit avec tous ! Ceci est le premier salut du Christ ressuscité, le bon pasteur qui a donné sa vie pour le troupeau de Dieu. »

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Deux voix, deux tons, deux ouvertures qui sont le signe, en creux, de deux ecclésiologies, de deux christologies, de deux manières d’habiter le mystère de la primauté romaine.

Le style comme théologie implicite

On ne répétera jamais assez, depuis le célèbre discours de Buffon, que le style c’est l’homme tout entier. La première apparition d’un souverain pontife après son élection n’est pas un détail liturgique ou un geste de communication, c’est une manifestation théologique. Elle dit quelque chose de la manière dont le pape se conçoit lui-même dans sa fonction, et de ce que l’Église signifie à ses yeux.

François, en choisissant une salutation civile, un « bonsoir » dépouillé, presque profane, opérait un geste de désacralisation symbolique. Non pas un geste hostile, mais un geste révélateur : ce pontificat se voulait plus horizontal que vertical, plus pastoral que liturgique, plus fraternel que dogmatique. Ce fut la logique d’un homme qui entendait être évêque de Rome avant d’être vicaire du Christ, et pasteur plus que juge.

Première apparition du pape François (à 1h05), en 2013.

Léon XIV, quant à lui, adopte un ton plus élevé, plus habité bibliquement.  Il invoque le Christ ressuscité, mentionne le bon pasteur, bénit au nom du Seigneur. Ce retour apparent à un langage plus traditionnel reste en deçà d’un basculement ecclésiologique. Le discours demeure fraternel, affectif, rassurant. Il ne tranche pas. Il ne proclame pas. Il console, il accueille, mais n’enseigne pas encore.

Le contenu christologique : lumière ou feu ?


François, dans son discours de 2013, mentionne peu le Christ. Il insiste sur le peuple, la fraternité, la prière mutuelle. Le mystère central du salut reste implicite, suggéré, mais non articulé. Ce silence, lourd de signification, a été interprété comme un choix : celui d’un Christ « en creux », présent par l’attitude du pasteur plus que par la formulation du kérygme.

Léon XIV, en revanche, place explicitement le Christ au centre : ressuscité, pasteur, source de paix. Il évoque l’amour inconditionnel de Dieu, la victoire sur le mal, la mission des disciples. Il mentionne la lumière, la bénédiction, la Vierge Marie. Il cite saint Augustin. On sent poindre un souffle de Tradition.

Première apparition de Léon XIV.



Mais, et c’est ici le nœud théologique, le Christ confessé est encore sans la Croix. La Résurrection est proclamée, mais détachée du Golgotha. La paix est bénie, mais sans le combat qui la fonde. Le mal est évoqué, mais non comme péché qui exige conversion. Il manque le Mystère pascal dans son intégralité : non seulement la lumière, mais le feu purificateur, non seulement la paix, mais le glaive du jugement.

L’Église évoquée : peuple ou Corps ?

Dans les deux discours, l’Église est dite « peuple », « en marche », « missionnaire », « ouverte ». Chez François, l’accent est mis sur la proximité, la synodalité, la collégialité vécue comme participation du peuple de Dieu à la vie ecclésiale. Chez Léon XIV, on retrouve ces éléments, prolongés par une tonalité plus priante, plus mariale, plus enracinée.

Mais la dimension théandrique de l’Église, sa nature sacramentelle et mystique, n’apparaît ni chez l’un ni chez l’autre. Le Corps du Christ, prolongé dans la liturgie, structuré par l’ordre sacré, porté par la Tradition apostolique, n’est pas confessé explicitement.

Ce silence, pour un orthodoxe, est le signe d’un manque d’équilibre théologique. Car l’Église n’est pas d’abord un peuple en chemin, mais le Temple vivant de la présence divine, le lieu où la vérité descend dans le temps et transforme le monde par la Croix et l’Eucharistie.

Une rupture différée 

Là où François avait étonné par sa rupture immédiate, Léon XIV déçoit certains par son apparente continuité. Le nom choisi laissait espérer un tournant, une reprise en main, un retour vers la tradition doctrinale et liturgique. Cependant ce premier discours, quoiqu’un peu plus élevé, prolonge la sensibilité pastorale précédente, sans en corriger les limites.

Pourtant, tout n’est pas dit. Ce discours inaugural n’est que le seuil d’un pontificat, non son sommet. Il faut lui accorder le temps de mûrir, de s’enraciner, de se confronter à l’histoire. Les grands papes ne sont pas ceux qui commencent dans la clarté, mais ceux qui traversent la nuit avec fidélité.

Une voix commence

François avait ouvert les bras au monde. Léon XIV les tend encore. Toutefois le monde attend autre chose. Il attend une voix qui tranche, qui enseigne et qui sauve. Une voix qui dise, comme Pierre aux jours antiques : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. »

Il n’y a rien à condamner dans ce qui a été dit. Cependant, un orthodoxe attend autre chose : non une condamnation du monde, mais une confession de Dieu ; non un projet pastoral, mais un acte théologique ; non des ponts vers l’humain, mais des colonnes pour la vérité.

Alors je prie pour que la parole douce devienne parole juste, pour que le pasteur devienne témoin, pour que ce Léon qui commence dans le murmure, trouve la voix du lion.

Et alors, Rome parlera à nouveau comme une Église-mère. Et l’unité, peut-être, ne sera plus un rêve, mais une espérance proche. 

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