Chère Madame Dougoud,

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L’auteur de ces lignes souffre d’une tare que la médecine contemporaine ne parvient toujours pas à soigner : il est chrétien, catholique, et — circonstance aggravante — attaché à l’enseignement de son Église sur certains sujets, notamment en matière de bioéthique. Cette condition crée sans doute entre nous une distance infranchissable, mais pas pour les raisons que vous imaginez.

Car je tiens à vous rassurer d’emblée : je suis profondément favorable à votre existence. Oui, Madame, je me réjouis que vous soyez parmi nous, que vous fassiez bénéficier la société de vos talents, et que vous exprimiez vos analyses en tant qu’« experte des questions de genre ». J’appartiens en effet à cette espèce en voie de disparition qui estime qu’un débat démocratique digne de ce nom repose sur un certain art de la controverse argumentée — et sur la capacité à supporter que d’autres persistent à se tromper sans demander pardon. Un art auquel vous êtes manifestement rompue, au vu du curriculum vitae impressionnant dressé par 24 heures : professeure associée à la Haute École de gestion Fribourg, vice-présidente de la Commission fédérale des questions féminines, cofondatrice de l’organisation StrukturELLE.

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Si je prends aujourd’hui la plume, ce n’est pas pour chausser les gros sabots de l’éternel débat sur l’avortement — débat grave, douloureux, et que l’on ne résout pas par quelques bons mots — mais pour m’arrêter sur une question plus fondamentale : celle de la démocratie, et de la place qu’elle réserve aux opinions qui ne bénéficient pas du label du Bien.

Vite, une loi !

Vous vivez, Madame, dans un canton historiquement catholique. Un canton longtemps façonné par une certaine proximité entre l’Église et les élites, mais qui a su, comme ailleurs en Suisse, garantir aux incroyants, aux sceptiques et même aux adversaires résolus de la foi une liberté réelle et confortable. Il est donc raisonnable d’admettre qu’un certain nombre de citoyens fribourgeois ne partagent pas vos convictions. Il n’est pas extravagant non plus d’imaginer que certains d’entre eux contribuent, par l’impôt, au financement des institutions où vous exercez, sans pour autant adhérer à votre vision du monde.

Or voilà que, si l’on en croit la presse, vous souhaitez désormais interdire les manifestations de ceux qui s’opposent à l’avortement. Leur simple visibilité dans l’espace public vous apparaît comme la preuve éclatante d’une « lacune juridique » — cela faisait au moins deux jours que personne n’en avait dénoncé une dans la presse — qu’il conviendrait de combler. À l’origine de cette mobilisation : une manifestation de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (les « catholiques intégristes », dans le langage médiatique) et, surtout, une pancarte proclamant : « Toutes les femmes méritent mieux que l’avortement. » 
L’horreur, quasiment le catéchisme !

Il n’en fallait visiblement pas davantage pour qualifier ce rassemblement d’appel à la haine et invoquer l’article 261 bis du Code pénal dans une lettre à la préfecture. Dans vos prises de position publiques, vous ne vous en tenez d’ailleurs pas à cette seule disposition, mais inscrivez votre démarche dans un ensemble plus large de normes, de conventions et d’engagements internationaux auxquels la Suisse a souscrit. On notera au passage que cette invocation quasi réflexe de cadres normatifs — souvent élaborés loin des urnes helvétiques — semble traduire une confiance plus vive dans le droit importé que dans les ressorts éprouvés de la démocratie directe suisse.

Une liberté à géométrie variable

Cette conception différenciée de la liberté d’expression n’est d’ailleurs pas sans rappeler certaines prises de position récentes d’organisations comme Amnesty International, qui militent activement pour le droit de manifester sans autorisation lorsque la cause se situe dans le camp du Bien — par exemple lors de rassemblements liés au conflit à Gaza à Berne — tout en se montrant nettement moins enthousiastes lorsque l’expression publique émane de convictions jugées moralement suspectes. La liberté, on le sait, gagne à être universelle ; elle devient plus fragile lorsqu’elle s’administre à géométrie variable.

En 2024, le progressisme était encore très à cheval sur le droit de manifester pacifiquement à Fribourg.

Je ne sais si vous avez lu L’Empire du Bien de Philippe Muray. Dans sa préface, il rappelle que « le Bien, comme la Fête, est chatouilleux, susceptible, irritable », et qu’il ne lui suffit jamais d’avoir réduit toute opposition au silence : il lui faut encore en désigner sans cesse l’épouvantail. C’est précisément ce mécanisme que l’on retrouve lorsque vous invoquez, pour justifier une restriction des libertés en Suisse, des situations étrangères — en Pologne ou aux États-Unis — comme si toute dissidence locale annonçait déjà la catastrophe globale.

Vous défendez mal votre cause, Madame, lorsque vous cherchez à priver vos adversaires du droit d’exprimer pacifiquement leurs convictions. Une société libre ne se définit pas par l’unanimité morale qu’elle produit, mais par la capacité de ses institutions à tolérer ce qui est susceptible de déplaire.

Peut-être cette société libre vous semble-t-elle imparfaite, dangereuse, insuffisamment vertueuse. C’est votre droit le plus strict. Mais alors, par souci de cohérence, il serait permis de s’interroger sur l’opportunité de continuer à vivre des ressources publiques d’un système dont vous souhaitez restreindre l’un des principes fondateurs : la liberté d’expression.

J’ignore si vous me dénoncerez aux autorités compétentes si je vous souhaite un joyeux Noël ; aussi me contenterai-je de vous adresser, Madame, l’expression de ma considération distinguée.

Raphaël

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